Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 14/Le Capitaine de police

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Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Librairie Charpentier et Fasquelle (Tome 14p. 230-235).


LE CAPITAINE DE POLICE


Il y avait autrefois au Caire un Kurde, venu en Égypte sous le règne du roi victorieux Saladin — qu’Allah l’ait en Ses bonnes grâces ! Et ce Kurde était un homme d’une terrible carrure, avec de grosses moustaches et une barbe qui lui montait jusqu’aux yeux, et des sourcils qui lui tombaient sur les yeux, et des touffes de poils qui lui sortaient du nez et des oreilles. Et son air était si rébarbatif, qu’il devint bientôt capitaine de police. Et les gamins du quartier, rien qu’en le voyant de loin, s’enfuyaient livrant leurs jambes au vent, plus vite que s’ils avaient vu apparaître une goule. Et les mères menaçaient leurs enfants d’appeler le capitaine kurde, lorsqu’ils étaient insupportables. En un mot, il était l’épouvantail du quartier et de la ville.

Or, un jour d’entre les jours, il sentit la solitude lui peser, et il pensa qu’il serait bon, le soir en rentrant chez lui, de trouver de la chair fraîche à se mettre sous la dent. C’est pourquoi il alla trouver une marieuse, et lui dit : « Je désire prendre femme. Mais j’ai beaucoup d’expérience, et je sais quelles tribulations les femmes apportent d’ordinaire avec elles. C’est pourquoi, comme j’aime avoir le moins de complications possible, je veux que tu me trouves une jeune fille vierge qui n’ait jamais quitté la robe de sa mère, et qui soit disposée à vivre avec moi dans une maison qui est composée d’une seule chambre. Et je mets comme condition que jamais elle ne sorte de cette maison et de cette chambre. Et c’est à toi à voir si tu peux ou si tu ne peux pas me trouver cette jeune fille-là ! » Et la marieuse répondit : « Je peux ! Et dépose les arrhes ! » Et le capitaine de police lui remit un dinar comme arrhes, et s’en alla en sa voie. Et la marieuse se leva sur ses deux pieds, et se mit à la recherche de la jeune fille en question.

Et, après plusieurs jours de recherches et de démarches, de demandes et de réponses, elle finit par trouver une jeune fille qui consentait à vivre avec le Kurde, sans jamais sortir de la maison composée d’une seule chambre. Et la marieuse alla faire part au capitaine de police de la réussite de ses démarches, et lui dit : « Celle que je t’ai trouvée est une jeune fille vierge qui n’a jamais quitté sa mère et qui m’a dit, quand je lui ai soumis la condition : « Que je vive avec le vaillant capitaine ou que je reste enfermée ici avec ma mère, c’est la même chose ! » Et le Kurde fut très satisfait de cette réponse, et demanda à la marieuse : « Et comment est-elle ? » Elle répondit : « Elle est grasse et dodue et blanche ! » Il dit : « C’est là ce que j’aime ! »

Et donc, comme le père de la jeune fille était consentant, et que la mère était consentante, et que la fille était consentante, et que le Kurde était consentant, les noces furent célébrées sans retard. Et le Kurde, père des grosses moustaches, emmena la jeune fille grasse et dodue et blanche dans sa maison composée d’une seule chambre, et s’enferma avec elle et avec sa destinée. Et Allah seul sait ce qui se passa cette nuit-là.

Et, le lendemain, le Kurde, en allant s’occuper des affaires de la police, se dit, en sortant de chez lui : « J’ai assuré ma chance sur cette jeune fille. » Et le soir, en rentrant chez lui, il lui suffit d’un regard pour juger que tout était en bon ordre dans sa maison. Et tous les jours il se disait : « Il n’est pas encore né celui à qui il sera donné de mettre son nez dans mon dîner. » Et sa quiétude était parfaite, et sa sécurité absolue. Et il ne savait pas, malgré toute son expérience, que la femme est née subtile, et que, lorsqu’elle désire quelque chose, rien ne saurait l’arrêter. Et il devait bientôt en faire l’expérience.

Il y avait, en effet, dans la rue, en face de la fenêtre de la maison, un boucher pour la viande de mouton. Et ce boucher avait un fils, un gaillard tout à fait, qui de sa nature était plein d’entrain et de gaieté, et qui, du matin au soir, chantait sans désemparer d’une voix fort belle. Et la jeune épouse du capitaine kurde fut subjuguée par les charmes et la voix du fils du boucher, et il arriva entre eux ce qui arriva…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT QUATRE-VINGT-ONZIÈME NUIT

Elle dit :

… Et la jeune épouse du capitaine kurde fut subjuguée par les charmes et la voix du fils du boucher ; et il arriva ce qui arriva.

Et le seigneur kurde rentra ce jour-là plus tôt que de coutume, et introduisit la clef dans la serrure, pour ouvrir la porte. Et son épouse, qui était en puissance de copulation, à ce moment-là, entendit le grincement de la clef, et lâcha tout pour sauter sur ses deux pieds. Et elle se hâta de cacher son amant dans un coin de la chambre, derrière la corde sur laquelle étaient pendus tous les habits de son époux et les siens propres. Puis elle prit son grand voile, celui dont elle s’enveloppait d’ordinaire, et descendit le petit escalier à la rencontre de son mari, le capitaine, qui, ayant monté la moitié des marches, avait déjà senti que quelque chose se passait chez lui qui ne se passait pas à l’ordinaire. Et il dit à sa femme : « Qu’y a-t-il ? Et pourquoi tiens-tu ce voile ? » Et elle répondit : « L’histoire de ce voile, ô mon maître, est une histoire qui, si elle était écrite avec les aiguilles sur le coin intérieur de l’œil, servirait de leçon à qui la lirait avec respect ! Mais d’abord viens t’asseoir sur le divan, pour que je te la raconte ! » Et elle l’entraîna vers le divan, le pria de s’asseoir, et continua ainsi : « Sache, en effet, qu’il y avait, dans la ville du Caire, un capitaine de police, homme terrible et jaloux, qui surveillait sa femme sans répit. Et, pour être sûr de sa fidélité, il l’avait enfermée dans une maison, comme celle-ci, d’une seule chambre. Mais, malgré toutes ses précautions, la jeune femme le cornufiait de tout son cœur, et copulait sur ses insensibles cornes avec le fils de leur voisin le boucher, tant et si bien qu’un jour, étant rentré plus tôt que de coutume, le capitaine se douta de quelque chose. Et, en effet, quand sa femme l’avait entendu rentrer, elle s’était hâtée de cacher son amant, et avait entraîné son mari sur un divan, tout comme je l’ai fait avec toi. Et alors elle lui jeta sur la tête un drap qu’elle tenait à la main, et lui en serra le cou de toutes ses forces, là, comme ça ! » Et, parlant ainsi, la jeune femme jeta le drap sur la tête du Kurde, et lui en serra le cou, en riant, et en continuant ainsi son histoire : « Et quand le fils de chien eut la tête et le cou bien pris dans le drap, la jeune femme cria à son amant, qui était caché derrière les habits du mari : « Hé, mon chéri, vite ! vite ! sauve-toi ! » Et le jeune boucher se hâta de sortir de sa cachette et de se précipiter à travers l’escalier dans la rue. Et telle est l’histoire du drap que je tenais à la main, ya sidi ! »

Et, ayant ainsi raconté cette histoire, et voyant que son amant était déjà en sûreté, la jeune femme lâcha le drap qu’elle avait solidement entortillé autour du cou de son mari le Kurde, et se mit à rire tellement qu’elle se renversa sur le derrière.

Quant au capitaine kurde, délivré de la sorte de la strangulation, il ne sut s’il devait rire ou se fâcher de l’histoire et du jeu de sa femme. Et d’ailleurs Kurde il était et Kurde il resta. Et c’est pourquoi il ne comprit jamais rien du tout à cet incident. Et ses moustaches et ses poils ne s’en portèrent pas plus mal. Et il mourut comme un bienheureux, content et prospérant, ayant laissé beaucoup d’enfants.

— Et Schahrazade, cette nuit-là, dit encore l’histoire suivante, qui est un débat de générosité entre trois personnes d’espèce différente, à savoir entre un mari, un amant et un voleur.