Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 14/Le bracelet de cheville

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Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Librairie Charpentier et Fasquelle (Tome 14p. 169-176).


LE BRACELET DE CHEVILLE


Il est dit, entre ce qui est dit, qu’il y avait dans une ville trois jeunes sœurs, filles du même père mais non de la même mère, qui vivaient ensemble en filant le lin pour gagner leur vie. Et toutes trois étaient comme des lunes, mais la plus petite était la plus belle et la plus douce et la plus charmante et la plus adroite de ses mains, car, à elle seule, elle filait plus que ses deux sœurs réunies, et ce qu’elle filait était mieux fait, et sans défaut le plus souvent. Ce qui rendait jalouses ses deux sœurs, qui n’étaient pas de la même mère.

Or, un jour elle alla au souk et, avec l’argent qu’elle avait mis de côté grâce à la vente de son lin, elle s’acheta un petit pot en albâtre, qu’elle avait trouvé à son goût, afin de le mettre devant elle avec une fleur dedans, alors qu’elle filait le lin. Mais lorsqu’elle fut rentrée à la maison avec son petit pot à la main, ses deux sœurs se moquèrent d’elle et de son achat, la traitant de dépensière et d’extravagante. Et elle, bien émue et toute honteuse, ne sut que dire, et, pour se consoler, elle prit une rose et la mit dans le petit pot. Et elle s’assit devant son pot et devant sa rose, et se mit à filer son lin.

Or, le petit pot en albâtre qu’avait acheté la jeune fileuse était un pot magique. Et quand sa maîtresse voulait manger, il lui procurait des mets délicieux, et quand elle voulait s’habiller, il lui donnait des robes merveilleuses, et quand elle avait le moindre désir, il le satisfaisait. Mais la jeune fille, craignant de rendre encore plus jalouses ses sœurs, qui n’étaient pas de la même mère, se gardait bien de leur révéler les vertus de son pot d’albâtre. Et, devant elles, elle faisait semblant de vivre comme elles et de s’habiller comme elles, et même plus modestement. Mais quand ses sœurs étaient sorties, elle s’enfermait toute seule dans sa chambre, plaçait son petit pot d’albâtre devant elle, le caressait doucement et lui disait : « Ô mon petit pot ! ô mon petit pot, je veux aujourd’hui telle et telle chose ! » Et aussitôt le petit pot d’albâtre lui procurait tout ce qu’elle avait demandé, en fait de belles robes et de sucreries. Et, toute seule avec elle-même, la jeune fille s’habillait de robes de soie et d’or, s’ornait de bijoux, se mettait des bagues à tous les doigts, des bracelets aux poignets et aux chevilles, et mangeait de délicieuses sucreries. Après quoi le petit pot d’albâtre faisait tout disparaître. Et la jeune fille le reprenait, et allait filer son lin, en présence de ses sœurs, le petit pot devant elle avec sa rose.

Et elle vécut de la sorte un certain espace de temps, pauvre devant ses sœurs jalouses, et riche devant elle-même.

Or, un jour d’entre les jours, le roi de la ville, à l’occasion de sa fête, donna de grandes réjouissances dans son palais, auxquelles furent invités tous les habitants. Et les trois jeunes filles furent également invitées. Et les deux sœurs aînées se parèrent de ce qu’elles avaient de mieux et dirent à leur petite sœur : « Toi, tu resteras ici pour garder la maison. »

Mais, dès qu’elles furent parties, la jeune fille alla dans sa chambre, et dit à son pot d’albâtre : « Ô mon petit pot, ce soir je veux de toi une robe en soie verte, une veste en soie rouge et un manteau en soie blanche, tout ce que tu as de plus riche et de plus charmant, et de belles bagues pour mes doigts, et des bracelets en turquoises pour mes poignets, et des bracelets en diamants pour mes chevilles. Et donne-moi aussi tout ce qu’il faut pour que je sois la plus belle au palais, ce soir. » Et elle eut tout ce qu’elle avait demandé. Et elle s’en para, et se rendit au palais du roi, et entra au harem, où des réjouissances à part étaient réservées aux femmes. Et elle fut comme la lune au milieu des étoiles. Et personne ne la reconnut, pas même ses sœurs, tant la splendeur de sa mise avait rehaussé sa beauté naturelle. Et toutes les femmes venaient s’extasier devant elle, et la regardaient avec des yeux mouillés. Et elle recevait leurs hommages comme une reine, avec douceur et gentillesse, si bien qu’elle conquit tous les cœurs, et qu’elle rendit amoureuses d’elle toutes les femmes.

Mais quand la fête fut proche de sa fin, la jeune fille, ne voulant pas que ses sœurs rentrassent avant elle à la maison, profita du moment où les chanteuses attiraient toute l’attention, pour se glisser hors du harem et sortir du palais. Mais dans sa hâte de fuir, elle laissa tomber, en courant, un des bracelets en diamants de ses chevilles dans l’auge à ras de terre qui servait d’abreuvoir aux chevaux du roi. Et elle ne s’aperçut pas de la perte de son bracelet de cheville, et rentra à la maison, où elle arriva avant ses sœurs.

Or, le lendemain…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT QUATRE-VINGT-TROISIÈME NUIT

Elle dit :

Or, le lendemain, les palefreniers menèrent les chevaux du fils du roi boire à l’abreuvoir, mais aucun des chevaux du fils du roi ne voulut s’approcher de l’abreuvoir. Et, tous ensemble, ils reculèrent effrayés, les naseaux dilatés et soufflant avec violence. Car ils avaient vu quelque chose qui brillait et lançait des étincelles au fond de l’eau. Et les palefreniers les firent de nouveau s’approcher de l’eau, en sifflant avec insistance, mais sans arriver à les convaincre ; car ils tiraient sur leur corde, en se cabrant et en ruant. Alors les palefreniers visitèrent l’abreuvoir, et y découvrirent le bracelet en diamants qu’avait laissé tomber de sa cheville la jeune fille.

Lorsque le fils du roi, qui, selon son habitude, assistait aux soins qu’on donnait à ses chevaux et à leur pansage, eut examiné le bracelet en diamants que venaient de lui remettre les palefreniers, il s’émerveilla de la finesse de la cheville qu’il devait enserrer, et il pensa : « Par la vie de ma tête ! il n’y a point de cheville de femme assez fine pour être contenue dans un si petit bracelet. » Et il le tourna dans tous les sens, et trouva que les pierres en étaient si belles que la moindre d’entre elles valait toutes les gemmes qui ornaient le diadème du roi son père. Et il se dit : « Par Allah ! il faut que je prenne comme épouse la propriétaire d’une cheville si charmante et la maîtresse de ce bracelet. » Et il alla, à l’heure et à l’instant, réveiller le roi son père, et lui montra le bracelet, en lui disant : « Je veux prendre pour épouse la propriétaire d’une cheville si charmante et la maîtresse de ce bracelet. » Et le roi lui répondit : « Ô mon fils, il n’y a point d’inconvénient. Mais cette affaire regarde ta mère, et c’est à elle qu’il te faut t’adresser. Car, moi, je ne sais pas, et elle sait ! »

Et le fils du roi alla trouver sa mère et, lui ayant montré le bracelet et raconté l’affaire, lui dit : « C’est toi, ô mère, qui peux me marier avec la propriétaire d’une si charmante cheville, à laquelle mon cœur s’est attaché. Car mon père m’a dit que toi tu savais, et que lui ne savait pas ! » Et sa mère lui répondit : « J’écoute et j’obéis. » Et elle se leva sur ses deux pieds, et appela ses femmes, et sortit avec elles à la recherche de la maîtresse du bracelet.

Et elles parcoururent toutes les maisons de la ville, et entrèrent dans tous les harems, en essayant sur le pied de toutes les femmes et de toutes les jeunes filles le bracelet de cheville. Mais tous les pieds furent trouvés trop grands pour l’étroitesse de l’objet. Et, au bout de quinze jours de vaines recherches et d’essayages, elles arrivèrent à la maison des trois sœurs. Et la reine, avec ses propres mains, essaya le bracelet de diamants sur la cheville des trois jeunes filles, et elle poussa un grand cri de joie en constatant qu’il s’ajustait à merveille sur la cheville de la plus petite.

Et la reine embrassa la jeune fille ; et les autres dames, suivantes de la reine, l’embrassèrent également. Et elles la prirent par la main, et la conduisirent au palais, où son mariage avec le fils du roi fut aussitôt décidé. Et l’on commença les cérémonies des noces, qui devaient durer quarante jours et quarante nuits.

Or, le dernier jour, après que la jeune fille eût été conduite au hammam, ses sœurs, qu’elle avait fait venir auprès d’elle afin qu’elles partageassent sa joie et devinssent de grandes dames au palais, l’habillèrent et la coiffèrent. Et comme, confiante dans l’affection qu’elles lui montraient, elle leur avait révélé le secret et les vertus du petit pot d’albâtre, il ne leur fut pas difficile d’obtenir du pot magique toutes les robes, tous les atours et tous les bijoux qu’il fallait pour orner la nouvelle mariée comme jamais n’avait été ornée fille de roi ou de sultan. Et lorsqu’elles eurent fini de la coiffer, elles lui enfoncèrent dans ses beaux cheveux de grandes épingles de diamants, en forme d’aigrette.

Or, la dernière épingle venait à peine d’être mise en place que la jeune mariée se métamorphosa soudain en tourterelle avec une huppe sur la tête. Et elle s’envola à tire d’ailes par la fenêtre du palais.

Car les épingles que ses sœurs lui avaient enfoncées dans les cheveux étaient des épingles magiques, douées de ce pouvoir de transformer les jeunes filles en tourterelles.

Et c’était la jalousie des deux sœurs qui leur avait fait demander ces épingles-là au petit pot en albâtre.

Et les deux sœurs, qui, à ce moment-là, se trouvaient seules avec leur cadette, se gardèrent bien de raconter la vérité au fils du roi. Et elles se contentèrent de lui dire que leur sœur était sortie un moment, et qu’elle n’était plus rentrée. Et le fils du roi, ne la voyant pas reparaître, fit faire des recherches dans toute la ville et tout le royaume. Mais les recherches n’aboutirent à rien. Et la disparition de la jeune fille le plongea dans la consomption et l’amertume. Et voilà pour le désolé fils du roi, le consumé d’amour !

Quant à la tourterelle, elle venait tous les matins et tous les soirs se poser sur la fenêtre de son jeune époux, et roucoulait d’une voix mélancolique, longtemps, longtemps. Et le fils du roi trouvait que son roucoulement répondait à sa propre tristesse ; et il l’aima d’un grand amour. Et, un jour, voyant qu’elle ne s’envolait pas à son approche, il tendit la main et l’attrapa. Et elle se mit à frétiller entre ses mains, et à se secouer, en continuant de roucouler tristement. Et il se mit à la caresser délicatement, à lui lisser les plumes et à lui gratter la tête. Et voici qu’il sentit sous ses doigts, tandis qu’il lui grattait la tête, de petits objets durs comme des têtes d’épingle. Et il les retira délicatement, l’un après l’autre, de dessous la huppe. Et lorsqu’il eut retiré la dernière épingle, la tourterelle se secoua et redevint jeune fille. Et ils vécurent tous deux dans les délices, contents et prospérant. Et les deux méchantes sœurs moururent de jalousie et d’une rentrée de sang. Et Allah accorda aux amants de nombreux enfants, aussi beaux que leurs parents.

— Et Schahrazade, cette nuit-là, dit encore :