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Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 12/Les Deux preneurs de haschisch

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Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Librairie Charpentier et Fasquelle (Tome 12p. 193-199).


HISTOIRE DES DEUX PRENEURS DE HASCHISCH


Sache, ô mon seigneur et la couronne sur ma tête, qu’il y avait, dans une ville d’entre les villes, un homme, pêcheur de son métier, et preneur de haschisch de son occupation. Or, lorsqu’il avait réalisé le produit d’une journée de travail, il mangeait une partie de son gain en provisions de bouche, et le reste en cette herbe hilarante dont l’extrait est le haschisch. Et il prenait trois prises de haschisch par jour : une qu’il avalait à jeun, le matin, une à midi et une au coucher du soleil. Et de la sorte il passait sa vie dans la gaieté et dans l’extravagance. Et cela ne l’empêchait pas de vaquer à son travail, qui était la pêche ; mais souvent il le faisait d’une manière bien singulière. Ainsi ! Un soir, ayant pris une dose de haschisch plus forte que d’habitude, il commença par allumer une chandelle de suif, et s’assit devant elle et se mit à se parler à lui-même, faisant les questions et les réponses, et jouissant de toutes les délices du rêve et du plaisir tranquille. Et il resta longtemps ainsi, et ne fut tiré de sa rêverie merveilleuse que par la fraîcheur de la nuit et la clarté de la lune dans son plein. Et il dit alors, se parlant à lui-même : « Ho, un tel, regarde ! la rue est silencieuse, la brise est fraîche et la clarté de la lune invite à la promenade. Tu feras donc bien de sortir prendre l’air et regarder la face du monde, pendant que les gens ne circulent pas et ne peuvent te déranger dans ton plaisir et ton faste solitaire ! » Et, pensant ainsi, le pêcheur sortit de sa maison, et dirigea sa promenade du côté de la rivière. Or, c’était le quatorzième jour de la lune, et la nuit en était toute illuminée. Et le pêcheur, voyant sur le pavé la réflexion du disque argenté, prit cet éclat de la lune pour de l’eau, et son extravagante imagination lui dit : « Par Allah, ô pêcheur un tel, te voici arrivé sur le bord de la rivière, et aucun autre pêcheur que toi ne se trouve sur la berge. Tu feras donc bien de retourner vite prendre ta ligne et de revenir te mettre à pêcher ce que te donnera ta chance de cette nuit ! » Ainsi il pensa, dans sa folie, et ainsi il fit. Et, ayant apporté sa ligne, il vint s’asseoir sur une borne, et se mit à pêcher au milieu du clair de lune, jetant le fil hameçonné sur la nappe blanche réfléchie par le pavé.

Or, voici qu’un énorme chien, attiré par, l’odeur des viandes qui servaient d’appât, vint se jeter sur la ligne et l’avala. Et le hameçon s’arrêta dans son gosier et lui occasionna une telle gêne, qu’il se mit à donner des secousses désespérées sur le fil pour parvenir à se détacher. Et le pêcheur, qui croyait amener un poisson monstrueux, tirait tant qu’il pouvait ; et le chien, dont la souffrance devenait insupportable, tirait de son côté en poussant des hurlements de travers ; si bien que le pêcheur, ne voulant pas laisser échapper sa proie, finit par être entraîné et roula à terre. Et alors, croyant qu’il allait se noyer dans la rivière que lui montrait son haschisch, il se mit à faire des cris épouvantables en appelant au secours. Et, à ce bruit, les gardiens du quartier accoururent, et le pêcheur, les voyant, leur cria : « À mon secours, ô musulmans ! Aidez-moi à tirer le monstrueux poisson des profondeurs de la rivière où il va m’entraîner ! Yallah, yallah ! à la rescousse, mes gaillards ! Je me noie ! » Et les gardiens, fort surpris, lui demandèrent : « Qu’as-tu, ô pêcheur ? Et de quelle rivière parles-tu ? Et de quel poisson s’agit-il ? » Et il leur dit « Qu’Allah vous maudisse, ô fils de chiens ! Est-ce le moment de plaisanter, ou bien de m’aider à sauver mon âme de la noyade, et à tirer le poisson hors de l’eau ? » Et les gardiens, qui riaient d’abord de son extravagance, s’irritèrent contre lui, en l’entendant les traiter de fils de chiens, et se jetèrent sur lui et, après l’avoir roué de coups, le conduisirent chez le kâdi.

Or, le kâdi était également, par la permission d’Allah, fort adonné au haschisch…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT QUATRE-VINGT-DIX-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

… Or, le kâdi était également, par la permission d’Allah, fort adonné au haschisch. Et lorsqu’il eut reconnu, d’un seul regard jeté sur le pêcheur, que l’homme que les gardiens accusaient d’avoir troublé le repos du quartier était sous la puissance de l’hilarante drogue qu’il prisait lui-même si fort, il se hâta d’admonester sévèrement les gardiens et de les renvoyer. Et il recommanda à ses esclaves d’avoir grand soin du pêcheur, et de lui donner un bon lit où passer la nuit en toute tranquillité. Et il se promit, à part lui, de le prendre pour compagnon du plaisir qu’il comptait se donner le lendemain.

En effet, après qu’il eut passé toute la nuit dans le repos et le calme, et toute la journée du lendemain dans la bonne chère, le pêcheur fut appelé le soir près du kâdi, qui le reçut en toute cordialité, et le traita comme un frère. Et, après avoir soupé avec lui, il s’assit tout près de lui, en face des chandelles allumées, et, lui présentant du haschisch, se mit à en prendre avec lui. Et, à eux deux, ils en consommèrent une dose capable de renverser les quatre pieds en l’air un éléphant fils de cent années.

Lorsque le haschisch se fut bien dilué dans leur raison, il exalta les dispositions naturelles de leur caractère. Et, s’étant dévêtus, ils se mirent complètement nus, et commencèrent à danser, à chanter et à faire mille extravagances.

Or, à ce moment, le sultan et son vizir se promenaient dans la ville, tous deux déguisés en marchands. Et ils entendirent tout le bruit qui s’élevait de la maison du kâdi ; et, comme les portes n’étaient point fermées, ils entrèrent et trouvèrent le kâdi et le pêcheur dans le délire de la joie. Et le kâdi et son compagnon, en voyant entrer les hôtes du destin, s’arrêtèrent de danser et leur souhaitèrent la bienvenue et les firent asseoir avec cordialité, sans paraître autrement embarrassés de leur présence. Et le sultan, voyant le kâdi de la ville danser ainsi tout nu en face d’un homme tout aussi nu, et dont le zebb était d’une longueur qui n’en finissait pas et noir et mouvementé, écarquilla ses yeux et, se penchant à l’oreille de son vizir, lui dit : « Par Allah ! notre kâdi n’est pas aussi bien outillé que son noir compagnon. » Et le pêcheur se tourna vers lui et dit : « Qu’as-tu, toi, à parler ainsi à l’oreille de cet autre ? Asseyez-vous tous deux, je vous l’ordonne, moi, votre maître, le sultan de la ville ! Sinon, je vais vous faire trancher la tête, à l’instant, par mon vizir, le danseur. Car vous n’ignorez pas, je pense, que je suis le sultan en personne, que celui-ci est mon vizir, et que je tiens le monde entier, comme un poisson, dans la paume de ma main droite ! Et le sultan et le vizir, à ces paroles, comprirent qu’ils étaient en présence de deux mangeurs de haschisch, de la variété la plus extraordinaire. Et le vizir, pour amuser le sultan, dit au pêcheur : « Et depuis quand, ô mon maître, es-tu devenu le sultan de la ville ? Et peux-tu me dire ce qu’est devenu notre ancien maître, ton prédécesseur ? » Il dit ; « En vérité, je l’ai déposé, en lui disant : « Va-t’en ! » Et il s’en alla. Et je me suis mis à sa place ! » Il demanda : « Et le sultan n’a pas protesté ? » Il répondit : « Pas du tout ! Et même il s’est fort réjoui de se décharger sur moi du lourd fardeau du règne. Et moi, pour lui rendre ses gracieusetés, je l’ai gardé près de moi pour me servir. Et je compte lui raconter des histoires, s’il regrette sa démission ! »

Et, ayant ainsi parlé, le pêcheur ajouta : « J’ai une grande envie de pisser ! » Et, soulevant son interminable outil, il s’approcha du sultan et fit mine de se décharger sur lui. Et de son côté le kâdi dit : « J’ai également bien envie de pisser ! » Et il s’approcha du vizir, et voulut également faire comme le pêcheur. Et, voyant cela, le sultan et le vizir, au comble de l’hilarité, se levèrent en sautant sur leurs pieds, et s’enfuirent en s’écriant : « Qu’Allah maudisse les mangeurs de haschisch de votre espèce ! » Et ils eurent tous deux beaucoup de peine à échapper aux deux extravagants compagnons.

Or, le lendemain, le sultan qui voulait compléter l’amusement de sa soirée de la veille, ordonna aux gardes de prévenir le kâdi de la ville qu’il eût se présenter au palais avec l’hôte de sa maison. Et le kâdi, accompagné du pêcheur, ne tarda pas à arriver entre les mains du sultan qui lui dit : « Je t’ai fait venir, ô représentant de la loi, afin que tu puisses, avec ton compagnon, m’enseigner quel est le moyen le plus commode de pisser ! Faut-il, en effet, comme le prescrit le rite, s’accroupir en relevant soigneusement sa robe et ses effets ? Ou bien est-il préférable de faire comme les malpropres mécréants qui pissent debout ? Ou bien faut-il pisser contre ses semblables, en se mettant tout nu, ainsi que le firent hier au soir deux mangeurs de haschisch que je connais ? »

Lorsque le kâdi eut entendu ces paroles du sultan, et comme, d’autre part, il savait que le sultan avait l’habitude de se promener déguisé, la nuit, il comprit que son extravagance et son délire de la veille avaient eu pour témoin le sultan lui-même, et il fut à la limite de l’effroi en pensant qu’il avait manqué de respect au sultan et au vizir. Et il tomba à genoux, criant : « Amân ! Amân ! ô mon seigneur, c’est le haschisch qui m’a induit à la grossièreté et à l’indélicatesse ! » Mais le pêcheur, qui, à cause des doses journalières de haschisch, continuait à se trouver en état d’ébriété, dit au sultan : « Et puis quoi ! Si tu es dans ton palais, nous, hier au soir, nous étions dans le nôtre ! » Et le sultan, extrêmement réjoui des manières du pêcheur, lui dit : « Ô le plus délicieux hurluberlu de mon royaume, puisque tu es un sultan et que je le suis également, je te prie de me tenir compagnie désormais dans mon palais. Et puisque tu sais raconter des histoires, j’espère que tu voudras dulcifier notre ouïe avec l’une d’elles ! « Et le pêcheur répondit : « De tout cœur amical et comme hommages dus ! Mais, certes ! pas avant que tu aies pardonné à mon vizir qui est à genoux à tes pieds ! » Et le sultan se hâta de donner au kâdi l’ordre de se lever, et lui pardonna son extravagance de la veille et lui dit de retourner à sa maison et à ses fonctions. Et il garda auprès de lui le pêcheur seulement, qui, sans plus attendre, lui raconta, comme suit, l’Histoire du kâdi père-au-pet !