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Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 12/Le Kadi avisé

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Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Librairie Charpentier et Fasquelle (Tome 12p. 241-249).


LE KADI AVISÉ


On raconte qu’il y avait au Caire un kâdi qui avait commis tant de prévarications et rendu tant de jugements intéressés, qu’il avait été destitué de ses fonctions, et était obligé, pour ne pas mourir de faim, de vivre d’expédients. Or, un jour, il eut beau chercher dans sa tête, il ne trouva aucun moyen de faire quelque argent, car il avait épuisé toutes les ressources de son esprit comme il avait mis à sec celles de sa vie. Et, se voyant réduit à cette extrémité, il appela le seul esclave qui lui restait, et lui dit : « Ô un tel, je suis bien malade aujourd’hui, et ne puis sortir de la maison, mais, toi, tâche d’aller nous trouver quelque chose à manger, ou de m’envoyer quelques personnes en quête de consultations juridiques. Et je saurai bien leur faire payer ma peine ! » Et l’esclave, qui était un garnement aussi rompu que son maître dans les roueries et les expédients, et qui était aussi intéressé que lui dans la réussite du projet, sortit en se disant : « Je vais aller molester, l’un après l’autre, quelques passants et me prendre de dispute avec eux. Et, comme tout le monde ne sait pas que mon maître est destitué, je les entraînerai auprès de lui, sous prétexte de régler le différend, et je leur ferai vider leur ceinture entre ses mains ! » Et, pensant ainsi, il avisa un promeneur qui se trouvait devant lui, et qui marchait tranquillement avec son bâton appuyé des deux mains sur la nuque, et d’un croc-en-jambe adroit il l’envoya rouler dans la boue. Et le pauvre homme, les vêtements salis et les savates écorchées, se releva furieux avec l’intention de châtier son agresseur. Mais reconnaissant en lui l’esclave du kâdi, il ne voulut point se mesurer avec lui, et, tout penaud, se contenta de dire, en se retirant au plus vite : « Qu’Allah confonde le Malin ! »

Et l’esclave, ce roué, voyant que la première affaire n’avait pas réussi, continua sa route, en se disant : « Ce moyen n’est pas bon. Nous allons en trouver un autre, car tout le monde connaît mon maître et me connaît ! » Et comme il réfléchissait à ce qu’il devait faire, il aperçut un serviteur qui portait sur sa tête un plateau où se trouvait une superbe oie farcie, et garnie tout autour de tomates, de courgettes et d’aubergines, le tout savamment arrangé. Et il suivit le porteur qui se dirigeait vers le four public pour y faire cuire l’oie ; et il le vit entrer et livrer le plateau au maître du four, en lui disant : « Je viendrai le prendre dans une heure ! » Et il s’en alla.

Alors l’esclave du kâdi se dit : « Voilà l’affaire ! » Et, au bout d’un certain temps, il entra au four, et dit : « Le salam sur toi, ya hagg Moustapha ! » Et le maître du four reconnut l’esclave du kâdi, qu’il n’avait pas revu depuis longtemps, vu que dans la maison du kâdi il n’y avait jamais rien à envoyer au four ; et répondit : « Et sur toi le salam, ô mon frère, Moubarak ! D’où comme ça ? Il y a si longtemps que mon four ne flambe plus pour notre maître le kâdi ! Que puis-je aujourd’hui pour ton service, et que m’apportes-tu ? » Et l’esclave dit : « Rien de plus que ce que tu as déjà ; car je viens prendre l’oie farcie qui est au four ! » Et le fournier répondit : « Mais cet oie, ô mon frère, n’est pas à toi ! » Il dit : « Ne parle pas ainsi ô cheikh ! cette oie n’est pas à moi, dis-tu ? Mais c’est moi qui l’ai vue sortir de l’œuf, qui l’ai nourrie, qui l’ai égorgée, qui l’ai farcie et qui l’ai préparée ! » Et le fournier dit : « Par Allah, je veux bien. Mais que faut-il que je dise à celui qui me l’a apportée, lorsqu’il reviendra ? » Il répondit : « Je ne crois pas qu’il revienne ! En tout cas, tu lui diras simplement, en manière de plaisanterie, car c’est un homme fort plaisant et qui aime à rire : « Ouallah, ô mon frère, au moment où je poussais le plateau au four, l’oie soudain a fait un cri strident, et s’est envolée…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

« … Ouallah, ô mon frère, au moment où je poussais le plateau au four, l’oie soudain a fait un cri strident, et s’est envolée ! » Et il ajouta : « Donne-moi maintenant l’oie qui doit être suffisamment cuite ! » Et le fournier, riant de ces paroles qu’il venait d’entendre, tira le plateau du foyer et le remit en toute confiance à l’esclave du kâdi, qui se hâta d’aller le porter à son maître et de manger l’oie avec lui, en se léchant les doigts.

Sur ces entrefaites, le porteur de l’oie revint au four et demanda son plateau, en disant : « L’oie doit être à point maintenant, ô maître ! » Et le fournier répondit : « Ouallah ! au moment où je la mettais au four, elle a poussé un cri strident, et s’est envolée ! » Et l’homme qui, en réalité, était loin d’être un plaisant compagnon, entra en fureur, persuadé que le fournier voulait se moquer de lui, et s’écria : « Comment oses-tu rire sur ma barbe, ô rien du tout ? » Et de paroles en paroles, et d’injures en injures, les deux hommes en vinrent aux coups. Et la foule ne tarda pas à se rassembler au dehors, en entendant les cris, et à envahir bientôt le four. Et on se disait les uns aux autres : « Le hagg Moustapha se bat avec un homme à cause de la résurrection d’une oie farcie ! » Et la plupart prenaient fait et cause pour le maître du four, dont la bonne foi et l’honnêteté leur étaient connues depuis longtemps, tandis que quelques-uns seulement se permettaient d’émettre quelque doute sur cette résurrection-là.

Or, parmi les gens qui se pressaient de la sorte autour des deux hommes qui se battaient, se trouvait une femme enceinte que la curiosité avait poussée au premier rang. Mais ce fut pour sa malechance, car au moment où le fournier se reculait pour mieux atteindre son adversaire, elle reçut en plein ventre le coup terrible qui était destiné à tout autre qu’à elle. Et elle tomba sur le sol, en poussant un cri de poule violentée et avorta à l’heure et à l’instant.

Or, l’époux de la femme en question, qui demeurait dans une boutique de fruitier du voisinage, fut aussitôt prévenu, et accourut avec un énorme gourdin, et en criant : « Je vais enculer le fournier et le père du fournier et son grand-père, et déraciner son existence ! » Et le fournier, déjà exténué de sa première lutte, et voyant arriver sur lui cet homme furieux et armé d’un terrible gourdin, ne put tenir plus longtemps, et livra ses jambes au vent, en se sauvant dans la cour. Et, voyant qu’il était poursuivi, il escalada un pan de mur, grimpa sur une terrasse voisine, et de là se laissa choir à terre. Et la destinée voulut qu’il tombât précisément sur un Maghrébin qui dormait, au bas de la maison, roulé dans ses couvertures. Et le fournier, qui tombait de haut et était fort pesant, lui défonça toutes les côtes. Et le Maghrébin, sans hésiter, expira du coup. Et tous ses proches, les autres Maghrébins du souk, accoururent et arrêtèrent le fournier, en le rouant de coups, et se disposèrent à le traîner devant le kâdi. Et, de son côté, le porteur de l’oie, voyant le fournier arrêté, se hâta de se joindre aux Maghrébins. Et, au milieu des cris et des vociférations, tout ce monde prit la route du diwân de justice.

Or, à ce moment, le domestique du kâdi, mangeur de l’oie, qui, mêlé à la foule, était revenu voir ce qui se passait, dit à tous les plaignants : « Suivez-moi, ô braves gens ! je vais vous montrer la route ! » Et il les conduisit chez son maître.

Et le kâdi, avec un air grave, commença par faire payer une double taxe à tous les plaignants. Puis il se tourna vers l’accusé, contre lequel tous les doigts étaient dirigés, et lui dit : « Qu’as-tu à répondre au sujet de l’oie, ô fournier ? » Et le bonhomme comprenant qu’il valait mieux, dans le cas présent, à cause de l’esclave du kâdi, maintenir sa première affirmation, répondit : « Par Allah, ô notre maître le kâdi, la bête a poussé un cri strident, et, toute farcie, s’est levée d’entre la garniture et s’est envolée ! » Et le porteur, en entendant cela, s’écria : « Ah ! fils de chien, tu oses encore prétendre cela devant le seigneur kâdi ! » Et le kâdi, prenant un air indigné, dit au porteur : « Et toi, ô mécréant, ô impie, comment oses-tu ne pas croire que Celui qui ressuscitera toutes les créatures, au Jour de la Rétribution, en faisant se réunir leur os épars sur toute la surface de la terre, ne puisse pas rendre la vie à une oie qui a tous ses os, et à qui seules les plumes font défaut ? » Et la foule, à ces paroles, s’écria : « Gloire à Allah qui ressuscite les morts ! » et elle se mit à huer le malheureux porteur de l’oie, qui s’en alla tout repentant de son manque de foi.

Après quoi le kâdi se tourna vers le mari de la femme avortée, et lui dit : « Et toi, qu’as-tu à dire contre cet homme ? » Et lorsqu’il eut écouté la plainte, il dit ; « La cause est entendue, et ne souffre pas d’hésitation. Certes ! le fournier est coupable d’être la cause de l’avortement. Et la loi du talion lui est strictement applicable ! » Et il se tourna vers le mari, et lui dit ; « La loi te donne raison, et je te donne le droit d’amener ta femme chez le coupable afin qu’il te la rende enceinte. Et tu la laisseras à sa charge pendant les six premiers mois de la grossesse, puisque l’avortement a eu lieu au sixième mois ! » Et le mari, en entendant ce jugement, s’écria : « Par Allah, ô seigneur kâdi, je me désiste de ma plainte, et qu’Allah pardonne à mon adversaire ! » Et il s’en alla.

Alors, le kâdi dit aux parents du Maghrébin mort : « Et vous, ô Maghrébins, quel est le sujet de votre plainte contre cet homme, fournier de sa profession ? » Et les Maghrébins, avec force gestes et un flot de paroles, exposèrent leur plainte, et montrèrent le corps inanimé de leur parent, en réclamant le prix du sang. Et le kâdi leur dit : « Certes, ô Maghrébins, le prix du sang vous est dû, car les preuves abondent contre le fournier. Ainsi, vous n’avez qu’à me dire si vous voulez que ce prix vous soit payé en nature, c’est-à-dire sang contre sang, ou en indemnité ! » Et les Maghrébins, fils d’une race féroce, répondirent en chœur : « En nature, ô seigneur kâdi ! » Et il leur dit : « Qu’il en soit donc ainsi ! Prenez ce fournier, entortillez-le dans les couvertures de votre parent mort, et placez-le sous le minaret de la mosquée du sultan Hassân. Et, cela fait, que le frère de la victime monte sur le minaret et se laisse tomber du sommet sur le fournier, pour l’écraser comme il a écrasé son frère ! » Et il ajouta : « Où donc es-tu, ô frère de la victime ? » Et un Maghrébin sortit d’entre les Maghrébins, à ces paroles, et s’écria : « Par Allah, ô seigneur kâdi, je me désiste de ma plainte contre cet homme ! Et Qu’Allah lui pardonne ! » Et il s’en alla, suivi des autres Maghrébins.

Et la foule, qui avait assisté à tous ces débats, se retira émerveillée de la science juridique du kâdi, de son esprit d’équité, de sa compétence et de sa finesse. Et le bruit de cette histoire étant arrivé jus- qu’aux oreilles du sultan, le kâdi rentra en grâce et fut replacé dans ses fonctions, tandis que celui qui l’avait remplacé se voyait destitué, sans avoir rien fait pour cela, uniquement parce qu’il manquait des ressources d’esprit du mangeur de l’oie.

Et le pêcheur, mangeur de haschisch, voyant que le roi l’écoutait toujours avec la même attention charmée, se sentit extrêmement flatté dans son amour-propre, et raconta encore :