Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 08/Histoire des artifices de Dalila-la-rouée

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Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Éditions de la Revue Blanche (Tome 8p. 131-263).


HISTOIRE DES ARTIFICES DE
DALILA-LA-ROUÉE ET DE SA FILLE
ZEINAB-LA-FOURBE AVEC
AHMAD-LA-TEIGNE, HASSAN-LA-PESTE
ET ALI VIF-ARGENT


On raconte, ô Roi fortuné, qu’il y avait à Baghdad, au temps du khalifat Haroun Al-Rachid, un homme appelé Ahmad-la-Teigne et un autre appelé Hassan-la-Peste, tous deux réputés pour leur maîtrise en ruses et en larcins. Leurs exploits en ce genre-là étaient tout à fait prodigieux : c’est pourquoi le khalifat, qui savait tirer parti de tous les genres de talents, les appela à lui et les nomma chefs de la police. À cet effet il les investit de leur charge en leur donnant à chacun une robe d’honneur, des émoluments de mille dinars d’or par mois, et une garde de quarante solides cavaliers. De cette façon Ahmad-la-Teigne était chargé de la sûreté de la ville du côté de la terre, et Hassan-la-Peste du côté de l’eau. Et tous deux, dans les grandes cérémonies, marchaient aux côtés du khalifat, l’un à sa droite et l’autre à sa gauche.

Or, le jour de leur nomination à cet emploi, ils sortirent avec le wali de Baghdad, l’émir Khaled, accompagnés de leurs quarante gaillards à cheval, et précédés d’un héraut qui criait le décret du khalifat et disait : « Ô vous tous, habitants de Baghdad, par ordre du khalifat ! sachez que le chef de la police de la Main Droite n’est autre désormais qu’Ahmad-la-Teigne, et que le chef de la police de la Main Gauche n’est autre que Hassan-la-Peste ! Et vous leur devez l’obéissance et le respect en toute occasion ! »

Dans le même temps vivait à Baghdad une vieille redoutable, appelée Dalila, et connue, depuis, sous le nom de Dalila-la-Rouée, qui avait deux filles : l’une mariée et mère d’un petit garnement nommé Mahmoud-l’Avorton, et l’autre, encore célibataire, et connue depuis sous le nom de Zeinab-la-Fourbe. Le mari de la vieille Dalila avait été autrefois un grand personnage, directeur des pigeons qui servaient à porter les messages et les lettres par tout l’empire, et dont l’existence était plus chère et plus précieuse au khalifat, à cause des services qu’ils rendaient, que celle même de ses propres enfants. Aussi l’époux de Dalila avait-il honneurs et prérogatives, et des émoluments de mille dinars par mois. Mais il était mort et oublié, et avait laissé cette vieille femme et ces deux filles-là ! Et, en vérité, cette Dalila était une vieille experte en roueries, artifices, larcins, fourberies, et expédients de toutes sortes, une sorcière capable de circonvenir le serpent en l’attirant hors de son repaire, et de donner à Éblis lui-même des leçons de ruse et de tromperie.

Donc, le jour de l’investiture d’Ahmad-la-Teigne et de Hassan-la-Peste dans les fonctions de chefs de la police, la jeune Zeinab entendit le crieur qui annonçait la chose à la population, et elle dit à sa mère : « Vois, ô mère, ce gredin d’Ahmad-la-Teigne ! Il vint jadis à Baghdad en fugitif, expulsé d’Égypte, et il n’y a point d’expédients et de hauts exploits qu’il n’ait commis ici depuis son arrivée. Et il s’est de cette façon rendu si fameux que le khalifat vient de l’investir de la charge de chef de la police de Sa Main Droite, tandis que son compère Hassan-la-Peste, ce galeux au crâne chauve comme une courge, est investi de la charge de chef de la police de Sa Main Gauche ! Et chacun d’eux a nappe servie de jour et de nuit au palais du khalifat, et une garde, et des émoluments mensuels de mille dinars, et les honneurs et toutes les prérogatives. Et nous, hélas ! nous restons dans notre maison, sans emploi et dans l’oubli, sans honneurs ni privilèges, et sans personne qui se préoccupe de notre sort ! » Et la vieille Dalila hocha la tête et dit : « Oui, par Allah ! ma fille ! » Alors Zeinab lui dit : « Lève-toi donc, ô mère, et trouve-nous quelque expédient capable de nous donner de la renommée ou quelque tour qui nous rende si fameuses et si notoires dans Baghdad, que le bruit en arrive aux oreilles du khalifat qui nous rendra les appointements et les prérogatives de notre père ! »

Lorsque Zeinab-la-Fourbe eut dit ces paroles à sa mère Dalila-la-Rouée, celle-ci lui répondit : « Par la vie de ta tête, ô ma fille…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT TRENTE-TROISIÈME NUIT

Elle dit :

« … Par la vie de ta tête, ô ma fille, je te promets de jouer dans Baghdad quelques tours de tout à fait première qualité, qui surpasseront, et de beaucoup, tous ceux joués par Ahmad-la-Teigne et Hassan-la-Peste ! » Et elle se leva à l’heure et à l’instant, se couvrit le visage du litham, s’habilla comme un pauvre soufi en revêtant un grand manteau aux manches si prodigieuses qu’elles descendaient jusqu’à ses talons, et s’entoura la taille d’une large ceinture de laine ; puis elle prit une aiguière qu’elle remplit d’eau jusqu’au col, et mit trois dinars dans l’ouverture qu’elle boucha avec un tampon en fibres de palmier ; ensuite elle s’entoura les épaules et la poitrine de plusieurs rangs de gros chapelets aux grains aussi lourds qu’une charge de fagots, et prit à la main une bannière semblable à celle que portent les soufis mendiants, faite de quelques lambeaux de chiffons rouges, jaunes et verts ; et, accoutrée de la sorte, elle sortit de sa maison en disant à haute voix : « Allah ! Allah ! », priant ainsi avec la langue, tandis que son cœur courait dans le champ de courses des démons, et que sa pensée s’appesantissait dans la recherche d’expédients pervers et redoutables.

Elle parcourut ainsi les divers quartiers de la ville, en passant d’une rue à une autre rue jusqu’à ce qu’elle fût arrivée à une impasse pavée de marbre et balayée et arrosée, au fond de laquelle elle vit une grande porte surmontée d’une magnifique corniche d’albâtre, sur le seuil de laquelle était assis le portier, un Moghrabin fort proprement habillé. Et cette porte était en bois de sandal garnie de solides anneaux en bronze et d’un cadenas en argent. Or cette maison appartenait au chef des gardes du khalifat, un homme fort considéré et propriétaire de grands biens, meubles et immeubles, auquel il était alloué de gros émoluments pour ses fonctions ; mais c’était aussi un homme très violent et mal maniéré ; et c’est pourquoi on l’appelait Mustapha Fléau-des-Rues, vu que chez lui les coups précédaient toujours la parole ! Il était marié avec une jouvencelle charmante qu’il aimait beaucoup et à qui il avait juré, lors de la nuit de sa pénétration première, de ne jamais prendre une seconde femme de son vivant et de ne jamais dormir une nuit hors de sa maison. Et il en fut ainsi jusqu’à ce qu’un jour Mustapha Fléau-des-Rues, étant allé au Diwân, vit que chaque émir avait avec lui un fils ou deux. Et ce jour-là précisément il alla ensuite au hammam et, s’étant regardé dans un miroir, vit que les poils blancs de sa barbe l’emportaient en nombre sur les poils noirs qu’ils recouvraient complètement, et il se dit en lui-même : « Est-ce que Celui qui a déjà pris ton père, ne va pas enfin te gratifier d’un fils ? » Et il alla trouver son épouse et, de fort méchante humeur, s’assit sur le divan sans la regarder ni lui adresser la parole. Alors elle s’approcha de lui et lui dit : « Bonsoir à toi ! » Il répondit : « Va-t’en de devant moi ! Du jour où je t’ai vue je n’ai plus rien vu de bon ! » Elle demanda : « Comment cela ? » Il dit : « La nuit de ma pénétration en toi, tu m’as fait prêter le serment de ne point prendre femme sur toi ! Et moi je t’ai écoutée ! Or aujourd’hui j’ai vu au Diwân chaque émir avec un fils ou même deux fils, et alors me vint la pensée de la mort ; et cela m’affecta à l’extrême puisque je ne suis gratifié ni d’un fils ni même d’une fille ! Et je n’ignore point que celui qui ne laisse pas de postérité ne laisse pas de mémoire ! Et tel est le motif de ma mauvaise humeur, ô stérile, ô mes semailles dans une terre de rocs et de cailloux ! » À ces paroles la rougissante jouvencelle répliqua : « Cela te sied de parler, toi ! Le nom d’Allah sur moi et autour de moi ! Le retard n’est pas de moi ! Et la chose n’est pas de ma faute. Moi je me drogue tellement que j’ai fini par user et trouer les mortiers à force d’y piler des épices, d’y pulvériser des simples et d’y concasser des racines bonnes contre la stérilité ! Mais c’est toi le ratardataire ! Tu n’es qu’un mulet sans vertu au nez camard, et tes œufs sont clairs avec de la semence sans consistance et des graines qui ne fécondent pas ! » Il répondit : « C’est bon ! Mais dès mon retour de voyage je prendrai une seconde femme sur toi ! » Elle répliqua : « Mon lot et ma chance sont sur Allah ! » Alors il sortit de sa maison ; mais, arrivé dans la rue, il regretta ce qui venait d’avoir lieu ; et son épouse, la jouvencelle, regretta également ses paroles un peu vives à l’égard de son maître. Et voilà pour le propriétaire de la maison située dans l’impasse pavée de marbre !

Mais pour ce qui est de Dalila-la-Rouée, voici ! Comme elle était arrivée sous les murs de la maison, elle vit soudain la jeune épouse de l’émir accoudée à sa fenêtre, telle une nouvelle mariée, si belle ! et brillante comme un vrai trésor de tous les bijoux dont elle était ornée, et lumineuse comme une coupole de cristal des blancs habits de neige dont elle était vêtue !

À cette vue, la vieille entremetteuse de malheur se dit en elle-même : « Ô Dalila, voici pour toi le moment arrivé d’entr’ouvrir le sac de tes fourberies ! Nous verrons bien si tu vas pouvoir attirer cette adolescente hors de la maison de son maître, et la dépouiller de ses bijoux et la dénuder de ses beaux vêtements, pour t’emparer de tout le lot ! » Alors elle s’arrêta sous la fenêtre de l’émir, et se mit à invoquer à haute voix le nom d’Allah, disant : « Allah ! Allah ! Et vous tous, les Amis d’Allah, les Walis Bienfaisants, éclairez-moi ! »

En entendant ces invocations, et en voyant cette sainte vieille vêtue comme les soufis mendiants, toutes les femmes du quartier accoururent baiser les. pans de son manteau et lui demander sa bénédiction ; et la jeune épouse de l’émir Fléau-des-Rues pensa : « Allah nous accordera ses grâces par l’entremise de cette sainte vieille ! » Et, les yeux mouillés d’émotion, la jouvencelle appela sa servante et lui dit : « Descends trouver notre portier le cheikh Abou-Ali, baise-lui la main, et dis-lui : « Ma maîtresse Khatoun te prie de laisser entrer chez nous cette sainte vieille pour qu’elle nous obtienne les grâces d’Allah ! » Et la servante descendit trouver le portier et lui baisa la main et lui dit : « Ô cheikh Abou-Ali, ma maîtresse Khatoun te dit : « Laisse entrer chez nous cette sainte vieille pour qu’elle nous obtienne les grâces d’Allah ! Et sa bénédiction s’étendra peut-être sur nous tous ! » Alors le portier s’approcha de la vieille et voulut d’abord lui baiser la main ; mais elle recula vivement et l’en empêcha, disant : « Éloigne-toi de moi ! Toi, qui fais tes prières sans ablutions, comme tous les domestiques, tu vas me souiller de ton contact impur et rendre mon ablution nulle et vaine ! Qu’Allah te délivre de cette servitude, ô portier Abou-Ali, car tu es dans les bonnes grâces des Saints d’Allah et des Walis ! » Or ce souhait toucha à l’extrême le portier Abou-Ali, car précisément il avait un arriéré de trois mois de paye que ne lui donnait pas le terrible émir Fléau-des-Rues, et il était depuis longtemps dans une grande anxiété à ce sujet, et il ne savait quel moyen employer pour recouvrer son dû. Aussi il dit à la vieille : « Ô ma mère, fais-moi boire un peu d’eau de ton aiguière, pour qu’ainsi je puisse gagner de ta bénédiction ! » Alors elle prit l’aiguière de dessus son épaule et la fit tournoyer en l’air plusieurs fois, si bien que le tampon en fibres de palmier s’échappa du col et que les trois dinars d’or roulèrent sur le sol comme s’ils tombaient du ciel ! Et le portier se hâta de les ramasser, et dit en son âme : « Gloire à Allah ! Cette vieille mendiante est une sainte d’entre les saints qui ont les trésors cachés à leur disposition ! Il vient de lui être révélé que je suis un pauvre portier frustré de sa paye et dans un grand besoin d’argent pour les dépenses les plus pressées ; et elle a fait des conjurations pour m’obtenir ces trois dinars en les attirant du fond de l’air ! » Puis il tendit les trois dinars à la vieille et lui dit : « Prends, ma tante, les trois dinars qui sont peut-être tombés de ton aiguière ! » Elle répondit : « Éloigne-toi de moi avec cet argent-là ! Je ne suis point de ceux-là qui s’occupent des choses de ce monde, non, jamais ! Tu peux garder cet argent pour toi, et t’en élargir un peu l’existence, afin de remplacer par là les appointements que l’émir te doit ! » Alors le portier leva les bras et s’écria : « Louanges à Allah pour son assistance ! Voilà un fait du domaine de la révélation ! »

Cependant la servante s’était déjà approchée de la vieille et, après lui avoir baisé la main, s’était hâtée de la conduire auprès de sa jeune maîtresse.

Lorsque la vieille fut arrivée auprès de la jouvencelle, elle fut stupéfaite de sa beauté ; car elle était vraiment comme un trésor nu dont les sceaux talismaniques eussent été brisés pour ainsi l’exposer dans sa gloire…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT TRENTE-QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

Lorsque la vieille fut arrivée auprès de la jouvencelle, elle fut stupéfaite de sa beauté ; car elle était vraiment comme un trésor nu dont les sceaux talismaniques eussent été brisés pour ainsi l’exposer dans sa gloire. Et de son côté la belle Khatoun s’empressa de se jeter aux pieds de la vieille et de lui baiser les mains ; et la vieille lui dit : « Ô ma fille, je ne viens que parce que j’ai deviné que tu avais besoin de mes conseils, après l’inspiration d’Allah ! » Et Khatoun commença d’abord par lui servir à manger, selon la coutume usitée à l’égard des saints mendiants ; mais la vieille ne voulut pas toucher aux mets, et dit : « Je ne veux plus manger que les mets du paradis ; aussi je jeûne tout le temps, excepté cinq jours par an ! Mais, ô mon enfant, je te vois affligée, et je désire que tu me racontes la cause de ta tristesse ! » Elle répondit : « Ô ma mère, le jour de la pénétration, j’ai fait jurer à mon époux de ne jamais prendre une seconde femme sur moi ; mais il vit les fils des autres et il eut bien envie d’en avoir lui aussi ; et il me dit : « Tu es stérile ! » Je lui répondis : « Tu es un mulet qui n’engrosse pas ! » Alors il sortit en colère et me dit : « À mon retour de voyage, je me marierai sur toi ! » Or moi, ô ma mère, j’ai bien peur maintenant qu’il ne réalise sa menace et ne prenne sur moi une seconde femme qui lui donne des enfants ! Et il est riche en terres, en maisons, en émoluments, en villages entiers ; et s’il a des enfants de la seconde, moi je serai frustrée de tous ces biens ! » La vieille répondit : « Ma fille, on voit bien combien tu es ignorante des vertus de mon seigneur, le cheikh Père-des-Assauts, le puissant Maître-des-Charges, le Multiplicateur-des-Grossesses ! Ne sais-tu donc point qu’une seule visite à ce saint fait d’un pauvre débiteur un riche créancier et d’une femme stérile un grenier de fécondité ? » La belle Khatoun répondit : « Ô ma mère, depuis le jour de mon mariage je ne suis pas sortie une seule fois de la maison, et je n’ai même pas pu rendre les visites de félicitations ou de condoléances ! » La vieille dit : « Ô mon enfant, je veux te conduire chez mon seigneur le cheikh Père-des-Assauts et Multiplicateur-des-Grossesses. Et toi, ne crains point de lui confier le poids qui t’oppresse, et fais-lui un vœu. Et alors tu peux être sûre qu’à son retour de voyage, ton époux couchera avec toi, en s’unissant à toi par la copulation ; et tu seras enceinte de ses œuvres d’une fille ou d’un garçon. Mais que ton enfant soit mâle ou femelle, fais le vœu de le consacrer comme derviche au service de mon seigneur le Père-des-Assauts ! »

À ces paroles, la belle Khatoun, émue d’espoir et de plaisir, revêtit ses plus belles robes et s’orna de ses plus beaux bijoux, puis dit à sa servante : « Fais bien attention à la maison ! » Et la servante répondit : « J’écoute et j’obéis, ô ma maîtresse ! » Alors Khatoun sortit avec Dalila et rencontra à la sortie le vieux portier moghrabin Abou-Ali, qui lui demanda : « Pour où, ô ma maîtresse ? » Elle répondit : « Moi je vais visiter le cheikh Multiplicateur-des-Grossesses ! » Le portier dit : « Quelle bénédiction d’Allah que cette sainte vieille, ô ma maîtresse ! Elle a à sa disposition des trésors entiers ! Elle m’a donné trois dinars d’or rouge ; et elle a deviné mon cas et connu ma situation, sans me poser aucune question ; et elle a su que j’étais dans le besoin ! Puisse le bénéfice de son jeûne de toute l’année revenir sur ma tête ! »

Là-dessus, Dalila et la jeune Khatoun s’éloignèrent, et, en chemin, la vieille rouée dit à l’épouse de l’émir Fléau-des-Rues : « Inschallah ! ô ma maîtresse, lorsque tu auras visité le cheikh Père-des-Assauts, puisse-t-il non seulement te donner le calme de l’âme et la satisfaction de tes désirs et le retour de l’affection de ton époux, mais aussi faire en sorte que jamais plus à l’avenir vous n’ayez entre vous deux des sujets de mécontentement ou d’ennui ou vous disiez des paroles désobligeantes ! » Et Khatoun répondit : « Ô ma mère, comme je désire être déjà chez ce saint cheikh ! »

Pendant ce temps, Dalila-la-Rouée se disait en elle-même : « Comment vais-je pouvoir, au milieu de la foule des passants qui vont et viennent, la dépouiller de ses bijoux et la mettre nue ? » Puis soudain elle lui dit : « Ô ma fille, marche loin derrière moi sans toutefois me perdre de vue ; car moi, ta mère, je suis une vieille femme lourdement chargée des fardeaux dont me chargent ceux qui ne peuvent plus en supporter le poids ; et tout le long du chemin les gens viennent me charger des offres pieuses qu’ils ont consacrées à mon seigneur le cheikh, et me prient de les lui porter. Il vaut donc mieux que je marche seule pour le moment ! » Et l’adolescente marcha loin derrière la vieille rouée, jusqu’à ce qu’elles fussent toutes deux arrivées au souk principal des marchands. Et de loin on entendait dans le souk voûté résonner, aux pas de la jouvencelle, le bruit des grelots d’or de ses pieds délicats et le cliquetis des sequins de sa chevelure si mélodieux et cadencé que l’on eût dit une musique de cithares et de cymbales retentissantes !

Sur ces entrefaites elles passèrent, dans le souk, devant la boutique d’un jeune marchand, nommé Sidi-Mohsen, qui était un adolescent très joli avec à peine un léger duvet naissant sur les joues. Et il remarqua la beauté de la jouvencelle et il se mit à lui lancer à la dérobée des œillades que la vieille ne fut pas longtemps à deviner. Aussi elle revint à l’adolescente et lui dit : « Viens t’asseoir un moment à l’écart, ma fille, pour te reposer, pendant que je vais ! parler d’une affaire avec ce jeune marchand qui est là ! » Et Khatoun obéit et s’assit non loin de la boutique du bel adolescent qui put ainsi la mieux regarder et, d’un seul regard qu’elle lui lança, faillit devenir fou ! Lorsqu’il fut ainsi cuit à point, la vieille entremetteuse s’approcha de lui et lui dit, après les salams : « N’es-tu point Sidi-Mohsen le marchand ! » Il répondit : « Mais oui ! Qui a pu te dire mon nom…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT TRENTE-CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

« … Mais oui ! Qui a pu te dire mon nom ? » Elle dit : « Ce sont des gens de bien qui m’ont envoyée vers toi. Et je viens t’apprendre, mon fils, que cette adolescente que tu vois est ma fille ; et son père, qui était un grand marchand, est mort en lui laissant des richesses considérables. Elle sort aujourd’hui de la maison pour la première fois, car il n’y a pas longtemps qu’elle est pubère et qu’elle est entrée dans l’âge mariable, et cela par divers signes péremptoires. Or moi je me suis hâtée de la faire sortir, car les sages disent : « Offre ta fille en mariage, mais n’offre point ton fils ! » C’est pourquoi, avertie par une inspiration divine et un secret pressentiment, je me suis décidée à venir te l’offrir en mariage. Et toi n’aie aucun souci à son sujet : si tu es pauvre, je te donnerai tout son capital, et je t’ouvrirai au lieu d’une boutique deux boutiques ! Et de cette façon tu auras été gratifié par Allah, non seulement d’une jouvencelle charmante, mais des trois choses désirables en C, à savoir : cassette, confort et cul ! »

À ces paroles, le jeune marchand Sidi-Mohsen répondit à la vieille : « Ô ma mère, tout cela est excellent et c’est plus que je n’en ai jamais souhaité. Aussi je t’en remercie et je ne doute point de tes paroles quant à ce qui concerne les deux premiers C. Mais pour ce qui est du troisième C, je t’avoue que je ne serai tranquille à son sujet que lorsque je l’aurai vu et contrôlé avec mes yeux ; car ma mère, avant de mourir, m’a bien recommandé la chose et m’a dit : « Que j’aurais souhaité te marier, mon fils, avec une jeune fille dont je me serais assurée par mes propres yeux ! » Et moi je lui ai juré que je ne manquerais pas de le faire à sa place ! Et elle est morte tranquille ! » Alors la vieille répondit : « Dans ce cas lève-toi sur tes deux pieds et suis-moi ! Et je me charge de te la montrer toute nue. Seulement prends bien soin de marcher loin derrière elle, mais sans la perdre de vue. Et moi je marcherai en tête pour montrer le chemin ! »

Alors le jeune marchand se leva et prit avec lui une bourse contenant mille dinars, en se disant : « On ne sait ce qui peut arriver ; et je pourrai de la sorte déposer, séance tenante, les frais requis pour le contrat ! » Et il suivit de loin la vieille putain qui ouvrait la marche, et qui se disait en elle-même : « Comment vas-tu faire maintenant, ô Dalila pleine de sagacité, pour dépouiller ce jeune veau ? »

Comme elle marchait de la sorte, suivie par l’adolescente qui était elle-même suivie par le joli marchand, elle arriva devant la boutique d’un teinturier, un nommé Hagg-Môhammad, un homme réputé dans tout le souk pour ses goûts dédoublés. En effet il était semblable au couteau du vendeur de colocases, qui perfore en même temps les parties mâles et femelles du tubercule ; et il aimait au même degré le goût tendre de la figue et le goût acide de la grenade. Or donc le Hagg-Môhammad, en entendant le cliquetis des sequins et des grelots, leva la tête et aperçut le joli garçon et la belle jouvencelle. Et il ressentit ce qu’il ressentit ! Mais déjà Dalila s’était approchée de lui et, après les salams, lui avait dit en s’asseyant : « Tu es bien le Hagg-Môhammad, le teinturier ? » Il répondit : « Oui ! je suis le Hagg-Môhammad ! Que désires-tu ? » Elle répondit : « Moi, des gens de bien m’ont parlé de toi ! Regarde cette jouvencelle charmante, qui est ma fille, et ce gracieux jouvenceau imberbe, qui est mon fils ! Je les ai élevés tous deux, et leur éducation m’a coûté bien des dépenses ! Or sache maintenant que notre maison d’habitation est un vaste et vieil édifice en ruines que j’ai été obligée dernièrement de faire consolider avec des solives de bois et de gros étais ; mais le maître architecte m’a dit : « Tu ferais bien d’aller habiter une autre maison que celle-là ; car elle risque fort de s’écrouler sur toi ! Et lorsque tu l’auras fait reconstruire, tu pourras revenir l’habiter ; mais pas avant ! » Alors moi je suis sortie à la recherche de quelque autre maison où habiter momentanément avec ces deux enfants ; et des gens de bien m’ont adressée à toi. Je désirerais donc me loger chez toi avec ces deux enfants que voici ! Et toi ne doute point de ma générosité ! »

En entendant ces paroles de la vieille, le teinturier sentit son cœur danser au milieu de ses entrailles, et il se dit en lui-même : « Ya Hagg-Môhammad, voici que vient s’offrir à tes dents un bloc de beurre sur un gâteau ! » Puis il dit à Dalila : « Il est vrai que j’ai une maison avec une grande pièce à l’étage supérieur ; mais je ne puis disposer d’aucune chambre, car j’habite en bas, et la pièce du haut me sert à recevoir mes invités les paysans qui m’apportent l’indigo ! » Elle répondit : « Mon fils, la réparation de ma maison ne demandera qu’un mois ou deux tout au plus ; et nous ne connaissons pas beaucoup de monde ici ! Je te prie donc de diviser en deux la grande pièce du haut et de nous en donner la moitié pour nous trois. Et par ta vie, ô mon fils ! si tu veux que tes invités, les paysans planteurs d’indigo, soient nos invités, qu’ils soient les bienvenus ! Nous sommes prêtes à manger avec eux et à dormir avec eux ! » Alors le teinturier se hâta de lui remettre les clefs de sa maison ; il y en avait trois : une grande, une petite et une tordue. Et il lui dit : « La grande clef est celle de la porte de la maison ; la petite clef est celle du vestibule, et la clef tordue est celle de la pièce du haut. Tu peux, ma bonne mère, disposer du tout ! » Alors Dalila prit les clefs et s’éloigna, suivie de l’adolescente, qui était suivie du jeune marchand, et arriva de la sorte à la ruelle où se trouvait la maison du teinturier, dont elle se hâta d’ouvrir la porte avec la grande clef…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT TRENTE-SIXIÈME NUIT

Elle dit :

… dont elle se hâta d’ouvrir la porte avec la grande clef.

D’abord elle commença par entrer la première et fit entrer la jeune femme en disant au marchand d’attendre. Et elle emmena la belle Khatoun à la pièce du haut, en lui disant : « Ma fille, en bas demeure le vénérable cheikh Père-des-Assauts ! Toi attends-moi ici, et commence par défaire ton grand voile ! Je ne tarderai pas à revenir te trouver ! » Et elle descendit aussitôt ouvrir la porte au jeune marchand, et l’introduisit dans le vestibule en lui disant : « Assieds-toi ici et attends-moi que je revienne te trouver avec ma fille, pour que tu t’assures de ce dont tu veux t’assurer avec tes yeux ! » Puis elle remonta chez la belle Khatoun et lui dit : « Nous allons maintenant rendre visite au Père-des-Assauts ! » Et la jouvencelle s’écria : « Quelle joie, ô ma mère ! » Elle reprit : « Mais, ma fille, j’ai peur pour toi d’une chose ! » Elle demanda : « Et quelle est-elle, ô ma mère ? » Elle répondit : « En bas j’ai un fils idiot, qui est le représentant et l’aide du cheikh Père-des-Assauts. Il ne sait différencier le temps froid d’avec le temps chaud, et reste continuellement nu ! Mais quand une noble visiteuse comme toi entre chez le cheikh, la vue des ornements et des soieries dont elle est vêtue le fait entrer en fureur, et il se précipite sur elle et lui met en pièces les habits, et lui arracha ses pendeloques, en lui déchirant les oreilles, et la dépouille de tous ses bijoux. Tu ferais donc bien de commencer par enlever ici tes bijoux et te dévêtir de toutes tes robes et chemises ; et moi je te garderai le tout en attendant que tu sois revenue de ta visite au cheikh Père-des-Assauts ! » Alors la jouvencelle enleva tous ses bijoux, se dévêtit de tous ses habits, en ne gardant sur elle que sa chemise en soie de dessous, et remit le tout à Dalila, qui lui dit : « Je vais les déposer pour toi sous la robe du Père-des-Assauts, pour qu’ainsi, à son contact, t’advienne la bénédiction ! » Et elle descendit en emportant tout le paquet et, pour le moment, le cacha sous la voûte de l’escalier ; puis elle entra chez le jeune marchand et le trouva dans l’attente de la jouvencelle. Il lui demanda : « Où donc est ta fille, pour que je puisse l’examiner ? » Mais soudain la vieille se mit à se frapper le visage et la poitrine, en silence. Et le jeune marchand lui demanda : « Qu’as-tu ? » Elle répondit : « Ah ! Puissent-elles ne plus être en vie, les voisines mal intentionnées et les envieuses et les calomniatrices ! Elles viennent de te voir entrer avec moi, et m’ont demandé qui tu étais ; et moi je leur ai dit que je t’avais choisi pour époux futur à ma fille. Mais elles, jalouses de moi probablement, et enviant ma chance sur toi, sont allées trouver ma fille et lui ont dit : « Ta mère serait-elle donc si fatiguée de te nourrir qu’elle veuille ainsi te marier avec quelqu’un qui est atteint de la gale et de la lèpre ? » Alors moi je lui ai juré, comme tu l’avais fait toi-même à ta mère, de ne point t’unir à elle avant qu’elle t’ait vu tout nu ! » À ces paroles le jeune marchand s’écria : « Je recours à Allah contre les envieux et les mal intentionnés ! » Et, ce disant, il se dévêtit de tous ses habits, et en sortit nu et intact et blanc comme du vierge argent. Et la vieille lui dit : « Certes ! beau et pur comme tu es, tu n’as rien à redouter ! » Et il s’écria : « Qu’elle vienne me voir maintenant ! » Et il finit de ranger de côté sa belle pelisse de martre, sa ceinture, son poignard d’argent et d’or, et le reste — de ses habits, en cachant dans leurs plis la bourse de mille dinars ! Et la vieille lui dit : « Il ne faut point laisser dans le vestibule toutes ces choses tentantes. Je vais les mettre en lieu sûr ! » Et elle fit un paquet de tous ces objets, comme elle avait fait des vêtements de la jouvencelle et, quittant le jeune marchand, referma sur lui la porte à clef, alla prendre sous l’escalier le premier paquet et sortit sans bruit de la maison, en emportant le tout.

Une fois dans la rue, elle commença par mettre en effet en lieu sûr les deux paquets, en les déposant chez un marchand d’épices de ses connaissances, et retourna chez le teinturier libidineux qui l’attendait avec impatience et lui demanda, sitôt qu’il l’eut aperçue : « Eh bien ! ma tante ? Inschallah ! j’espère que ma maison t’a convenu ! » Elle répondit : « Ta maison est une maison bénie ! J’en suis satisfaite à la limite de la satisfaction. Maintenant je vais de ce pas chercher les portefaix, pour y faire transporter nos meubles et nos effets ! Seulement, comme je suis de la sorte bien occupée, et que mes enfants n’ont rien mangé depuis ce matin, voici un dinar ! Prends-le, je t’en prie, et achète-leur de la panade farcie et recouverte de hachis de viande, et va prendre le repas du jour avec eux à la maison, et leur tenir compagnie ! » Le teinturier répondit : « Mais qui me gardera, pendant ce temps, la boutique et les effets des clients ? » Elle dit : « Par Allah ! ton petit employé ! » Il répondit : « Qu’il en soit donc ainsi ! » Et il prit une assiette et une porcelaine et s’en alla, pour acheter et porter la panade farcie en question. Et voilà pour ce qui est du teinturier ! D’ailleurs nous y reviendrons !

Mais pour ce qui est de Dalila-la-Rouée, elle courut aussitôt reprendre les deux paquets qu’elle avait déposés chez l’épicier, et revint immédiatement à la teinturerie, pour dire au garçon teinturier : « Ton maître m’envoie te dire de courir le rejoindre chez le marchand de panades ! Moi, jusqu’à ton retour, je veux bien garder la boutique. Ne tarde donc pas ! » Le garçon répondit : « J’écoute et j’obéis ! » Et il sortit de la boutique, tandis que la vieille commençait par mettre la main sur les effets des clients et ce qu’elle pouvait ramasser dans la boutique. Pendant qu’elle était ainsi occupée, vint à passer, avec son âne, un ânier, qui depuis une semaine n’avait pas trouvé de besogne et qui était un mangeur de haschisch par-dessus le marché. Et la vieille putain l’appela en lui criant : « Hé ! ô ânier, viens ! » Et l’ânier s’arrêta à la porte avec son âne, et la vieille lui demanda : « Toi, connais-tu mon fils, le teinturier ? » Il répondit : « Ya Allah ! et qui le connaît mieux que moi, ô ma maîtresse ? » Elle lui dit : « Alors, sache, ô ânier de bénédiction, que le pauvre garçon…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT TRENTE-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

« … Alors, sache, ô ânier de bénédiction, que le pauvre garçon est insolvable, et chaque fois qu’il a été mis en prison j’ai réussi à l’en faire sortir. Mais aujourd’hui je veux, pour en finir, qu’il se déclare en faillite. Et je m’occupe en ce moment à ramasser les effets des clients pour les porter à leurs propriétaires. Je désire donc que tu me prêtes ton âne pour le charger de toutes ces hardes, et voici pour toi un dinar comme salaire de l’âne. Toi, en attendant mon retour, occupe-toi à mettre ici tout en pièces, à casser les jarres de teinture, et à détruire les cuves de réserve ; afin qu’ainsi les gens envoyés par le kâdi pour contrôler la faillite ne puissent rien trouver à saisir dans la boutique ! » L’ânier répondit : « Sur ma tête et sur mes yeux, ô ma maîtresse ! Car ton fils, le maître teinturier, m’a comblé de ses bontés et, comme je lui dois de la reconnaissance, je veux lui rendre ce service pour rien, et tout casser et tout détruire dans la boutique pour Allah ! » Alors la vieille le quitta et, après avoir tout chargé sur l’âne, se dirigea vers sa maison, en conduisant l’âne par le licou.

Avec l’aide et la protection du Protecteur, elle arriva sans encombre à sa maison et entra chez sa fille Zeinab, qui l’attendait assise comme sur une poêle à frire, et qui lui dit : « Ô ma mère, mon cœur a été avec toi ! Qu’as-tu accompli en fait de duperies ? » Dalila répondit : « J’ai joué, pour cette première matinée, quatre tours à quatre personnes : un jeune marchand, une épouse d’un terrible capitaine, un teinturier libidineux et un ânier ! Et je t’apporte toutes leurs hardes et tous leurs effets sur l’âne de l’ânier ! » Et Zeinab s’écria : « Ô ma mère, tu ne vas plus pouvoir désormais circuler dans Baghdad, à cause du capitaine dont tu as dépouillé l’épouse, du jeune marchand que tu as dénudé, du teinturier auquel tu as enlevé les effets de ses clients, et de l’ânier maître de l’âne ! » Dalila répondit : « Pouh ! ma fille, moi je ne me préoccupe guère de tous ceux-là, excepté seulement de l’ânier, car il me connaît ! » Et voilà, pour le moment, ce qui concerne Dalila.

Quant au maître teinturier, une fois qu’il eut acheté les panades farcies en question, il en chargea son garçon et prit avec lui le chemin de sa maison, en repassant devant sa teinturerie. Et voici ! Il vit l’ânier dans la boutique en train de tout démolir et de casser les grandes jarres et les cuves ; et déjà la boutique n’était qu’un amas de décombres et de boue bleue ruisselante. À cette vue, il s’écria : « Arrête, ô ânier ! » Et l’ânier s’arrêta dans sa besogne et dit au teinturier : « Louanges à Allah pour ta sortie de prison, ô maître teinturier ! Vraiment mon cœur était avec toi ! » Il demanda : « Que dis-tu là, ô ànier, et que signifie tout cela ? » L’ânier dit : « On a fait, pendant ton absence, la déclaration de ta faillite ! » Il demanda, avec le gosier serré et des lèvres tremblantes et des yeux saillants : « Qui te l’a dit ? » Il répliqua : « C’est ta mère qui me l’a dit, et m’a ordonné, dans ton intérêt, de tout détruire et de tout casser ici pour que les envoyés du kâdi ne puissent rien saisir ! » Le teinturier, à la limite de la stupéfaction, répondit : « Qu’Allah confonde l’Éloigné-Malin ! Il y a longtemps que ma mère est morte ! » Et il se donna de grands coups sur la poitrine en criant à plein gosier : « Hélas ! ô perte de mon bien et du bien des clients ! » Et de son côté l’ânier se mit à pleurer et à crier : « Hélas ! ô perte de mon âne ! » Puis il cria au teinturier : « Ô teinturier de mon cul, rends-moi mon âne, celui que m’a pris ta mère ! » Et le teinturier se précipita sur l’ânier, le saisit à la nuque et se mit à l’assommer de coups de poing en lui criant : « Où est-elle, ta vieille putain ? » Mais l’ânier se mit à crier du fond de ses entrailles : « Mon âne ! où est mon âne ? Rends-moi mon âne ! » Et tous deux se suspendirent l’un à l’autre, en se mordant, en s’insultant, en s’administrant des horions à qui mieux mieux et des coups de tête dans l’estomac, et en tâchant de s’emparer chacun des testicules de l’adversaire pour les lui écraser avec les doigts ! Cependant la foule s’attroupait autour d’eux en grossissant ; et l’on réussit enfin à les séparer, non sans dommage, et l’un des assistants demanda au teinturier : « Ya Hagg-Môhammad, qu’y a-t-il donc entre vous deux ? » Mais ce fut l’ânier qui se hâta de répondre, en criant son histoire à plein gosier, et il la termina disant : « Moi, j’ai fait tout cela pour rendre service au teinturier ! » Alors on demanda au teinturier : « Ya Hagg-Môhammad, tu dois sans doute connaître cette vieille femme pour lui avoir ainsi confié la garde de ta boutique ? » Il répondit : « Je ne l’ai point connue avant ce jour ! Mais elle est allée habiter dans ma maison avec son fils et sa fille ! » Alors l’un des assistants opina : « Moi, sur ma conscience, je crois que c’est le teinturier qui est responsable de l’âne de l’ânier ; car si l’ânier n’avait pas remarqué que le teinturier avait confié la garde de sa boutique à la vieille, il n’aurait pas à son tour confié son âne à cette vieille-là ! » Et un troisième ajouta : « Ya Hagg-Môhammad, du moment que tu as logé cette vieille chez toi, tu dois rendre l’âne à l’ânier ou lui payer une indemnité ! » Puis tous, avec les deux adversaires, prirent le chemin de la maison du teinturier. Tout cela…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT TRENTE-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

… Tout cela !

Mais pour ce qui est de la jouvencelle et du jeune marchand, voici !

Pendant que le jeune marchand attendait dans le vestibule l’arrivée de la jouvencelle pour l’examiner, celle-ci de son côté attendait dans la pièce du haut que la vieille sainte revînt lui apporter la permission de l’idiot, le lieutenant du Père-des-Assauts, afin qu’elle pût rendre visite au Père-des-Assauts. Mais comme la vieille tardait à revenir, la belle Khatoun, vêtue seulement de sa simple chemise fine, sortit de la pièce et descendit l’escalier. Alors elle entendit, dans le vestibule, le jeune marchand qui, ayant reconnu le cliquetis des grelots qu’elle n’avait pu enlever de ses chevilles, lui disait : « Hâte-toi donc ! Et viens ici avec ta mère qui t’a amenée pour te marier avec moi ! » Mais l’adolescente répondit : « Ma mère est morte ! mais toi, tu es, n’est-ce pas, l’idiot ? Et c’est bien toi le lieutenant du Père-des-Assauts ? » Il répondit à tout hasard : « Non, par Allah, ô mon œil, je ne suis pas encore tout à fait idiot ! Mais quant à être le Père-des-Assauts, je suis réputé comme tel ! » À ces paroles la rougissante jouvencelle ne sut que faire et résolut, malgré les objurgations du jeune marchand qu’elle prenait toujours pour l’idiot, lieutenant du Multiplicateur-des-Grossesses, d’attendre sur l’escalier l’arrivée de la sainte vieille.

Sur ces entrefaites, arrivèrent les gens qui accompagnaient le teinturier et l’ânier ; et ils frappèrent à la porte et attendirent longtemps qu’on leur ouvrit de l’intérieur. Mais comme personne ne répondait, ils enfoncèrent la porte et se précipitèrent d’abord dans le vestibule où ils virent le jeune marchand complètement nu, et essayant de cacher et de contenir dans ses deux mains sa marchandise à découvert. Et le teinturier lui cria : « Ah ! fils de putain, où est ta mère, la calamiteuse ? » Il répondit : « Il y a longtemps que ma mère est morte. Quant à la vieille dont c’est ici la maison, elle n’est que ma future belle-mère. » Et il raconta au teinturier, à l’ânier et à toute la foule son histoire dans tous ses détails. Et il ajouta : « Quant à celle que je dois examiner, elle est là derrière la porte ! » À ces paroles, on enfonça la porte et l’on trouva, derrière, l’effarée jouvencelle, toute nue, sauf la chemise seulement, qui essayait de recouvrir le plus bas possible la nudité de ses cuisses de gloire. Et le teinturier lui demanda : « Ah ! fille adultérine, où est ta mère, l’entremetteuse ? » Elle répondit, bien honteuse : « Ma mère est bien morte depuis longtemps. Quant à la vieille femme qui m’a conduite ici, c’est une sainte au service de mon seigneur le cheikh Multiplicateur ! »

À ces paroles, tous les assistants, et le teinturier, malgré sa boutique détruite, et l’ânier malgré son âne perdu, et le jeune marchand malgré la perte de sa bourse et de ses habits, se mirent à rire tellement qu’ils se renversèrent tous sur le derrière !

Après quoi, ayant compris que la vieille s’était jouée d’eux, les trois dupes résolurent de se venger d’elle ; et l’on commença par donner des habits à l’effarée jouvencelle qui s’en revêtit et se hâta de rentrer à sa maison où nous la retrouverons bientôt, au retour de voyage de son époux.

Quant au teinturier Hagg-Môhammad et à l’ânier, ils se réconcilièrent en se demandant mutuellement pardon, et ils s’en allèrent de compagnie, avec le jeune marchand, trouver le wali de la ville, Ternir Khaled, à qui ils racontèrent leur aventure, en lui demandant vengeance contre la vieille calamiteuse. Et le wali leur répondit : « Ô braves gens, quelle histoire prodigieuse me racontez-vous là ! » Ils répondirent : « Ô notre maître, par Allah ! et par la vie de la tête de l’émir des Croyants, nous ne te disons que la vérité ! » Et le wali leur dit : « Ô braves gens, comment ferais-je pour retrouver une vieille femme au milieu de toutes les vieilles femmes de Baghdad ? Vous savez que nous ne pouvons envoyer nos hommes courir les harems et enlever les voiles des femmes ! » Ils s’écrièrent : « Ô calamité ! ah ! ma boutique ! ah ! mon âne ! ah ! ma bourse de mille dinars ! » Alors le wali, apitoyé sur leur sort, leur dit : « Ô braves gens, allez ! parcourez toute la ville et essayez de retrouver cette vieille-là, et mettez la main sur elle ! Et moi, si vous réussissez, je vous promets de la mettre à la torture pour vous, et je l’obligerai à faire ses aveux ! » Et les trois dupes de Dalila-la-Rouée sortirent de chez le wali et se dispersèrent dans différentes directions, à la recherche de la maudite vieille. Et en attendant, voilà pour eux ! Mais nous les retrouverons !

Quant à la vieille Dalila-la-Rouée, elle dit à sa fille Zeinab : « Ô ma fille, tout cela n’est rien ! Je vais trouver mieux ! » Et Zeinab lui dit : « Ô ma mère, j’ai bien peur maintenant pour toi ! » Elle répondit : « Ne crains rien, ma fille, à mon sujet. Moi je suis comme la fève dans sa cosse, à l’épreuve contre le feu et contre l’eau…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT TRENTE-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

« … Moi je suis comme la fève dans sa cosse, à l’épreuve contre le feu et contre l’eau ! » Et elle se leva, et rejeta ses vêtements de soufi pour revêtir des habits de servante d’entre les servantes des grands, et sortit en songeant au méfait nouveau qu’elle allait perpétrer dans Baghdad.

Elle arriva de la sorte à une rue écartée, entièrement décorée, et ornée dans toute sa longueur et sa largeur de belles étoffes et de lanternes multicolores ; et le sol en était recouvert de riches tapis. Et elle entendit là-dedans les voix des chanteuses et les tambourinements des doufoufs et les battements des daraboukas sonores et le retentissement des cymbales. Et elle vit à la porte de la demeure pavoisée une esclave qui portait à califourchon sur son épaule un jeune enfant habillé d’étoffes splendides en velours d’or et d’argent, coiffé d’un tarbousch rouge orné de trois rangs de perles, le cou entouré d’un collier d’or incrusté de pierreries, et les épaules recouvertes d’un mantelet de brocart. Et elle apprit des curieux et des invités qui entraient et sortaient que cette maison appartenait au syndic des marchands de Baghdad, et que cet enfant était son enfant. Et elle apprit également que le syndic avait aussi une fille, vierge et pubère, dont on célébrait précisément ce jour-là les fiançailles ; et que tel était le motif de ce déploiement de décorations et d’ornements. Et comme la mère de l’enfant était fort occupée à recevoir les dames ses invitées, et à leur faire les honneurs de sa maison, elle avait confié l’enfant, qui la dérangeait et s’attachait chaque fois à ses robes, à cette jeune esclave avec charge de le distraire et de le faire jouer en attendant que les invitées fussent parties.

Or, lorsque la vieille Dalila eut aperçu cet enfant à califourchon sur l’épaule de l’esclave, et qu’elle se fut renseignée de la sorte sur ses parents et la cérémonie qui avait lieu, elle se dit en elle-même : « Ô Dalila, le tour à faire pour le moment c’est de subtiliser cet enfant en l’enlevant à cette esclave ! » Et elle s’avança, en s’exclamant : « Quelle honte sur moi d’être si en retard avec la digne épouse du syndic ! » Puis elle dit à la jeune esclave, qui était une niaise, en lui mettant dans la main une pièce de fausse monnaie : « Voici un dinar pour ta peine ! Monte, ma fille, auprès de ta maîtresse et dis-lui : « Ta vieille nourrice Omm Al-Khayr se réjouit beaucoup pour toi, en raison de toute la gratitude qu’elle te doit pour tes bontés ! Aussi, au jour de la grande réunion, elle viendra te voir avec ses filles, et ne manquera pas de mettre de généreuses offrandes de noces, selon la coutume, dans les mains des dames d’atours ! » L’esclave répondit : « Ma bonne mère, je ferais volontiers ta commission ; mais mon jeune maître, cet enfant-ci, chaque fois qu’il voit sa mère ? s’accroche à elle et s’attache à ses vêtements ! » Elle répondit : « Alors confie-le-moi, le temps pour toi d’aller et de revenir ! » Et l’esclave prit la fausse pièce, et remit l’enfant à la vieille, pour monter aussitôt faire sa commission.

Quant à Dalila, elle se hâta de déguerpir avec l’enfant et d’aller à une ruelle obscure où elle le dépouilla de toutes les choses précieuses qu’il portait sur lui, et se dit en elle-même : « Maintenant, ô Dalila, ça n’est pas tout ça ! Si tu es vraiment une fine entre les fines, il s’agit de tirer de ce marmot tout le parti possible en l’engageant, par exemple, pour quelque somme imposante ! » À cette pensée, elle bondit sur ses deux pieds, et alla au souk des bijoutiers où elle vit dans une boutique un Juif, grand joaillier, qui était assis derrière sa boîte de devanture ; et elle entra dans la boutique du Juif, en se disant : « Voilà mon affaire toute trouvée ! » Lorsque le Juif de ses propres yeux la vit entrer, il regarda l’enfant qu’elle portait et reconnut le fils du syndic des marchands. Or ce Juif, bien que fort riche, ne manquait jamais d’être jaloux de ses voisins quand ils faisaient une vente alors que lui, par hasard, n’en faisait pas une autre au même moment. Aussi, fort réjoui de l’entrée de la vieille, il lui demanda : « Que désires-tu, ô ma maîtresse ? » Elle répondit : « C’est bien toi, maître Izra le Juif ? » Il répondit : « Naâm ! » Elle lui dit : « La sœur de cet enfant, la fille du schahbandar des marchands, est fiancée d’aujourd’hui, et on célèbre, en ce moment la cérémonie des accordailles. Or on a besoin de suite pour elle de certains bijoux, dont deux paires de bracelets de chevilles en or, une paire de bracelets ordinaires en or, une paire de pendeloques en perles, un ceinturon d’or filigrane, un poignard avec une poignée de jade incrustée de rubis et une bague à cachet ! » Aussitôt le Juif s’empressa de lui donner ce qu’elle demandait, et dont le prix s’élevait pour le moins à mille dinars d’or. Et Dalila lui dit : « Je prends toutes ces choses à condition ! Je vais les porter à la maison, et ma maîtresse choisira ce qui lui plaît le mieux. Après quoi je reviendrai ici te porter le prix de ce qu’elle aura choisi ! Mais en attendant je te prie de garder cet enfant jusqu’à mon retour ! » Le Juif répondit : « Qu’il soit fait selon ton désir ! » Et elle prit les joyaux et se hâta de se rendre directement à sa maison.

Lorsque la jeune Zeinab-la-Fourbe vit entrer sa mère, elle lui dit : « Quel exploit viens-tu d’accomplir, ô mère ? » Elle répondit : « Un tout petit, seulement, pour cette fois. Je me suis contentée d’enlever et de dépouiller le jeune fils du schahbandar des marchands et de le mettre en dépôt chez le Juif Izra contre des bijoux de la valeur de mille dinars ! » Alors sa fille s’écria : « Certes ! cette fois c’est fini ! Tu ne vas plus pouvoir sortir et circuler dans Baghdad ! » Elle répondit : « Tout ce que j’ai fait là n’est rien, pas même une mesure sur mille ! Mais toi, ma fille, sois sans crainte à mon sujet ! »

Quant à ce qui est de la jeune esclave niaise, elle entra dans la salle de réception et dit : « Ô ma maîtresse, ta nourrice Omm Al-Khayr t’envoie ses salams et ses souhaits et te dit qu’elle s’est beaucoup réjouie pour toi, et qu’elle viendra ici avec ses filles le jour du mariage et sera généreuse pour les dames d’atours ! » Sa maîtresse lui demanda : « Où as-tu laissé ton jeune maître ? » Elle répondit : « Je l’ai laissé avec elle, de peur qu’il ne s’accrochât à toi ! Et voici une pièce d’or qu’elle me donna pour les chanteuses ! » Et elle tendit la pièce à la principale chanteuse en disant : « Voilà pour tes étrennes ! » Et la chanteuse prit la pièce et trouva qu’elle était en cuivre. Alors la maîtresse cria à la servante : « Ah ! prostituée, descends vite retrouver ton jeune maître ! » Et l’esclave se hâta de redescendre, mais elle ne retrouva ni l’enfant ni la vieille. Alors elle jeta un grand cri et tomba sur son visage, alors que toutes les femmes accouraient du haut, et que la joie se changeait en deuil dans leurs cœurs. Et voici que, sur ces entrefaites, arriva le syndic lui-même ; et son épouse se hâta, la figure retournée d’émotion, de le mettre au courant de ce qui venait de se passer. Aussitôt il sortit à la recherche de l’enfant, suivi de tous les marchands, ses invités, qui se mirent de leur côté à faire des recherches dans toutes les directions. Et il finit, après mille transes, par trouver l’enfant presque nu sur le seuil de la boutique du Juif, et il se précipita, fou de joie et de colère, sur le Juif en criant : « Ah ! maudit ! Que voulais-tu faire de mon fils ! Et pourquoi l’as-tu dépouillé de ses vêtements ? » Le Juif répondit, en tremblant et à la limite de la stupéfaction : « Par Allah ! ô mon maître, je n’avais pas besoin d’un semblable gage ! Mais c’est la vieille qui a tenu à me le laisser, après m’avoir pris pour mille dinars de bijoux pour ta fille ! » Le syndic, de plus en plus, indigné, s’écria : « Eh ! maudit, crois-tu donc que ma fille manque de bijoux pour recourir à toi ? Hâte-toi de me rendre les habits et les ornements dont tu as dépouillé mon fils ! » À ces paroles, le Juif s’écria, terrifié : « À mon secours, ô musulmans ! » Et juste à ce moment apparurent, venant de différentes directions, les trois dupes premières : l’ânier, le jeune marchand et le teinturier. Et ils s’informèrent de l’affaire, et, ayant appris de quoi il s’agissait, ils ne doutèrent pas un instant que ce fût là un nouvel exploit de la vieille calamiteuse, et ils s’écrièrent : « Nous connaissons la vieille ! C’est une escroqueuse qui nous a déjà dupés avant vous ! » Et ils racontèrent leur histoire aux assistants qui en furent stupéfaits et au syndic, qui, faute de mieux, s’écria : « C’est encore une chance que j’aie retrouvé mon enfant ! Je ne veux plus me préoccuper de ses habits perdus, puisqu’ils deviennent sa rançon ! Seulement je saurai bien les réclamer un jour à la vieille ! » Et il ne voulut pas s’attarder davantage hors de sa maison, et courut faire partager à son épouse la joie d’avoir retrouvé leur enfant.

Quant au Juif, il demanda aux trois : « Où pensez-vous aller maintenant ? » Ils répondirent : « Nous allons continuer nos recherches ! » Il dit : « Emmenez-moi avec vous autres ! » Puis il demanda : « Y a-t-il parmi vous quelqu’un qui l’ait connue avant son exploit ? » L’ânier répondit : « Moi ! » Le Juif dit : « Alors il vaut mieux que nous ne marchions pas ensemble, et que nos recherches soient faites séparement, pour ne pas lui donner l’éveil ! » Alors l’ânier répondit : « C’est juste ! Et, pour nous retrouver, prenons comme point de réunion, pour midi, la boutique du barbier moghrabin Hagg-Mass’oud ! » Ils convinrent du rendez-vous, et se mirent en route chacun de son côté.

Or, il était écrit que c’était l’ânier qui devrait le premier rencontrer la vieille rouée…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT QUARANTE-UNIÈME NUIT

Elle dit :

… Or, il était écrit que c’était l’ânier qui devait le premier rencontrer la vieille rouée, alors qu’elle parcourait la ville à la recherche de quelque nouvel expédient. En effet dès que l’ânier l’eut aperçue, il la reconnut malgré son déguisement et fonça sur elle en lui criant : « Malheur à toi, vieille décrépite, bois sec ! Je te retrouve enfin ! » Elle demanda : « Que t’arrive-t-il, mon fils ? » Il s’écria : « L’âne ! Rends-moi l’âne ! » Elle répondit d’une voix attendrie : « Mon fils, parle bas, et couvre ce que Allah a couvert de son voile ! Voyons ! Que demandes-tu ? Est-ce ton âne ou bien les effets des autres gens ? » Il répondit : « Mon âne seulement ! » Elle dit : « Mon fils, je te sais pauvre, et je n’ai point voulu te priver de ton âne. Je te l’ai laissé chez le barbier moghrabin Hagg-Mass’oud, dont la boutique est là, juste en face ! Je vais de suite le trouver et le prier de me remettre l’âne. Attends-moi un instant ! » Et elle le précéda chez le barbier Hagg-Mass’oud. Elle entra en pleurant, lui baisa la main, et dit : « Hélas sur moi ! » Il lui demanda : « Qu’as-tu, bonne tante ? » Elle répondit : « Ne vois-tu pas mon fils qui est là debout en face de ta boutique ? Il était, de sa profession, un ânier conducteur d’ânes. Mais il est tombé malade un jour, et il fut éventé quant à son corps par un coup d’air qui lui a corrompu et fait tourner le sang ; et cela lui a fait perdre la raison et l’a rendu fou ! Depuis, il ne cesse de demander son âne. S’il se lève, il crie : « Mon âne ! » ; s’il se couche, il crie : « Mon âne ! » ; s’il marche, il crie : « Mon âne ! » Alors un médecin d’entre les médecins, m’a dit : « Ton fils a sa raison disloquée et dans un grand dérangement. Et rien ne le saurait guérir et remettre dans ses gonds que l’arrachement de ses deux grosses molaires du fond, et une bonne cautérisation sur les tempes avec des mouches cantharides ou un fer chaud ! Voici donc un dinar pour ta peine, et appelle-le et dis-lui : « Ton âne se trouve chez moi. Viens ! »

À ces paroles, le barbier répondit : « Que je reste une année sans manger, si je ne lui remets pas son âne entre les mains, ma tante ! » Là-dessus, comme il avait à son service deux aides barbiers, habitués à tous les travaux du métier, il dit à l’un d’eux : « Va faire chauffer au rouge deux clous ! » Puis il cria à l’ânier : « Eh ! mon fils, viens ici ! Ton âne est chez moi ! » Et pendant que l’ânier entrait dans la boutique, la vieille en sortait et s’arrêtait sur le seuil.

Donc, une fois que l’ânier fut entré, le barbier le prit par la main et le conduisit dans son arrière-boutique, où soudain il lui appliqua un coup de poing dans le ventre en lui allongeant un croc-en jambe, et le fit ainsi tomber à la renverse sur le sol où les deux aides le garrottèrent solidement des pieds et des mains et l’empêchèrent de faire le moindre mouvement. Alors le maître barbier se leva et commença par lui enfoncer dans le gosier deux tenailles semblables à celles du forgeron, et dont il se servait pour dompter les dents récalcitrantes ; puis d’un tour de bras il lui extirpa les deux molaires à la fois. Après quoi, malgré ses hurlements et ses contorsions, il prit avec une pince, Fun après l’autre, les deux clous rougis, et lui en cautérisa largement les tempes en invoquant le nom d’Allah pour la réussite.

Lorsque le barbier eut terminé ces deux opérations, il dit à l’ânier : « Ouallahi ! ta mère sera contente de moi ! Je vais l’appeler pour qu’elle constate l’efficacité de mon travail et ta guérison ? » Et pendant que l’ânier se débattait sous la poigne des aides, le barbier rentra dans sa boutique et là… ! sa boutique était vide, nettoyée comme par un coup de vent ! Plus rien ! Rasoirs, glaces à main en nacre, ciseaux, cuirs à repasser, cuvettes, aiguières, serviettes, escabeaux, tout avait disparu ! Plus rien ! Pas même l’ombre de tout cela ! Et la vieille aussi avait disparu ! Rien ! Pas même l’odeur de la vieille ! Et, en outre, la boutique était fraîchement balayée et arrosée comme si elle venait d’être nouvellement louée à l’instant.

À cette vue, le barbier, à la limite de la fureur, se précipita dans l’arrière-boutique et, prenant l’ânier à la gorge, le secoua comme une hotte et lui cria ; « Où est ta mère, l’entremetteuse ! » Le pauvre ânier, fou de douleur et de rage, lui dit : « Ah ! fils de mille chiffons ! Ma mère ? Mais elle est dans la paix d’Allah ! » Il le secoua encore et lui cria : « Où est ta mère, la vieille putain qui t’a conduit ici, et qui est partie après m’avoir volé toute la boutique ? » L’ânier, le corps agité de tremblements, allait répondre quand soudain entrèrent dans la boutique, revenant de leurs recherches infructueuses, les trois autres dupes : le teinturier, le jeune marchand et le Juif. Et ils virent aux prises le barbier, les yeux hors de la tête, et l’ânier, les tempes cautérisées et gonflées de deux larges ampoules et les lèvres écumantes de sang avec, de chaque côté, les deux molaires encore pendantes au dehors. Alors ils s’écrièrent : « Qu’y a-t-il donc ? » Et l’ânier, de tout son gosier, s’exclama : « Ô musulmans, justice contre cet enculé ! » Et il leur raconta ce qui venait d’arriver. Alors ils demandèrent au barbier : « Pourquoi as-tu fait cela à cet ânier, ô maître Mass’oud ? » Et le barbier leur raconta à son tour comment sa boutique venait d’être nettoyée par la vieille. Alors ils ne doutèrent plus que ce fût la vieille qui eût encore accompli ce nouveau forfait, et s’écrièrent : « Par Allah ! c’est la vieille maudite qui est la cause de tout cela ! » Et tous finirent par s’expliquer et tomber d’accord là-dessus. Alors le barbier se hâta de fermer sa boutique et de se joindre aux quatre dupes pour les aider dans leurs recherches. Et le pauvre ânier ne cessait de geindre : « Ah ! mon âne ! Ah ! mes molaires perdues…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT QUARANTE-DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

« … Ah ! mon âne ! ah ! mes molaires perdues ! »

Ils parcoururent longtemps ainsi les divers quartiers de la ville ; mais tout d’un coup, à un tournant de rue, l’ânier, cette fois encore, fut le premier à apercevoir et à reconnaître Dalila-la-Rouée, dont aucun d’eux ne connaissait d’ailleurs ni le nom ni l’habitation ! Et dès qu’il la vit, l’ânier se jeta sur elle en criant : « La voilà ! Elle va nous dédommager de tout maintenant ! » Et ils la traînèrent chez le wali de la ville, l’émir Khaled.

Lorsqu’ils furent arrivés au palais du wali, ils remirent la vieille aux gardes et leur dirent : « Nous voulons voir le wali ! » Ils répondirent : « Il fait la sieste. Attendez un peu qu’il soit réveillé ! » Et les cinq plaignants attendirent dans la cour, tandis que les gardes remettaient la vieille aux eunuques pour qu’ils l’enfermassent dans une chambre du harem jusqu’au réveil du wali.

Arrivée dans le harem, la vieille rouée réussit à se glisser jusqu’à l’appartement de l’épouse du wali et, après les salams et les baise-mains, dit à la dame qui était loin de se douter de l’affaire : « Ô ma maîtresse, je désirerais bien voir notre maître le wali ! » Elle répondit : « Le wali fait la sieste ! Mais que lui veux-tu ? » Elle dit : « Mon mari, qui est marchand de meubles et d’esclaves, m’a remis, avant de partir en voyage, cinq mamelouks, avec charge de les vendre au plus offrant. Et justement notre maître le wali les a vus avec moi et, m’en ayant offert mille deux cents dinars, j’ai consenti à les lui laisser à ce prix ! Et je viens maintenant les lui livrer ? » Or le wali avait effectivement besoin d’esclaves et avait même remis, la veille, à son épouse mille dinars pour cet achat. Aussi elle n’hésita pas à croire aux paroles de la vieille, et lui demanda : « Où sont-ils les cinq esclaves ? » Elle répondit : « Là, sous tes fenêtres, dans la cour du palais ! » Et la dame regarda dans la cour et aperçut les cinq dupes qui attendaient le réveil du wali. Alors elle dit : « Par Allah ! ils sont fort beaux, et l’un d’eux vaut à lui seul les mille dinars ! » Puis elle alla ouvrir son coffre, et remit à la vieille mille dinars en lui disant : « Ma bonne mère, je te dois encore deux cents autres dinars, pour faire le prix. Mais comme je ne les ai pas, je te prie d’attendre le réveil du wali. » La vieille répondit : « Ô ma maîtresse, sur ces deux cents dinars il y en a cent que je te laisse pour la gargoulette de sirop que tu m’as fait boire, et cent que tu me devras à ma prochaine visite ! Maintenant je te prie de me faire sortir du palais par la porte réservée du harem, afin que mes anciens esclaves ne me voient pas ! » Et l’épouse du wali la fit sortir par la porte secrète, et le Protecteur la protégea et la fit arriver sans encombre à sa maison. Lorsque sa fille Zeinab la vit entrer, elle lui demanda : « Ô mère mienne, qu’as-tu fait aujourd’hui ? » Elle répondit : « Ma fille, j’ai joué un tour à l’épouse du wali en lui vendant pour mille dinars, comme esclaves, l’ânier, le teinturier, le Juif, le barbier et le jeune marchand ! Cependant, ô ma fille, de ceux-là il n’y a qu’un seul qui me préoccupe et dont je redoute la perspicacité : c’est l’ânier ! C’est ce fils de putain qui me reconnaît chaque fois ! » Et sa fille lui dit : « Alors, ô mère mienne, assez sortir comme cela ! Garde maintenant la maison, et n’oublie point le proverbe qui dit :

« Il n’est pas certain que la gargoulette

« Reste sans se casser chaque fois qu’on la jette ! »

Et elle essaya de persuader sa mère de ne plus sortir désormais, mais inutilement.

Quant aux cinq, voici ! Lorsque le wali se fut réveillé de sa sieste, son épouse lui dit : « Puisse l’a douceur du sommeil t’avoir dulcifié ! Je me suis réjouie pour toi au sujet des cinq esclaves que tu nous as achetés ! » Il demanda : « Quels esclaves ? » Elle dit : « Pourquoi veux-tu me cacher la chose ? Puissent-ils alors te jouer d’aussi mauvais tours que celui que tu me joues ! » Il dit : « Par Allah ! je n’ai point acheté d’esclaves ! Qui t’a donné ce renseignement ! » Elle répondit : « C’est la vieille elle-même, à qui tu les as achetés pour mille deux cents dinars, qui me les a amenés et me les a montrés là, dans la cour, vêtus chacun d’une robe qui vaut a elle seule mille dinars ! » Il demanda : « Et lui aurais-tu remis l’argent ! » Elle dit : « Oui, par Allah ! » Alors le wali se hâta de descendre dans la cour, où il ne vit que l’ânier, le barbier, le Juif, le jeune marchand et le teinturier ; et il demanda à ses gardes : « Où sont les cinq esclaves que la vieille marchande vient de vendre à votre maîtresse ? » Ils répondirent : « Depuis la sieste de notre maître, nous n’avons vu que ces cinq qui sont là ! » Alors le wali se tourna vers les cinq et leur dit : « Votre maîtresse, la vieille, vient de vous vendre à moi pour mille dinars ! Vous allez commencer votre travail par vider les fosses des vidanges ! » À ces paroles les cinq plaignants, à la limite de la stupéfaction, s’écrièrent : « Si c’est là ta justice, nous n’avons plus qu’à recourir contre toi à notre maître le khalifat ! Nous sommes des hommes libres qu’on ne peut vendre ni acheter ! Yallah ! viens avec nous chez le khalifat…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT QUARANTE-TROISIÈME NUIT

Elle dit :

« … Yallah ! viens avec nous chez le khalifat ! » Alors le wali leur dit : « Si vous n’êtes pas des esclaves, c’est qu’alors vous êtes des escrocs et des larrons ! Et c’est vous qui avez conduit cette vieille à mon palais et avez combiné avec elle cette escroquerie ! Or, par Allah ! moi, à mon tour, je vais vous revendre à des étrangers pour cent dinars chacun ! »

Sur ces entrefaites entra dans la cour du palais le capitaine Fléau-des-Rues, qui venait se plaindre au wali de la mésaventure subie par son épouse, la jouvencelle. En effet, à son retour de voyage, il avait vu son épouse, au lit, malade de honte et d’émotion, et avait appris d’elle tout ce qui lui était arrivé, et elle avait ajouté : « Tout cela ne m’est arrivé qu’à cause de tes paroles désobligeantes, qui m’ont décidée à recourir à l’entremise du cheikh Multiplicateur ! »

Aussi dès que le capitaine Fléau eut aperçu le wali, il lui cria : « Est-ce toi qui permets ainsi aux vieilles entremetteuses de pénétrer dans les harems et d’escroquer les épouses des émirs ? Est-ce là tout ton métier ? Or, par Allah ! moi je te rends responsable de l’escroquerie commise à mon égard et des dommages causés à mon épouse ! » À ces paroles du capitaine Fléau-des-Rues, les cinq s’écrièrent : « Ô émir, ô vaillant capitaine Fléau, nous remettons aussi notre cause entre tes mains ! » Et il leur demanda : « Qu’avez-vous, vous autres aussi, à réclamer ? » Alors ils lui racontèrent toute leur histoire, qu’il est inutile de répéter. Et le capitaine Fléau leur dit : « Certes ! vous aussi vous avez été dupés ! Et maintenant le wali se trompe fort s’il croit pouvoir nous incarcérer ! »

Lorsque le wali eut entendu toutes ces paroles, il dit au capitaine Fléau : « Ô émir, je prends à ma charge le paiement des indemnités qui te sont dues et la restitution des effets de ton épouse ; et je me porte garant de la vieille escroqueuse ! » Puis il se tourna vers les cinq et leur demanda : « Qui de vous saura reconnaître la vieille ? » L’ânier répondit, accompagné par les autres en chœur : « Nous tous nous saurons la reconnaître ! » Et l’ânier ajouta : « Moi, je la reconnaîtrais entre mille putains à ses yeux bleus et étincelants ! Seulement donne-nous dix de tes gardes pour nous aidera nous en emparer ! » Et le wali, leur ayant donné les gardes demandés, ils sortirent du palais.

Or à peine avaient-ils fait quelques pas dans la rue, l’ânier en tête, qu’ils tombèrent juste sur la vieille, qui voulut alors leur échapper. Mais ils réussirent à l’attraper et lui attachèrent les mains derrière le dos et la traînèrent devant le wali qui lui demanda : « Qu’as-tu fait de toutes les choses volées ? » Elle répondit : « Moi ! je n’ai jamais rien volé à personne ! Et je n’ai rien vu ! Et je ne comprends pas ! » Alors le wali se tourna vers le gardien en chef des prisons et lui dit : « Jette-la jusqu’à demain dans ton cachot le plus moisi ! » Mais le geôlier répondit : « Par Allah ! je me garderai bien de prendre sur moi une telle responsabilité ! Je suis sûr qu’elle saura trouver un expédient pour m’échapper ! » Alors le wali se dit : « Le mieux, c’est de l’exposer à tous les regards, pour qu’elle ne puisse s’échapper, et de là faire surveiller toute cette nuit, pour que demain nous puissions la juger ! » Et il monta à cheval et, suivi de toute la bande, il la fit traîner hors des murs de Baghdad et attacher par les cheveux à un poteau en rase campagne. Puis, pour qu’il n’y eût pas de mécompte, il chargea les cinq plaignants eux-mêmes de la veiller cette nuit-là jusqu’au matin.

Donc les cinq, surtout l’ânier, commencèrent par assouvir sur elle leur ressentiment en l’appelant par tous les noms que leur suggéraient les avanies et escroqueries par eux subies ! Mais comme toute chose a une fin, même le fond du sac à quolibets d’un ânier et de la cuvette à malices d’un barbier et de la cuve à acides d’un teinturier, et comme d’ailleurs la privation de sommeil depuis trois jours et les émotions les avaient anéantis, les cinq plaignants, finirent, une fois leur repas terminé, par s’assoupir au pied du poteau où était attachée par les cheveux Dalila-la-Rouée.

Or, la nuit était déjà avancée, et les cinq compagnons ronflaient autour du poteau, lorsque deux Bédouins à cheval, qui s’entretenaient ensemble en allant au pas, s’approchèrent de l’endroit où était attachée Dalila. Et la vieille les entendit qui se faisaient part de leurs sensations. L’un des Bédouins, en effet, demandait à son compagnon : « Toi, frère, qu’as-tu fait de mieux durant ton séjour dans la merveilleuse Baghdad…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT QUARANTE-QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

« … Toi, frère, qu’as-tu fait de mieux durant ton séjour dans la merveilleuse Baghdad ? » L’autre répondit, après un silence : « Moi, par Allah ! j’y ai mangé de délicieux beignets au miel et à la crème, ceux-là que j’aime ! Et voilà certes ce que j’ai fait de mieux à Baghdad ! » Alors l’autre, reniflant dans l’air l’odeur d’imaginaires beignets frits à l’huile et farcis de crème et dulcifiés de miel, s’écria : « Par l’honneur des Arabes ! je vais de ce pas aller à Baghdad manger de ces délicieuses bouchées-là dont je n’ai goûté de ma vie, durant mes courses dans le désert ! » Alors le Bédouin qui avait déjà mangé des beignets farcis à la crème et au miel prit congé de son compagnon l’alléché, pour retourner sur ses pas, tandis que celui-ci, continuant sa route sur Baghdad, arrivait au poteau et y découvrait Dalila attachée par les cheveux avec, autour d’elle, les cinq hommes endormis.

À cette vue, il s’approcha de la vieille et lui demanda : « Qui es-tu ? Et pourquoi es-tu là ! » Elle dit, en pleurant : « Ô cheikh des Arabes, je me mets sous ta protection ! » Il dit : « Allah est le plus grand Protecteur ! Mais pourquoi es-tu attachée à ce poteau ? » Elle répondit : « Sache, ô cheikh arabe, ô très honorable, que j’ai comme ennemi un pâtissier marchand de beignets farcis à la crème et au miel, qui est certainement le plus réputé à Baghdad pour la confection à point, dans la friture, de ces beignets. Or moi, l’autre jour, pour me venger d’une injure qu’il m’avait faite, je me suis approchée de sa devanture et j’ai craché sur ses beignets. Alors le pâtissier alla porter plainte contre moi au wali qui m’a condamnée à être attachée à ce poteau et à y demeurer si je ne puis manger, en une seule séance, dix plateaux entiers remplis de beignets. Et c’est demain matin que l’on doit me présenter les dix plateaux de beignets. Or moi, par Allah ! ô cheikh des Arabes, j’ai une âme qui a toujours eu du dégoût pour toutes les douceurs, et qui surtout n’accepte pas les beignets farcis de crème et de miel. Hélas sur moi ! Je vais donc me laisser ici mourir de faim ! » À ces paroles, le Bédouin s’écria : « Par l’honneur des Arabes ! moi je ne suis venu de ma tribu et je ne vais à Baghdad que pour satisfaire mon désir sur les beignets ! Si tu veux, ma bonne tante, je mangerai les plateaux à ta place ! » Elle répondit : « On ne te le laissera pas faire, à moins que tu ne sois attaché à ma place à ce poteau ! Et justement, comme j’ai toujours eu la figure voilée, nul ne m’a vue et ne saurait deviner le changement ! Tu n’as, pour cela, qu’à changer d’habits avec moi, après m’avoir détachée ! » Le Bédouin, qui ne demandait que cela, se hâta de la détacher et, après avoir changé d’habits avec elle, se fit attacher au poteau à sa place, tandis qu’elle-même, revêtue du burnous du Bédouin et la tête ceinte de ses cordelières noires en poils de chameau, sautait sur le cheval et disparaissait dans le loin, vers Baghdad.

Le lendemain, en ouvrant les yeux, les cinq, pour souhaiter le bonjour à la vieille, recommencèrent leurs invectives de la nuit. Mais le Bédouin leur dit : « Où sont les beignets ? Mon estomac les souhaite ardemment ! » En entendant cette voix, les cinq S’écrièrent : « Par Allah ! c’est un homme ! Et son parler est celui des Bédouins ! » Et l’ânier sauta sur ses pieds et s’approcha de lui, et lui demanda : « Ya Badawi, que fais-tu là ? Et comment as-tu osé détacher la vieille ? » Il répondit : « Où sont les beignets ? Je n’ai pas mangé de toute la nuit ! Surtout n’économisez pas le miel ! Elle, la pauvre vieille, avait une âme qui abhorrait les pâtisseries ; mais la mienne les aime bien ! »

À ces paroles, les cinq comprirent que le Bédouin avait été dupé comme eux par la vieille et, après s’être donné à eux-mêmes, dans leur désespoir, de grands coups sur le visage, s’écrièrent : « On ne peut fuir sa destinée ni éviter l’accomplissement de ce qui est écrit par Allah ! » Et pendant qu’ils étaient dans l’incertitude sur ce qui leur restait à faire, le wali, accompagné de ses gardes, arriva à l’endroit où ils se trouvaient, et s’approcha du poteau. Alors le Bédouin lui demanda : « Où sont les plateaux de beignets au miel ? » À ces paroles le wali leva les yeux vers le poteau et aperçut là le Bédouin à la place de la vieille ; et il demanda aux cinq : « Qu’est-ce que cela ? » Ils répondirent : « C’est la destinée ! » et ajoutèrent : « La vieille s’est échappée en dupant ce Bédouin. Et c’est toi, ô wali, que nous rendons responsable devant le khalifat de sa fuite ; car si tu nous avais donné des gardes pour la surveiller, elle n’aurait pas réussi à s’échapper. Nous ne sommes pas plus des gardes que nous ne sommes des esclaves bons à vendre ou à acheter ! » Alors le wali se tourna vers le Bédouin et lui demanda ce qui s’était passé ; et celui-ci, avec force exclamations de désir, lui raconta son histoire, et termina en disant : « À moi les beignets, maintenant ! » À ces paroles, le wali et les gardes lancèrent un considérable éclat de rire, alors que les cinq roulaient des yeux rouges de sang et de vengeance, et disaient au wali : « Nous ne te quitterons que chez notre maître l’émir des Croyants ! » Et le Bédouin, ayant fini par comprendre qu’il avait été dupé, dit également au wali : « Moi, je ne rends que toi seul responsable de la perte de mon cheval et de mes vêtements ! » Alors le wali fut obligé de les emmener et d’aller avec eu à Baghdad, au palais de l’émir des Croyants, le khalifat Haroun Al-Rachid…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT QUARANTE-CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

… et d’aller avec eux à Baghdad, au palais de l’émir des Croyants, le khalifat Haroun Al-Rachid.

L’audience leur fut accordée et ils entrèrent au Diwân, où déjà les avait précédés le capitaine Fléau-des-Rues, l’un des premiers plaignants.

Le khalifat, qui faisait tout par lui-même, commença par les interroger l’un après l’autre, l’ânier le premier et le wali le dernier. Et chacun d’eux raconta au khalifat son histoire, avec tous ses détails.

Alors le khalifat, extrêmement émerveillé de toute l’affaire, dit à tous ceux-là : « Par l’honneur de mes aïeux les Bani-Abbas ! je vous donne l’assurance que tout ce qui vous a été dérobé vous sera rendu. Toi, l’ânier, tu auras ton âne et une indemnité ! Toi, le barbier, tu auras tous tes meubles et ustensiles ! Toi, marchand, ta bourse et tes vêtements ! Toi, juif, tes bijoux ! Toi, teinturier, une boutique neuve ! Et toi, cheikh arabe, ton cheval, tes habits et autant de plateaux de beignets au miel que peut en souhaiter la capacité de ton âme ! Aussi faut-il d’abord retrouver la vieille ! » Et il se tourna vers le wali et le capitaine Fléau et leur dit : « Toi, émir Khaled, tes mille dinars te seront également restitués ! Et toi, émir Mustapha, les bijoux et les vêtements de ton épouse et une indemnité. Mais il faut, à vous deux, retrouver la vieille ! Je vous charge de ce soin. »

À ces paroles, l’émir Khaled secoua ses habits et leva les bras au ciel, en s’écriant : « Par Allah ! ô émir des Croyants, excuse-moi ! Je n’ose me charger encore de l’accomplissement de cette tâche-là ! Après tous les tours que cette vieille m’a joués, je ne réponds pas qu’elle ne trouve encore quelque expédient pour se tirer d’affaire à mes dépens ! » Et le khalifat se mit à rire et lui dit : « Alors charge un autre de ce soin ! » Il dit : « Dans ce cas, ô émir des Croyants, donne toi-même l’ordre de rechercher la vieille à l’homme le plus habile de Baghdad, le chef même de la police de Ta Droite, Ahmad-la-Teigne ! Jusqu’à présent, malgré toute son habileté, les services qu’il peut rendre et les gros appointements qu’il touche chaque mois, il n’a encore rien eu à faire ! » Alors le khalifat appela : « Ya mokaddem Ahmad ! » Et Ahmad-la-Teigne s’avança aussitôt entre les mains du khalifat et dit : « À tes ordres, ô émir des Croyants ! » Le khalifat lui dit : « Écoute ! capitaine Ahmad, il y a une vieille qui a fait telle et telle choses ! Et c’est toi que je charge de la retrouver et de me l’amener ! » Et Ahmad-la-Teigne dit : « Je réponds d’elle, ô émir des Croyants ! » Et il sortit, suivi de ses quarante archers, tandis que le khalifat gardait auprès de lui les cinq et le Bédouin.

Or, le chef des archers d’Ahmad-la-Teigne était un homme rompu à ces sortes de recherches, et qui s’appelait Ayoub Dos-de-Chameau. Comme il avait l’habitude de parler librement à son chef Ahmad-la-Teigne, l’ancien larron, il s’approcha de lui et lui dit : « Capitaine Ahmad, il n’y a pas qu’une seule vieille dans Baghdad ; et la capture va être difficile, crois ma barbe ! » Et Ahmad-la-Teigne lui demanda : « Alors qu’as-tu à me dire à ce sujet, ô Ayoub Dos-de-Chameau ? » Il répondit : « Nous ne serons jamais assez nombreux pour arriver à circonvenir la vieille ; et je suis d’avis de décider le capitaine Hassan-la-Peste à nous accompagner avec ses quarante archers ; car il a mieux que nous l’expérience de ces sortes d’expéditions ! » Mais Ahmad-la-Teigne, qui ne voulait point partager avec son collègue la gloire de la capture, répondit à haute voix, de façon à être entendu de Hassan-la-Peste qui se tenait à la grande porte du palais : « Par Allah ! ô Dos-de-Chameau, depuis quand avons-nous besoin d’autrui pour faire nos affaires ? » Et il passa fièrement à cheval, avec ses quarante archers, devant Hassan-la-Peste mortifié de cette réponse et aussi du choix qu’avait fait le khalifat du seul Ahmad-la-Teigne, en le négligeant, lui Hassan ! Et il se dit : « Par la vie de ma tête rasée ! ils auront besoin de moi ! »

Quant à Ahmad-la-Teigne, une fois qu’il fut arrivé sur la place qui s’étendait devant le palais du khalifat, il harangua ses hommes, pour les encourager, et leur dit : « Ô mes braves, vous allez vous diviser en quatre groupes pour faire des perquisitions dans les quatre quartiers de Baghdad. Et demain, vers l’heure de midi, vous reviendrez tous me trouver au cabaret de la rue Mustapha pour me rendre compte de ce que vous aurez fait ou trouvé ! » Et, ayant ainsi convenu du point de réunion, ils se divisèrent en quatre groupes, qui allèrent parcourir chacun un quartier différent, tandis que de son côté Ahmad-la-Teigne se mettait à flairer le vent devant lui.

Mais pour ce qui est de Dalila et de sa fille Zeinab, elles ne tardèrent pas à apprendre, par la rumeur publique, les perquisitions dont le khalifat avait chargé Ahmad-la-Teigne dans le but d’arrêter une vieille friponne dont les ruses faisaient l’entretien de tout Baghdad. À cette nouvelle, Dalila dit à sa fille : « Ô fille mienne, je n’ai rien à craindre de tous ceux-là, du moment que Hassan-la-Peste n’est pas avec eux ; car Hassan est le seul homme à Baghdad dont je redoute la perspicacité, puisqu’il est le seul à me connaître et à te connaître ; et il peut, quand il veut, aujourd’hui même, venir nous arrêter sans que nous puissions trouver le moindre expédient pour lui échapper, Remercions donc le Protecteur qui nous protège ! » Sa fille Zeinab répondit : « Ô mère mienne, quelle belle occasion alors ce serait pour nous de jouer quelque tour excellent à cet Ahmad-la-Teigne et à ses quarante idiots ! Quelle joie ce serait, ô mère mienne ! » Dali la répondit : « Ô fille de mes entrailles, aujourd’hui je me sens un peu indisposée, et je compte sur toi pour berner ces quarante et un bandits ! La chose est aisée » et je ne doute pas de ta sagacité ! » Alors Zeinab, qui était une adolescente gracieuse et souple avec des yeux sombres dans un visage charmant et clair…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT QUARANTE-SIXIÈME NUIT

Elle dit :

… Alors Zeinab, qui était une adolescente gracieuse et souple avec des yeux sombres dans un visage charmant et clair, se leva aussitôt et s’habilla avec une grande élégance et se voila le visage d’une légère mousseline de soie, tant que l’éclat de ses yeux en était plus velouté et captivant. Alors, attifée de la sorte, elle vint embrasser sa mère et lui dit : « Ô mère, je jure, par la vie de mon cadenas intact et fermé ! de me rendre la maîtresse des Quarante et Un, et d’en faire mon jouet ! » Et elle sortit de la maison et s’en alla à la rue Mustapha, et entra dans le cabaret tenu par le Hagg-Karim de Mossoul.

Elle commença d’abord par faire un salam très gentil au Hagg-Karim, le cabaretier, qui, charmé, lui rendit au double son salam. Alors elle lui dit : « Ya Hagg-Karim, voici cinq dinars pour toi si tu veux me louer pour jusqu’à demain ta grande salle du fond, où je veux inviter quelques amis, sans que les clients ordinaires puissent y pénétrer ! » Il répondit : « Par ta vie, ô ma maîtresse, et par la vie de tes yeux, les beaux yeux, je consens à te louer ma grande salle pour rien, à charge seulement pour toi de ne point ménageries boissons à tes invités ! » Elle sourit et lui dit : « Ceux que j’invite, ya Hagg, sont des gargoulettes dont le potier a oublié de fermer le cul ! Toute ta boutique, quant à ses liquides, y passera ! Sois sans crainte à ce sujet ! » Et aussitôt elle retourna à la maison où elle prit l’âne de l’ânier et le cheval du Bédouin, les chargea de matelas, de tapis, d’escabeaux, de nappes, de plateaux, d’assiettes et autres ustensiles et revint en toute hâte au cabaret, et déchargea l’âne et le cheval de toutes ces choses pour les ranger dans la grande salle qu’elle avait louée. Elle tendit ensuite les nappes, mit en ordre les pots de boissons, les coupes et les mets qu’elle avait achetés, et, ce travail achevé, elle alla se poster à la porte du cabaret.

Il n’y avait pas longtemps qu’elle était là quand elle vit poindre dix des archers d’Ahmad-la-Teigne, avec, à leur tête, Dos-de-Chameau qui avait un air bien farouche. Et il se dirigea précisément vers la boutique, avec les neuf autres, et vit à son tour la belle adolescente qui avait pris soin de relever, comme par inadvertance, le léger voile de mousseline qui lui couvrait le visage. Et Dos-de-Chameau fut ébloui à la fois et charmé de sa jeune beauté si avenante, et lui demanda : « Que fais-tu là, ô jouvencelle ? » Elle répondit, en lui coulant de côté un regard langoureux : « Rien ! J’attends ma destinée ! Serais-tu le capitaine Ahmad ? » Il dit : « Non, par Allah ! Mais je puis le remplacer s’il s’agit d’un service que tu lui demandes, car je suis le chef de ses archers, Ayoub Dos-de-Chameau, ton esclave, ô œil de gazelle ! » Elle lui sourit encore et lui dit : « Par Allah ! ô chef archer, si la politesse et les bonnes manières voulaient élire un domicile sûr, elles choisiraient les quarante vôtres pour guides ! Entrez donc ici, et soyez les bienvenus ! L’accueil amical que vous trouverez chez moi n’est qu’un hommage dû aux hôtes charmants ! » Et elle les introduisit dans la salle apprêtée et, les ayant invités à s’asseoir autour des grands plateaux des boissons, leur offrit à boire du vin mélangé au soporifique bang. Aussi, dès les premières coupes vidées, les dix tombèrent sur le dos comme des éléphants ivres ou des buffles pris de vertige, et ils s’enfoncèrent dans un profond sommeil.

Alors Zeinab les traîna, à tour de rôle, par les pieds et les jeta tout au fond de la boutique en les entassant les uns sur les autres, les cacha sous une large couverture, tira sur eux un grand rideau, remit tout en ordre dans la pièce, et sortit se poster de nouveau à la porte du cabaret.

Bientôt apparut la seconde escouade de dix archers, qui subit le même ensorcellement par les yeux sombres et le visage clair de la belle Zeinab et le même traitement que la précédente, ainsi que la troisième et la quatrième escouades. Et l’adolescente, après avoir entassé tous les archers les uns sur les autres derrière le grand rideau, remit tout en ordre dans la salle et sortit attendre l’arrivée d’Ahmad-la-Teigne lui-même.

Elle n’était pas là depuis longtemps quand apparut sur son cheval, menaçant et les yeux chargés d’éclairs et les poils de la barbe et des moustaches hérissés comme les poils de la hyène affamée, Ahmad-la-Teigne. Arrivé devant la porte, il descendit de cheval et attacha la bête par la bride à l’un des anneaux en fer scellés dans les murs du cabaret, et s’écria : « Où sont-ils, tous ces fils de chiens ? Je leur avais ordonné de m’attendre ici ? Les aurais-tu vus, toi ? » Alors Zeinab balança ses hanches, coula un regard doux à gauche, puis un autre à droite, sourit de ses lèvres et dit : « Qui donc, ô mon maître ? » Or, Ahmad, des deux regards à lui jetés par l’adolescente, sentit ses entrailles lui bouleverser l’estomac, et gémir l’enfant, seul héritage qui lui restât, capital et intérêts ! Alors il dit à la souriante Zeinab immobile dans une pose naïve : « Ô jouvencelle, mes quarante archers ! » À ces paroles Zeinab, comme subitement prise d’un grand sentiment de respect, s’avança vers Ahmad-la-Teigne, et lui baisa la main en disant : « Ô capitaine Ahmad, chef de la Droite du khalifat, les quarante archers m’ont chargée de te dire qu’ils avaient aperçu, au fond de la ruelle, la vieille Dalila que tu cherches, et qu’ils allaient se mettre à sa poursuite sans s’arrêter ici ; mais ils t’assurent qu’ils reviendront bientôt avec elle ; et tu n’as qu’à les attendre dans la grande salle du cabaret où je te servirai moi-même avec mes yeux ! » Alors Ahmad-la-Teigne, précédé par l’adolescente, pénétra dans la boutique où il ne tarda pas, grisé par les charmes de la friponne et subjugué par ses artifices, à boire coupe sur coupe et à tomber comme mort sous l’effet opéré sur sa raison par le bang soporifique mélangé aux boissons.

Alors Zeinab, sans perdre de temps, commença par dépouiller Ahmad-la-Teigne de tous ses habits et de tout ce qu’il portait sur lui, ne lui laissant sur le corps que sa chemise et son large caleçon ; puis elle alla aux autres et les dépouilla de la même façon. Après quoi elle ramassa tous ses ustensiles et tous les effets qu’elle venait de voler, les chargea sur le cheval d’Ahmad-la-Teigne, sur celui du Bédouin et sur l’âne de l’ânier et, riche ainsi de tous ces trophées de sa victoire, elle regagna sa maison sans encombre, et remit le tout à sa mère Dalila qui l’embrassa en pleurant de joie.

Quant à Ahmad-la-Teigne et à ses quarante compagnons…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT QUARANTE-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

… Quant à Ahmad-la-Teigne et à ses quarante compagnons, ils restèrent endormis pendant deux jours et deux nuits, et lorsque, au matin du troisième jour, ils se furent réveillés de leur sommeil extraordinaire, ils ne surent d’abord comment s’expliquer leur présence là-dedans, et finirent, à force de suppositions, par ne plus douter du tour qui leur avait été joué. Alors ils se trouvèrent fort humiliés, surtout Ahmad-la-Teigne qui avait montré une telle assurance en présence de Hassan-la-Peste, et qui éprouvait maintenant une grande honte à se montrer dans la rue, dans l’accoutrement où il se trouvait. Il se décida pourtant à sortir du cabaret et, précisément, la première personne qu’il rencontra sur sa route fut son collègue Hassan-la-Peste qui, le voyant ainsi vêtu de la chemise et du caleçon, et suivi de ses quarante archers accoutrés comme lui, comprit, à ce seul coup d’œil, l’aventure dont ils venaient tous d’être les victimes. À cette vue Hassan-la-Peste exulta à la limite de l’exultation et se mit à chanter ces vers :

« Les jeunes filles naïves croient tous les hommes semblables ! Elles ne savent point que nous ne nous ressemblons que par nos turbans !

» Parmi nous les uns sont des savants, et les autres des imbéciles ! N’y a-t-il point au ciel des étoiles sans éclat et d’autres qui sont des perles ?

» Les aigles et les faucons ne mangent point la chair morte ; mais les vautours impurs s’abattent sur les cadavres ! »

Lorsque Hassan-la-Peste eut fini de chanter, il s’approcha d’Ahmad-la-Teigne, qu’il feignit de reconnaître à l’instant, et lui dit : « Par Allah ! mokaddem Ahmad, les matinées sont fraîches sur le Tigre, et vous êtes des imprudents de sortir ainsi en chemise et en caleçon ! » Et Ahmad-la-Teigne répondit : « Et toi, ya Hassan, tu es encore plus lourd et plus froid d’esprit que cette matinée ! Nul n’échappe à son sort, et notre sort a été d’être joués par une jeune fille. La connaîtrais-tu, toi ? » Il répondit : « Je la connais et je connais sa mère ! Et si tu veux, je vais aller te les capturer à l’instant ? » Il demanda : « Et comment cela ? » Il répondit : « Tu n’auras qu’à te présenter devant le khalifat, et, en signe d’incapacité, tu secoueras ton collier ; et tu lui diras de me charger de la capture à ta place ! » Alors Ahmad-la-Teigne, après s’être habillé, alla au Diwân avec Hassan-la-Peste, et le khalifat lui demanda : « Où est la vieille, mokaddem Ahmad ? » Il secoua son collier et répondit : « Par Allah ! ô émir des Croyants, moi je ne la connais pas ! Le mokaddem Hassan ferait mieux l’affaire ! Il la connaît et affirme même que la vieille n’a fait tout cela que pour faire parler d’elle et attirer l’attention de notre maître le khalifat ! » Alors Al-Rachid se tourna vers Hassan et lui demanda : « Est-ce vrai, mokaddem Hassan ? Connais-tu la vieille ? Et crois-tu qu’elle n’a fait tout cela que pour mériter mes faveurs ? » Il répondit : « C’est vrai, ô émir des Croyants ! » Alors le khalifat s’écria : « Par la tombe et l’honneur de mes ancêtres ! si cette vieille restitue à tous ceux-là ce qu’elle leur a pris, je lui pardonne ! » Et Hassan-la-Peste dit : « Alors, ô émir des Croyants, donne-moi pour elle le sauf-conduit de la sécurité ! » Et le khalifat jeta son mouchoir à Hassan-la-Peste comme gage de sécurité pour la vieille.

Aussitôt Hassan, après avoir ramassé le gage de la sécurité, sortit du Diwân et courut directement à la maison de Dalila qu’il connaissait de longue date. Il frappa à la porte et Zeinab vint lui ouvrir elle-même. Il demanda : « Où est ta mère ? » Elle dit : « En haut ! » Il dit : « Va lui dire que Hassan, le mokaddem de la Gauche, est en bas porteur pour elle, de la part du khalifat, du mouchoir de la sécurité, mais à condition qu’elle restitue tout ce qu’elle a pris. Et dis-lui de descendre par les bonnes manières, sinon je serais obligé d’employer la force à son égard ! » Or Dalila, qui avait entendu ces paroles, s’écria du dedans : « Jette-moi le mouchoir de la sécurité ! Et je t’accompagne chez le khalifat avec toutes les choses enlevées ! » Alors la Peste lui jeta le mouchoir, dont aussitôt Dalila s’entoura le cou ; puis elle se mit, aidée par sa fille, à charger l’âne de l’ânier et les deux chevaux de tous les objets dérobés. Lorsqu’elles eurent fini, Hassan dit à Dalila : « Il reste encore les effets d’Ahmad-la-Teigne et de ses quarante ! » Elle répondit : « Par le Nom le Plus Grand ! ce n’est pas moi qui les ai enlevés ! » Il se mit à rire et dit : « C’est vrai ! Mais c’est ta fille Zeinab qui a joué le tour ! Soit ! Garde-les, ceux-là ! » Puis, suivi des trois bêtes qu’il traînait l’une derrière l’autre par une corde les reliant toutes, il emmena Dalila et la conduisit au Diwân, entre les mains du khalifat…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT QUARANTE-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

… il emmena Dalila et la conduisit au Diwân, entre les mains du khalifat.

Lorsque Al-Rachid vit entrer cette vieille diabolique, il ne put s’empêcher de crier l’ordre de la jeter immédiatement sur le tapis du sang pour qu’elle y fût exécutée. Alors elle s’écria : « Je suis sous ta protection, ô Hassan ! » Et Hassan-la-Peste se leva et baisa les mains du khalifat et lui dit : « Pardon pour elle, ô émir des Croyants ! Tu lui as donné le gage de la sécurité. Et le voilà à son cou ! » Le khalifat répondit : « C’est vrai ! Aussi je lui pardonne par égard pour toi ! » Puis il se tourna vers Dalila et lui dit : « Viens ici, ô vieille femme ! Quel est ton nom ? » Elle répondit : « Mon nom est Dalila, l’épouse de ton ancien directeur des pigeons ! » Il dit : « En vérité tu es une astucieuse pleine d’expédients. Et désormais tu seras appelé Dalila-la-Rouée ! » Puis il lui dit : « Peux-tu au moins me dire dans quel but tu as joué tous ces tours à ces gens que voici, et nous as donné tant de tracas en fatiguant nos cœurs ? » Alors Dalila se jeta aux pieds du khalifat, et répondit : « Moi, ô émir des Croyants, je n’ai point agi de la sorte par cupidité ! Mais, ayant entendu parler des anciens expédients et des tours joués autrefois dans Baghdad par les chefs de Ta Droite et de Ta Gauche, Ahmad-la-Teigne et Hassan-la-Peste, j’ai eu l’idée à mon tour de faire comme eux, sinon de les dépasser, afin de pouvoir obtenir de notre maître le khalifat les appointements et la charge de mon défunt mari, le père de mes pauvres filles ! »

À ces paroles, l’ânier se leva vivement et s’écria : « Qu’Allah juge et se prononce entre moi et cette vieille ! Elle ne s’est pas seulement contentée de me voler mon âne, mais elle a poussé le barbier moghrabin que voici à m’arracher mes deux molaires du fond et à me cautériser les deux tempes au fer rougi des clous ! » Et le Bédouin aussi se leva et s’écria : « Qu’Allah juge et se prononce entre moi et cette vieille ! Elle ne s’est pas seulement contentée de m’attacher au poteau à sa place et de me voler mon cheval, mais elle m’a occasionné une envie rentrée, en m’empêchant de satisfaire mon désir sur les beignets farcis au miel ! » Et le teinturier, le barbier, le jeune marchand, le capitaine Fléau, le juif et le wali se levèrent chacun à son tour en demandant à Allah la réparation des dommages à eux causés par la vieille. Aussi le khalifat, qui était magnanime et généreux, commença par rendre à chacun d’eux les objets qui leur avaient été volés, et les dédommagea amplement sur sa cassette particulière. Et spécialement à l’ânier, à cause de la perte de ses deux molaires et des cautérisations subies, il fit donner mille dinars d’or, et il le nomma chef de la corporation des âniers. Et tous sortirent du Diwân, en se félicitant de la générosité du khalifat et de sa justice, et oublièrent leurs tribulations.

Quant à Dalila, le khalifat lui dit : « Maintenant, ô Dalila, tu peux me demander ce que tu souhaites ! » Elle embrassa la terre entre les mains du khalifat et répondit : « Ô émir des Croyants, je ne souhaite qu’une seule chose de ta générosité, et c’est de rentrer dans la charge et les appointements de mon défunt mari, le directeur des pigeons messagers ! Et je saurai remplir ces fonctions, car du vivant de mon mari c’était moi qui, aidée de ma fille Zeinab, donnais les grains aux pigeons et nettoyais le pigeonnier et attachais les lettres à leur cou. Et c’était moi également qui surveillais le grand khân que tu as fait construire pour le service des pigeons, et que gardaient jour et nuit quarante nègres et quarante chiens, ceux-là mêmes que tu as pris au roi des Afghans, descendants de Soleimân, lors de ta victoire sur ce roi ! » Et le khalifat répondit : « Soit ! ô Dalila, je vais te faire écrire à l’instant la direction du grand khân des pigeons messagers et le commandement des quarante nègres et des quarante chiens enlevés au roi des Afghans, descendants de Soleimân ! Et tu seras ainsi responsable sur ta tête de la perte d’un de ces pigeons qui me sont plus précieux que la vie même de mes enfants. Mais je ne doute point de tes capacités ! » Alors Dalila ajouta : « Je voudrais également, ô émir des Croyants, que ma fille Zeinab habitât avec moi dans le khân pour m’aider dans la surveillance générale ! » Et le khalifat lui en donna l’autorisation.

Alors Dalila, après avoir baisé les mains du khalifat, se rendit à sa maison et, aidée par sa fille Zeinab, fit transporter ses meubles et ses effets dans le grand khân, et choisit comme lieu d’habitation le pavillon construit à l’entrée même du khân. Et, le jour même, elle prit le commandement des quarante nègres, et, habillée d’habits d’homme et la tête coiffée d’un casque d’or, elle se rendit à cheval auprès du khalifat pour prendre ses ordres et s’informer des messages qu’il pouvait y avoir à expédier dans les provinces ! Et, quand vint la nuit, elle lâcha dans la grande cour du khân, pour la garde, les quarante chiens de la race de ceux des bergers de Soleimân. Et tous les jours elle continua à se rendre au Diwân, à cheval, coiffée du casque d’or surmonté d’un pigeon en argent, et accompagnée du cortège de ses quarante nègres vêtus de soie rouge et de brocart. Et, pour orner sa nouvelle demeure, elle y suspendit les habits d’Ahmad-la-Teigne, d’Ayoub Dos-de-Chameau et de leurs compagnons.

Et c’est ainsi que dans Baghdad Dalila-la-Rouée et sa fille Zeinab-la-Fourbe obtinrent, par leur adresse et leurs artifices, la charge si honorable de la direction des pigeons, et le commandement des quarante nègres et des quarante chiens gardiens nocturnes du grand khân ! Mais Allah est plus savant !


— Or, maintenant, ô Roi fortuné, continua Schahrazade, il est temps de te parler d’Ali Vif-Argent et de ses aventures avec Dalila et sa fille Zeinab, et avec le frère de Dalila, Zaraïk, marchand de poisson frit, et le Juif magicien Azaria ! Car ces aventures sont infiniment plus étonnantes et plus extraordinaires que toutes celles entendues jusqu’à présent ? » Et le roi Schahriar se dit en lui-même : « Par Allah ! je ne la tuerai qu’après avoir entendu les aventures d’Ali Vif-Argent ? » Et Schahrazade, voyant apparaître le matin, se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT QUARANTE-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est revenu, ô Roi fortuné, qu’il y avait à Baghdad, du temps où y vivaient Ahmad-la-Teigne et Hassan-la-Peste, un autre larron si subtil et si fluide que jamais les gens de la police ne pouvaient mettre la main sur lui ; car sitôt qu’ils croyaient le tenir, il leur échappait comme glisse d’entre les doigts une boule de vif-argent qu’on essaye de saisir. C’est pourquoi on l’avait autrefois surnommé, au Caire, sa patrie, Ali Vif-Argent.

En effet ! Avant son arrivée à Baghdad, Ali Vif-Argent demeurait au Caire, et il n’en était parti pour venir à Baghdad qu’à la suite de circonstances dignes de mémoire, et qui méritent d’être mentionnées au commencement de cette histoire.

Il était un jour assis, triste et désœuvré, au milieu de ses compagnons dans la salle souterraine qui leur servait de point de réunion ; et ceux-ci, voyant qu’il avait le cœur serré et la poitrine rétrécie, essayaient de le distraire, mais il restait farouche dans son coin, avec le visage renfrogné, les traits contractés et les sourcils froncés. Alors l’un d’eux lui dit : « Ô notre grand, pour te dilater la poitrine il n’y a rien de mieux qu’une promenade à travers les rues et les souks du Caire ! » Et Ali Vif-Argent, pour en finir, se leva et sortit errer à travers les quartiers du Caire, sans que s’éclaircît son humeur noire. Et il arriva de la sorte à la rue Rouge, alors que sur son passage tous les gens s’écartaient avec empressement par égard et respect pour lui.

Comme il débouchait dans la rue Rouge et voulait entrer dans un cabaret où il avait coutume de s’enivrer, il vit, près de la porte, un porteur d’eau qui avait son outre en peau de chèvre sur le dos, et allait son chemin en faisant tinter l’une sur l’autre les deux tasses de cuivre où il versait l’eau à boire aux altérés. Et il chantait son cri de rue, où son eau devenait tantôt du miel tantôt du vin, au gré du désir ! Et ce jour-là il chantait ainsi son cri, en le rythmant au tintement de ses deux tasses entre-choquées :

« C’est du raisin que vient la meilleure liqueur ! Il n’est point de bonheur sans un ami de cœur ! Le délice chez soi double ainsi de valeur ! Et la place d’honneur est pour le beau parleur ! »

Lorsque le porteur d’eau aperçut Ali Vif-Argent, il fit tinter en son honneur les deux tasses retentissantes, et chanta :

« Ô passant, voilà la pure ! la douce, la délicieuse, la fraîche, l’eau ! l’œil du coq, mon eau ! le cristal, mon eau ! l’œil, ô mon eau ! la joie des gosiers ! le diamant ! l’eau, l’eau, mon eau ! »

Puis il demanda : « Mon seigneur, en veux-tu une tasse ? » Vif-Argent répondit : « Donne ! » Et le porteur lui remplit une tasse, qu’il eut soin au préalable de soigneusement rincer, et la lui offrit, disant : « Le délice ! » Mais Ali, ayant pris la tasse, la regarda un instant, l’agita et en répandit l’eau à terre, en disant : « Donne-m’en une autre ! » Alors le porteur, formalisé, le mesura des yeux, et s’écria : « Par Allah ! et que trouves-tu dans cette eau plus claire que l’œil du coq, pour ainsi la répandre à terre ? » Il répondit : « C’est mon plaisir ! Verse-m’en une autre ! » Et le porteur remplit d’eau la tasse pour la seconde fois et l’offrit religieusement à Ali Vif-Argent qui la prit et la répandit encore, en disant : « Remplis-la-moi encore une fois ! » Et le porteur s’écria : « Ya sidi, si tu ne veux pas boire, laisse-moi continuer mon chemin ! » et il lui tendit une troisième tasse d’eau. Mais cette fois Vif-Argent vida la tasse d’un trait et la remit au porteur en y déposant un dinar d’or, comme gratification. Or le porteur, loin de se montrer satisfait d’une pareille aubaine, toisa du regard Vif-Argent et lui dit d’un ton narquois : « Bonne chance à toi, mon seigneur, bonne chance à toi ! Les petites gens sont une chose, et les grands seigneurs tout autre chose ! » À ces paroles, Ali Vif-Argent, à qui il ne fallait pas tant pour que la colère le fît éternuer, saisit le porteur d’eau par son caban, lui administra une volée de coups de poing en le secouant, lui et son outre, l’accula contre le mur de la fontaine publique de la rue Rouge, et lui cria : « Ah ! fils d’entremetteur, tu trouves qu’un dinar d’or c’est peu pour trois tasses d’eau ? Ah ! c’est bien peu ? Mais ton outre, telle quelle, vaut à peine trois pièces d’argent, et la quantité d’eau que j’ai jetée ou bue n’arrive même pas à une pinte ! » Le porteur répondit : « C’est juste, mon seigneur ! » Vif-Argent demanda : « Mais alors pourquoi m’as-tu parlé de la sorte ? Aurais-tu trouvé dans ta vie quelqu’un plus généreux que je ne le suis envers toi ? » Le porteur d’eau répondit : « Oui, par Allah ! J’ai rencontré dans ma vie quelqu’un plus généreux que toi ! Car tant que les femmes seront enceintes et engendreront des enfants, il y aura toujours sur la terre des hommes au cœur généreux ! » Vif-Argent demanda : « Et pourrais-tu me dire quel est cet homme, plus généreux que moi, que tu as rencontré ! » Le porteur d’eau répondit : « Lâche-moi d’abord, et assieds-toi là, sur la marche de la fontaine ! Et je te raconterai mon aventure qui est étrange extrêmement ! » Alors Ali Vif-Argent lâcha le porteur d’eau ; et, tous deux s’étant assis sur l’un des degrés de marbre de la fontaine publique, à côté de l’outre déposée sur le sol, le porteur d’eau raconta…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT CINQUANTIÈME NUIT

Elle dit :

… et, tous deux s’étant assis sur l’un des degrés de marbre de la fontaine publique, à côté de l’outre déposée sur le sol, le porteur d’eau raconta :

« Sache, ô mon généreux maître, que mon père était le cheikh de la corporation des porteurs d’eau du Caire, non point des porteurs qui vendent l’eau en gros aux maisons, mais de ceux qui, comme moi, la vendent au détail, en la débitant dans les rues sur leur dos.

« Lorsque mon père mourut, il me laissa en héritage cinq chameaux, un mulet, la boutique et la maison. C’était plus qu’il ne fallait à un homme de ma condition pour vivre heureux ! Mais, ô mon maître, le pauvre n’est jamais satisfait ; et le jour où par hasard il est enfin satisfait, il meurt ! Moi donc je pensai en mon âme : « Je vais augmenter mon héritage par le trafic et le commerce ! » Et aussitôt j’allai trouver divers prêteurs qui me confièrent des marchandises. Je chargeai ces marchandises sur mes chameaux et mon mulet, et partis trafiquer au Hedjaz, au temps du pèlerinage de la Mecque. Mais, ô mon maître, le pauvre ne s’enrichit jamais ; et s’il s’enrichit, il meurt ! Moi je fis un trafic si malheureux qu’avant la fin du pèlerinage je perdis tout ce que je possédais, et fus obligé de vendre mes chameaux et mon mulet pour subvenir au plus pressé. Et je me dis : « Si tu retournes au Caire, tes créanciers vont te saisir et te jeter en prison ! » Alors moi je me joignis à la caravane de Syrie, et j’allai à Damas, à Alep et de là à Baghdad.

« Une fois arrivé à Baghdad, je m’informai du chef de la corporation des porteurs d’eau et me rendis auprès de lui. Je commençai, en bon musulman, par lui réciter le chapitre liminaire du Korân, et lui souhaitai la paix. Alors il m’interrogea sur mon état, et je lui racontai tout ce qui m’était arrivé. Et lui, sans tarder, il me donna une camisole, une outre et deux tasses pour que je pusse gagner ma vie. Et je sortis sur la voie d’Allah un matin, avec mon outre sur le dos, et me mis à circuler dans les divers quartiers de la ville, en chantant mon cri, comme les porteurs d’eau du Caire. Mais, ô mon maître, le pauvre reste pauvre, puisque c’est sa destinée !

« En effet, je ne tardai pas à voir combien grande était la différence entre les habitants de Baghdad et ceux du Caire. À Baghdad, ô mon maître, les gens n’ont pas soif ; et ceux qui, par hasard, se décident à boire ne paient pas ! Car l’eau est à Allah ! Je vis donc combien le métier était mauvais, aux réponses des premiers auxquels je fis mes offres chantées. En effet, comme je tendais ma tasse à l’un d’eux, il me répondit : « M’as-tu donc donné à manger, pour m’offrir à boire ! » Moi, je continuai alors mon chemin, en m’étonnant du procédé et de ce mauvais présage de début, et je tendis la tasse à un second ; mais il me répondit : « Le gain est sur Allah ! passe ton chemin, ô porteur ! » Moi, je ne voulus point me décourager, et continuai à cheminer à travers les souks, en m’arrêtant devant les boutiques bien achalandées, mais personne ne me fit signe de verser, ni ne voulut se laisser tenter par mes offres et le tintement de mes gobelets de cuivre. Et je restai de la sorte jusqu’à midi sans avoir gagné de quoi m’acheter une galette de pain et un concombre. Car, ô mon maître, la destinée du pauvre l’oblige à avoir faim quelquefois. Mais la faim, ô mon maître, est moins dure que l’humiliation ! Et le riche éprouve bien des humiliations, et les supporte moins bien que le pauvre qui n’a rien à perdre ni à gagner. Ainsi moi, par exemple, si je me suis formalisé de ton emportement, ce n’est point à cause de moi, mais à cause de mon eau qui est un don excellent d’Allah ! Mais toi, ô mon maître, ton emportement contre moi est dû à des motifs qui te touchent dans ta personne !

« Donc moi, en voyant mon séjour à Baghdad commencer d’une manière si attristante, je pensai en mon âme : « Mieux eût valu pour toi, ô pauvre, mourir dans une prison de ton pays qu’au milieu de ces gens qui n’aiment pas l’eau ! » Et comme je m’appesantissais dans mes pensées, je vis soudain une grande poussée se faire dans le souk et des gens courir dans une certaine direction. Alors moi, dont le métier est d’être là où se trouve la foule, je courus de toutes mes forces, avec mon outre sur le dos ; et je suivis le mouvement. Et je vis alors un cortège splendide composé d’hommes qui marchaient sur deux rangs, portaient de longs bâtons à la main, étaient coiffés de grands bonnets enrichis de perles, étaient habillés de beaux burnous en soie, et laissaient pendre à leur côté de beaux glaives incrustés richement. Et à leur tête marchait un cavalier à l’aspect terrible, devant qui s’inclinaient toutes les têtes jusqu’à terre. Alors moi je demandai : « Pour qui ce cortège ? Et qui est ce cavalier ? » On me répondit : « On voit bien, à ton accent égyptien et à ton ignorance, que tu n’es point de Baghdad ! Ce cortège est celui du mokaddem Ahmad-la-Teigne, le chef de police de la Droite du khalifat, celui qui est chargé de maintenir l’ordre dans les faubourgs. Et c’est lui-même que tu vois à cheval. Il est très honoré, et a des appointements de mille dinars par mois, exactement comme son collègue Hassan-la-Peste, chef de la Gauche ! Et chacun de leurs hommes touche cent dinars par mois ! Ils viennent justement de sortir du Diwân, et vont rentrer chez eux prendre leur repas de midi ! »

« Alors moi, ô mon maître, je me mis à chanter mon cri, selon le mode égyptien, exactement comme tu m’as entendu le faire tout à l’heure, en m’accompagnant au rythme de mes gobelets retentissants. Et je fis si bien que le mokaddem Ahmad m’entendit et m’aperçut et, poussant son cheval de mon côté, me dit : « Ô frère d’Égypte, je te reconnais à ton chant ! Donne-moi une tasse de ton eau ! » Et il prit la tasse que je lui tendais, la secoua et jeta le contenu à terre, pour me la faire remplir une seconde fois et en répandre encore l’eau à terre, exactement comme toi, ô mon maître, et boire d’un trait la troisième tasse qu’il me fit remplir. Puis il s’écria à haute voix : « Vive le Caire avec ses habitants, ô porteur, mon frère ! Pourquoi es-tu venu dans cette ville où les porteurs d’eau ne sont point estimés et rémunérés ? » Et moi je lui racontai mon histoire et lui fis comprendre que j’étais endetté, et en fuite précisément à cause de mes dettes et de ma détresse ! Alors il s’écria : « Sois donc le bienvenu à Baghdad ! » et il me donna cinq dinars d’or et, se tournant vers tous les hommes de son cortège, il leur dit : « Pour l’amour d’Allah, je recommande cet homme de ma patrie à votre libéralité ! » Aussitôt chaque homme du cortège me demanda une tasse d’eau et, après l’avoir vidée, y déposa un dinar d’or ! Si bien que j’eus, au bout de ma tournée, plus de cent dinars d’or dans la boîte en cuivre pendue à ma ceinture. Puis le mokaddem Ahmad-la-Teigne me dit : « Durant tout ton séjour à Baghdad, telle sera ta rémunération chaque fois que tu nous verseras à boire ! » Aussi, en peu de jours, ma boite de cuivre se trouva plusieurs fois remplie ; et moi je comptai les dinars et vis qu’il y en avait mille et quelques ! Alors je pensai en mon âme : « Il est maintenant venu pour toi, le temps de retourner dans ton pays, ô porteur ! car, si bien qu’on soit sur une terre étrangère, on se trouve encore mieux dans sa patrie ! Et d’ailleurs tu as des dettes, et il te faut aller les payer ! » Alors je me dirigeai vers le Diwân, où déjà l’on me connaissait et où l’on me traitait avec beaucoup d’égards ; et j’entrai prendre congé de mon bienfaiteur, en lui récitant ces vers…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT CINQUANTE-UNIÈME NUIT

Elle dit :

« … et j’entrai prendre congé de mon bienfaiteur, en lui récitant ces vers :

« La demeure de l’étranger sur la terre étrangère est semblable à un édifice construit sur les vents.

« Le vent souffle, l’édifice s’écroule et l’étranger l’abandonne ! Mieux eût-il valu ne rien construire ! »

« Puis je lui dis : « Voici d’ailleurs qu’une caravane part pour le Caire, et je voudrais bien me joindre à elle pour retourner au milieu des miens ! » Alors il me donna une mule et cent dinars, et me dit : « Je voudrais, à mon tour, te charger, ô cheikh, d’une commission de confiance. Connais-tu beaucoup de gens au Caire ? » Je répondis : « Je connais tous les gens généreux qui l’habitent. » Il me dit : « Alors prends cette lettre que voici, et remets-la en mains propres à mon ancien compagnon Ali Vif-Argent du Caire ; et dis-lui de ma part : « Ton grand t’envoie ses salams et ses souhaits ! Il est maintenant avec le khalifat Haroun Al-Rachid ! »

« Moi alors je pris la lettre, je baisai la main du mokaddem Ahmad, et je quittai Baghdad pour le Caire, où j’arrivai il y a à peine cinq jours. Je commençai par aller trouver mes créanciers que je payai intégralement avec tout l’argent que j’avais gagné à Baghdad, grâce à la générosité d’Ahmad-la-Teigne. Après quoi je revêtis ma camisole de cuir, je chargeai mon outre sur mon dos, et je devins porteur d’eau comme avant, tel que tu me vois, ô mon maître ! Mais j’ai beau chercher dans tout le Caire l’ami d’Ahmad-la-Teigne, Ali Vif-Argent, je ne puis arriver à le trouver pour lui remettre la lettre que je porte toujours dans la doublure de mon caban !

« Et telle est, ô mon maître, l’aventure que j’ai eue avec le plus généreux de mes clients ! »

Lorsque le porteur d’eau eut fini de raconter son histoire, Ali Vif-Argent se leva et l’embrassa comme le frère embrasse son frère, et lui dit : « Ô porteur, mon semblable, pardonne-moi mon emportement de tout à l’heure à ton égard ! L’homme, certes plus généreux que moi, le seul plus généreux que moi, que tu as rencontré à Baghdad est mon ancien chef grand ! Car c’est moi-même Ali Vif-Argent que tu cherches, le premier compagnon d’Ahmad-la-Teigne ! Réjouis donc ton âme, rafraîchis tes yeux et ton cœur et donne-moi la lettre de mon grand ! » Alors le porteur d’eau lui remit la lettre qu’il ouvrit et où il lut ce qui suit :

« Le salam du mokaddem Ahmad au plus illustre et au premier de ses enfants Ali Vif-Argent !

« Je t’écris, ô ornement des plus beaux, sur une feuille qui volera vers toi avec les vents.

« Si moi-même j’étais oiseau, je m’envolerais de désir vers tes bras ! Mais un oiseau dont on a coupé les ailes pourrait-il encore s’envoler ?

« Sache, en effet, ô le plus beau, que je suis maintenant à la tête des quarante gaillards d’Ayoub Dos-de-Chameau, tous, comme nous, d’anciens braves, auteurs de mille superbes coups. Et j’ai été nommé par le khalifat Haroun Al-Rachid, notre maître, chef de police de Sa Droite, chargé de la garde de la ville et des faubourgs, avec des appointements de mille dinars par mois, sans compter les rentrées extraordinaires et ordinaires de la part des gens qui veulent obtenir mes bonnes grâces.

« Si donc, ô le plus cher, tu veux donner un vaste meidân à l’essor de ton génie et t’ouvrir la porte des honneurs et des richesses, tu n’as qu’à venir rejoindre ton ancien à Baghdad. Tu accompliras ici quelques hauts exploits, et je te promets de t’obtenir les faveurs du khalifat, une place digne de toi et de notre amitié, et un traitement aussi considérable que le mien.

« Viens donc, mon fils, viens me rejoindre et me dilater le cœur par ta présence désirée !

« Et que la Paix d’Allah et ses bénédictions soient sur toi, ya Ali ! »

Lorsque Ali Vif-Argent eut lu cette lettre d’Ahmad-la-Teigne son grand, il se trémoussa de joie et d’émotion et, brandissant son long bâton d’une main et la lettre de l’autre main, il exécuta une danse fantastique sur les marches de la fontaine, en bousculant les vieilles femmes et les mendiants. Puis il baisa plusieurs fois la lettre en la portant ensuite à son front ; et il défit sa ceinture de cuir et la vida de toutes les pièces d’or qu’elle contenait entre les mains du porteur d’eau, pour le remercier de la bonne nouvelle et de la commission. Et il se hâta d’aller rejoindre, dans le souterrain, les gaillards de sa bande pour leur annoncer son départ immédiat pour Baghdad.

Lorsqu’il fut arrivé au milieu d’eux, il leur dit : « Mes enfants, je vous recommande les uns aux autres ! » Alors son lieutenant s’écria : « Comment, maître ! Tu nous quittes donc ? » Il répondit : « Ma destinée m’attend à Baghdad, entre les mains de mon grand, Ahmad-la-Teigne ! » Il dit : « Le moment est bien difficile pour nous justement ! Notre magasin de provisions est vide ! Et sans toi qu’allons-nous devenir ? » Il répondit : « Avant même mon arrivée à Baghdad, dès que je serai entré dans Damas, je saurai bien trouver, pour vous l’envoyer, de quoi subvenir à tous vos besoins. Soyez donc sans crainte, mes enfants ! » Puis il enleva les vêtements qu’il portait, fit ses ablutions et s’habilla d’une robe serrée à la taille, d’un grand manteau de voyage aux vastes manches, enfonça dans sa ceinture de cuir deux poignards et un coutelas, se coiffa d’un extraordinaire tarbousch, et prit à la main une immense lance, longue de quarante-deux coudées, et faite en nœuds de bambou qui pouvaient rentrer les uns dans les autres à volonté. Puis il sauta sur le dos de son cheval et s’en alla.

Il était à peine sorti du Caire, qu’il aperçut…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT CINQUANTE-DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

… Il était à peine sorti du Caire qu’il aperçut une caravane dont il s’approcha et à laquelle il se joignit, ayant appris qu’elle se dirigeait vers Damas et Baghdad. Cette caravane était celle du syndic des marchands de Damas, homme fort riche, qui revenait de la Mecque et regagnait son pays. Or Ali, qui était jeune, beau et sans poils encore sur les joues, plut à l’extrême au syndic des marchands, aux chameliers et aux muletiers, et sut, tout en se défendant contre leurs diverses entreprises nocturnes, leur rendre quantité de services appréciables en les protégeant contre les Bédouins pillards et les lions du désert ; si bien qu’à leur arrivée à Damas ils lui marquèrent leur reconnaissance en le gratifiant chacun de cinq dinars ; et le syndic des marchands lui donna mille dinars. Et Ali, qui n’oubliait point ses compagnons du Caire, se hâta de leur envoyer tout cet argent, ne gardant sur lui que juste ce qui lui était nécessaire pour continuer sa route et arriver enfin à Baghdad !

Et voilà comment Ali Vif-Argent du Caire avait quitté son pays pour aller à Baghdad chercher sa destinée entre les mains d’Ahmad-la-Teigne, son grand, l’ancien chef des braves.

Dès qu’il fut entré dans la ville, il se mit à chercher la demeure de son ami, et s’en informa à plusieurs personnes qui ne purent ou ne voulurent la lui indiquer. Et il arriva de la sorte sur une place, nommée Al-Nafz, où il vit des jeunes garçons qui jouaient entre eux, sous la direction d’un autre, plus petit qu’eux tous, et qu’ils appelaient Mahmoud l’Avorton. Et c’était justement ce petit Mahmoud l’Avorton-là qui était le fils de la sœur de Zeinab, celle-là qui était mariée. Et Ali Vif-Argent pensa en lui-même : « Ya Ali, les nouvelles des gens se prennent chez leurs enfants ! » Et aussitôt, pour attirer à lui les enfants, il se dirigea vers la boutique d’un marchand de douceurs, et y acheta un gros morceau de halawa à l’huile de sésame et au sucre ; puis il s’approcha des petits joueurs et leur cria : « Qui de vous veut du halawa encore chaud ? » Mais Mahmoud l’Avorton empêcha les enfants de s’avancer, et vint tout seul devant Ali et lui dit : « Donne le halawa ! » Alors Ali lui donna le morceau et, en même temps, lui glissa dans la main une pièce d’argent. Mais lorsque l’Avorton vit l’argent, il crut que l’homme le lui donnait pour l’entreprendre et le séduire, et il lui cria : « Va-t’en ! Je ne me vends pas ! Je ne fais pas de turpitudes ! Interroge les autres sur moi, et ils te répondront ! » Ali Vif-Argent, qui ne pensait point à ce moment-là à des turpitudes ou autres choses semblables, dit au petit crapuleux : « Mon enfant, ce que je te donne là est le prix d’un renseignement que je veux te demander ; et je te paie de la sorte, parce que les braves paient toujours les services qu’ils demandent à d’autres braves. Peux-tu seulement me dire où se trouve la demeure du mokaddem Ahmad la-Teigne ? » L’Avorton répondit : « Si ce n’est que cela que tu me demandes, la chose est facile ! Je vais marcher devant toi, et quand j’arriverai devant la maison d’Ahmad-la-Teigne, j’attraperai un caillou avec mes orteils nus et je le lancerai contre la porte. De cette façon personne ne me verra te donner l’indication. Et tu sauras de la sorte quelle est la demeure d’Ahmad-la-Teigne ! » Et il se mit effectivement à courir devant Vif-Argent, et, au bout d’un certain temps, il ramassa un caillou avec ses orteils nus et le lança, sans bouger, contre la porte d’une maison ! Et Vif-Argent émerveillé de la prudence, de la précocité, de l’adresse, de la méfiance, de la malice et de la finesse du garnement, s’écria : « Inschallah, ya Mahmoud, le jour où moi aussi je serai nommé capitaine de la garde ou chef de police, je te choisirai le premier pour être du nombre de mes braves ! » Puis Ali frappa à la porte d’Ahmad-la-Teigne.

Lorsque Ahmad-la-Teigne entendit les coups frappés à sa porte, il bondit sur ses deux pieds, à la limite de l’émotion, et cria à son lieutenant Dos-de-Chameau : « Ô Dos-de-Chameau, va vite ouvrir au plus beau des fils des hommes ! Celui qui frappe à ma porte n’est autre que mon ancien lieutenant du Caire, Ali Vif-Argent ! Je le reconnais à sa manière de frapper ! » Et Dos-de-Chameau ne douta pas un instant que ce fût précisément Ali Vif-Argent qui était là, et se hâta d’aller lui ouvrir la porte et de l’introduire auprès d’Ahmad-la-Teigne. Et les deux anciens amis s’embrassèrent tendrement ; et Ahmad-la-Teigne, après les premières effusions et les salams réitérés, le mit en présence de ses quarante gardes qui lui souhaitèrent la bienvenue comme à leur frère. Après quoi Ahmad-la-Teigne l’habilla d’une magnifique robe en lui disant : « Quand le khalifat m’a nommé chef de Sa Droite et donné les habillements de mes hommes, j’ai mis pour toi de côté cette robe, pensant qu’un jour ou l’autre je te retrouverais ! » Puis il le fit s’asseoir au milieu d’eux à la place d’honneur ; et il fit servir un festin prodigieux pour fêter son retour ; et ils se mirent tous à manger, à boire et à se réjouir, durant toute cette nuit-là !

Le lendemain matin, comme c’était l’heure pour Ahmad de se rendre au Diwân à la tête de ses quarante, il dit à son ami Ali : « Ya Ali, il te faut être prudent au commencement de ton séjour à Baghdad. Garde-toi donc bien de sortir de la maison, pour ne point attirer sur toi la curiosité des habitants d’ici, qui sont gluants ! Ne crois point que Baghdad soit le Caire ! Baghdad est le siège du khalifat, et les espions y fourmillent comme en Égypte les mouches, et les escrocs et les roués y pullulent comme là-bas les oies et les crapauds ! » Et Ali Vif-Argent répondit : « Ô mon grand, suis-je donc venu à Baghdad pour m’enfermer comme une vierge entre les murs d’une maison ? » Mais Ahmad lui conseilla la patience et s’en alla au Diwân à la tête de ses archers.

Quant à Ali Vif-Argent…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT CINQUANTE-TROISIÈME NUIT

Elle dit :

… Quant à Ali Vif-Argent il eut la patience de rester enfermé trois jours dans la maison de son ami. Mais le quatrième jour il sentit se contracter son cœur et se rétrécir sa poitrine, et il demanda à Ahmad si le temps n’était point venu pour lui de commencer les exploits qui devaient l’illustrer et lui mériter les faveurs du khalifat ? Ahmad répondit : « Toute chose vient en son temps, mon fils. Laisse-moi entièrement le soin de m’occuper de toi et de pressentir le khalifat à ton sujet, avant même que tu aies accompli tes exploits ! »

Mais dès qu’Ahmad-la-Teigne fut sorti, Vif-Argent ne put plus rester en place, et se dit : « Je vais aller simplement respirer un peu d’air pour me dilater la poitrine ! » Et il quitta la maison et se mit à parcourir les rues de Baghdad, en passant d’un endroit à l’autre, et s’arrêtant quelquefois chez un pâtissier ou dans une boutique de cuisinier pour manger un morceau ou avaler une bouchée de pâtisserie. Et voici qu’il aperçut un cortège de quarante nègres habillés de soie rouge, coiffés de hauts bonnets de feutre blanc et armés de grands coutelas d’acier. Ils marchaient deux par deux, en bon ordre ; et derrière eux, montée sur une mule harnachée richement, coiffée d’un casque d’or surmonté d’une colombe en argent, et revêtue d’une cotte de mailles en acier, s’avançait, dans sa gloire et sa splendeur, la directrice des pigeons, Dalila-la-Rouée !

Elle venait précisément de sortir du Diwân et rentrait au khân. Mais comme elle passait devant Ali Vif-Argent, qu’elle ne connaissait pas et qui ne la connaissait pas, elle fut étonnée de sa beauté, de sa jeunesse, de sa belle taille, de son maintien élégant, de son extérieur agréable et surtout de sa ressemblance, comme expression de regard, avec Ahmad-la-Teigne lui-même, son ennemi. Et aussitôt elle dit un mot à l’un de ses nègres, qui alla s’informer en cachette auprès des marchands du souk du nom et de la condition du beau jeune homme ; mais nul ne sut le renseigner. Aussi lorsque Dalila fut rentrée à son pavillon du khân, elle appela sa fille Zeinab et lui dit d’apporter la table du sable divinatoire ; puis elle ajouta : « Ma fille, je viens de rencontrer dans le souk un jeune homme si beau que la beauté le reconnaîtrait pour l’un de ses favoris ! Mais, ô ma fille, son regard ressemble étrangement à celui de notre ennemi Ahmad-la-Teigne ! Et je crains fort que cet étranger, que personne ne connaît dans le souk, ne soit venu à Baghdad pour nous jouer quelque mauvais tour ! C’est pour cela que je vais consulter à son sujet ma table divinatoire ! »

À ces paroles, elle agita le sable, selon le mode cabalistique, en marmottant des paroles talismaniques et lisant à l’envers des lignes hébraïques ; puis elle fit, sur un grimoire, des combinaisons de nombres et de lettres algébriques et alchimiques, et, se tournant vers sa fille, lui dit : « Ô fille mienne, ce beau jeune homme s’appelle Ali Vif-Argent du Caire ! Il est l’ami de notre ennemi Ahmad-la-Teigne qui ne l’a fait venir à Baghdad que pour nous jouer quelque mauvais tour, et se venger ainsi de celui que tu lui as joué toi-même en l’enivrant et le dépouillement de ses habits, lui et ses quarante ! » D’ailleurs il loge dans la maison même d’Ahmad-la-Teigne ! » Mais sa fille Zeinab lui répondit : « Ô mère mienne, et qu’est-il après tout, celui-là encore ! Ne voilà-t-il pas que tu fais cas de cet imberbe jouvenceau ! » Elle répondit : « La table de sable vient de me révéler, en outre, que la chance de cet adolescent remportera, et de beaucoup, sur ma chance et la tienne ! » Elle dit : « Nous allons bien voir, ô mère ! » Et aussitôt elle se vêtit de sa plus belle robe, après s’être velouté le regard avec sa baguette de kohl et joint les sourcils avec sa patte noire parfumée, et sortit pour tâcher de rencontrer le jeune homme en question.

Elle se mit à parcourir lentement les souks de Baghdad, en balançant ses hanches et mouvant ses yeux sous sa voilette, et lançant les regards destructeurs des cœurs, avec des sourires aux uns, des promesses tacites aux autres, des coquetteries, des minauderies, des agaceries, des réponses avec les yeux, des demandes avec les sourcils, des assassinats avec les cils, des réveils avec les bracelets, de la musique avec ses grelots et du feu dans toutes les entrailles, jusqu’à ce qu’elle eût rencontré, devant la devanture d’un marchand de kenafa, Ali Vif-Argent lui-même qu’elle reconnut à sa beauté ! Alors elle s’approcha de lui et, comme par inadvertance, lui envoya un coup d’épaule qui le fit trébucher, et, comme formalisée qu’on l’eût touchée elle-même, elle lui dit : « Vivent les aveugles, ô clairvoyant ! »

À ces paroles, Ali Vif-Argent se contenta de sourire, en voyant la belle adolescente dont le regard le transperçait déjà d’outre en outre, et répondit : « Ô ! que tu es belle, ô jouvencelle ! à qui appartiens-tu ? » Elle ferma à demi ses yeux magnifiques sous la voilette, et répondit : « À tout être beau qui te ressemble ! » Vif-Argent demanda : « Es-tu mariée ou vierge ? » Elle répondit : « Mariée, pour ta chance ! » Il dit : « Alors sera-ce chez moi ou chez toi ? » Elle répondit : « J’aime mieux chez moi ? Sache que je suis mariée à un marchand ; et je suis la fille d’un marchand. Et c’est aujourd’hui la première fois que je peux enfin sortir de la maison, vu que mon époux vient de s’absenter pour une semaine. Or moi, dès qu’il fut parti, je voulus me réjouir, et je dis à ma servante de me cuisiner des mets très appétissants. Mais comme les mets les plus appétissants ne sauraient être délicieux qu’en la société des amis, je suis sortie de ma maison à la recherche de quelqu’un d’aussi beau et bien élevé que toi pour partager mon repos et passer la nuit avec moi ! Et je t’ai vu, et ton amour m’est entré dans le cœur. Voudrais-tu donc daigner me réjouir l’âme, me soulager le cœur et accepter de manger une bouchée chez moi…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT CINQUANTE-QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

« … et accepter de manger une bouchée chez moi ? » Il répondit : « Quand on est invité, on ne peut refuser ! » Alors elle marcha devant lui, et il la suivit de rue en rue, en marchant à une certaine distance.

Or, pendant qu’il cheminait ainsi derrière elle, il pensa : « Ya Ali, quelle imprudence tu fais, pour un étranger nouvellement arrivé ! Qui sait si tu ne vas pas t’exposer au ressentiment du mari qui tombera soudain sur toi pendant ton sommeil et, pour se venger de toi, te coupera ton coq et ses œufs de couvaison ! Et d’ailleurs le Sage a dit : « Celui qui fornique dans un pays étranger, dont il est l’hôte, sera châtié par le Grand Hospitalier ! » Il serait donc plus raisonnable pour toi de t’excuser poliment auprès d’elle en lui disant quelques paroles gentilles ! » Il profita donc d’un moment où ils étaient arrivés à un endroit écarté, s’approcha d elle et lui dit : « Ô jouvencelle, tiens, prends ce dinar pour toi, et renvoyons notre rencontre à un autre jour ! » Elle répondit : « Par le Nom le Plus Grand ! il te faut absolument être mon hôte aujourd’hui, car je ne me suis jamais sentie comme aujourd’hui disposée aux multiples ébats et aux jeux hardis ! » Alors il la suivit, et arriva avec elle devant une vaste maison dont la porte était fermée avec une forte serrure de bois. Et la jeune fille fit le geste de chercher dans sa robe la cheville d’ouverture, puis s’écria, désappointée : « Voilà que j’ai perdu ma cheville ! Comment faire pour ouvrir la porte maintenant ? » Puis elle fit semblant d’en prendre son parti et lui dit : « Ouvre-la, toi ! » Il dit : « Comment pourrai-je ouvrir une serrure sans cheville ni clef ? Je ne puis pourtant me décider à l’ouvrir de force ! » Pour toute réponse, elle lui lança de dessous sa voilette deux œillades qui lui ouvrirent ses serrures les plus profondes ; puis elle ajouta : « Tu n’auras qu’à la toucher, et elle s’ouvrira ! » Et Vif-Argent mit la main sur la serrure de bois, et Zeinab se hâta de marmonner sur elle les noms de la mère de Moïse ! Et aussitôt la serrure céda, et la porte s’ouvrit. Ils entrèrent tous deux, et elle le conduisit dans une salle remplie de belles armes et tendue de beaux tapis, où elle le fit s’asseoir. Sans tarder, elle tendit la nappe et, s’asseyant à côté de lui, elle se mit à manger avec lui et à lui mettre elle-même les bouchées entre les lèvres, puis à boire avec lui et à se réjouir, sans toutefois lui permettre de la toucher ou d’en prendre un baiser ou un pincement ou une morsure ; car chaque fois qu’il se penchait sur elle pour l’embrasser, elle interposait vivement sa main entre sa joue et les lèvres du jeune homme, et le baiser ne lui touchait ainsi que la main. Et, à ses demandes pressantes, elle répondait ; « La volupté n’acquiert sa plénitude que la nuit ! »

Leur repas se termina de la sorte ; et ils se levèrent pour se laver les mains, et sortirent dans la cour près du puits ; et Zeinab voulut elle-même manœuvrer la corde et la poulie, et tirer le seau du fond du puits ; mais soudain elle poussa un cri et se pencha sur la margelle, en se frappant la poitrine et se tordant les bras, en proie à un désespoir extrême ; et Vif-Argent lui demanda : « Qu’as-tu donc, ô mon œil ? » Elle répondit : « Ma bague de rubis, trop large à mon doigt, vient de glisser et de tomber au fond du puits. Mon mari me l’avait achetée hier pour cinq cents dinars ! Et moi, l’ayant trouvée trop large, je l’avais rétrécie avec de la cire ! Cela ne m’a servi de rien, puisqu’elle vient de tomber là-dedans ! » Puis elle ajouta : « Je vais à l’instant me mettre nue et descendre dans le puits, qui n’est pas profond, pour chercher ma bague ! Tourne donc ton visage du côté du mur, pour que je puisse me déshabiller ! » Mais Vif-Argent répondit : « Quel opprobre sur moi, ô ma maîtresse, si, moi présent, je souffrais que tu descendisses toi-même ! C’est moi seul qui vais descendre te chercher ta bague au fond de l’eau ! Et aussitôt il se déshabilla complètement, saisit des deux mains la corde en fibres de palmier de la poulie, et se fit descendre dans le seau au fond du puits. Lorsqu’il fut arrivé dans l’eau, il lâcha la corde et plongea à la recherche de la bague ; et l’eau lui arrivait aux épaules, froide et noire dans l’obscurité. Et au même moment Zeinab-la-Fourbe remonta vivement le seau, et cria à Vif-Argent : « Tu peux appeler maintenant à ton secours ton ami Ahmad-la-Teigne ! » et se hâta de sortir de la maison, en emportant les effets de Vif-Argent. Puis sans même refermer la porte derrière elle, elle retourna près de sa mère.

Or la maison dans laquelle Zeinab avait entraîné Vif-Argent appartenait à un émir du Diwân, absent alors pour ses affaires. Aussi lorsqu’il fut de retour à sa maison et qu’il vit sa porte ouverte, il fut persuadé qu’un voleur était entré chez lui, et il appela son palefrenier et se mit à faire des recherches par toute la maison ; mais voyant que rien n’avait été enlevé et qu’il n’y avait pas trace de voleur, il ne tarda pas à être rassuré. Puis, comme il voulait faire ses ablutions, il dit à son palefrenier : « Prends l’aiguière, et va me la remplir de l’eau fraîche du puits ! » Et le palefrenier alla au puits et y fit descendre le seau, et, lorsqu’il le crut rempli à point, il voulut le retirer ; mais il le trouva extraordinairement lourd. Alors il regarda au fond du puits et aperçut, assise sur le seau, une vague forme noire qu’il prit pour un éfrit ! À cette vue, il lâcha la corde et, affolé, se mit à courir en criant : « Ya sidi, un éfrit habite le puits ! Il est assis dans le seau ! » Alors l’émir lui demanda : « Et comment est-il ? » Il dit : « Il est terrible et noir ! Et il grognait comme un cochon ! » Et l’émir lui dit : « Cours vite chercher quatre savants lecteurs du Korân, pour qu’ils viennent lire le Korân sur cet éfrit et l’exorciser…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT CINQUANTE-CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

« … pour qu’ils viennent lire le Korân sur cet éfrit et l’exorciser ! » Et le palefrenier se hâta de courir chercher les savants lecteurs du Korân qui s’installèrent autour du puits. Et ils commencèrent à réciter les versets conjuratoires, pendant que le palefrenier et son maître tiraient sur la corde et amenaient le seau hors du puits. Et tous, à la limite de l’effarement, virent l’éfrit en question, qui n’était autre qu’Ali Vif-Argent, sauter sur ses deux pieds hors du seau et s’écrier : « Allah Akbar ! » Et les quatre lecteurs se dirent : « C’est un éfrit d’entre les Croyants, puisqu’il prononce le Nom ! » Mais l’émir ne tarda pas à voir que c’était un homme de l’espèce des hommes, et lui dit : « Serais-tu un voleur ? » Il répondit : « Non, par Allah ! mais je suis un pauvre pêcheur ! Comme j’étais endormi sur les bords du Tigre, j’ai copulé l’air dans mon sommeil, m’étant réveillé et trouvé mouillé, je suis entré dans l’eau pour me laver ; mais un tourbillon m’entraîna au fond de l’eau, et un courant du fond souterrain me poussa à travers les nappes liquides jusque dans ce puits, où ma destinée se trouvait et mon salut par ton entremise ! » L’émir ne douta pas un instant de la véracité de ce récit et dit : « Tout arrive de ce qui est écrit ! » Et il lui donna un vieux manteau pour s’en couvrir, et le renvoya en le plaignant de son séjour dans l’eau froide du puits.

Lorsque Vif-Argent arriva chez Ahmad-la-Teigne, où l’on était fort inquiet à son sujet, et qu’il raconta son aventure, on se moqua beaucoup de lui, surtout Ayoub Dos-de-Chameau qui lui dit : « Par Allah ! comment peux-tu avoir été chef de bande au Caire, et te laisser duper et dépouiller à Baghdad par une jouvencelle ? » Et Hassan-la-Peste, qui était précisément en visite chez son collègue, demanda à Vif-Argent : « Ô naïf Égyptien, connais-tu au moins le nom de l’adolescente qui s’est jouée de toi, et sais-tu qui elle est, et de qui elle est la fille ? » Il répondit : « Oui, par Allah ! elle est la fille d’un marchand et l’épouse d’un marchand ! Quant à son nom, elle ne me l’a pas dit ! » À ces paroles Hassan-la-Peste partit d’un retentissant éclat de rire, et lui dit : « Je vais te l’apprendre ! Celle que tu crois être une femme mariée est une jeune fille vierge, j’en réponds ! Elle s’appelle Zeinab ! Et elle n’est la fille d’aucun marchand, mais de Dalila-la-Rouée, notre directrice des pigeons messagers ! À elle et sa mère, elles feraient tourner tout Baghdad sur leur petit doigt, ya Ali ! Et c’est elle-même qui s’est jouée de ton grand et l’a dépouillé de ses habits, lui et ses quarante que voici ! » Et comme Ali Vif-Argent réfléchissait profondément, Hassan-la-Peste lui demanda : « Que penses-tu faire maintenant ? » Il répondit : « Me marier avec elle ! Car, malgré tout, je l’aime éperdument ! » Alors Hassan lui dit : « Dans ce cas, mon garçon, je veux t’en fournir les moyens, car, sans moi, tu peux d’avance abandonner un si téméraire projet, faire ton acte de renoncement, et apaiser ton foie au sujet de la fine jouvencelle ! » Vif-Argent s’écria : « Ya Hassan, aide-moi de tes conseils ! » Il lui dit : « De tout cœur amical ! mais à condition que désormais tu ne boives que dans ma paume et ne marches que sous ma bannière ! Et moi, dans ce cas, je te promets la réussite de ton projet et la satisfaction de tes désirs ! » Il répondit : « Ya Hassan, je suis ton garçon et ton disciple ! » Alors la Peste lui dit : « Commence donc par te déshabiller complètement ! » Et Vif-Argent rejeta le vieux manteau qu’il portait, et en sortit tout à fait nu !

Alors Hassan-la-Peste prit un pot rempli de poix et une plume de poule, et en noircit tout le corps de Vif-Argent et son visage, si bien qu’il le rendit semblable à un nègre ; puis, pour compléter la ressemblance, il lui teignit de rouge vif les lèvres et les bords des paupières, le laissa sécher un moment, lui cacha, avec une serviette, le vénérable héritage de son père, puis lui dit : « Te voici transformé en nègre, ya Ali ! Et tu vas également devenir cuisinier. Sache en effet que le cuisinier de Dalila, celui qui s’occupe de la nourriture de Dalila, de Zeinab, des quarante nègres et des quarante chiens de la race de ceux des bergers de Soleimân, est, comme toi, un nègre ! Tu vas aller essayer de le rencontrer, et tu lui parleras en langage nègre et, après les salams, tu lui diras : « Il y a longtemps, frère nègre, que nous n’avons ensemble bu de cette excellente bouza, notre boisson fermentée, ni mangé du kabab d’agneau ? Allons festoyer aujourd’hui ! » Mais il te répondra que ses occupations et les soins de sa cuisine l’en empêchent, et il t’invitera lui-même à sa cuisine ! Alors, là, tu tâcheras de l’enivrer et de l’interroger sur la qualité et la quantité de mets qu’il cuisine pour Dalila et sa fille, sur la nourriture des quarante nègres et des quarante chiens, sur la place où se trouvent les clefs de la cuisine et du magasin à provisions, et sur tout ! Et lui te dira tout ! Car l’ivrogne ne cache jamais rien de ce qu’il ne raconte point en dehors de l’ivresse. Une fois que tu auras tiré de lui ces divers renseignements, tu l’endormiras avec le bang, tu revêtiras ses propres habits, tu piqueras ses couteaux de cuisine dans ta ceinture, tu prendras le panier à provisions, tu iras au souk acheter la viande et les légumes, tu reviendras à la cuisine, tu iras au magasin à provisions prendre ce qu’il te faut en beurre, huile, riz, et autres choses semblables, tu cuisineras les mets selon les indications apprises, tu les serviras bien, tu y mélangeras du bang, et tu iras les offrir à Dalila, à sa fille, aux quarante nègres et aux quarante chiens, que tu endormiras de la sorte. Alors tu les dépouilleras tous de leurs effets et de leurs vêtements, et tu me les apporteras. Mais si, ya Ali, tu désires arriver à obtenir Zeinab comme épouse, tu devras, en outre, t’emparer des quarante pigeons messagers du khalifat, les mettre dans une cage, et me les apporter…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT CINQUANTE-SIXIÈME NUIT

Elle dit :

« … tu devras, en outre, t’emparer des quarante pigeons messagers du khalifat, les mettre dans une cage et me les apporter ! »

En entendant ces paroles, Ali Vif-Argent, pour toute réponse, porta sa main à son front et, sans prononcer un mot, sortit à la recherche du cuisinier nègre. Il le rencontra au souk, l’accosta et, après les salams de reconnaissance, l’invita à boire de la bouza. Mais le cuisinier prétexta ses occupations et invita Ali à l’accompagner au khân. Là, Vif-Argent agit exactement d’après les instructions de Hassan-la-Peste, et, une fois qu’il eut enivré son hôte, il l’interrogea sur les mets du jour. Le cuisinier répondit : « Ô frère nègre, tous les jours, pour le repas de midi, il me faut préparer pour Sett Dalila et Sett Zeinab cinq plats différents et de couleur différente ; et le même nombre de plats pour le repas du soir. Mais aujourd’hui on m’en a commandé deux de plus. Aussi voici les plats que je vais cuisiner pour midi : des lentilles, des pois, une soupe, une fricassée de mouton en ragoût et du sorbet de rose ; quant aux deux plats supplémentaires, ce sont : du riz au miel et au safran, et un plateau de grains de grenade aux amandes décortiquées, au sucre et aux fleurs ! » Ali lui demanda : « Et comment leur sers-tu leurs repas d’ordinaire à tes maîtresses ? » Il répondit : « Je leur sers leur nappe à chacune à part. » Il demanda : « Et les quarante nègres ? » Il dit : « Je leur donne des fèves cuites à l’eau et sautées au beurre et aux oignons, et, comme boisson, une cruche de bouza ! C’est assez pour eux ! » Il demanda : « Et les chiens ? » Il dit : « À ceux-là, je leur donne trois onces de viande à chacun, et les os qui restent du repas de mes maîtresses ! »

Lorsque Vif-Argent eut ces divers renseignements, il mélangea prestement du bang avec la boisson du cuisinier qui, l’ayant absorbée, s’écroula sur le sol comme un buffle noir. Alors Vif-Argent s’empara des clefs qui pendaient à un clou, et reconnut la clef de la cuisine aux pelures d’oignons et aux plumes qui y étaient collées, et la clef de la dépense à l’huile et au beurre qui l’enduisaient. Et il alla prendre ou acheter toutes les provisions qu’il lui fallait et, guidé par le chat du cuisinier qui, lui-même, fut trompé par la ressemblance d’Ali avec son maître, il circula par tout le khân, comme s’il l’habitait depuis son enfance, cuisina les mets, tendit les nappes, et servit à manger à Dalila, à Zeinab, aux nègres et aux chiens, après avoir mélangé le bang à leur nourriture, sans que personne pût s’apercevoir du changement de cuisine ou de cuisinier.

Tout cela !

Quand Vif-Argent vit que tout le monde dans le khân était endormi sous l’effet du soporifique, il commença par déshabiller la vieille et la trouva extrêmement laide et tout à fait détestable. Il lui prit alors son costume de parade et son casque et pénétra dans la chambre de Zeinab, celle qu’il aimait et pour laquelle il accomplissait son premier exploit. Il la dévêtit complètement, et la trouva merveilleuse et désirable à souhait, et soignée et propre et sentant bon ; mais, comme il était fort consciencieux, il ne voulut point l’ouvrir sans son consentement, et se contenta de la tâter et de la palper partout en connaisseur pour bien juger de sa valeur future, de sa consistance, de son degré de tendreté, de son velouté, et de sa sensibilité ; et, pour cette dernière expérience, il la chatouilla sous la plante des pieds et vit, au violent coup de pied qu’elle lui envoya, qu’elle était sensible à l’extrême. Alors, rassuré de la sorte sur son tempérament, il lui prit ses habits, et alla dépouiller tous les nègres ; puis il monta sur la terrasse, entra dans le pigeonnier et s’empara de tous les pigeons, qu’il mit dans une cage, et, tranquillement, sans fermer les portes, il revint à la maison d’Ahmad-la-Teigne, où l’attendait Hassan-la-Peste, auquel il remit tout le butin, ainsi que les pigeons. Et Hassan-la-Peste, émerveillé de son adresse, le félicita et lui promit son concours pour lui obtenir Zeinab en mariage.

Quant à Dalila-la-Rouée, elle fut la première a sortir du sommeil où l’avait jetée le bang. Elle mit un certain temps avant de recouvrer complètement ses sens ; mais, lorsqu’elle eut compris qu’elle avait été endormie, elle sauta sur ses deux pieds, se couvrit de ses vêtements ordinaires de vieille femme et courut d’abord au pigeonnier, qu’elle trouva vide de ses pigeons. Elle descendit alors dans la cour du khân et vit ses chiens encore endormis, étendus comme morts dans leurs chenils. Elle chercha les nègres et les trouva plongés dans le sommeil, ainsi que le cuisinier. Alors elle courut, à la limite de la fureur, dans la chambre de sa fille Zeinab, et la trouva endormie, toute nue, avec, au cou, un papier suspendu par un fil. Elle ouvrit le papier, et y lut les mots suivants : « C’est moi, Ali Vif-Argent du Caire, et nul autre que moi, qui suis le brave, le vaillant, le fin, l’adroit auteur de tout cela ! » À cette vue Dalila pensa : « Qui sait si ce maudit ne lui a pas brisé le cadenas ! » Et elle se pencha vivement sur sa fille qu’elle examina, et vit que son cadenas était resté intact. Cette constatation la consola un peu, et la décida à réveiller Zeinab en lui faisant respirer du contre-bang. Puis elle lui raconta tout ce qui venait de se passer, et ajouta : « Ô fille mienne, tu dois tout de même être reconnaissante à ce Vif-Argent pour n’avoir pas, quand il le pouvait si aisément, brisé ton cadenas ! Il s’est contenté, au lieu de faire saigner ton oiseau, d’enlever les pigeons du khalifat. Qu’allons-nous devenir maintenant ? » Mais bientôt elle trouva un moyen de recouvrer les pigeons, et dit à sa fille : « Attends-moi ici. Je ne vais pas longtemps m’absenter ! » Et elle sortit du khân et se dirigea vers la maison d’Ahmad-la-Teigne, et frappa à la porte.

Aussitôt Hassan-la-Peste, qui était là, s’écria : « C’est Dalila-la-Rouée ! Je la reconnais à sa manière de frapper. Va vite lui ouvrir, ya Ali ! » Et Ali, accompagné de Dos-de-Chameau, alla ouvrir la porte à Dalila qui entra, le visage souriant, et salua toute l’assistance.

Or, justement Hassan-la-Peste, Ahmad-la-Teigne et les autres étaient à ce moment assis par terre autour de la nappe, et prenaient leur repas composé de pigeons rôtis, de radis et de concombres. Aussi lorsque Dalila fut entrée, la Peste et la Teigne se levèrent en son honneur et lui dirent : « Ô vieille pleine de spiritualité, notre mère, assieds-toi manger avec nous de ces pigeons ! Nous t’avons laissé de côté ta part du festin ! » À ces paroles Dalila sentit le monde noircir devant son visage et s’écria : « N’est-ce point une honte sur vous tous de voler et rôtir les pigeons que le khalifat préfère à ses propres enfants ! » Ils répondirent : « Et qui donc a volé les pigeons du khalifat, ô notre mère ? » Elle dit : « C’est cet Égyptien Ali Vif-Argent ! » Celui-ci répondit : « Ô mère de Zeinab, lorsque j’ai fait rôtir ces pigeons je ne savais point qu’ils étaient messagers ! En tout cas, voici celui qui te revient ! » Et il lui offrit un des pigeons rôtis. Alors Dalila prit un morceau de l’aile du pigeon, le porta à ses lèvres, le goûta un instant et s’écria : « Par Allah ! mes pigeons vivent encore ! car ce n’est point là de leur chair ! Moi je les avais nourris avec du grain mélangé de musc, et je les reconnaîtrais à l’odeur et au goût qu’ils en ont conservé ! »

À ces paroles de Dalila, toute l’assistance se mit à rire, et Hassan-la-Peste lui dit : « Ô notre mère, tes pigeons sont en sûreté chez moi ! Et je veux bien consentir à te les rendre, mais à une condition ! » Elle dit : « Parle, ya Hassan ! Je consens d’avance à toutes tes conditions ; et voici ma tête entre tes mains…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT CINQUANTE-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

« … Parle, ya Hassan ! Je consens d’avance à toutes tes conditions ; et voici ma tête entre tes mains ! » Hassan dit : « Eh bien, si tu veux recouvrer tes pigeons, tu n’as qu’à accéder au désir d’Ali Vif-Argent du Caire, le premier de nos garçons ! » Elle demanda : « Et quel est son désir ? » Il dit : « C’est d’avoir ta fille Zeinab en mariage ! » Elle répondit : « C’est un honneur pour moi et pour elle ! Il sera sur ma tête et mes yeux ! Mais je ne puis forcer ma fille à se marier contre son gré. Commence donc par me rendre mes pigeons ! Car ce n’est point par la rouerie qu’il faut essayer de gagner ma fille, mais par les procédés de la galanterie ! » Alors Hassan dit à Ali : « Rends-lui les pigeons ! » Vif-Argent remit la cage à Dalila, qui lui dit : « Si maintenant, mon garçon, tu désires vraiment t’unir par les bons moyens à ma fille, ce n’est point à moi qu’il faut t’adresser, mais à son oncle, mon frère Zoraïk, le marchand de poisson frit. C’est lui en effet qui est le tuteur légal de Zeinab ; et ni moi ni elle nous ne pouvons rien sans son consentement ! Mais je te promets de parler de toi à ma fille, et d’intercéder pour toi auprès de Zoraïk, mon frère ! » Et elle s’en alla, en riant, raconter à sa fille Zeinab ce qui venait de se passer, et comme quoi Ali Vif-Argent la demandait en mariage. Et Zeinab répondit : « Ô mère mienne, pour ma part je ne m’oppose pas à ce mariage ; car Ali est beau et gentil et, en outre, il a été fort convenable avec moi en ne brisant pas ce qu’il pouvait briser pendant mon sommeil ! » Mais Dalila répondit : « Ô ma fille, je crois bien qu’avant de réussir à t’obtenir de ton oncle Zoraïk, Ali perdra à la tâche ses bras et jambes, sinon sa vie même ! » Et voilà pour elles !

Quant à Ali Vif-Argent, il demanda à Hassan-la-Peste : « Dis-moi donc qui est ce Zoraïk, et où se trouve sa boutique, pour que j’aille à l’instant lui demander en mariage la fille de sa sœur ! » La Peste répondit : « Mon fils, tu peux dès cet instant faire ton acte de renoncement au sujet de la belle Zeinab, si tu songes à l’obtenir de cet extraordinaire fripon qu’on nomme Zoraïk ! Sache en effet, ya Ali, que ce vieux Zoraïk, actuellement marchand de poisson frit, est un ancien chef de bande, connu dans tout l’Irak pour ses exploits qui dépassent les miens, les tiens et ceux de notre frère Ahmad-la-Teigne ! C’est un compère si rusé et si adroit qu’il est capable, sans bouger, de percer les montagnes, de cueillir les étoiles dans le ciel, et de voler le kohl qui embellit les yeux de la lune. Nul de nous ne peut l’égaler en roueries, en malices et en tours de toutes sortes. Il est vrai que maintenant il s’est assagi et, ayant renoncé à son ancien métier de larron et de chef de bande, a ouvert boutique et s’est fait marchand de poisson frit. Mais cela ne l’a pas, tout de même, empêché de garder quelque chose de ses talents passés. Ainsi pour te donner, ya Ali, une idée de la finesse de ce chenapan, je ne te raconterai que le dernier expédient qu’il a trouvé et qu’il emploie pour attirer les clients à sa boutique et se défaire de son poisson. Il a suspendu au milieu de l’entrée de sa boutique, avec un cordon de soie, une bourse qui contient mille dinars, toute sa fortune, et il a fait annoncer dans tout le souk par le crieur public : « Ô vous tous, larrons de l’Irak, fripons de Baghdad, brigands du désert, voleurs d’Égypte, apprenez la nouvelle ! Et vous tous, genn et éfrits de l’air et de dessous terre, apprenez la nouvelle ! Quiconque pourra enlever la bourse suspendue dans la boutique de Zoraïk, marchand de poisson frit, en sera le légitime possesseur ! » Or tu comprends facilement si, avec une annonce pareille, les clients se sont empressés d’accourir et d’essayer d’enlever la bourse, en achetant du poisson ; mais les plus habiles d’entre eux n’y ont guère réussi ; car le roué Zoraïk a installé tout un mécanisme qui correspond, au moyen d’une ficelle, avec la bourse suspendue. Or celle-ci, à peine touchée, quelque légèrement que ce soit, met en branle le mécanisme composé d’un système étonnant de clochettes et de grelots qui font un tel vacarme que Zoraïk, au cas où il est au fond de sa boutique ou occupé avec un client, entend le bruit et a le temps d’empêcher le vol de sa bourse. Pour cela il n’a qu’à se baisser pour ramasser un gros morceau de plomb d’une provision de gros morceaux amassés à ses pieds, et à le lancer de toutes ses forces contre le voleur en lui abîmant ainsi un bras ou une jambe, ou même en lui brisant le crâne. Ainsi donc, ya Ali, je te conseille l’abstention, sinon tu ressemblerais à ces gens qui suivent un enterrement et se lamentent sans même savoir le nom du mort. Tu ne peux lutter avec un coquin de cette taille. Et, à ta place, j’oublierais Zeinab et le mariage avec Zeinab ; car l’oubli est le commencement du bonheur ; et celui qui a oublié une chose peut désormais vivre sans elle ! »

Lorsque Ali Vif-Argent entendit ces paroles du prudent Hassan-la-Peste, il s’écria : « Non, par Allah ! je ne pourrai jamais me résoudre à oublier cette jouvencelle aux yeux sombres, à la sensibilité extrême, au tempérament extraordinaire ! Ce serait un opprobre pour un homme comme moi ! Il me faut donc aller tenter d’enlever cette bourse, et obliger de la sorte le vieux bandit à consentir à mon mariage, par l’échange de la jeune fille contre la bourse enlevée ! » Et à l’instant il alla acheter des habits comme en portent les jeunes femmes, et s’en vêtit, après s’être allongé les yeux de kohl et teint les doigts de henné. Après quoi il ramena modestement le voile de soie sur son visage, et se mit à faire quelques pas d’essai, en se balançant comme les femmes, et y réussit à merveille. Mais ce ne fut point tout…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT CINQUANTE-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

… Mais ce ne fut point tout ! Il se fit apporter un mouton, l’égorgea, en recueillit le sang, en retira l’estomac, remplit de sang cet estomac, et le plaça sur son ventre, sous ses vêtements, de façon à avoir l’air d’une femme enceinte. Après quoi il égorgea deux poulets, en retira le gésier, remplit les deux gésiers de lait tiède et se les appliqua chacun sur un sein, de façon à paraître volumineux quant à ces parties-là et pareil à une femme sur le point d’accoucher. Bien plus ! pour que rien ne laissât à désirer, il s’appliqua sur le derrière plusieurs rangs de serviettes amidonnées qui, une fois sèches, lui firent une croupe montueuse et solide à la fois ! Ainsi transformé, Vif-Argent sortit dans la rue, et se dirigea lentement vers la boutique de Zoraïk, le marchand de poisson frit, alors que sur son passage les hommes s’écriaient : « Ya Allah ! quel gros derrière ! »

En route Vif-Argent, qui finit par se trouver gêné, quant à sa croupe, de par les serviettes amidonnées qui la mortifiaient, héla un ânier qui passait avec son âne, et se fit jucher sur l’âne avec mille précautions pour ne point crever la vessie remplie de sang ou les gésiers pleins de lait, et arriva de la sorte devant la boutique aux poissons frits, où il vit en effet la bourse suspendue à l’entrée, et Zoraïk occupé à frire les poissons en les regardant d’un œil tandis que son autre œil surveillait les allées et venues des clients ou des passants. Alors Vif-Argent dit à l’ânier : « Ya hammar, mon odorat est touché par les poissons frits, et mon désir de femme enceinte se porte avec intensité vers ces poissons ! Hâte-toi d’aller m’en chercher un, que je le mange de suite, ou sinon je vais certainement avorter en pleine rue ! » Alors l’ânier arrêta son âne devant la boutique, et dit à Zoraïk : « Donne-moi vite un poisson frit pour cette dame enceinte, dont l’enfant, à cause de cette odeur de friture, est en train de s’agiter éperdument et menace de sortir en avortement ! » Le vieux fripon répondit : « Attends un peu. Les poissons ne sont pas encore cuits ! Puis, si tu ne peux attendre, fais-moi voir la largeur de ton dos ! » L’ânier dit : « Donne-m’en un de ceux qui sont à l’étalage ! » Il répondit : « Ils ne sont pas à vendre, ceux-là ! » Puis, sans plus faire attention à l’ânier qui aidait la prétendue femme enceinte à descendre de l’âne, et à venir s’appuyer, pleine d’attente anxieuse, à la devanture de la boutique, Zoraïk, avec le sourire du métier, continua à tourner les poissons dans la poêle en chantant son cri de vente :

« Repas des délicats, ô chair des oiseaux de l’eau !

« Or et argent qu’on acquiert pour une pièce de cuivre !

« Ô poissons qui frétillez dans l’huile heureuse de vous contenir !

« Ô repas des délicats ! »

Or, pendant que Zoraïk chantait son cri de la sorte, la femme enceinte poussa soudain un grand cri, tandis qu’un flot de sang s’échappait de dessous ses vêtements et inondait la boutique, et gémit douloureusement : « Aï ! aï ! ouye ! ouye ! le fruit de mes entrailles ! Aï ! mon dos se brise ! Ah ! mes flancs ! Ah ! mon enfant ! »

À cette vue, l’ânier cria à Zoraïk : « Tu vois, ô barbe calamiteuse ! Je te l’avais dit ! Ton mauvais vouloir à satisfaire son désir l’a fait avorter ! Tu en es responsable devant Allah et son mari ! » Alors Zoraïk, un peu effrayé de cet accident et craignant d’être sali par le sang qui s’échappait de la femme, recula jusqu’au fond de la boutique, en perdant de vue un instant sa bourse suspendue à l’entrée. Alors Vif-Argent voulut profiter de ce court moment pour s’emparer de la bourse ; mais à peine en avait-il approché sa main qu’un vacarme extraordinaire de clochettes, de grelots et de ferrailles retentit dans tous les coins de la boutique et avertit de la tentative Zoraïk qui accourut et qui, apercevant la main tendue de Vif-Argent, comprit d’un coup d’œil le tour qu’on lui voulait jouer, saisit une grosse plaque de plomb et la lança dans le ventre de Vif-Argent en lui criant : « Ah ! oiseau de gibet ! attrape ça ! » Et le gâteau de plomb fut envoyé avec une telle violence qu’Ali roula au milieu de la rue, empêtré dans ses serviettes, dans le sang et dans le lait des gésiers crevés, et faillit du coup rendre l’âme. Il put tout de même se relever et se traîner jusqu’à la maison d’Ahmad-la-Teigne où il raconta sa tentative infructueuse, tandis que les passants s’attroupaient devant la boutique de Zoraïk et lui criaient : « Es-tu marchand dans le souk ou bien batailleur de profession ? Si tu es marchand, exerce donc ton métier sans bravades, descends cette bourse tentatrice et épargne ainsi aux gens ta malice et ta méchanceté ! » Il répondit, en ricanant : « Par le Nom d’Allah ! Bismillah ! Sur ma tête et sur mon œil ! »

Quant à Ali Vif-Argent, une fois rentré à la maison et remis de la violente secousse qu’il avait essuyée, il ne voulut point tout de même renoncer à accomplir son projet. Il alla se laver et se nettoyer, se déguisa en palefrenier, prit une assiette vide dans une main et cinq pièces de monnaie de cuivre dans l’autre main, et se rendit à la boutique de Zoraïk pour acheter du poisson…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT CINQUANTE-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

… il se rendit à la boutique de Zoraïk pour acheter du poisson. Il tendit donc les cinq pièces de cuivre à Zoraïk, et lui dit : « Mets-moi de ton poisson dans mon assiette ! » Et Zoraïk répondit : « Sur ma tête, ô mon maître ! » Et il voulut donner au palefrenier du poisson qui était exposé sur le plateau de devanture ; mais le palefrenier refusa, disant : « J’en veux du chaud ! » Et Zoraïk répondit : « Il est encore à frire. Attends un peu que j’attise le feu ! » et il entra dans son arrière-boutique.

Aussitôt Vif-Argent profita de ce moment pour porter la main à la bourse ; mais soudain toute la boutique retentit du vacarme assourdissant des clochettes, des grelots, des hochets et des ferrailles ; et Zoraïk, bondissant d’une extrémité à l’autre de sa boutique, saisit un gâteau de plomb et le lança de toutes ses forces à la tête du faux palefrenier en lui criant : « Ah ! vieil enculé, si tu crois que je ne t’ai pas deviné, rien qu’à la façon dont tu tenais dans tes mains l’assiette et la monnaie ! » Mais Vif-Argent, qu’une première expérience avait déjà mis en garde, esquiva le coup en baissant prestement la tête, et s’échappa de la boutique, tandis que le lourd gâteau de plomb allait s’abattre au milieu d’un plateau contenant des porcelaines remplies de lait caillé et que portait sur sa tête l’esclave du kâdi ! Et le lait caillé éclaboussa le visage et la barbe du kâdi et lui inonda sa robe et son turban. Et les passants rassemblés autour de la boutique crièrent à Zoraïk : « Cette fois, ô Zoraïk, le kâdi te fera payer les intérêts du capital renfermé dans ta bourse, ô chef des batailleurs ! »

Quant à Vif-Argent, une fois arrivé chez Ahmad-la-Teigne, à qui il raconta ainsi qu’à la Peste sa seconde tentative sans succès, il ne voulut point perdre courage, car l’amour de Zeinab le soutenait. Il se déguisa en charmeur de serpents et joueur de gobelets, et retourna devant la boutique de Zoraïk. Il s’assit par terre, tira de son sac trois gros serpents au cou gonflé, à la langue pointue comme un dard, et se mit à leur jouer de la flûte, en s’interrompant des fois pour faire une multitude de tours de gobelets et de passe-passe ; puis soudain, d’un mouvement brusque il lança le plus gros serpent au milieu de la boutique, aux pieds de Zoraïk qui, épouvanté, car rien ne l’épouvantait comme les serpents, s’enfuit en hurlant au fond de sa boutique. Et Vif-Argent bondit aussitôt vers la bourse et voulut l’enlever. Mais il comptait sans Zoraïk qui, malgré sa terreur, le surveillait d’un œil, et qui réussit d’abord à asséner au serpent un coup si ajusté avec un gâteau de plomb qu’il lui écrasa la tête, puis, de l’autre main, à envoyer de toutes ses forces un second gâteau à la tête de Vif-Argent, qui l’esquiva en se baissant et s’enfuit, tandis que le gâteau redoutable allait s’abattre sur une vieille femme et l’écrasait sans recours. Alors tous les gens attroupés lui crièrent : « Ya Zoraïk, cela n’est point permis, par Allah ! Il te faut absolument décrocher de là ta bourse calamiteuse, ou nous allons te l’enlever par la force ! Assez suscité de malheurs par ta méchanceté ! » Et Zoraïk répondit : « Sur ma tête ! » et il se décida, mais bien à contre-cœur, à décrocher la bourse et à aller la cacher dans sa maison, en se disant : « Ce garnement d’Ali Vif-Argent pourrait bien, sans cela, opiniâtre comme il est, s’introduire la nuit dans ma boutique et m’enlever la bourse ! »

Or, Zoraïk était marié à une négresse, autrefois esclave de Giafar Al-Barmaki et, depuis, libérée par sa générosité. Et Zoraïk avait même eu de son épouse, la négresse, un enfant mâle dont on allait bientôt célébrer la circoncision. Aussi lorsque Zoraïk eut apporté la bourse à sa femme, celle-ci lui dit : « Voilà une générosité qui ne t’est point habituelle, ô père d’Abdallah ! La circoncision d’Abdallah va donc être célébrée somptueusement ! » Il répondit : « Alors tu crois que je t’apporte la bourse pour que tu la vides en dépenses de circoncision ? Non, par Allah ! Va vite la cacher en bas, dans un trou creusé dans le sol de la cuisine ! Et reviens vite pour dormir ! » Et la négresse descendit creuser un trou dans la cuisine, y enterra la bourse et revint se coucher aux pieds de Zoraïk. Et Zoraïk fut gagné par le sommeil, à cause de la chaleur de la négresse, et eut un rêve dans lequel il lui semblait voir un grand oiseau creuser du bec un trou dans sa cuisine, en déterrer la bourse, et l’emporter dans ses serres en s’envolant dans les airs ! Et il se réveilla en sursaut et criant : « Ô mère d’Abdallah, la bourse vient d’être enlevée ! Va vite voir à la cuisine ! » Et la négresse, tirée de son sommeil, se hâta de descendre à la cuisine avec de la lumière, et vit effectivement non point un oiseau, mais un homme qui, la bourse à la main, s’enfuyait par la porte ouverte et courait dans la rue ! C’était Vif-Argent qui avait suivi Zoraïk, épié ses mouvements et ceux de son épouse, et avait fini, caché derrière la porte de la cuisine, par réussir enfin à enlever cette bourse tant convoitée.

Lorsque Zoraïk eut constaté la perte de sa bourse, il s’écria : « Par Allah ! je la reprendrai ce soir même ! » Et son épouse, la négresse, lui dit : « Si tu ne la rapportes pas, je ne t’ouvrirai point la porte de notre maison, et je te laisserai coucher dans la rue ! » Alors Zoraïk…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT SOIXANTIÈME NUIT

Elle dit :

… Alors Zoraïk sortit en toute hâte de chez lui et, par des raccourcis, précéda Ali Vif-Argent à la maison d’Ahmad-la-Teigne où il le savait loger, ouvrit le loquet de la porte au moyen de diverses chevilles dont il avait sur lui tout un attirail, la referma soigneusement derrière lui, et attendit tranquillement Ali Vif-Argent qui ne tarda pas à arriver à son tour, et à frapper selon sa coutume. Alors Zoraïk, contrefaisant la voix de Hassan-la-Peste demanda : « Qui est là ? » Il répondit : « Ali l’Égyptien ! » Il lui demanda : « Et la bourse de ce fripon de Zoraïk, l’as-tu apportée ? » Il répondit : « Je la tiens ! » Il dit : « Hâte-toi, avant que je t’ouvre la porte, de me la passer à travers le creux, car j’ai fait avec la Teigne un pari dont je te parlerai ! » Et Vif-Argent passa la bourse à travers le creux de la porte à Zoraïk qui aussitôt grimpa sur la terrasse et de là passa sur la terrasse d’une maison voisine dont il descendit l’escalier et, en ouvrant la porte, s’échappa dans la rue et se dirigea vers sa maison.

Quant à Ali Vif-Argent il stationna longtemps dans la rue ; mais, quand il vit que personne ne se décidait à lui ouvrir, il frappa à la porte un coup terrible qui réveilla toute la maison, et Hassan-la-Peste s’écria : « C’est Ali qui est à la porte ! Va vite lui ouvrir, ô Dos-de-Chameau ! » Puis quand Vif-Argent fut entré, il lui demanda, ironique : « Et la bourse du fripon ? » Vif-Argent s’écria : « Assez plaisanter, ô mon grand ! Tu sais bien que je te l’ai passée à travers la porte ! » À ces paroles Hassan-la-Peste se renversa sur son derrière par la force explosive de son rire, et s’écria : « C’est à recommencer, ya Ali ! C’est Zoraïk qui a repris son bien ! » Alors Vif-Argent réfléchit un instant et s’écria : « Par Allah ! ô mon grand, si cette fois je ne te la rapporte pas, cette bourse-là, je ne veux plus me considérer digne de mon nom ! » Et, sans tarder, il courut par des chemins très raccourcis à la maison de Zoraïk, avant que celui-ci y fût arrivé, y pénétra par la terrasse voisine, et commença par entrer dans la chambre où dormait la négresse avec son enfant, le petit garçon qu’on devait circoncire le lendemain. Il se jeta d’abord sur la négresse, l’immobilisa sur son matelas en lui liant les bras et les jambes et la bâillonna ; puis il prit le petit garçon qu’il bâillonna également, le mit dans un panier rempli de gâteaux encore chauds qui devaient servir à la fête du lendemain, et alla s’accouder à la fenêtre en attendant l’arrivée de Zoraïk qui ne tarda pas à venir frapper à la porte.

Alors Vif-Argent, contrefaisant la voix et le parler de la négresse, demanda : « C’est toi, ya sidi ? » Il répondit : « Oui ! c’est moi ! » Il dit : « As-tu rapporté la bourse ? » Il dit : « La voilà ! » Il dit : « Je ne la vois pas dans l’obscurité ! Et je ne t’ouvrirai la porte que lorsque j’aurai compté l’argent ! Je vais te descendre un panier par la fenêtre et tu me l’y mettras ! Et ensuite moi je t’ouvrirai la porte ! » Puis Vif-Argent descendit par la fenêtre un panier où Zoraïk mit la bourse ; et il se hâta de le remonter. Il prit la bourse, le petit garçon et le panier de gâteaux et s’enfuît par le chemin d’où il était venu, pour arriver chez Ahmad-la-Teigne et remettre enfin entre les mains de Hassan-la-Peste le triple butin triomphal. À cette vue la Peste le félicita beaucoup et fut très fier de lui ; et tous se mirent ensuite à manger les gâteaux de la fête, en faisant mille plaisanteries sur le compte de Zoraïk.

Quant à Zoraïk, il attendit longtemps dans la rue que son épouse, la négresse, lui ouvrît ; mais la négresse ne venait pas, et il finit, impatienté, par frapper la porte à grands coups redoublés qui réveillèrent tous les voisins et les chiens du quartier. Et nul ne lui ouvrait. Alors il enfonça la porte, et, furieux, il monta chez son épouse, et il vit ce qu’il vit.

Lorsqu’il eut appris de son épouse délivrée ce qui venait de se passer, il se donna de grands coups au visage, s’arracha la barbe et courut, dans cet état, frapper à la porte d’Ahmad-la-Teigne. C’était déjà le matin, et tout le monde était levé. Aussi Dos-de-Chameau alla ouvrir et introduisit Zoraïk, piteux, dans la salle de réunion, ou on l’accueillit par un retentissant éclat de rire. Alors il se tourna vers Vif-Argent et lui dit : « Par Allah ! ya Ali, pour ce qui est de la bourse, tu l’as gagnée ! Mais rends-moi mon enfant ! » Et Hassan-la-Peste répondit : « Sache, ô Zoraïk, que mon garçon Ali Vif-Argent est prêt à te rendre ton enfant et même ta bourse, si tu veux consentir à lui donner en mariage la fille de ta sœur Dalila, la jeune Zeinab qu’il aime ! » Il répondit : « Et depuis quand pose-t-on des conditions au père en lui demandant sa fille en mariage ? Qu’on me rende d’abord l’enfant et la bourse, et nous parlerons après de l’affaire ! » Alors Hassan fit signe à Ali qui aussitôt remit l’enfant et la bourse à Zoraïk, et lui dit : « À quand le mariage ! » Et Zoraïk sourit et répondit : « Doucement ! Doucement ! Crois-tu, ya Ali, que je puis disposer de Zeinab comme d’un mouton ou d’un poisson frit ? Je ne puis te l’accorder, à moins que tu ne lui apportes la dot qu’elle réclame ! » Vif-Argent répondit : « Je suis prêt à lui apporter la dot qu’elle réclame ! Quelle est-elle ? » Zoraïk dit : « Sache qu’elle a fait le serment de ne jamais se laisser monter sur la poitrine par quelqu’un avant qu’il lui eût apporté, en présents de noces, la robe brochée d’or de la jeune Kamaria, fille du Juif Azaria, ainsi que sa couronne d’or, sa ceinture d’or et sa pantoufle d’or…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT SOIXANTE-UNIÈME NUIT

Elle dit :

« … Sache qu’elle a fait le serment de ne jamais se laisser monter sur la poitrine par quelqu’un, avant qu’il lui eût apporté, en présents de noces, la robe brochée d’or de la jeune Kamaria, fille du Juif Azaria, ainsi que sa couronne d’or, sa ceinture d’or et sa pantoufle d’or ! » Alors Vif-Argent s’écria : « Si ce n’est que cela, je veux, si ce soir même je n’ai pas apporté les présents réclamés, n’avoir plus aucun droit à mon mariage avec Zeinab ! »

À ces paroles Hassan-la-Peste lui dit : « Malheur à toi, ya Ali ! quel serment as-tu fait ! Tu es un homme mort ! Ne sais-tu donc que le Juif Azaria est un magicien perfide, roué et plein de malice ? Il a à ses ordres tous les genn et les éfrits ! Il habite hors de la ville un palais dont les pierres sont en briques d’or et d’argent alternativement ! Mais ce palais, visible seulement quand le magicien l’habite, disparaît chaque jour quand son propriétaire vient en ville pour des affaires d’usurier. Tous les soirs, une fois rentré chez lui, le Juif monte à sa fenêtre et montre sur un plateau d’or la robe de sa fille en criant : « Ô vous tous maîtres voleurs et fripons de l’Irak, de la Perse et de l’Arabie, venez, si vous le pouvez, vous emparer de la robe de ma fille Kamaria ! Et je donnerai Kamaria en mariage à celui qui pourra enlever sa robe ! » Or, y a Ali, les plus fins larrons et les plus rusés fripons d’entre nous n’ont pu jusqu’à présent tenter l’aventure qu’à leurs dépens ; car l’insigne magicien a changé les téméraires qui ont entrepris le coup soit en mulets, soit en ours, soit en ânes, soit en singes. Je te conseille donc de renoncer à la chose, et de rester avec nous ! » Mais Ali s’écria : « Quelle honte sur moi si je renonçais, à cause de la difficulté, à l’amour de la sensible Zeinab ! Par Allah ! j’apporterai la robe d’or et j’en revêtirai Zeinab la nuit des noces, et je lui mettrai la couronne d’or sur la tête, la ceinture d’or autour de sa taille exquise, et la pantoufle d’or au pied ! » Et il sortit sur-le-champ à la recherche de la boutique du Juif magicien et usurier Azaria.

Lorsqu’il fut arrivé au souk des changeurs, Ali s’informa de la boutique, et on lui montra le Juif qui était occupé précisément à peser de l’or dans ses balances, à le vider ensuite dans des sacs et à charger les sacs sur le dos d’une mule attachée à la porte. Il était bien laid et d’aspect rébarbatif ! Et Ali fut un peu ému de sa physionomie. Pourtant il attendit que le Juif eût fini de ranger les sacs, de fermer sa boutique et d’enfourcher sa mule, pour le suivre sans en être remarqué. Il arriva de la sorte derrière lui hors des murs de la ville.

Ali commençait à se demander jusqu’où il allait marcher encore, quand il vit soudain le Juif tirer de la poche de son manteau un sac, y plonger la main, la sortir pleine de sable et jeter le sable en l’air en soufflant dessus. Et aussitôt devant lui il vit s’élever un magnifique palais en briques alternées d’or et d’argent, avec un immense portique d’albâtre et des marches de marbre que le Juif monta avec sa mule, pour disparaître à l’intérieur. Mais quelques instants après, il parut à la fenêtre avec un plateau d’or où se trouvait une robe splendide brochée d’or, une couronne, une ceinture et la pantoufle d’or ; et il s’écria : « Ô vous tous maîtres voleurs et fripons de l’Irak, de la Perse et de l’Arabie, venez, si vous le pouvez, vous emparer de tout cela, et ma fille Kamaria vous appartiendra ! »

En voyant et entendant ces choses-là, Vif-Argent qui était doué de beaucoup de jugement se dit : « Le plus sage parti est encore d’aller trouver ce maudit Juif-là et de lui demander la robe par les bonnes paroles en lui expliquant mon cas avec Zoraïk ! » Et il leva le doigt en l’air, en criant au magicien : « Moi, Ali Vif-Argent, le premier des garçons d’Ahmad le mokaddem du khalifat, je désire te parler ! » Et le Juif lui dit : « Tu peux monter ! » Et lorsque Ali fut arrivé en sa présence, il lui demanda : « Toi, que veux-tu ? » Et Ali lui raconta son histoire et lui dit : « Or maintenant il me faut cette robe d’or et les autres objets pour les porter à Zeinab fille de Dalila ! »

À ces paroles, le Juif se mit à rire en montrant des dents épouvantables, prit une table de sable divinatoire et, après avoir tiré l’horoscope d’Ali, lui dit : « Écoute ! si ta vie t’est chère, et si tu ne tiens pas à te perdre sans recours, suis mon conseil ! Renonce à ton projet ! Car ceux qui t’ont poussé à entreprendre cette aventure ne l’ont fait que pour te perdre, comme ont été perdus tous ceux qui ont essayé déjà la chose ! D’ailleurs si je ne venais de tirer ton horoscope et de voir par le sable que ta fortune l’emportait sur ma fortune, je n’aurais certes pas hésité à te couper le cou ! » Mais Ali, que ces dernières paroles avaient subitement enflammé et stimulé, tira soudain son glaive et, le dirigeant contre la poitrine du magicien Juif, lui cria : « Si de suite tu ne consens à me donner ces effets et, en outre, à abjurer tes hérésies et te faire musulman en prononçant l’acte de foi, ton âme va sortir de ton corps ! » Alors le Juif étendit la main comme pour prononcer l’acte de foi et dit : « Que ta main droite se dessèche ! » Et aussitôt la main droite d’Ali, celle qui tenait le glaive, se dessécha dans la position où elle se trouvait, et le glaive tomba sur le sol. Mais Ali le ramassa de la main gauche et en menaça la poitrine du magicien ; mais celui-ci prononça : « Ô main gauche, dessèche-toi ! » Et la main gauche menaçante d’Ali se dessécha, et le glaive tomba sur le sol. Alors Ali, à la limite de la fureur, leva la jambe droite et voulut l’enfoncer dans le ventre du Juif ; mais celui-ci, étendant sa main, prononça : « Ô jambe droite, dessèche-toi ! » Et la jambe élevée en l’air d’Ali se dessécha dans sa position, et Ali ne se trouva plus debout que sur un seul pied, le gauche…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT SOIXANTE-DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

… et Ali ne se trouva plus debout que sur son seul pied, le gauche ! Et il eut beau vouloir se servir de ses membres hors de service, il ne put arriver qu’à perdre l’équilibre et à tantôt rouler et tantôt se relever jusqu’à ce qu’il fût épuisé et que le magicien lui dît : « As-tu renoncé à ton projet ? » Mais Ali répliqua : « Il me faut absolument les effets de ta fille ! » Alors le Juif lui dit : « Ah ! tu veux les effets ! Eh bien, je vais te les faire porter ! » Et il prit une tasse remplie d’eau, l’en aspergea et lui cria : « Deviens un âne ! » Et à l’instant Ali Vif-Argent fut changé en âne, avec une figure d’âne, des sabots ferrés à neuf, et des oreilles monumentales. Et il se mit incontinent à braire comme un âne en levant le nez et la queue et en reniflant l’air. Et le Juif prononça sur lui les paroles dominatrices, pour s’en rendre complètement maître, et l’obligea à descendre les escaliers sur ses pattes de derrière ; et, une fois dans la cour du palais, il traça autour de lui un cercle magique dans la sable ; et aussitôt une muraille s’éleva en formant une enceinte assez étroite d’où il ne pouvait point s’échapper.

Le matin le Juif vint à lui, le sella, le brida, le monta et lui dit dans l’oreille : « Tu vas remplacer la mule ! » Et il le fit sortir du palais enchanté qui disparut aussitôt et lui fit prendre le chemin de la boutique, où il ne tarda pas à arriver. Il ouvrit sa boutique, attacha l’âne Ali à l’endroit où la veille était attachée la mule, et se mit à s’occuper de ses balances, de ses poids, de son or et de son argent. Et l’âne Ali, qui conservait au-dedans de sa peau toutes ses facultés d’homme en tant que jugement et sensations, à l’exception de la parole seulement, fut obligé, pour ne point mourir de faim, de moudre entre ses dents les fèves sèches de sa ration ; mais, pour se consoler, il déchargeait son humeur noire par des séries de pets retentissants à la figure des clients.

Sur ces entrefaites, un jeune marchand, ruiné par les revers du temps, vint trouver le Juif usurier Azaria et lui dit : « Je suis ruiné, et il faut pourtant que je gagne ma vie et nourrisse mon épouse. Voici que je t’apporte les bracelets d’or de mon épouse, le seul et dernier bien qui nous reste, pour qu’en échange tu me donnes leur valeur en argent, afin que je puisse m’acheter quelque mulet ou quelque âne et exercer le métier de vendeur d’eau d’arrosage ! » Le Juif répondit : « Comptes-tu faire peiner l’âne que tu vas acheter et lui rendre la vie malheureuse s’il refuse de marcher ou de porter de grosses charges d’eau ? » Le futur ânier répondit : « Par Allah ! s’il refuse de marcher ou de travailler, je lui enfoncerai mon bâton dans les parties sensibles, et le forcerai à faire la besogne ! » Tout cela ! Et l’âne Ali entendit les paroles et, en manière de protestation, lança un pet épouvantable. Quant au Juif Azaria, il répondit à son client : « Dans ce cas, je veux bien te céder, pour ces bracelets, mon propre âne qui est là attaché à la porte ! Ne l’épargne pas, sinon il prendra l’habitude de la paresse ; et charge son dos lourdement, car il est solide et jeune ! » Puis, le marché conclu, le vendeur d’eau emmena l’âne Ali, tandis que celui-ci pensait en son âme : « Ya Ali, ton maître est prêt à charger ton dos d’un bât de bois dur et de grosses outres pesantes ; et il te fera faire dix longues courses, ou plus, par jour ! Sans doute tu es abîmé sans recours ! »

Lorsque le vendeur d’eau eut conduit l’âne à sa maison, il dit à son épouse de descendre à l’écurie lui donner sa ration. Et l’épouse, qui était jeune et fort agréable à regarder, prit la ration de fèves et descendit chez l’âne Ali pour la lui mettre au cou, dans le sac des rations. Mais l’âne Ali, qui la regardait du coin de l’œil depuis un moment, se mit soudain à renifler l’air avec force et lui donna un coup de tête qui la renversa sur l’auge, la robe retournée, la saillit en lui caressant la figure avec ses grosses lèvres frémissantes, et étala sa marchandise d’âne, considérable héritage des aïeux ânes.

À cette vue, l’épouse du vendeur d’eau poussa des cris si aigus que toutes les voisines accoururent les premières à l’écurie et, voyant le spectacle, se hâtèrent de repousser l’âne Ali de dessus la poitrine de la renversée. Et voici qu’à son tour arriva le mari qui demanda à la renversée : « Qu’as-tu ? » Elle lui cracha à la figure et lui dit : « Ah ! fils d’adultérins, tu n’as su trouver dans tout Bagdad, pour l’acheter, que cet âne coureur de femmes ? Par Allah ! ou le divorce ou le renvoi de cet âne ! » Il demanda : « Mais qu’a-t-il fait, cet âne ? » Elle dit : « Il m’a renversée et assaillie ! Et, sans les voisines, il me pénétrait épouvantablement ! » Alors le vendeur d’eau tomba sur l’âne à coups de trique, et finit par le ramener au Juif auquel il raconta ses entreprises inconvenantes, et le força à le reprendre et à restituer les bracelets. Lorsque le vendeur d’eau fut parti, le magicien Azaria se tourna vers l’âne Ali et lui dit : « Voilà que tu te lances dans les polissonneries avec les femmes, ô scélérat ! Attends ! puisque tu es si content de ta condition d’âne et que tu ne refrènes guère tes caprices effrontés, je vais t’arranger autrement ! Et tu seras la risée des petits et des grands ! » Et il ferma sa boutique, enfourcha l’âne et sortit de la ville.

Comme la veille, il fit sortir de terre et du fond de l’air le palais enchanté…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT SOIXANTE-TROISIÈME NUIT

Elle dit :

… Comme la veille, il fit sortir de terre et du fond de l’air le palais enchanté, et pénétra avec l’âne au fond de la cour, dans l’enceinte protectrice. Il commença d’abord par marmotter sur l’âne Ali des paroles incantatrices et il l’aspergea avec quelques gouttes d’eau qui lui rendirent sa première forme humaine ; puis, le tenant à une certaine distance, il lui dit : « Veux-tu, ya Ali, suivre maintenant mes conseils et, avant que je te métamorphose en quelque forme nouvelle pire que la première, renoncer à ton projet téméraire et t’en aller en ta voie ? » Il répondit : « Non, par Allah ! du moment qu’il est écrit que ma fortune l’emporte sur ta fortune, il me faut ou te tuer ou m’emparer de la robe de Kamaria, et te convertir à la foi de l’Islam ! » Et il voulut se précipiter sur le magicien Azaria qui, à cette vue, étendit la main et lui jeta au visage quelques gouttes de la tasse gravée de paroles talismaniques, en lui criant : « Deviens un ours ! » Et aussitôt Ali Vif-Argent fut transformé en ours, avec une grosse chaîne pendue à un anneau de fer qui lui traversait les naseaux, et muselé et tout dressé à danser. Puis il se pencha à son oreille et lui dit : « Ah ! scélérat, tu es semblable à la noix qui ne saurait être utilisée avant qu’on lui ait cassé la coque et l’écale ! » Et il l’attacha à un pieu fiché dans l’enceinte fortifiée, et ne vint le reprendre que le lendemain. Il monta alors sur sa mule des jours passés, et traîna derrière lui l’ours Ali jusqu’à la boutique, après avoir fait disparaître le palais enchanté, et l’attacha à côté de la mule, pour s’occuper ensuite de son or et de ses clients. Et l’ours Ali entendait et comprenait, mais ne pouvait parler !

Sur ces entrefaites, un homme vint à passer devant la boutique qui vit l’ours enchaîné et entra à l’instant demander au juif : « Ô maître Azaria, veux-tu me vendre cet ours ? On a prescrit à mon épouse malade de la chair d’ours et, comme onguent, de la graisse d’ours ; mais je n’en trouve nulle part ! » Le magicien répondit : « Vas-tu l’immoler de suite ou l’engraisser d’abord pour avoir plus d’onguent ? » Il répondit : « Il est assez gras comme cela pour mon épouse. Et je vais le faire égorger aujourd’hui même ! » Le magicien, à la limite de la joie, répondit : « Puisque c’est pour le bien de ton épouse, je te cède l’ours pour rien ! » Alors l’homme emmena l’ours à sa maison et appela un boucher qui arriva avec deux grands coutelas qu’il se mit à aiguiser l’un sur l’autre, après s’être retroussé les manches. À cette vue, la cherté de l’âme doubla les forces de l’ours Ali qui, au moment où ils le renversaient pour l’égorger, bondit soudain d’entre leurs mains, et s’envola plus qu’il ne courut jusqu’au palais du magicien.

Lorsque Azaria vit revenir l’ours Ali, il se dit : « Je vais encore faire une dernière tentative sur lui ! » Il l’aspergea, comme à l’ordinaire, et lui rendit sa forme humaine, après avoir appelé, cette fois, sa fille Kamaria à assister à la métamorphose. Et la jeune fille vit Ali sous sa forme humaine et le trouva si beau que dans son cœur elle conçut pour lui un amour violent. Aussi, se tournant vers lui, elle lui demanda : « Est-ce vrai, ô beau jeune homme, que ce n’est point moi que tu désires, mais seulement ma robe et mes effets ? » Il répondit : « C’est vrai ! Car je les destine à Zeinab la sensible, fille de Dalila la fine ! » Ces paroles jetèrent la jeune fille dans une grande douleur et consternation, car aussitôt son père s’écria : « Tu entends toi-même le scélérat ! Il ne se repent pas ! » Et il aspergea à l’instant Ali avec l’eau de la tasse talismanique, en lui criant : « Sois chien ! » Et Ali se trouva de suite changé en chien, de l’espèce des rues ; et le magicien lui cracha à la figure et lui donna un coup de pied en le chassant du palais.

Le chien Ali se mit à errer hors des murs ; mais comme il ne trouvait rien à manger, il se décida à entrer dans Baghdad. Mais aussitôt il fut accueilli par l’immense clameur de tous les chiens des divers quartiers où il passait et qui, à l’aspect de cet étranger qu’ils ne connaissaient pas et qui violait ainsi les frontières dont ils étaient les gardiens, se mirent à le poursuivre à coups de dents jusqu’à leurs limites respectives. Et l’intrus tombait de la sorte de territoire en territoire, partout poursuivi et mordu cruellement ; mais il put enfin se réfugier dans une boutique ouverte qui se trouvait être par hasard en territoire neutre. D’ailleurs le propriétaire, qui était un brocanteur pour les objets de seconde main, voyant ce malheureux chien à la queue entre les jambes poursuivi furieusement par l’armée des autres chiens, prit son bâton et le défendit contre les agresseurs qui finirent par se disperser en aboyant dans le loin. Alors le chien Ali, pour témoigner sa reconnaissance au brocanteur, se coucha à ses pieds, les larmes aux yeux, et le caressa en le léchant et battant de la queue avec émotion. Et il resta auprès de lui jusqu’au soir, en se disant : « Il vaut encore mieux être chien que singe, par exemple, ou pire encore ! » Et le soir, quand le brocanteur eut fermé sa boutique, il se colla à lui et le suivit à sa maison.

Or, à peine le brocanteur fut-il entré chez lui, que sa fille se couvrit le visage et s’écria…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT SOIXANTE-QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

… Or à peine le brocanteur fut-il entré chez lui, que sa fille se couvrit le visage et s’écria : « Ô mon père, comment prends-tu sur toi de faire entrer chez ta fille un homme étranger ! » Le brocanteur dit : « Quel étranger ? Il n’y a ici que le chien ! » Elle répondit : « Ce chien n’est autre qu’Ali Vif-Argent du Caire qui a été ensorcelé par le juif Azaria le magicien, et cela à cause de la robe de sa fille Kamaria ! » À ces paroles, le brocanteur se tourna vers le chien et lui demanda : « Est-ce vrai, cela ? » Et le chien lui fit avec la tête un signe qui signifiait : « Oui ! » Et la jeune fille continua : « Je suis prête, s’il veut consentir à m’épouser, à lui rendre sa première forme humaine ! » Et le brocanteur s’écria : « Par Allah ! ô ma fille, rends-lui cette forme-là, et certainement il t’épousera ! » Puis il se tourna vers le chien et lui demanda : « Tu as entendu ! Consens-tu à la chose ? » Il remua la queue et fit un signe de tête qui signifiait : « Oui ! » Alors la jeune fille prit une tasse talismanique remplie d’eau, et elle commençait à prononcer dessus les paroles conjuratoires, quand soudain un grand cri se fit entendre et la jeune esclave de la jeune fille entra dans la chambre en disant à sa maîtresse : « Où est ta promesse, ô ma maîtresse, et le pacte conclu entre nous deux ? Tu m’as juré, quand je t’ai enseigné la sorcellerie, de ne jamais faire d’opération magique sans me consulter ! Or justement moi aussi je veux épouser le jeune Ali Vif-Argent, chien présentement ; et je ne consentirai à sa transformation en homme qu’à condition qu’il nous appartiendra à toutes deux en commun et qu’il passera une nuit avec moi et une nuit avec toi ! » Et, la jeune fille ayant consenti à cet arrangement, son père, assez étonné de tout cela, lui demanda : « Et depuis quand as-tu appris la sorcellerie ? » Elle répondit : « Depuis l’arrivée de notre nouvelle esclave, celle-ci, qui l’avait apprise elle-même quand elle était autrefois au service du juif Azaria et qu’elle pouvait feuilleter en cachette les grimoires et les livres anciens de cet insigne magicien ! »

Après quoi les deux jeunes filles prirent chacune une tasse talismanique et, après y avoir marmotté des paroles en langue hébraïque, aspergèrent d’eau le chien Ali en lui disant : « Par les vertus et les mérites de Soleimân, redeviens un être humain vivant ! » Et Ali Vif-Argent sauta à l’instant sur ses deux pieds, plus jeune et plus beau que jamais. Mais au même moment un grand cri se fit entendre, la porte s’ouvrit toute grande, et une merveilleuse jeune fille fit son entrée dans la chambre en portant sur ses bras deux plateaux d’or superposés : sur le plateau d’or du bas se trouvaient la robe d’or, la couronne d’or, la ceinture d’or et la pantoufle d’or, et sur le plateau plus petit du haut, sanglante et les yeux convulsés, se trouvait la tête coupée du Juif Azaria !

Or, cette troisième jeune fille, si belle, n’était autre que Kamaria, la fille du magicien qui, ayant déposé les deux plateaux aux pieds d’Ali Vif-Argent, lui dit : « Je t’apporte, ô Ali, car je t’aime, les effets que tu convoitais et la tête de mon père le Juif ! Car moi maintenant je suis devenue musulmane ! » Et elle prononça : « Il n’y a de Dieu qu’Allah ! Et Môhammad est l’envoyé d’Allah ! »

À ces paroles, Ali Vif-Argent répondit : « Je veux bien consentir à t’épouser conjointement à ces deux jeunes filles que voici, puisque tu m’apportes, toi femme, contrairement aux ordinaires usages, un si beau présent de noces ! Mais c’est à condition qu’à mon tour je fasse cadeau de ces objets à Zeinab, fille de Dalila, que je désire avoir comme quatrième épouse, puisque la loi permet quatre épouses légitimes ! » Kamaria y consentit, et les deux autres jeunes filles également. Et le brocanteur demanda : « Nous promets-tu au moins de ne point prendre sur tes quatre épouses légitimes des concubines ? » Il répondit : « Je le promets ! » Et il prit le plateau d’or qui contenait les effets de Kamaria, et sortit pour aller les porter à Zeinab, fille de Dalila.

Comme il se dirigeait vers la maison de Dalila, il aperçut un marchand ambulant qui portait sur sa tête un grand plateau de confitures sèches, de halawa et d’amandes habillées de sucre, et il se dit : « Je ferai bien de prendre avec moi de ces douceurs pour les portera Zeinab ! » D’ailleurs le marchand, qui semblait le guetter, lui dit : « Ô mon maître, il n’y a pas dans Baghdad quelqu’un qui réussisse comme moi la confiture de carottes aux noix ! Combien t’en faut-il ? Mais d’abord, avant d’acheter, goûte ce petit morceau et dis-moi ce que tu en penses ! » Et Vif-Argent prit le morceau et l’avala. Mais au même moment il tomba sur le sol, comme inanimé. Le morceau de confiture était mélangé de bang ; et le marchand n’était autre que Mahmoud l’Avorton qui exerçait ce métier lucratif de dépouiller les clients. Il avait vu toutes les belles choses que portait Vif-Argent, et l’avait endormi pour les lui voler. En effet, une fois Vif-Argent étendu sans mouvement, l’Avorton s’empara de la robe d’or et des autres choses, et se disposa à s’enfuir ; mais soudain apparut à cheval Hassan-la-Peste, accompagné de ses quarante gardes, qui aperçut le voleur et l’arrêta. Et l’Avorton fut obligé de faire des aveux et de montrer à Hassan le corps étendu sur le sol. Aussitôt Hassan, qui, depuis la disparition d’Ali, parcourait avec ses gardes tous les quartiers de Baghdad à sa recherche, fit apporter du contre-bang et le lui administra. Et, quand il fut réveillé, son premier cri fut de demander des nouvelles des effets qu’il portait à Zeinab. Et Hassan les lui montra et, après les effusions de leur rencontre, le félicita de son adresse et lui dit : « Par Allah ! tu nous surpasses tous ! » Puis il le conduisit à la maison d’Ahmad-la-Teigne et, après de nouveaux salams de part et d’autre, il se fit raconter toute l’aventure, et lui dit : « Mais alors ! Le palais enchanté du magicien te revient de droit, puisque tu vas prendre Kamaria comme une de tes quatre épouses ! C’est là que nous célébrerons tes quadruples noces ! Et je vais à l’instant porter les présents de ta part à Zeinab, et décider son oncle Zoraïk à te l’accorder en mariage. Et je te promets que cette fois le vieux fripon ne refusera pas ! Quant à Mahmoud l’Avorton nous ne pouvons le châtier, puisque tu deviens son parent, en entrant dans sa famille…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT SOIXANTE-CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

« … Quant à Mahmoud l’Avorton, nous ne pouvons le châtier, puisque tu deviens son parent, en entrant dans sa famille ! »

Lorsqu’il eut dit ces paroles, Hassan-la-Peste prit la robe d’or, la couronne d’or, la ceinture d’or et la pantoufle d’or et alla au khân des pigeons, où il trouva Dalila et Zeinab en train justement de distribuer le grain aux pigeons. Après les salams, il leur dit de faire venir Zoraïk ; et, Zoraïk étant arrivé, il leur fit voir les présents de noces qu’ils avaient réclamés pour dot de Zeinab, et leur dit : « Maintenant nul refus n’est possible ! Sinon c’est moi, Hassan, que l’offense regarderait ! » Et Dalila et Zoraïk acceptèrent les présents, et donnèrent leur consentement au mariage de Zeinab avec Ali Vif-Argent.

Or, dès le lendemain Ali Vif-Argent alla prendre possession du palais du Juif Azaria ; et le soir même, devant le kâdi et les témoins d’une part, et Ahmad-la-Teigne avec ses quarante et Hassan-la-Peste avec ses quarante d’autre part, on écrivit le contrat de mariage d’Ali Vif-Argent avec Zeinab, fille de Dalila, avec Kamaria, fille d’Azaria, avec la fille du brocanteur, et avec la jeune esclave du brocanteur. Et l’on célébra somptueusement les cérémonies des quatre mariages. Et c’était certainement Zeinab qui, de l’avis de toutes les femmes du cortège, était la plus touchante sous ses voiles de mariée et la plus belle. Elle était d’ailleurs vêtue de la robe d’or, de la couronne d’or, de la ceinture d’or et de la pantoufle d’or ; et les trois autres adolescentes marchaient autour d’elle comme les étoiles autour de la lune.

Aussi, cette nuit-là même, Ali Vif-Argent commença sa tournée de noces en pénétrant d’abord chez son épouse Zeinab. Et il trouva qu’elle était une vraie perle imperforée et une pouliche non montée. Et il se délecta d’elle à la limite de la délectation, et pénétra ensuite chez chacune de ses trois autres épouses, à tour de rôle. Et, comme il les trouva absolument parfaites en beauté et en virginité, il se délecta d’elles également, et leur prit ce qu’il avait à leur prendre et leur donna ce qu’il avait à leur donner, et cela en toute générosité de part et d’autre et complète satisfaction.

Quant aux festins donnés à l’occasion des noces, ils durèrent trente jours et trente nuits ; et l’on n’épargna rien pour qu’ils fussent dignes de celui qui en était le dispensateur. Et l’on se réjouit, et l’on rit, et l’on chanta, et l’on s’amusa extrêmement.

Lorsque les fêtes furent terminées, Hassan-la-Peste vint trouver Vif-Argent et, après lui avoir réitéré ses félicitations, lui dit : « Ya Ali, voici que le temps est enfin venu pour toi d’être présenté à notre maître le khalifat, pour qu’il t’accorde ses faveurs ! » Et il l’emmena au Diwân, où le khalifat ne tarda pas à faire son entrée.

Le khalifat, à la vue du jeune Ali Vif-Argent, fut très charmé ; car, en vérité, sa bonne mine ne pouvait que prévenir en sa faveur, et la beauté pouvait témoigner qu’elle le reconnaissait pour son élu. Et Ali Vif-Argent, poussé par Hassan-la-Peste, s’avança devant le khalifat et embrassa la terre entre ses mains. Puis il se releva et, prenant un plateau couvert d’une étoffe de soie que tenait Dos-de-Chameau, il le découvrit devant le khalifat. Et l’on vit la tête coupée du Juif Azaria le magicien.

À cette vue, le khalifat, étonné, demanda : « Quelle est cette tête ? » Et Vif-Argent répondit : « Celle du plus grand de tes ennemis, ô émir des Croyants ! Son propriétaire était un insigne magicien capable de détruire Baghdad avec tous ses palais ! » Et il raconta à Haroun Al-Rachid toute l’histoire depuis le commencement jusqu’à la fin sans omettre un détail.

Cette histoire émerveilla tellement le khalifat qu’il nomma à l’instant Vif-Argent comme intendant général de la police, avec le même rang, les mêmes prérogatives et les mêmes émoluments qu’Ahmad-la-Teigne et Hassan-la-Peste ; puis il lui dit : « Vivent les braves qui te ressemblent, ya Ali ! Je veux que tu me demandes encore quelque chose ! » Vif-Argent répondit : « La durée éternelle de la vie du khalifat, et la permission de faire venir du Caire, ma patrie, mes anciens compagnons les quarante, pour les avoir ici comme gardes, à l’exemple de ceux de mes deux collègues ! » Et le khalifat répondit : « Tu le peux ! » Puis il ordonna aux plus habiles scribes du palais d’écrire soigneusement cette histoire, et de la serrer dans les archives du règne, pour qu’elle servît de leçon à la fois et d’amusement aux peuples musulmans et à tous les futurs croyants en Allah et en son prophète Môhammad, le meilleur des hommes (sur lui la prière et la paix !).

Et tous vécurent de la vie la plus délicieuse et la plus gaie, jusqu’à ce que vînt les visiter la Destructrice des Joies et la Séparatrice des Amis !

Et telle est, ô Roi fortuné, dans tous ses détails exacts, comme elle m’est parvenue, l’histoire véridique de Dalila-la-Rouée et de sa fille Zeinab-la-Fourbe avec Ahmad-la-Teigne, Hassan-la-Peste, Ali Vif-Argent et Zoraïk, le marchand de poisson frit ! Mais Allah (qu’il soit glorifié et exalté !) est plus savant et plus pénétrant ! »

— Puis Schahrazade ajouta : « Toutefois ne crois point, ô Roi fortuné, que cette histoire soit plus véridique que celle de Jouder le Pêcheur et de ses frères ! » Et, aussitôt, elle raconta :