Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 12/La Leçon du connaisseur en femmes

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Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Librairie Charpentier et Fasquelle (Tome 12p. 249-259).


LA LEÇON DU CONNAISSEUR EN FEMMES


Il m’est revenu, ô roi fortuné, qu’il y avait au Caire deux jeunes gens, l’un marié et l’autre célibataire, qui étaient fort liés d’amitié. Celui qui était marié s’appelait Ahmad, et celui qui ne l’était pas s’appelait Mahmoud. Or Ahmad, qui était de deux ans plus âgé que Mahmoud, profitait de l’ascendant que cette différence d’âge lui donnait pour faire l’éducateur et le maître auprès de son ami, particulièrement en ce qui concernait la connaissance des femmes. Et continuellement il lui parlait à ce sujet, lui racontant mille traits de son expérience, et lui disant toujours pour conclure : « Maintenant, ô Mahmoud, tu peux dire que tu as connu dans ta vie quelqu’un qui connaît à fond ces créatures malicieuses ! Et tu dois t’estimer bien heureux de m’avoir comme ami, pour te prévenir de toutes leurs roueries ! » Et Mahmoud était, de jour en jour, plus émerveillé de la science de son ami, et il était persuadé que jamais une femme, quelque rusée qu’elle pût être, fût capable de le tromper ou seulement de prendre en défaut sa vigilance. Et souvent il lui disait ; « Ô Ahmad, que tu es admirable ! » Et Ahmad se rengorgeait, d’un air protecteur, en tapant sur l’épaule de son ami, et lui disant : « Je t’enseignerai à être comme moi ! »

Or, un jour, comme Ahmad lui répétait : « Je t’enseignerai à être comme moi ! Car on s’instruit auprès de celui qui a essayé, et non auprès de celui qui enseigne sans avoir essayé ! » le jeune Mahmoud lui dit : « Par Allah, avant que de m’enseigner comment il faut que je déjoue les malices des femmes, ne pourrais-tu pas, ô mon ami, m’enseigner comment il faut que je fasse pour entrer en relations avec l’une d’elles…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

« … ne pourrais-tu pas, ô mon ami, m’enseigner, comment il faut que je fasse pour entrer en relations avec l’une d’elles ? » Et Ahmad répondit, de son ton de maître d’école : « Par Allah, c’est la chose la plus simple ! Tu n’auras qu’à aller demain à la fête du Mouled el-Nabi, sous les tentes, et à bien observer les femmes qui y abondent. Et tu en choisiras une qui soit accompagnée d’un petit enfant, et qui ait en même temps une belle allure et de beaux yeux brillants sous son voile dévisagé. Et, ton choix ainsi établi, tu achèteras des dattes et des pois chiches habillés de sucre, et tu en offriras à l’enfant, et tu joueras avec lui, en te gardant bien de lever les yeux vers sa mère ; et tu le caresseras gentiment, et tu l’embrasseras. Et, lorsque l’enfant se sera bien apprivoisé avec toi, alors seulement tu demanderas à sa mère, mais sans la regarder, la faveur de porter l’enfant à sa place. Et, durant tout le chemin, tu chasseras les mouches de sur le visage de l’enfant, et tu lui parleras dans sa langue en lui racontant mille folies. Et la mère finira bien par t’adresser la parole, Et, si elle le fait, tu es sûr d’être le coq ! » Et, ayant ainsi parlé, il le quitta. Et Mahmoud, à la limite de l’admiration pour son ami, passa toute cette nuit-là à se répéter la leçon qu’il venait d’entendre.

Or, le lendemain, de bonne heure, il se hâta d’aller au Mouled, où, avec une fidélité qui prouvait combien il était confiant dans l’expérience de son ami, il mit en pratique le conseil de la veille. Et, à son grand émerveillement, le résultat dépassa son attente. Et le sort voulut que la femme qu’il accompagna chez elle, et dont il portait l’enfant sur ses épaules, fût précisément l’épouse même de son ami Ahmad. Et, en allant chez elle, il était loin de penser qu’il trahissait son ami, car d’un côté il n’était jamais venu dans sa maison, et d’un autre côté il ne pouvait deviner, ne l’ayant jamais vue à découvert ni à couvert, que cette femme était l’épouse d’Ahmad. Quant à la jeune femme, elle était dans la joie de faire enfin l’expérience du degré de divination de son mari, qui la poursuivait également de sa science des femmes et de sa connaissance de leur malice.

Or, cette première rencontre entre le jeune Mahmoud et l’épouse d’Ahmad se passa fort agréablement pour les deux. Et l’adolescent, qui était encore vierge et inexpérimenté, goûta dans sa plénitude le plaisir d’être pris entre les bras et les jambes d’une Égyptienne versée dans le métier. Et ils furent si contents l’un de l’autre, qu’ils répétèrent bien des fois la manœuvre les jours suivants. Et la femme se réjouissait d’humilier de la sorte, sans qu’il le sût, son époux présomptueux ; et l’époux s’étonnait de ne plus rencontrer son ami Mahmoud aux heures où il avait l’habitude de le rencontrer, et se disait : « Il a dû trouver une femme, en profitant de mes leçons et de mes conseils !

Cependant, au bout d’un certain temps, comme il allait un vendredi à la mosquée, il aperçut dans la cour, près de la fontaine aux ablutions, son ami Mahmoud. Et il s’approcha de lui, et après les salams et salutations, il lui demanda d’un air entendu s’il avait réussi dans ses recherches, et si la femme était jolie. Et Mahmoud, extrêmement heureux de s’ouvrir à son ami, s’écria ; « Ya Allah ! si elle est jolie ! Du beurre et du lait ! Et grasse et blanche ! Du musc et du jasmin ! Et quelle intelligence ! Et quelle cuisine elle fait pour me régaler, à chacune de nos rencontres ! Mais le mari, ô mon ami Ahmad, me paraît être un sot irrémédiable et un entremetteur ! » Et Ahmad se mit à rire et dit : « Par Allah ! la plupart des maris sont ainsi ! Allons ! je vois bien que tu as su bien profiter de mes conseils. Continue de la sorte, ô Mahmoud ! » Et ils entrèrent ensemble à la mosquée, pour la prière, et se perdirent ensuite de vue.

Or Ahmad, à sa sortie de la mosquée, en ce jour de vendredi, ne sachant comment passer le temps, vu que les boutiques étaient fermées, alla en visite chez un voisin, qui habitait porte à porte, et monta s’asseoir avec lui à la fenêtre qui donnait sur la rue. Et soudain il vit arriver son ami Mahmoud, lui-même, avec sa propre personne et son propre œil, qui entra aussitôt dans la maison sans même frapper, ce qui était la preuve irrécusable qu’on était de connivence avec lui, à l’intérieur, et qu’on attendait sa venue. Et Ahmad, stupéfait de ce qu’il venait voir, pensa d’abord se précipiter directement à sa maison et surprendre son ami avec sa femme, et les châtier tous deux. Mais il réfléchit qu’au bruit qu’il ferait en frappant à la porte, son épouse, qui était une rouée, saurait bien cacher le jeune homme ou le faire évader par la terrasse ; et il se décida à entrer dans sa maison d’une autre manière, sans éveiller l’attention.

Il y avait, en effet, dans sa maison une citerne communicante, divisée en deux moitiés, l’une des moitiés lui appartenant et se trouvant dans sa cour, et l’autre moitié appartenant au voisin chez lequel il était assis, et débouchant dans sa cour. Et Ahmad se dit : « C’est par là que j’irai les surprendre ! » Et il dit à son voisin : « Par Allah, ô voisin, je me souviens maintenant que j’ai laissé tomber ce matin ma bourse dans le puits. Et je te demande la permission d’y descendre pour la chercher. Et je remonterai ensuite chez moi par le côté qui est dans ma cour. » Et le voisin répondit ; « Il n’y a pas d’inconvénient ! Et je vais même t’éclairer, ô mon frère ! «  Mais Ahmad ne voulut pas accepter ce service, préférant descendre dans l’obscurité, pour que la lumière sortant du puits ne donnât pas l’éveil chez lui. Et, après avoir pris congé de son ami, il descendit dans le puits.

Or, les choses allèrent fort bien durant la descente ; mais quand il fallut remonter de l’autre côté, la fatalité s’y opposa d’une bien singulière façon. En effet, Ahmad avait déjà grimpé, s’aidant des bras et des jambes, jusqu’à moitié hauteur, quand la servante négresse qui venait puiser de l’eau dans le puits, entendant quelque bruit dans le trou, s’y pencha et regarda. Et elle vit cette forme noire qui se mouvait dans la demi-obscurité, et, loin de reconnaître son maître, elle fut saisie de terreur et, lâchant de ses mains la corde du seau, elle s’enfuit en criant éperdûment : « L’éfrit ! L’éfrit ! Il sort du puits, ô musulmans ! Au secours ! » Et le seau, lâché de la sorte, alla tomber de tout son poids sur la tête d’Ahmad, l’assommant à demi.

Lorsque l’éveil fut ainsi donné par la négresse, l’épouse d’Ahmad se hâta de faire évader son amoureux, et descendit dans la cour et, se penchant sur la margelle, demanda ; « Qui est dans le puits ? » Et elle reconnut alors la voix de son mari qui, malgré son accident, trouvait la force de lancer mille injures épouvantables contre le puits et contre les propriétaires des puits et ceux qui descendent dans le puits et ceux qui puisent l’eau dans le puits. Et elle lui demanda : « Par Allah et par le Nabi ! que pouvais-tu faire au fond du puits ? » Et il répondit : « Tais-toi donc, ô maudite ! C’est seulement pour la bourse que j’y ai laissé tomber ce matin ! Au lieu de me poser des questions, tu ferais mieux de m’aider à sortir de là-dedans ! » Et la jeune femme, riant en son âme, car elle avait compris la vraie raison de la descente dans le puits, alla quérir les voisins qui vinrent retirer, au moyen de cordes, le malheureux Ahmad qui ne pouvait remuer, tant le coup du seau lui avait été pénible. Et il se fit porter dans son lit, sans rien dire, sachant qu’il était bien plus prudent, en la circonstance, de taire son ressentiment. Et il se sentait fort humilié, non seulement dans sa dignité, mais surtout dans son expérience des femmes et sa connaissance de leurs malices. Et il résolut bien d’être plus circonspect la prochaine fois, et se mit à réfléchir sur les moyens à employer pour surprendre la maligne.

Aussi, lorsqu’au bout d’un certain temps il put se lever, il n’eut plus d’autre soin que de se poster à l’affût de sa vengeance. Et, un jour qu’il était caché dans un coin de la rue, il aperçut son ami Mahmoud qui venait de se glisser dans la maison, dont la porte entrebâillée fut aussitôt fermée après qu’il fût entré. Et il se précipita et se mit à frapper à coups redoublés sur la porte…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vît apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT SIXIÈME NUIT

Elle dit :

… Et il se précipita et se mit à frapper à coups redoublés sur la porte. Et sa femme, sans hésiter, dit à Mahmoud : « Lève-toi et suis-moi ! » Et elle descendit avec lui, et, après l’avoir mis dans le coin, derrière la porte même de la rue, elle ouvrit à son époux, en lui disant : « Par Allah ! qu’y a-t-il donc pour frapper de la sorte ! » Mais Ahmad, la saisissant par la main et l’entraînant vivement à l’intérieur, en vociférant, courut à la chambre du haut, pour attraper Mahmoud qui, pendant ce temps, avait tranquillement ouvert la porte derrière laquelle il était caché, et s’était enfui. Et Ahmad, voyant combien ses recherches étaient vaines, faillit mourir de rage, et résolut de répudier sa femme sur-le-champ. Puis il réfléchit qu’il valait mieux patienter encore quelque temps, et il avala son ressentiment en silence.

Or, l’occasion qu’il cherchait ne tarda pas à se présenter d’elle-même, quelques jours après cet incident. En effet, l’oncle d’Ahmad, père de son épouse, donnait un festin à l’occasion de la circoncision d’un enfant qu’il venait d’avoir dans sa vieillesse. Et Ahmad et son épouse étaient invités à aller passer chez lui la journée et la soirée. Et il pensa alors à mettre à exécution un projet qu’il avait formé. Il alla donc à la recherche de son ami Mahmoud, qui continuait à être le seul à ignorer qu’il trompait son ami, et, l’ayant rencontré, il l’invita à l’accompagner pour prendre part au festin de l’oncle. Et tout le monde s’assit devant les plateaux chargés de mets, au milieu de la cour illuminée et tendue de tapis et ornée de banderoles et de bannières. Et les femmes pouvaient ainsi voir des fenêtres du harem tout ce qui se faisait dans la cour, sans être vues, et entendre ce qui s’y disait. Et Ahmad, pendant le repas, amena la conversation sur les anecdotes licencieuses qu’affectionnait tout particulièrement le père de son épouse. Et lorsque chacun eut raconté ce qu’il savait sur ce sujet hilarant, Ahmad dit, en montrant son ami Mahmoud : « Par Allah ! notre frère Mahmoud que voici, m’a raconté autrefois une anecdote vraie, dont il est lui-même le héros, et qui est autrement réjouissante que tout ce que nous venons d’entendre. Et l’oncle s’écria : « Raconte-la nous, ô saïed Mahmoud ! » Et tous les assistants ajoutèrent : « Oui par Allah sur toi, raconte-la nous ! » Et Ahmad lui dit : « Oui ! tu sais bien ! l’histoire de la jeune femme grasse et blanche comme le beurre ! » Et Mahmoud, flatté d’être ainsi le but de toutes les demandes, se mit à raconter sa première entrevue avec la jeune femme qui était accompagnée de son enfant, sous les tentes, au Mouled. Et il se mit à donner des détails si précis sur la jeune femme et sa maison, que l’oncle d’Ahmad ne tarda pas à reconnaître qu’il s’agissait de sa propre fille. Et Ahmad jubilait déjà en lui-même, persuadé qu’il allait pouvoir enfin faire la preuve, devant des témoins, de l’infidélité de son épouse, et la répudier, en la frustrant de ses droits à la dot du mariage. Et l’oncle, les sourcils froncés, allait déjà se lever pour faire qui sait quoi, lorsqu’un cri strident et douloureux se fit entendre, comme d’un enfant qui était pincé ; et Mahmoud, soudain rappelé à la réalité par ce cri, eut la présence d’esprit de changer le fil de l’histoire, en terminant ainsi : « Or, moi, comme je portais l’enfant de la jeune femme sur mes épaules, je voulus, une fois dans la cour, monter dans le harem avec l’enfant. Mais — éloigné soit le Malin ! — j’étais, pour mon malheur, tombé sur une femme honnête qui, comprenant mon audace, m’arracha l’enfant des bras et m’envoya un coup de poing à la figure, dont je porte encore la trace. Et elle me chassa en me menaçant d’appeler les voisins ! Qu’Allah la maudisse ! »

Et l’oncle, père de la jeune femme, en entendant cette fin de l’histoire, se mit à rire aux éclats, ainsi que tous les assistants. Mais seul Ahmad n’avait pas envie de rire, et se demandait, sans pouvoir en comprendre le motif, pourquoi Mahmoud avait ainsi changé la fin de son histoire. Et, le repas terminé, il s’approcha de lui, et lui demanda : « Par Allah sur toi, peux-tu me dire pourquoi tu n’as pas raconté la chose comme elle s’est passée ? » Et Mahmoud répondit : « Écoute ! C’est que je viens de comprendre, par ce cri de l’enfant que tout le monde a entendu, que cet enfant et sa mère se trouvaient dans le harem, et que par conséquent le mari devait se trouver également au nombre des invités. Et je me suis hâté d’innocenter la femme, pour ne pas nous attirer à tous deux une désagréable aventure ! Mais n’est-ce pas, ô mon frère, que mon histoire, arrangée de la sorte, a beaucoup amusé ton oncle ? » Mais Ahmad, devenu bien jaune, quitta son ami sans répondre à sa question. Et, dès le lendemain, il répudia sa femme et partit pour la Mecque, pour se sanctifier avec les pèlerins.

Et, de la sorte, Mahmoud put, après le délai légal, se marier avec son amoureuse, et vivre heureux avec elle, car il n’avait aucune prétention à la connaissance des femmes et à l’art de déjouer leurs roueries et de prévenir leurs fourberies. Mais Allah est le seul savant !

Et, ayant ainsi raconté cette histoire, le pêcheur, mangeur de haschisch, qui était devenu chambellan, se tut.

Et le sultan, à la limite du ravissement, s’écria : « Ô mon chambellan, ô langue de miel, je te nomme mon grand-vizir ! » Et comme, précisément à ce moment-là, deux plaideurs entraient dans la salle des audiences, réclamant justice auprès du sultan, le pêcheur, devenu grand-vizir, fut chargé, séance tenante, d’écouter leur plainte, de régler leur différend et de prononcer sur l’affaire un jugement. Et le nouveau grand-vizir, revêtu des insignes de sa charge, dit aux deux plaideurs : « Approchez-vous, et racontez le sujet qui vous amène entre les mains de notre maître le sultan. »

Et voici leur histoire :