Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 14/Le jeune garçon à la tête dure

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Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Librairie Charpentier et Fasquelle (Tome 14p. 161-169).


LE JEUNE GARÇON À LA TÊTE DURE ET SA SŒUR AU PETIT PIED


Il est raconté — mais Allah est plus savant — qu’il y avait, dans un village d’entre les villages d’un pays d’entre les pays, un homme honnête et soumis à la volonté du Très-Haut, qui avait une épouse excellente et craignant le Tout-Puissant, et dont il avait eu — grâce à la bénédiction — deux enfants, un garçon et une fille. Et le garçon était né avec une tête volontaire et dure, et la fille avec une âme douce et de délicieux petits pieds. Et quand les deux enfants eurent atteint un certain âge, leur père mourut. Mais, à l’heure de mourir, il avait appelé son épouse et lui avait dit : « Ô une telle, je te recommande tout particulièrement de veiller sur notre fils, la prunelle de notre œil, de ne point le gronder quoi qu’il fasse, de ne jamais le contredire quoi qu’il dise, et surtout de le laisser toujours agir comme il veut, dans n’importe quelle circonstance de sa vie — puisse-t-elle être longue et prospère ! » Et, son épouse lui ayant fait cette promesse, en pleurant, il était mort heureux et ne souhaitant rien de plus.

Et la mère ne manqua pas de se conformer à la recommandation dernière de son époux, le défunt. Et, au bout d’un certain temps, elle se coucha pour mourir — Allah seul est l’éternel vivant ! — et appela sa fille, la sœur du garçon, et lui dit : « Ma fille, sache que ton défunt père — qu’il soit dans la miséricorde du Clément ! — m’a fait jurer, en mourant, de ne jamais contrarier les volontés de ton frère. Or, jure-moi à ton tour, afin que je meure tranquille, que tu suivras cette recommandation ! » Et la jeune fille en fit le serment à sa mère qui mourut contente, dans la paix de son Seigneur.

Or, dès que la mère fut enterrée, le jeune garçon alla trouver sa sœur et lui dit : « Écoute, ô fille de mon père et de ma mère ! Je veux, à l’heure et à l’instant, réunir dans la maison tout ce que possède notre main, en fait de meubles, de récoltes, de buffles, de chèvres, et, en un mot, tout ce que nous a laissé notre père, et brûler le contenant avec le contenu. » Et la jeune fille, pleine de stupeur, ouvrit de grands yeux, et s’écria, oubliant la recommandation : « Ô mon chéri, mais si tu fais cela, qu’allons-nous devenir ? » Et il répondit : « C’est comme ça ! » Et il fit ce qu’il avait dit. Ayant tout entassé dans la maison, il y mit le feu. Et tout flamba, l’avoir avec le fonds. Et le jeune garçon, s’étant aperçu que sa sœur avait réussi à cacher différents objets chez les voisins, pour les sauver du désastre, se mit à la recherche de ces maisons et les trouva, en suivant les traces des petits pieds de sa sœur. Et, les ayant trouvées, il les fit flamber, l’une après l’autre, contenant et contenu. Mais les propriétaires, l’œil hagard, s’armèrent de fourches et se mirent à la poursuite du frère et de la sœur, pour les tuer. Et la jeune fille, mourante de peur, lui dit : « Tu vois, ô mon frère, ce que tu as fait ! Sauvons-nous ! ah, sauvons-nous ! » Et ils prirent ensemble la fuite, livrant leurs jambes au vent.

Et ils coururent pendant un jour et une nuit, et réussirent à échapper de la sorte à ceux qui voulaient leur mort. Et ils arrivèrent à une belle propriété, où des laboureurs faisaient la moisson. Et, pour vivre, ils s’offrirent tous deux comme aides ; et, sur leur bonne mine, ils furent acceptés.

Or, quelques jours après, le jeune garçon s’étant vu seul à la maison avec les trois enfants du chef, leur fit mille caresses pour les apprivoiser, et leur dit : « Allons sur l’aire jouer au jeu du battage des grains ! » Et ils allèrent, tous les quatre, en se tenant par les mains, sur l’aire en question. Et le jeune garçon, pour commencer le jeu, se fit grain, le premier, et les enfants s’amusèrent à le battre, mais, toutefois, sans lui faire de mal, juste assez pour que le jeu comptât. Et ce fut à leur tour de devenir grains. Et ils se firent grains. Et le jeune garçon les battit, en tant que grains. Et il les battit si bien, qu’ils en devinrent une pâtée. Et ils moururent sur l’aire. Et voilà pour eux !

Mais pour ce qui est de la jeune fille, sœur du garçon, lorsqu’elle se fut aperçue de l’absence de son frère, elle pensa bien qu’il devait être en train de commettre quelque action destructive. Et elle se mit à sa recherche, et finit par le trouver qui achevait d’aplatir les trois enfants, fils du propriétaire. Et, ayant vu cela, elle lui dit : « Vite, sauvons-nous, ô mon frère, vite, sauvons-nous ! Voilà encore ce que tu as fait ! Nous étions pourtant fort bien dans cette propriété ! Mais vite, sauvons-nous ! sauvons-nous ! » Et, l’ayant saisi par la main, elle l’obligea à prendre la fuite avec elle. Et, comme cela était dans sa pensée, il se laissa entraîner. Et ils partirent. Et quand le père des enfants fut rentré à la maison et, qu’ayant cherché ses enfants, il les eut retrouvés en pâtée sur l’aire, et qu’il eut appris la disparition du frère et de la sœur, il s’écria, en se tournant vers ses gens : « Il nous faut courir sus à ces deux méchants qui ont reconnu nos bienfaits et l’hospitalité en tuant mes trois enfants ! » Et ils s’armèrent terriblement de flèches et de gourdins, et poursuivirent le frère et la sœur, en prenant les mêmes sentiers qu’eux. Et, à la tombée de la nuit, ils arrivèrent à un arbre très grand et très haut, au pied duquel ils se couchèrent, pour attendre le jour.

Or, le frère et la sœur s’étaient précisément cachés au sommet de cet arbre. Et, à leur réveil, à l’aube, ils virent au pied de l’arbre tous les hommes qui les poursuivaient, et qui dormaient encore. Et le jeune garçon dit à sa sœur, en lui montrant le chef, père des trois enfants : « Tu vois ce grand-là qui dort ? Eh bien, je vais satisfaire mes besoins sur sa tête ! » Et la sœur se donna, dans sa terreur, un coup du revers de la main sur la bouche, et lui dit : « Ô notre perte sans recours ! Ne fais pas cela, ô mon chéri. Ils ne savent pas encore que nous sommes cachés au-dessus de leur tête, et, si tu restes tranquille, ils s’en iront et nous serons délivrés ! » Mais il dit : « Non ! » Et il ajouta : « Il faut que je fasse mes besoins sur la tête de ce grand ! » Et il s’accroupit sur la plus haute branche, et pissa, et laissa tomber ses excréments sur la tête et le visage du chef, qui en fut inondé.

Tout cela !

Et l’homme, en sentant ces choses, se réveilla en sursaut, et aperçut, sur le sommet de l’arbre, le jeune garçon qui s’essuyait avec les feuilles, tranquillement. Et, à l’extrême limite de la fureur, il saisit son arc et décocha ses flèches sur le frère et la sœur. Mais comme l’arbre était très haut, les flèches ne les atteignaient pas, s’arrêtaient dans les branches. Alors il réveilla ses gens et leur dit : « Abattez cet arbre ! » Et la jeune fille, en entendant ces mots, dit au jeune garçon, son frère : « Tu vois ! Nous sommes perdus ! » Il demanda : « Qui te l’a dit ? » Elle répondit : « Ô notre supplice, à cause de ce que tu as fait ! » Il dit : « Nous ne sommes pas encore entre leurs mains ! »

Et, au même moment, un grand oiseau rokh, qui les avait vus en passant par là, fondit sur eux et les emporta tous deux dans ses serres. Et il s’envola avec eux, tandis que l’arbre s’abattait sous les coups de hache, et que le chef, leurré, éclatait de rage et de fureur concentrées.

Quant à l’oiseau rokh, il continuait à s’élever dans les airs, en tenant dans ses serres le frère et la sœur. Et déjà il se disposait à aller les déposer quelque part sur la terre ferme, attendant pour cela qu’il eût seulement fini de traverser un bras de mer au-dessus duquel il planait, quand le jeune garçon dit à la jeune fille, sa sœur : « Ma sœur, je vais chatouiller le cul de cet oiseau…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT QUATRE-VINGT-DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

… le jeune garçon dit à la jeune fille, sa sœur : « Ma sœur, je vais chatouiller le cul de cet oiseau ! » Et la jeune fille, le cœur battant d’épouvante, s’écria d’une voix tremblante : « Ô ! de grâce, mon chéri, ne fais pas ça, ne fais pas ça ! Il nous lâchera, et nous tomberons ! » Il dit : « Pour ce qui est de chatouiller le cul de cet oiseau, j’en ai bien envie ! » Elle dit : « Nous mourrons ! » Il dit : « Il faut ! Et c’est comme ça ! » Et il fit cela même qu’il avait dit. Et l’oiseau chatouillé fit un soubresaut de travers, tant la chose lui fut désagréable, et lâcha ce qu’il tenait, à savoir le frère et la sœur.

Et ils tombèrent dans la mer. Et ils coulèrent jusqu’au fond de la mer, qui était excessivement profonde. Mais, comme ils savaient nager, ils purent remonter à la surface de l’eau, et gagner le rivage. Toutefois ils ne voyaient rien et ne distinguaient rien, tout comme s’ils étaient au milieu d’une nuit noire. Car le pays où ils se trouvaient était le pays des ténèbres.

Et le jeune garçon, sans hésiter, chercha à tâtons des cailloux, et en frotta deux, l’un contre l’autre, si bien qu’ils projetèrent des étincelles. Et il ramassa du bois en grande quantité et en fit un tas énorme, auquel il mit le feu, au moyen des deux cailloux. Et lorsque tout le tas fut en feu, ils virent clair. Mais, au même moment, ils entendirent un effroyable mugissement, comme de mille voix réunies de buffles sauvages en une seule. Et, à la clarté du feu, ils virent s’avancer vers eux, terrible, une goule noire et gigantesque, qui criait avec sa gueule ouverte comme un four : « Quel est le téméraire qui fait de la lumière dans le pays que j’ai voué aux ténèbres ? »

Et de cela la sœur eut bien peur. Et elle dit, d’une voix éteinte, au garçon, son frère : « Ô fils de mon père et de ma mère, nous allons cette fois mourir certainement. Oh ! j’ai peur de cette goule-là ! » Et elle se blottit contre lui, prête à mourir, et déjà évanouie. Mais le garçon, sans perdre un instant contenance, se leva sur ses deux pieds, fit face à la goule, et prit une à une les grosses braises ardentes du bûcher, et se mit à les jeter tout droit dans la bouche large ouverte de la goule. Et lorsque, de cette manière, il eut lancé la dernière grosse braise, l’effroyable goule éclata par le milieu. Et le soleil éclaira de nouveau ce pays voué aux ténèbres. Car c’était la goule qui, ayant tourné son gigantesque derrière contre le soleil, l’empêchait d’éclairer cette terre. Et voilà pour le derrière de la goule !

Mais pour ce qui est du roi de cette terre, voici ! Lorsque le roi, qui régnait sur le pays, eut vu reluire le soleil, après tant d’années passées dans les ténèbres noires, il comprit que la terrible goule était morte, et il sortit de son palais, suivi de ses gardes, pour se mettre à la recherche du vaillant qui avait délivré le pays de l’oppression et de l’obscurité. Et, en arrivant sur le rivage de la mer, il vit de loin le tas de bois qui fumait encore, et dirigea ses pas de ce côté-là. Et la sœur, en voyant s’avancer toute cette troupe armée avec le roi qui brillait à sa tête, fut prise d’une grande terreur, et dit à son frère : « Ô fils de mon père et de ma mère, fuyons ! Ah ! fuyons ! » Et il demanda : « Pourquoi fuirions-nous ? Et qui nous menace ? » Elle dit : « Par Allah sur toi ! allons-nous-en, avant que nous atteignent ces gens armés qui s’avancent vers nous ! » Mais il dit : « Que non ! » Et il ne bougea pas.

Et le roi arriva avec sa troupe près du tas fumant, et trouva la goule fracassée en mille morceaux. Et il vit, à côté d’elle, une toute petite sandale de jeune fille. Or, c’était une des sandales que la sœur avait laissé échapper de son petit pied, en courant se réfugier près de son frère, derrière un monticule, où il était allé se coucher pour prendre quelque repos. Et le roi dit à ses gens : « C’est certainement la sandale de celle qui a tué la goule, et nous a délivrés de l’obscurité ! Cherchez bien, et vous la trouverez. » Et la jeune fille entendit ces paroles, et s’enhardit à sortir de derrière le monticule et à s’approcher du roi. Et elle se jeta à ses pieds, en implorant la sauvegarde. Et le roi vit à son pied la sandale sœur de celle qu’il avait trouvée. Et il releva la jeune fille et l’embrassa et lui dit : « Ô jeune fille bénie, c’est bien toi qui as tué cette terrible goule ? » Elle répondit : « C’est mon frère, ô roi ! » Il demanda : « Et où est ce vaillant ? » Elle dit : « Personne ne lui fera de mal ? » Il dit : « Au contraire ! » Alors elle alla derrière le rocher, et prit par la main le garçon qui se laissa faire. Et elle le conduisit devant le roi, qui lui dit : « Ô chef des vaillants et leur couronne, je te donne ma fille unique en mariage, et je prends pour épouse cette jeune fille au petit pied, dont j’ai trouvé la sandale. » Et le garçon dit : « Il n’y a pas d’inconvénient ! »

Et ils vécurent tous dans les délices, contents et prospérant.

— Puis Schahrazade dit :