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Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 15/Histoire du quatrième capitaine

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HISTOIRE RACONTÉE PAR LE QUATRIÈME
CAPITAINE DE POLICE


Sache donc, ô roi du temps, que, grâce à la bénédiction, un enfant mâle naquit au pêcheur et à sa femme, la belle. Et ses parents appelèrent cet enfant mâle Mohammad l’Avisé, en souvenir de l’emmailloté d’un jour qui les avait tirés d’embarras. Et cet enfant était beau comme sa mère.

Et le sultan avait également un fils, de l’âge du fils du pêcheur ; mais il était atteint de laideur, et sa couleur était de la couleur des fils de fellahs.

Or, les deux enfants allaient à la même école apprendre à lire et à écrire. Et quand le fils du roi, qui était un paresseux inférieur, voyait le fils du pêcheur, qui était un studieux supérieur, il lui disait : « Hé, que ton matin soit heureux, le fils du pêcheur ! » Et il l’appelait ainsi pour l’humilier. Et Mohammad l’Avisé répondait : « Et que ton matin soit heureux, ô fils du sultan, et qu’il blanchisse ton visage qui est noir comme la courroie des vieilles socques ! » Et les deux enfants restèrent ainsi ensemble dans l’école durant l’espace d’une année, en se saluant toujours de cette manière-là. Aussi, à la fin, le fils du sultan s’en alla, fâché, raconter la chose à son père, lui disant : « Le fils du pêcheur, ce chien, me rend tous les jours mon salam en me disant : « Toi dont la figure est noire comme la courroie des vieilles socques. » Alors le roi se fâcha ; mais comme il n’osait pas, à cause du passé, punir lui-même le fils du pêcheur, il appela le cheikh maître d’école, et lui dit : « Ô cheikh, si tu veux tuer l’enfant Môhammad, le fils du pêcheur, moi je te ferai un beau cadeau, et je te donnerai des femmes concubines et de belles esclaves blanches ». Et le maître d’école se réjouit et répondit : « À tes ordres, ô roi du temps. Moi, tous les jours j’appliquerai la bastonnade à l’enfant, jusqu’à ce qu’il meure de ce régime ! »

Aussi, lorsque le lendemain Môhammad l’Avisé alla à l’école lire le Korân, le maître d’école dit aux écoliers : « Apportez l’instrument à bastonnade, et étendez à terre le fils du pêcheur ! » Et les écoliers, selon l’usage, se saisirent de Môhammad et l’étendirent à terre, et mirent ses pieds dans l’étau de bois. Et le maître d’école prit la verge et se mit à frapper le garçon sur la plante des pieds, jusqu’à ce que le sang en jaillit et que ses pieds et ses jambes enflassent. Et il lui dit : « Inschallah, demain je recommencerai, ô tête dure ! » Et le garçon, dès qu’on l’eut délivré de l’instrument de torture, s’enfuit de l’école, livrant ses jambes au vent. Et il alla chez son père et sa mère, et leur dit : « Voyez ! le cheikh de l’école m’a frappé jusqu’à me faire mourir, à cause du fils du sultan. Moi je n’irai plus à l’école, et je veux devenir un pêcheur comme mon père. » Et son père lui dit : « Bien, mon fils. » Et il se leva, et lui donna un filet et un panier, et lui dit : « Prends, voilà les outils de la pêche. Et demain va pêcher, quand même tu ne devrais gagner que ce qu’il te faut pour vivre. »

Et donc, le lendemain, à l’aurore, Môhammad, le garçon, alla jeter le filet dans la mer. Mais il n’y eut de pris dans le filet qu’un petit rouget, tout seul. Et Môhammad retira le filet, et se dit : « Je vais griller ce rouget, dans ses propres écailles, et le manger pour mon déjeuner. » Il alla donc rassembler un peu d’herbes sèches et des morceaux de bois, les alluma, et prit le rouget pour le griller sur le feu. Alors le rouget ouvrit la bouche, et lui adressa la parole en lui disant : « Ne me brûle pas, ya Môhammad ! Moi je suis une reine d’entre les reines de la mer. Remets-moi dans l’eau comme j’étais, et moi je te serai utile au temps du malheur, et je viendrai à ton aide aux jours de la nécessité ! » Et il dit : « Bien. » et remit dans la mer le rouget en question. Et voilà pour lui…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT QUARANTE-DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

… et remit dans la mer le rouget en question. Et voilà pour lui !

Mais pour ce qui est du roi, il appela, au bout de deux jours, le maître d’école et lui demanda : « Toi, as-tu tué le garçon Môhammad, fils du pêcheur ? » Et le maître d’école répondit : « Je lui ai donné la bastonnade, dès le premier jour, jusqu’à le faire s’évanouir. Alors il s’est enfui et n’est pas revenu. Et il est à présent pêcheur comme son père. » Et le roi le chassa, et lui dit : « Va-t’en, ô fils de chien ! Que ton père soit maudit, et que ta fille se marie à un cochon ! »

Après quoi il appela son vizir, et lui dit : « Le garçon n’est pas mort. Qu’allons-nous faire ? » Et le vizir répondit au roi : « Moi, je te trouverai un moyen pour sa mort ! » Et le roi lui demanda : » Comment vas-tu arranger sa mort ? » Il répondit : « Je connais une jeune fille très belle, fille du sultan de la Terre Verte. Cette terre-là est éloignée d’ici de la distance d’un voyage de sept ans. Nous allons donc faire venir ici le fils du pêcheur, et je lui dirai : « Le sultan, notre maître, a beaucoup de considération pour toi, et compte sur ta vaillance. Il faut donc que tu ailles à la Terre Verte, et que tu ramènes de là la fille du sultan de ce pays, parce que notre maître le roi veut l’épouser, et que personne ne saurait amener cette princesse excepté toi. » Et le roi répondit au vizir : « C’est bien ; fais venir le garçon. »

Alors le vizir fit venir, malgré son nez, le jeune garçon Môhammad, et lui dit : « Notre maître le sultan désire t’envoyer pour que tu lui amènes la fille du sultan de la Terre Verte. » Et il répondit : « Et depuis quand est-ce que je connais la route de ce pays-là ? » Le vizir dit : « Il faut. » Alors il sortit fâché, et alla chez sa mère lui conter la chose. Et sa mère lui dit : « Va promener ton chagrin sur le bord du fleuve, près de son embouchure sur la mer, et ton chagrin se dissipera de lui-même. » Et le garçon Môhammad s’en alla se promener avec son chagrin, sur le bord de la mer, près de l’embouchure du fleuve.

Et, comme il marchait de long en large, fâché, le rouget d’autrefois sortit de la mer, et vint à lui sur le rivage, en le saluant. Et il lui dit : « Pourquoi es-tu fâché, Môhammad l’Avisé ? » Il répondit : « Ne m’interroge pas ! car la chose est sans remède. » Et le poisson lui dit : « Le remède est entre les mains d’Allah. Parle. » Il dit : « Songe, ô rouget, que le vizir de goudron m’a dit : « Il faut que tu ailles nous chercher la fille du sultan de la Terre Verte. » Et le rouget lui dit : « Bien. Va chez le roi, et dis-lui : « Je vais aller te chercher la fille du sultan de la Terre Verte. Mais pour cela il faut que tu me fasses construire une dahabieh en or. Et il faut que cet or soit pris sur la fortune de ton vizir. »

Et le garçon Môhammad alla dire au roi ce que le rouget lui avait dit. Et le roi ne put faire autrement que de lui faire construire la dahabieh en or sur la fortune du vizir, et en dépit de son nez. Et le vizir faillit mourir de rage rentrée. Et Môhammad monta sur la dahabieh en or, et partit en remontant le fleuve.

Et le rouget, son ami, allait devant lui, lui montrant le chemin et le conduisant à travers les branches du fleuve et les rivières intérieures, jusqu’à ce qu’à la fin il arrivât à la Terre Verte. Et Môhammad l’Avisé envoya un crieur par la ville, qui criait : « Chacun, soit femme, soit homme, soit enfant, soit jeune, soit vieux, peut descendre au bord du fleuve pour regarder la dahabieh en or de Môhammad l’Avisé, fils du pêcheur. »

Alors tous les habitants de la ville, les grands et les petits, les hommes et les femmes, descendirent et regardèrent la dahabieh en or. Et ils restèrent à la regarder huit jours entiers. Alors la fille du roi ne put, elle aussi, résister à la curiosité, et demanda la permission à son père, en disant : « Je veux aller, comme les autres, regarder la dahabieh. » Alors le roi consentit à la chose, et fit, au préalable, crier par toute la ville que personne, ni homme ni femme, ne devait ce jour-là sortir de sa maison, ni se promener du côté du rivage, puisque la princesse devait aller regarder la dahabieh.

Lors donc, la fille du roi alla sur le rivage regarder la belle dahabieh en or. Et elle demanda par signes à l’Avisé si elle pouvait entrer pour la regarder aussi à l’intérieur. Et, Môhammad lui ayant fait avec la tête et les yeux un signe qui signifiait « oui », elle monta dans la dahabieh et se mit à la visiter. Alors Mohammad l’Avisé, la voyant occupée, leva sans bruit la cheville de la dahabieh et le piquet, et mit la dahabieh en marche, et partit.

Or, quand la fille du sultan de la Terre Verte eut fini sa visite, elle voulut sortir, leva les yeux, et vit la dahabieh en route, déjà bien loin de la ville de son père. Alors elle dit à l’ami du rouget : « Où me mènes-tu, l’Avisé ? » Il répondit : « Je te mène chez un roi pour qu’il t’épouse. » Elle lui dit : « Est-ce que par hasard le roi serait plus beau que toi, l’Avisé ? » Il répondit : « Je ne sais pas. Tout à l’heure tu vas toi-même le voir avec tes yeux. » Alors elle retira sa bague de son doigt, et la jeta dans le fleuve. Mais le rouget était là, qui prit la bague et la porta dans sa bouche, en leur ouvrant la route. Puis elle dit à l’Avisé : « Moi je ne me marierai qu’avec toi. Et je veux me donner ici librement à toi. » Et le garçon Môhammad lui dit : « Bien. » Et il la prit avec sa virginité. Et il se réjouit avec elle sur l’eau.

Et lorsqu’ils furent arrivés à destination, Môhammad, le fils du pêcheur, alla chez le roi et lui dit : « Me voici. Je t’ai amené la fille du sultan de la Terre Verte. Mais elle te dit qu’elle ne sortira de la dahabieh que si tu lui étends, sur la terre, des tapis en soie verte, sur lesquels elle marchera pour venir à ton palais. Et tu verras alors comme elle marche gracieusement. » Et le roi lui dit : « Bien. » Et il fit acheter, sur la fortune de son vizir, et en dépit de son nez, tous les tapis en soie verte qui étaient dans le souk des tapis, et les fit étendre par terre jusqu’à la dahabieh.

Alors la princesse de la Terre Verte sortit de la dahabieh, et marcha sur les tapis de soie, habillée de vert, et se balançant à ravir les esprits. Et le roi la vit, l’admira et en devint amoureux à cause de sa beauté. Et lorsqu’elle fut entrée au palais, il lui dit : « Je vais faire écrire ce soir même le contrat de mariage avec toi. » Et la jeune fille lui dit alors : « Bien. Mais, si tu veux m’épouser, rapporte-moi ma bague qui est tombée de mon doigt dans le fleuve. Et après nous ferons le contrat, et tu m’épouseras. »

Or, cette bague-là, le rouget l’avait donnée à son ami Môhammad l’Avisé, fils du pêcheur.

Et donc le roi appela le vizir, et lui dit : « Écoute. La bague de la dame est tombée de son doigt dans le fleuve. Comment faire maintenant ? Et qui peut nous la rapporter ? » Et le vizir répondit : « Et qui peut la rapporter, si ce n’est Môhammad, le fils du pêcheur, ce maudit, cet éfrit. » Or, il ne parlait ainsi que pour faire tomber le garçon dans un piège sans issue. Aussi le roi le fit-il chercher en toute hâte. Et lorsqu’il vint, ils lui dirent : « Il y a une bague qui est tombée de la dame dans le fleuve. Et personne ne peut l’apporter, excepté toi. » Il leur répondit : « Bien. Prenez, voici la bague. »

Et le roi prit la bague, et alla la porter à la jeune fille de la Terre Verte, et lui dit : « Prends, voici ta bague, et faisons ce soir le contrat de mariage ! »

Elle lui dit : « Bien. Mais dans mon pays, quand une jeune fille vient à se marier, il y a un usage. » Il lui dit : « Bien. Dis-le-moi. » Elle dit : « Ou creuse un fossé depuis la maison du fiancé jusqu’à la mer, on le remplit de bûches et de fagots, et on y met le feu. Et le fiancé se jette dans le feu, et y marche jusqu’à la mer, où il prend un bain pour aller alors directement chez sa fiancée. Et, de la sorte, il s’est purifié par le feu et par l’eau…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT QUARANTE-TROISIÈME NUIT

Elle dit :

« … Et, de la sorte, il s’est purifié par le feu et par l’eau. Et telle est la cérémonie du contrat de mariage dans mon pays. »

Alors le roi, qui était épris de la belle, ordonna de creuser le fossé en question, le remplit de bûches et de fagots, et appela son vizir, à qui il dit : « Demain, prépare-toi à marcher là-dessus avec moi. »

Et, le lendemain, quand vint le moment de mettre le feu à ce canal de bois, le vizir dit au roi : « Il vaut mieux d’abord que Môhammad, le fils du pêcheur, s’y jette le premier, pour voir quelle va être l’affaire. S’il sort sain et sauf de ce feu-là, nous pourrons alors nous y jeter, nous aussi. » Et le roi dit : « Bien. »

Or, pendant ce temps, le rouget était monté dans la dahabieh chez son ami, le garçon, et lui avait dit : « L’Avisé, si le roi te fait venir et te dit : « Jette-toi dans ce feu ! » toi, n’aie pas peur, mais bouche tes oreilles, et dis la formulé préservatrice : « Au nom d’Allah le Clément sans bornes, le Miséricordieux. » Puis, jette-toi résolument dans le canal de feu. »

Et donc, le roi fit mettre le feu aux bûches et fagots. Et ils appelèrent Môhammad, et lui dirent : « Jette-toi dans le feu et marches-y jusqu’à la mer ; car tu le peux, étant l’Avisé. » Il leur répondit : « Sur ma tête et mon œil ! à vos ordres ! » Et il boucha ses oreilles, et prononça en son esprit la formule du bismillah, et entra résolument dans le feu. Et il sortit du côté de la mer plus beau qu’il n’était. Et tout le monde le vit et fut ébloui de sa beauté.

Alors le vizir dit au roi : « Nous allons nous aussi entrer dans le feu, pour en sortir beaux comme le fils du pêcheur, ce maudit-là ! Et appelle aussi ton fils, pour qu’il s’y jette avec nous, et devienne beau comme nous le deviendrons. » Et le roi appela son fils, celui-là qui était laid et dont la figure était comme la courroie des vieilles socques. Et ils se prirent tous les trois par la main et se jetèrent, comme ça, dans le feu. Et ils furent un monceau de cendres.

Alors Môhammad l’Avisé, le fils du pêcheur, alla chez la jeune fille, la princesse fille du sultan de la Terre Verte, et fit le contrat de mariage avec elle, et l’épousa. Et il s’assit sur le trône de l’empire, et fut roi et sultan. Et il appela auprès de lui son père et sa mère. Et ils vécurent tous ensemble dans le palais, en pleine félicité et harmonie, contents et prospérant. Or, louanges à Allah, Maître de la prospérité, du contentement, de la félicité et de l’harmonie !

— Et lorsque le capitaine de police Mohii Al-Dîn eut ainsi raconté cette histoire, et que le sultan Baïbars l’en eût remercié et lui en eût exprimé son contentement, il retourna à sa place. Et un cinquième capitaine de police s’avança, qui s’appelait Nour Al-Dîn. Et, après avoir embrassé la terre entre les mains du sultan Baïbars, il dit : « Moi, ô notre seigneur et la couronne de notre tête, je te raconterai une histoire qui n’a point sa pareille parmi les histoires. » Et il dit :