Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 14/Le Délieur

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Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Librairie Charpentier et Fasquelle (Tome 14p. 224-230).


LE DÉLIEUR


On raconte qu’il y avait dans la ville de Damas, au pays de Scham, un jeune marchand dans sa boutique, qui était comme la lune dans sa quatorzième nuit, si beau et si attirant que pas une des acheteuses du souk ne résistait à sa merveilleuse beauté. Car, en vérité, il était une joie pour l’œil qui le regardait, et une damnation pour l’âme du spectateur. Et c’est de lui que le poète a dit :

Mon seigneur est le roi de la beauté, et dans son corps, œuvre de son Créateur, pas un coin n’est négligeable, car tout est également parfait.

Ses formes sont délicates autant que dur est son cœur ; ses longs yeux déclarent la guerre aux indifférents, et allument des incendies dans les cœurs les plus froids.

Ses cheveux sont bouclés et noirs comme des scorpions, sa taille, flexible comme le rameau de l’arbre bân, et fine comme la tige du bambou.

Mais sa croupe, qui est remarquable, tremble, quand il se balance, comme le lait caillé dans l’écuelle du Bédouin.

Or, un jour d’entre les jours, l’adolescent était, comme à l’ordinaire, assis à la devanture de sa boutique, avec ses grands yeux noirs et la séduction de son visage, quand une dame entra pour faire quelque emplette. Et il la reçut avec dignité, et la conversation s’engagea entre eux sur la vente et l’achat. Mais, au bout d’un moment, la dame, absolument subjuguée par ses charmes, lui dit : « Ô visage de lune, je viendrai demain te revoir. Et tu seras content de moi ! » Et elle le quitta, après avoir acheté quelque chose qu’elle paya sans marchander, et s’en alla en sa voie.

Et, comme elle l’avait promis, elle revint à la boutique, le lendemain à la même heure. Mais elle tenait par la main une adolescente bien plus jeune qu’elle, et plus jolie et plus attirante et plus désirable. Et le jeune marchand, en voyant la nouvelle venue, ne s’occupa plus que d’elle, et ne fit pas plus attention à la première que s’il ne la voyait pas. Et celle-ci finit par lui dire à l’oreille : « Ô visage béni, par Allah ! tu n’as pas mal choisi. Et, si tu le veux, je servirai d’intermédiaire entre toi et cette adolescente, qui est ma propre fille. » Et le jeune homme dit : « C’est dans ta main que se trouve la bénédiction, ô dame choisie ! Certes, par le Prophète ! — sur Lui la prière et la paix ! — mon désir est extrême de cette adolescente, ta fille. Mais, hélas ! le désir n’est pas la réalité, et, si j’en juge par les apparences, ta fille est bien trop riche pour moi. » Mais elle se récria, disant : « Par le Prophète ! ô mon fils, qu’a cela ne tienne ! Car nous te faisons grâce de la dot que l’époux doit écrire au nom de l’épousée, et nous prendrons à notre charge tous les frais des noces et toutes les dépenses. Tu n’as donc qu’à te laisser faire, et tu trouveras bon gîte, pain chaud, chair ferme et bien-être ! Car, quand on trouve un être aussi beau que toi, on le prend tel qu’il est, sans lui demander autre chose que d’agir avec vaillance, lors de ce que tu sais, sec, dur et longtemps ! » Et l’adolescent répondit : « Il n’y a point d’inconvénient…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT QUATRE-VINGT-DIXIÈME NUIT

Elle dit :

« … sec, dur et longtemps ! » Et l’adolescent répondit : « Il n’y a point d’inconvénient. »

Et, séance tenante, on tomba d’accord sur toutes les questions, et on convint que les noces se célébreraient dans le plus bref délai, sans cérémonies ni invitations, sans musiciens ni danseuses ni chanteuses, et sans promenades ni cortèges.

Et, au jour fixé, on fit venir le kâdi et les témoins. Et on écrivit le contrat, suivant les prescriptions de la Loi. Et la mère, en présence du kâdi et des témoins, introduisit le jeune homme dans la chambre nuptiale, et le laissa seul avec son épouse, en lui disant : « Jouissez de votre destinée, ô mes enfants ! » Et, cette nuit-là, il n’y eut pas dans toute la ville de Damas, au pays de Scham, un couple plus beau que celui de ces deux jeunes enlacés, qui s’adaptaient l’un à l’autre comme les deux moitiés de la même amande.

Et le lendemain, après une nuit passée dans les délices, l’adolescent se leva et alla faire ses ablutions au hammam. Après quoi il alla à sa boutique comme à l’ordinaire, et y resta jusqu’à la fermeture du souk. Et alors il se leva et revint à sa nouvelle maison retrouver son épouse.

Et il entra au harem, et alla droit à la chambre nuptiale, où la veille il avait goûté tant de choses excellentes. Et voilà que sous la moustiquaire son épouse était endormie, les cheveux défaits, côte-à-côte avec un jeune garçon à la joue vierge de poil, qui la serrait avec amour contre lui.

À cette vue, le monde noircit sur le visage de l’adolescent qui se précipita hors de la chambre pour aller chercher la mère et lui faire voir ce qu’il y avait à voir. Et il rencontra précisément la mère qui était sur le seuil de la chambre et qui, le voyant jaune de teint et bien ému, lui dit : « Qu’as-tu, ô mon fils ! Prie sur le Prophète ! » Et il répondit : « Sur Lui la prière et la paix ! Qu’est cela, ô tante ? Qu’est cela que je vois sur le lit ? Je me réfugie en Allah contre les méfaits du Lapidé ! » Et il cracha violemment par terre, comme sur quelqu’un qui fût à ses pieds. Et la mère dit : « Et pourquoi, ô mon fils, toute cette colère et cette émotion ? Est-ce parce que ton épouse est avec une autre personne ? Mais, par les mérites du Prophète ! penses-tu donc qu’on puisse se nourrir de l’air du temps ? Et crois-tu que je t’aie accordé ma fille pour épouse, sans rien exiger de toi comme dot et douaire, pour que maintenant tu t’avises de réprouver sa conduite et de contrarier ses caprices ? C’est là une grande prétention de ta part, mon fils ! Car tu devrais bien te dire que deux femmes comme nous ne sauraient arriver à subsister si elles n’étaient pas libres de leurs mouvements ! Comprends-tu maintenant ? » Et l’adolescent, stupéfait de tout ce qu’il entendait, ne sut que murmurer : « Je me réfugie en Allah ! Il est le Miséricordieux ! » Et la mère reprit : « Quoi ! tu te plains encore ! Mais, mon fils, si notre façon de vivre n’est pas à ta convenance, tu n’as qu’à nous faire voir la largeur de tes épaules ! »

À ces paroles, le jeune homme, à la limite de la colère, s’écria, de façon à être entendu aussi bien par la mère que par la fille : « Je divorce ! par Allah et par le Prophète, je divorce ! »

Et, au même moment, de dessous la moustiquaire, la jeune femme se leva en s’étirant, et, ayant entendu la formule du divorce, se hâta d’abaisser son voile sur son visage, afin qu’elle ne fût plus à découvert devant celui qui désormais était redevenu pour elle un étranger. Et, en même temps qu’elle, sortit de dessous la moustiquaire la personne avec qui elle était si amoureusement enlacée. Or, cette personne, qui de loin ressemblait à un jeune garçon imberbe, était, rien qu’à voir le flot de ses cheveux soudain dénoués, qui lui caressèrent les chevilles, une jeune fille.

Et, pendant que le malheureux jeune homme était immobilisé par la stupeur, deux témoins, qu’avait cachés la mère derrière un rideau, firent leur apparition, et lui dirent : « Nous avons entendu la formule du divorce, et nous témoignons que tu es divorcé d’avec ton épouse ! » Et la mère lui dit, en riant : « Eh bien, mon fils, tu n’as plus qu’à t’en aller ! Et, pour que tu ne partes pas sur une fâcheuse impression, sache que la jeune fille que voici, et qui était couchée avec ton épouse, est ma fille cadette. Et ce que tu as cru est un péché sur ta conscience ! Mais sache également que ton épouse était d’abord mariée avec un jeune homme qu’elle aimait et qui l’aimait. Mais un jour ils se disputèrent, et dans l’emportement de la dispute, mon gendre dit à ma fille : « Tu es divorcée par trois fois ! » Or c’est là, tu le sais, la plus grave formule du divorce, et la plus solennelle. Et celui qui l’a prononcée ne peut plus se remarier avec sa première épouse, si un jour il lui en prenait l’envie, à moins que son épouse ne consomme un nouveau mariage avec un second mari qui, à son tour, la répudie. Il nous fallait donc un délieur, mon fils. Et j’ai longtemps cherché ce délieur-là, sans le trouver. Et j’ai fini par te rencontrer. Et j’ai compris, en te voyant, que tu serais un délieur parfait. Et je t’ai choisi. Et il est arrivé ce qui est arrivé. Ouassalam ! »

Et, là-dessus, elle le poussa hors de la maison, et ferma la porte, tandis que le premier époux, devant le même kâdi et les mêmes témoins, écrivait un second contrat de mariage sur sa première épouse.

Et tel est, ô Roi fortuné, l’histoire du Délieur. Mais elle est loin d’être aussi délicieuse que l’Histoire du Capitaine de police.