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Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 12/Les Aiguillettes nouées

La bibliothèque libre.
Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Librairie Charpentier et Fasquelle (Tome 12p. 187-193).


LES AIGUILLETTES NOUÉES


On raconte qu’un roi d’entre les rois était un jour assis sur son trône, au milieu de son diwân, et donnait audience à ses sujets, quand entra un cheikh, cultivateur de son métier, qui portait sur sa tête un panier de beaux fruits et de légumes divers, primeurs de la saison. Et il embrassa la terre entre les mains du roi, et appela sur lui les bénédictions, et lui offrit en cadeau le panier de primeurs. Et le roi, après lui avoir rendu son salam, lui demanda : « Et qu’y a-t-il dans ce panier couvert de feuilles, ô cheikh ? » Et le cultivateur dit : « Ô roi du temps, ce sont des légumes frais et des fruits, les premiers poussés sur mes terres, que je t’apporte comme primeurs de la saison ! » Et le roi dit : « De cœur, amical ! Ils sont acceptés ! » Et le roi enleva les feuilles qui préservaient du mauvais œil le contenu du panier, et vit qu’il y avait là-dedans de magnifiques concombres frisés, des gombos bien tendres, des bananes, des aubergines, des limons et divers autres fruits et légumes hors de saison. Et il s’écria : « Maschallah ! » et prit un concombre frisé et le croqua avec beaucoup de plaisir. Puis il dit aux eunuques de porter le reste au harem. Et les eunuques se hâtèrent d’exécuter l’ordre. Et les femmes, elles aussi, éprouvèrent beaucoup de délices à manger de ces primeurs. Et elles prirent, chacune, ce qu’elles voulaient, en se congratulant mutuellement, disant : « Que les primeurs de l’an prochain nous apportent la santé et nous trouvent en vie et en beauté ! » Puis elles distribuèrent aux esclaves ce qui resta dans la corbeille. Et, d’un commun accord, elles dirent : « Par Allah ! ces primeurs sont quelque chose d’exquis ! Et il faut bien donner un bakchiche au bonhomme qui les a apportées ! » Et elles envoyèrent au fellah, par l’intermédiaire des eunuques, cent dinars d’or. Et le roi, également, était extrêmement satisfait du concombre frisé qu’il avait mangé, et il ajouta encore deux cents dinars au don de ses femmes. Et le fellah toucha de la sorte, pour sa corbeille de primeurs, trois cents dinars d’or. Mais ce ne fut pas tout. Car le sultan, lui ayant posé diverses questions sur les choses de l’agriculture et sur d’autres choses encore, l’avait trouvé tout à fait à sa convenance, et s’était plu à ses réponses ; car le fellah avait la parole élégante, la langue diserte, la réplique sur les lèvres, l’esprit fertile, le geste bien façonné et le langage poli et distingué. Et le sultan voulut en faire immédiatement son commensal, et lui dit : « Ô cheikh, sais-tu comment on tient compagnie aux rois ? » Et le fellah répondit : « Je sais. » Et le sultan lui dit : « C’est bien, ô cheikh ! Retourne vite dans ton village porter à la famille ce qu’Allah t’a accordé aujourd’hui pour lot, et reviens en toute hâte me trouver, pour être désormais mon commensal ! » Et le fellah répondit par l’ouïe et l’obéissance ; et, après être allé porter à sa famille les trois cents dinars qu’Allah lui avait envoyés, il revint retrouver le roi, qui, à ce moment, prenait son repas du soir. Et le roi le fit asseoir à côté de lui, devant le plateau, et le fit manger et boire suivant sa capacité. Et il le trouva encore plus plaisant que la première fois, et l’aima tout à fait, et lui demanda : « Tu dois certainement connaître des histoires belles à raconter et à écouter, ô cheikh ! » Et le fellah répondit : « Oui, par Allah ! Et la nuit prochaine, j’en raconterai au roi ! » Et le roi, à cette nouvelle, fut à la limite de la Jubilation et se trémoussa de contentement. Et, pour donner à son commensal une marque de sa sollicitude et de son amitié, il fit venir de son harem la plus jeune et la plus belle des suivantes de la sultane, une jeune fille vierge et scellée…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le malin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT QUATRE-VINGT-DIX-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

… il fit venir de son harem la plus jeune et la plus belle des suivantes de la sultane, une jeune fille vierge et scellée, et la lui donna en cadeau, bien qu’il l’eût fait mettre de côté pour lui-même, dès le jour de l’achat, se la réservant comme un morceau de choix. Et il mit à la disposition des nouveaux mariés un bel appartement, dans le palais, proche voisin du sien, et magnifiquement meublé et pourvu de toutes les commodités. Et, après leur avoir souhaité toutes les délices pour la nuit, il les laissa seuls, et rentra dans son harem.

Or, la jeune fille s’étant dévêtue attendit, couchée, que vînt à elle son nouveau seigneur. Et le cheikh cultivateur, qui de sa vie n’avait vu ni goûté de la chair blanche, s’émerveilla de ce qu’il voyait et glorifia en son cœur Celui qui forme la chair blanche. Et il s’approcha de la jeune fille, et se mit à folâtrer avec elle de toutes les folâtreries usuelles en un cas comme celui-là. Et voilà que, sans qu’il pût savoir ni comment ni pourquoi, l’enfant-de-son-père ne voulut pas lever la tête, et resta assoupi avec un œil sans vie et tourné en bas. Et le fruitier eut beau l’admonester et l’encourager, il ne voulut rien entendre et resta insoumis. Opposant à toutes les exhortations une inertie et un entêtement inexplicables. Et le pauvre fruitier fut à la limite de la confusion et s’écria : « En vérité, c’est là une affaire prodigieuse ! » Et la jeune fille, dans le but de réveiller les désirs de l’enfant, se mit à badiner avec lui et à jouer avec lui à la main chaude, et à le câliner de toutes les câlineries, et à le raisonner tantôt par les caresses et tantôt par les bourrades, mais elle ne réussit guère davantage à le décider au réveil. Et elle finit par s’écrier : « Ô mon maître, puisse Allah développer le progrès ! » Et, voyant que rien ne servait de rien, elle dit : « Ô mon maître, je crois bien que tu ne sais pas pourquoi l’enfant-de-son-père ne veut pas se réveiller ! » Il dit ; « Non par Allah ! je ne sais pas ! » Elle dit : « Parce que précisément son père est noué quant à ses aiguillettes ! » Il demanda : « Et comment, ô perspicace, doit-on faire pour guérir le nouement de ces aiguillettes-là ! » Elle dit : « Ne t’en préoccupe pas. Je sais m’y prendre ! » Et elle se leva à l’heure et à l’instant, prit de l’encens mâle et, le jetant dans un brûle-parfums, se mit à faire des fumigations à son époux, comme on en fait sur le corps des morts, en disant : « Qu’Allah réveille les morts ! Qu’Allah réveille les endormis ! » Et, cela fait, elle prit une cruche remplie d’eau, et se mit à arroser l’enfant-de-son-père, comme on fait pour les corps des morts avant de les couvrir du linceul. Et l’ayant ainsi baigné, elle prit un foulard de mousseline et en recouvrit l’enfant endormi comme on recouvre les morts du linceul. Et, ayant accompli toutes ces cérémonies préparatoires d’un ensevelissement, qu’elle faisait par simulacre, elle appela les nombreuses esclaves que le sultan avait mises à son service et à celui de son époux, et leur montra ce qu’elle leur montra du pauvre fruitier qui était étendu immobile, le corps à moitié recouvert du foulard, et enveloppé par un nuage d’encens. Et, à cette vue, les femmes, poussant des cris d’hilarité et des éclats de rire, s’enfuirent à travers le palais, en racontant ce qu’elles venaient de voir à toutes celles qui n’avaient pas vu.

Or le matin, le sultan, levé de meilleure heure que de coutume, envoya chercher le fruitier, son commensal, et lui fit les souhaits du matin, et lui demanda : « Comment s’est passée ta nuit, ô cheikh ? » Et le fellah raconta au sultan tout ce qu’il avait éprouvé, sans lui cacher un détail. Et le sultan, en entendant cela, se mit à rire tellement qu’il se renversa sur le derrière ; puis il s’écria : « Par Âllah ! la jeune fille, qui a traité de cette façon judicieuse le nouement de tes aiguillettes, est une jeune fille douée de science, de finesse et d’esprit ! Et je la reprends pour mon usage personnel ! Et il la fit venir, et lui ordonna de lui raconter ce qui s’était passé. Et la jeune fille répéta au roi la chose telle qu’elle était arrivée, et lui narra dans tous leurs détails les efforts qu’elle avait faits pour dissiper le sommeil de l’entêté fils-de-son-père, et le traitement qu’elle avait fini par lui appliquer, sans résultat ! » Et le roi, à la limite de la jubilation se tourna vers le fellah et lui demanda : « Est-ce vrai, cela ? » Et le fellah fit de la tête un signe affirmatif, et baissa les yeux. Et le roi, riant de toute sa gorge, lui dit ; Par ma vie sur toi, ô cheikh ! raconte-moi encore ce qui s’est passé ! » Et lorsque le pauvre homme eut répété son récit, le sultan se mit à pleurer de joie, et s’écria : « Ouallah ! c’est là une chose prodigieuse ! » Puis, comme le muezzin venait de faire sur le minaret l’appel à la prière, le sultan et le fruitier remplirent leurs devoirs envers leur Créateur, et le sultan dit : « Maintenant, ô cheikh des hommes délicieux, hâte-toi, pour compléter ma joie, de me raconter les histoires promises ! » Et le fruitier dit : « De tout cœur amical et comme hommages dus à notre généréux maître ! » Et, s’étant assis, les jambes repliées, en face du roi, il raconta :