Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 15/Histoire du sixième capitaine

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HISTOIRE RACONTÉE PAR LE SIXIÈME
CAPITAINE DE POLICE


Une fois il y avait, ô roi du temps, un sultan qui avait une fille. Et cette princesse était belle, très belle, et était bien aimée et bien choyée et bien câlinée. Et, en outre, elle était fort coquette. C’est pourquoi elle s’appelait Dalal.

Or, un jour elle était assise et se grattait la tête. Et elle trouva un petit pou sur sa tête. Et elle le regarda quelque temps. Puis elle se leva, et le prit dans ses doigts et alla au cellier des provisions où étaient rangées les grandes jarres d’huile, de beurre et de miel. Et elle ouvrit une grande jarre d’huile, y déposa délicatement le pou sur la surface, remit le couvercle de la jarre, la bouchant ainsi sur le pou, et s’en alla.

Et les jours et les années s’écoulèrent. Et la princesse Dalal atteignit sa quinzième année, ayant, depuis longtemps, oublié le pou et son emprisonnement dans la jarre.

Mais un jour vint où le pou rompit la jarre par sa grosseur, et en sortit semblable, par la taille, les cornes et l’aspect, à un buffle du Nil. Et le gardien, préposé à la garde du cellier, s’enfuit terrifié, en appelant les domestiques à grands cris. Et on entoura le pou, on le prit aux cornes et on le conduisit devant le roi.

Et le roi demanda : « Qu’est-ce que c’est que ça ? » Et la princesse Dalal, qui était là debout, s’écria : « Yeh ! Mais c’est mon pou ! » Et le roi, stupéfait, lui demanda : « Que dis-tu, ma fille ? » Elle répondit : « Quand j’étais petite, je me grattai un jour la tête, et je rencontrai ce pou sur ma tête. Alors je le pris et allai le mettre dans la jarre d’huile. Et maintenant il est devenu gros et grand ; et il a brisé la jarre. »

Et le roi, ayant entendu cela, dit à sa fille : « Ma fille, à présent tu as besoin d’être mariée. Car le pou a cassé la jarre, et demain, toi aussi, tu risques de sauter de l’autre côté du mur et d’aller aux hommes. C’est pourquoi il vaut mieux à présent que je te marie. Qu’Allah nous protège des brisures ! »

Puis il se tourna vers son vizir et lui dit : « Égorge le pou, et écorche-le et suspends sa peau à la porte du palais. Ensuite tu prendras avec toi mon porte-glaive et le cheikh des scribes du palais, chargé de l’écriture des contrats de mariage. Et on mariera avec ma fille Dalal celui qui reconnaîtra que la peau suspendue est une peau de pou. Mais celui qui ne reconnaîtra pas la peau, aura sa tête coupée et sa peau suspendue à la porte, à côté de celle du pou. »

Et le vizir égorgea le pou, séance tenante, l’écorcha, et suspendit sa peau à la porte du palais. Puis il envoya un crieur, qui cria par la ville : « Celui qui reconnaîtra la peau suspendue à la porte du palais, épousera El Sett Dalal, la fille du roi. Mais celui qui ne la reconnaîtra pas, aura sa tête coupée. »

Et beaucoup d’habitants de la ville défilèrent devant la peau du pou. Et les uns dirent : « C’est la peau d’un buffle. » Et ils eurent la tête coupée. Et les autres dirent : « C’est la peau d’un bouquetin. » Et ils eurent la tête coupée. Et il y eut de la sorte quarante têtes coupées, et quarante peaux de fils d’Adam suspendues à côté de la peau du pou…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT QUARANTE-SIXIÈME NUIT

Elle dit :

… et quarante peaux de fils d’Adam suspendues à côté de la peau du pou.

Alors un adolescent passa qui était beau comme l’étoile Canopée, quand elle brille sur la mer. Et il demanda aux gens : « Qu’est-ce que ce rassemblement devant le palais ? » Et on lui répondit : « Celui qui reconnaîtra cette peau épousera la fille du roi ! » Et l’adolescent alla auprès du vizir, du porte-glaive et du cheikh des scribes, qui étaient assis sous la peau, et leur dit : « Moi, je vous nommerai la peau ! » Et ils lui répondirent : « Bien. » Il leur dit : « C’est la peau d’un pou grandi dans l’huile. »

Et ils lui dirent : « C’est vrai ! Entre, ô brave, et fais le contrat de mariage chez le roi. » Et il entra auprès du roi, et lui dit : « C’est la peau d’un pou grandi dans l’huile, » Et le roi dit : « C’est vrai ! Qu’on écrive le contrat de mariage de ce brave sur ma fille Dalal ! »

Et on écrivit le contrat, à l’heure et à l’instant. Et on célébra les noces. Et l’adolescent canopéen pénétra dans la chambre nuptiale, et jouit de la vierge Dalal. Et Dalal fut contente dans les bras de l’adolescent qui était beau comme l’étoile Canopée, quand elle brille sur la mer.

Et ils restèrent ensemble, dans le palais, quarante jours, au bout desquels l’adolescent entra chez le roi et lui dit : « Je suis le fils d’un roi et sultan, et je voudrais emmener mon épouse et partir, pour aller dans le royaume de mon père, et rester dans notre palais. » Et le roi, après avoir insisté pour le retenir encore quelque temps, finit par dire : « Bien. » Et il ajouta : « Demain, mon fils, nous allons faire sortir pour toi les cadeaux, les esclaves et les eunuques. » Et il répondit : « Pourquoi faire ? Nous en avons beaucoup, et je ne veux rien que mon épouse Dalal. » Et le roi lui dit : « Bien. Prends-la donc, et pars. Mais je te prie de prendre aussi sa mère avec elle, pour que sa mère sache où sa fille demeure, et aille la voir de temps en temps. » Il répondit : « Pourquoi allons-nous fatiguer inutilement sa mère, une femme d’âge ? Je m’engage plutôt à amener ici mon épouse, chaque mois, pour que tous vous la voyiez. » Et le roi dit : « Taïeb. » Et l’adolescent emmena son épouse Dalal et partit avec elle pour son pays.

Or, cet adolescent si beau n’était pas autre chose qu’un ghoul d’entre les ghouls, et de la plus dangereuse espèce. Et il plaça Dalal dans sa maison, qui était située dans la solitude, au sommet d’une montagne. Puis il alla battre la campagne, couper les routes, faire avorter les femmes enceintes, faire peur aux vieilles femmes, terrifier les enfants, hurler dans le vent, aboyer aux portes, glapir dans la nuit, hanter les ruines anciennes, jeter des maléfices, grimacer dans les ténèbres, visiter les tombeaux, flairer les morts, et commettre mille attentats et provoquer mille calamités. Après quoi, il reprit sa forme d’adolescent, et rapporta dans sa main à son épouse Dalal une tête de fils d’Adam, en lui disant : « Prends, Dalal, cette tête-là, cuis-la au four, et dépèce-la, que nous la mangions ensemble. » Et elle lui répondit : « C’est la tête d’un homme ! Moi, je ne mange que du mouton. » Il dit : « Bien. » Et il alla lui chercher un mouton. Et elle le fit cuire et en mangea.

Et ils continuèrent à vivre tout seuls dans cette solitude, Dalal livrée sans défense à cet ogre adolescent, et l’ogre se livrant à ses méfaits, pour revenir ensuite auprès d’elle avec des traces de meurtre, de viol, de carnage et d’assassinat.

Et, au bout de huit jours de ce régime-là, le ghoul adolescent sortit et se transforma, en prenant l’apparence et la figure de la mère de son épouse ; et il mit des vêtements de femme ; et il revint frapper à la porte. Et Dalal regarda par la fenêtre et demanda : « Qui frappe à la porte ? » Et le Ghoul répondit avec la voix de la mère, et dit : « C’est moi ! ouvre, ma fille. » Et elle descendit en hâte et ouvrit la porte.

Et elle était devenue, pendant les huit jours, maigre, pâle et languissante. Et le ghoul, sous la forme de la mère, lui dit, après les embrassades : « Ô ma fille chérie, je suis venue chez toi, malgré la défense. Car nous avons appris que ton mari était un ghoul, qui te faisait manger la chair des fils d’Adam. Ah ! Comment vas-tu, ma fille ? J’ai bien peur maintenant qu’il ne te mange à ton tour. Viens, et fuis avec moi ! » Mais Dalal, qui ne voulait pas parler contre son mari, répondit : « Tais-toi, ô ma mère ! Il n’y a ici ni ghoul ni odeur de ghoul ! Ne dis pas ces paroles, ô notre perte ! Mon époux est un fils de roi, beau comme l’étoile Canopée sur la mer. Et il me fait manger tous les jours un mouton gras. »

Alors le ghoul adolescent la quitta, le cœur réjoui par elle, parce qu’elle n’avait pas décelé son secret. Et il reprit sa belle forme première, et vint lui apporter un mouton, et lui dire : « Prends, fais-le cuire, Dalal ! » Elle lui dit : « Ma mère est venue ici. Ce n’est pas de ma faute. Et elle m’a dit de te saluer. » Il répondit : « Je regrette vraiment de ne m’être pas dépêché un peu, pour la rencontrer, cette dévouée épouse de mon oncle ! » Puis il lui dit : « Est-ce que tu aimerais aussi voir ta tante, sœur de ta mère ? » Elle répondit : « Oh ! oui ! » Il lui dit : « Bien. Demain je te l’enverrai. »

Or, le lendemain, lorsque le jour parut, le ghoul sortit, se transforma en tante de Dalal, et alla frapper à la porte. Et Dalal demanda de la fenêtre : « Qui est là ? » Il lui dit : « Ouvre, c’est moi, ta tante ! Mes pensées travaillent à ton sujet, et je viens te voir. » Et elle descendit et lui ouvrit la porte. Et le ghoul, déguisé en tante, baisa Dalal sur les joues, pleura à longues et nombreuses larmes, et dit : « Ah ! ô fille de ma sœur, ah ! ô douleurs et calamités ! » Et Dalal demanda : « Pourquoi ? quand est-ce ? comment ? » Elle dit : « Aïe ! aïe ! aïe ! » Elle dit : « Où ça, ma tante, que tu as mal ? » Elle dit : « Non, ô fille de ma sœur, je souffre pour toi ! Nous avons appris que celui que tu as épousé est un ghoul ! » Mais Dalal répondit : « Tais-toi, ne dis pas ces paroles-là, ma tante ! Mon époux est le fils d’un roi et sultan, comme je suis la fille d’un roi et sultan. Ses trésors sont plus grands que les trésors de mon père. Et il est semblable, pour la beauté, à l’étoile Canopée quand elle brille sur la mer…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT QUARANTE-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

« … Et il est semblable, pour la beauté, à l’étoile Canopée quand elle brille sur la mer. » Puis elle la fit déjeuner d’une tête de mouton, pour bien lui montrer qu’on mangeait chez son époux du mouton et non point du fils d’Adam. Et le ghoul s’en alla, après le déjeuner, content et ravi. Et il ne manqua pas de revenir sous sa forme d’adolescent, avec un mouton pour Dalal, et avec une tête de fils d’Adam, fraîchement coupée, pour lui-même. Et Dalal lui dit : « Ma tante est venue me visiter, et te salue. » Il dit : « Louanges à Allah ! tes parents sont bien aimables de ne pas m’oublier. Est-ce que tu aimes beaucoup ton autre tante, la sœur de ton père ? » Elle dit : « Oh, oui ! » Il dit : « Bien. Je te l’enverrai demain, et puis après, tu ne verras plus personne de tes parents, parce que j’ai peur de leur langue ! »

Et, le lendemain, il se présenta à Dalal sous la forme de sa tante, sœur de son père. Et, après les salams et les baisers de part et d’autre, la tante pleura abondamment et sanglota et dit : « Quel malheur et quelle désolation sur notre tête et sur la tienne, ô fille de mon frère ! Nous avons appris que celui que tu as épousé est un ghoul. Dis-moi la vérité, ma fille, par les mérites de notre seigneur Môhammad — sur Lui la prière et la paix ! » Alors Dalal ne put retenir plus longtemps le secret qui l’étouffait, et dit à voix basse, en tremblant : « Tais-toi, ma tante ! tais-toi, ou il va venir faire rentrer notre longueur dans notre largeur ! Imagine-toi qu’il m’apporte des têtes d’Adamites ; et, comme je les refuse, il les mange tout seul. Ah ! je crains fort qu’il ne me mange bientôt ! »

Or, dès que Dalal eut prononcé ces paroles, la tante prit sa vraie forme, devint un ghoul d’aspect effroyable, qui se mit à grincer des dents. Et Dalal, à sa vue, fut prise de terreur jaune et de tremblement. Et il lui dit, sans se fâcher : « Ainsi donc, tu décèles comme ça, tout de suite, mon secret, Dalal ? » Et elle se jeta à ses pieds, et lui dit : « Je me mets sous ta protection, pardonne-moi cette fois ! » Il lui dit : « Et toi, m’as-tu épargné devant ta tante ? Et m’as-tu laissé de l’honneur ? Non ! Je ne puis t’épargner. Par où faut-il que je commence, pour te manger ? » Elle lui répondit : « Puisqu’il faut absolument que tu me manges, c’est que c’est dans ma destinée. Mais, aujourd’hui, je suis sale ; et le goût de ma chair sera mauvais dans ta bouche. Il vaut donc mieux que tu me conduises d’abord au hammam pour que je me lave à ton intention. Et quand je sortirai du bain, je serai blanche et douce. Et la saveur de ma chair sera délicieuse dans ta bouche. Et tu pourras alors me manger, en commençant par où tu voudras. » Et le ghoul répondit : « Ça, c’est vrai, ô Dalal ! »

Et, à l’heure et à l’instant, il lui présenta une grande cuvette de bain, et des linges de hammam. Puis il alla chercher un ghoul de ses amis qu’il changea en baudet blanc, et lui-même se transforma en conducteur d’âne. Et il mit Dalal sur le baudet, et sortit avec elle dans la direction du hammam du premier village, en portant la cuvette de bain sur sa tête.

Et, en arrivant au hammam, il dit à la femme gardienne : « Voici pour toi, comme cadeau, trois dinars d’or, afin que tu fasses prendre un bon bain à cette dame, fille de roi. Et tu me la rendras comme je te l’ai confiée. » Et il remit Dalal à la portière, et sortit et s’assit dehors, devant la porte du hammam.

Et Dalal entra dans la première salle du hammam, qui était la salle d’attente, et s’assit sur le banc de marbre, toute seule et triste, à côté de sa cuvette d’or et de son paquet de vêtements précieux, pendant que toutes les jeunes filles entraient au bain, et se baignaient et se faisaient masser, et sortaient joyeuses en badinant entre elles. Et Dalal, loin d’être contente comme les autres, pleurait en silence dans son coin. Et les jeunes filles vinrent à elle, à la fin, et lui dirent, chacune : « Qu’as-tu, ma sœur, et pourquoi pleures-tu ? Lève-toi plutôt, déshabille-toi et prends un bain avec nous. » Mais elle leur répondit, après les remercîments : « Est-ce que le bain peut laver les soucis ? Est-ce qu’il peut guérir les chagrins sans remède ? » Et elle ajouta : « Il est toujours temps de descendre au bain. »

Sur ces entrefaites, une vieille vendeuse de lupins et d’arachides grillées entra au hammam, portant sur sa tête sa jatte de lupins et d’arachides grillées. Et les jeunes filles lui en achetèrent, qui pour une piastre, qui pour une demi-piastre, qui pour deux piastres. Et, à la fin, voulant également se distraire un peu en mangeant des arachides et des lupins, l’attristée Dalal appela la vieille vendeuse, et lui dit : « Viens, ô ma tante, donne-moi des lupins seulement, pour une piastre courante. » Et la vendeuse s’approcha et s’assit et remplit de lupins la mesure de corne, pour une piastre. Et Dalal, au lieu de lui donner une piastre, lui mit dans la main son collier de perles, en lui disant : « Ma tante, prends cela pour tes enfants. » Et, comme la vendeuse se confondait en remercîments et baise-mains, Dalal lui dit : « Voudrais-tu me donner ta jatte de lupins et les vêtements déchirés que tu portes, et prendre de moi, en échange, cette cuvette de bain en or, mes bijoux, mes habits et ce paquet de vêtements précieux ? » Et la vieille vendeuse, ne pouvant croire à tant de générosité, répondit : « Pourquoi, ma fille, te moques-tu de moi qui suis pauvre ? » Et Dalal lui dit : « Mes paroles avec toi sont sincères, ma vieille mère ! » Alors la vieille ôta ses vêtements et les lui donna. Et Dalal s’en vêtit en hâte, mit la jatte de lupins sur sa tête, s’enveloppa du voile bleu en loques, se noircit les mains avec la boue du pavé du hammam, et sortit par la porte où était assis son époux le ghoul. Et, occupée tout entière par une épouvante énorme, elle passa devant lui, en criant d’une voix chevrotante : « Lupins rôtis qui distraient ! Arachides grillées qui amusent ! » comme font les vendeuses de profession.

Or, lorsqu’elle se fut éloignée, le ghoul, qui ne l’avait pas reconnue, sentit son odeur, avec son odorat de ghoul, et se dit : « Comment est-il possible que l’odeur de Dalal soit sur cette vieille vendeuse de lupins ? par Allah, je vais voir ce que peut bien être l’affaire ! » Et il cria : « Hé, la vendeuse de lupins ! hé, les arachides ! » Mais comme la vendeuse ne tournait pas la tête, il se dit : « Il vaut mieux que j’aille voir au hammam ! » Et il alla demander à la gardienne : « Pourquoi la dame que je t’ai confiée tarde-t-elle à sortir ? » Elle répondit : « Tout à l’heure elle sortira avec les autres dames, qui ne s’en vont que vers le soir, occupées qu’elles sont à s’épiler, à se teindre les doigts au henné, à se parfumer et à se natter les cheveux. »

Et le ghoul se rassura, et alla de nouveau s’asseoir devant la porte. Et il attendit là jusqu’à ce que toutes les dames fussent sorties du hammam. Et la gardienne de la porte sortit la dernière, et ferma le hammam. Et le ghoul lui dit : « Hé, que fais-tu là ! Et la dame que je t’ai confiée, vas-tu donc l’enfermer ? » Elle dit : « Il n’y a plus personne au hammam, si ce n’est la vieille vendeuse de lupins, que nous laissons tous les soirs dormir dans le hammam, à cause qu’elle n’a pas de gîte. » Et le ghoul prit la gardienne au cou, et la bouscula et faillit l’étrangler. Et il lui cria : « Ô entremetteuse, c’est toi qui es responsable de la dame ! Et c’est à toi que je la demanderai ! » Elle répliqua : « Moi, je suis gardienne de vêtements et de babouches, je ne suis pas gardienne de femmes. » Et comme il lui serrait plus fort le cou, elle se mit à crier : « Ô musulmans, à mon secours ! » Et l’ogre se mit à la battre, alors que de tous côtés accouraient les hommes du quartier. Et il criait : « Fût-elle sur la septième planète, il faut que tu me la rendes, ô propriété des vieilles putains ! » Et voilà pour la vieille gardienne du hammam, et pour la vieille vendeuse de lupins !

Mais pour ce qui est de Dalal, voici ! Une fois qu’elle fut sortie du hammam, et qu’elle eut réussi à tromper la vigilance du ghoul, elle continue à marcher pour retourner dans son pays. Et lorsqu’elle se fut éloignée de la ville d’une assez grande distance, elle trouva un cours d’eau où elle se lava les mains, le visage et les pieds, et se dirigea vers une demeure qui s’élevait tout près de là, et qui était le palais d’un roi.

Et elle s’assit près du mur du palais. Et la négresse esclave, étant descendue pour une affaire, la vit et monta dire à sa maîtresse : « Ô ma maîtresse, n’étaient la peur et la terreur que j’ai de toi, je dirais, sans crainte de mentir, qu’il y a en bas une femme plus belle que toi. » Elle répondit : « Bien. Va lui dire de monter ici ! » Et la négresse descendit et lui dit : « Viens parler à ma maîtresse, qui te demande. » Mais Dalal répondit : « Est-ce que, par hasard, ma mère est une esclave noire, ou mon père un nègre, que je monte avec les esclaves ? » Et la négresse monta rapporter à sa maîtresse ce que lui avait dit Dalal. Alors elle envoya une esclave blanche, en disant : « Va, toi, appeler cette femme qui est en bas. » Et l’esclave blanche descendit et dit à Dalal : « Viens, ô dame, parler en haut à ma maîtresse. » Mais Dalal lui répondit : « Je ne suis pas une esclave blanche, et je ne suis point fille d’esclaves, pour monter avec une esclave blanche. » Et elle s’en alla raconter à sa maîtresse ce que Dalal lui avait dit. Alors la dame appela son fils, le fils du roi, et lui dit : « Descends alors, toi, et amène la dame qui est en bas. »

Et le jeune prince qui était, pour la beauté, semblable à l’étoile Canopée quand elle brille sur la mer descendit vers l’adolescente, et lui dit : « Ô dame, aie la bonté de monter au harem chez la reine, ma mère. » Et Dalal, cette fois, répondit : « Je monterai avec toi, parce que tu es le fils d’un roi et sultan, comme je suis la fille d’un roi et sultan. » Et elle monta les escaliers devant lui.

Or, aussitôt que le jeune prince vit Dalal monter les escaliers, dans sa beauté, l’amour pour elle descendit en son cœur…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT QUARANTE-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

… Or, aussitôt que le jeune prince vit Dalal monter les escaliers, dans sa beauté, l’amour pour elle descendit dans son cœur. Et, de son côté, Dalal fut sensible en son âme à la beauté de l’adolescent princier. Et, à son tour, la dame, épouse du roi, lorsqu’elle eut vu Dalal, se dit à elle-même : « Les paroles de l’esclave sont justes. Elle est, en effet, plus belle que moi. »

Aussi, après les salams et compliments, le fils du roi dit à sa mère : « Je voudrais épouser celle-ci, parce qu’il est clair qu’elle est une princesse du sang des rois. » Et la mère lui dit : « C’est ton affaire, mon fils. Tu dois savoir ce que tu fais. »

Et le jeune prince appela le kâdi et, à l’heure et à l’instant, il fit écrire le contrat de mariage et célébrer ses noces avec Dalal. Et il entra dans la chambre nuptiale.

Mais, qu’arriva-t-il au ghoul, pendant ce temps-là ?

Voici.

Le jour même de la célébration des noces, un homme qui conduisait un gros mouton blanc vint dire au roi, père du prince : « Ô mon seigneur, je suis un de tes fermiers, et je t’apporte en cadeau, à l’occasion des noces, ce gros mouton blanc que nous avons engraissé. Mais il faut attacher ce mouton à la porte du harem, parce qu’il est né et a été élevé au milieu des femmes, et que, si tu le laisses en bas, il bêlera toute la nuit et ne laissera dormir personne. » Et le roi dit : « Bien, il est accepté. » Et il donna une robe d’honneur au fermier, qui s’en alla en sa voie. Et il remit le mouton blanc à l’agha du harem, en lui disant : « Monte attacher ce mouton-ci à la porte du harem, parce qu’il n’est content qu’au milieu des femmes ! »

Or, lorsque vint la nuit de la pénétration, et que fils du roi fut entré dans la chambre nuptiale et que, après avoir fait ce qu’il avait à faire, il se fut endormi aux côtés de Dalal, le mouton blanc brisa sa corde et entra dans la chambre. Et il enleva Dalal et sortit avec elle dans la cour. Et il lui dit, sans se fâcher : « Dis-moi, Dalal, m’as-tu encore laissé de l’honneur ? » Elle lui dit : « Sous ta protection ! Ne me mange pas ! » Il lui dit : « Cette fois-ci, il n’y a pas ! » Alors elle dit : « Attends, avant de me manger, que je sois entrée dans les cabinets de la cour, pour un besoin. » Et le ghoul dit : « Bien. » Et il la conduisit aux cabinets, et resta là à garder la porte, en attendant qu’elle eût fini.

Or, dès que Dalal fut à l’intérieur des cabinets, elle leva ses deux mains, et dit : « Ô Notre Dame Zeinab, fille de notre Prophète béni, ô toi qui sauves du malheur, viens à mon secours ! » Et la sainte lui délégua aussitôt une de ses suivantes, d’entre les filles des genn, qui fendit le mur, et dit à Dalal : « Que souhaites-tu, Dalal ? » Elle répondit : « Le ghoul est dehors, qui va me manger dès que je serai sortie. » Elle dit : « Si je te sauve de lui, me laisseras-tu t’embrasser une fois ? » Elle dit : « Oui. » Alors la gennia de sett Zeinab fendit le mur du côté de la cour, et fondit brusquement sur le ghoul, et lui appliqua un coup de pied sur ses testicules. Et il tomba raide mort.

Alors la gennia rentra aux cabinets et prit Dalal par la main et lui montra le mouton blanc étendu par terre sans vie. Puis elles le traînèrent hors de la cour, et le jetèrent dans le fossé. Et voilà pour lui, tout à fait !

Et la gennia embrassa Dalal une fois sur la joue, et lui dit : « Maintenant, ô Dalal, je veux te demander un service. » Elle répondit : « À tes ordres, ma chérie. » Elle dit : « Je désire que tu viennes avec moi, pour une heure seulement, à la mer d’Émeraude ! » Elle répondit : « Bien. Mais pourquoi faire ? » Et la gennia répondit : « Mon fils est malade, et notre médecin a dit qu’il ne guérira qu’en buvant une écuelle d’eau de la mer d’Émeraude. Or, personne ne peut remplir une écuelle de l’eau de la mer d’Émeraude, excepté une fille des hommes. Et, moi, je profite de ma venue auprès de toi pour te demander ce service-là. » Et Dalal répondit : « Sur ma tête et mon œil, pourvu que je sois de retour ici avant le lever de mon époux. » Elle dit : « Évidemment. » Et elle la fit monter sur ses épaules et la porta sur le rivage de la mer d’Émeraude. Et elle lui donna une écuelle d’or. Et Dalal remplit l’écuelle à cette eau merveilleuse. Mais, en la retirant, une vague lui trempa la main, qui, tout de suite, devint verte comme le trèfle. Après quoi, la gennia fit remonter Dalal sur ses épaules, et la rapporta dans la chambre nuptiale, à côté de l’adolescent. Et voilà pour la suivante de sett Zeinab — sur elle la prière et la paix !

Or, cette mer d’Émeraude a un peseur qui vient la peser chaque matin, pour voir si quelqu’un en a volé ou non. Et il en est responsable. Et, ce matin-là, il la pesa et la mesura, et la trouva diminuée d’une écuelle, exactement. Et il se demanda : « Qui donc est l’auteur de ce vol ? Je vais courir à sa recherche, en voyageant jusqu’à ce que je le découvre. Car, s’il a à sa main une marque de la mer d’Émeraude, je le conduirai à notre sultan, qui saura ce qu’il a à faire de lui. »

Là-dessus, il prit des bracelets en verre et des bagues, et les mit sur un plateau qu’il porta sur sa tête. Et il se mit à voyager, par toute la terre, sous les fenêtres des palais des rois, en criant : « Les bracelets de verre, ô princesses ! Les bagues d’émeraude, ô jeunes filles ! »

Et il parcourut ainsi les pays, sans trouver la propriétaire de la main verte, jusqu’à ce qu’il arrivât sous les fenêtres du palais où se trouvait Dalal. Et là il recommença à crier : « Les bracelets de verre, ô princesses ! Les bagues d’émeraude, ô jeunes filles ! » Et Dalal, qui était à sa fenêtre, vit sur le plateau les bracelets et les bagues, qui lui plurent. Et elle dit au vendeur : « Ô vendeur, attends que je descende en essayer à ma main. » Et elle descendit auprès du marchand, qui était le peseur de la mer d’Émeraude, et étendit sa main gauche, en disant : « Essaie-moi des bagues et des bracelets, parmi ce que tu as de plus beau. » Mais le vendeur se récria, disant : « N’est-ce point une honte sur toi, ô dame, de me tendre la main gauche ? Je n’essaie pas sur les mains gauches.» Et Dalal, fort embarrassée de lui montrer sa main droite, qui était verte comme le trèfle, lui dit : « Ma main droite me fait mal. » Il lui dit : « Qu’est-ce que ça fait ? Moi, je ne veux que la voir avec mes yeux, et j’en connaîtrai la mesure. » Et Dalal lui montra sa main.

Or, dès que le peseur de la mer d’Émeraude eut vu la main de Dalal, qui avait la marque verte, il sut que c’était elle qui avait pris l’écuelle d’eau. Et il l’enleva soudain dans ses bras, et la transporta chez le sultan de la mer d’Émeraude. Et il la lui remit, en disant : « Elle a dérobé une écuelle de ton eau, ô roi de la mer. Et tu sais ce que tu as à faire avec elle. »

Et le sultan de la mer d’Émeraude regarda Dalal avec courroux. Mais, dès que ses yeux furent tombés sur elle, il fut ému de sa beauté, et lui dit : « Ô jeune fille, je veux faire mon contrat de mariage sur toi. » Elle lui dit : « Quel dommage ! Mais je suis déjà mariée, par un contrat licite, avec un adolescent semblable, pour la beauté, à l’étoile Canopée quand elle brille sur la mer. » Alors il lui dit : « Et n’as-tu pas une sœur qui te ressemble, ou une fille, ou même un fils ? » Elle dit : « J’ai une fille qui est nubile d’aujourd’hui, ayant dix ans, et qui ressemble, pour la beauté, à son père. » Il dit : « Bien. » Et il appela le peseur de la mer d’Émeraude et lui dit : « Ramène ta maîtresse à la place où tu l’as prise. » Et le peseur la prit sur ses épaules. Et le sultan de la mer d’Émeraude partit avec eux, en tenant Dalal par la main.

Et ils entrèrent dans le palais du roi, et le sultan suivit Dalal chez son époux, et lui dit, après la présentation : « Je demande l’alliance avec toi, par ta fille. » Il lui dit : « Bien, fixe la dot que tu me donneras pour elle. » Et le sultan de la mer d’Émeraude dit : « La dot que je te donnerai pour elle sera quarante chameaux chargés d’émeraudes et d’hyacinthes. »

Et l’accord fut établi. Et on célébra les noces du sultan de la mer d’Émeraude avec la fille de Dalal et du prince canopéen. Et ils vécurent tous ensemble, en pleine harmonie. Et la louange à Allah, en toute circonstance !

— Lorsque le capitaine de police Gamal Al-Dîn eut raconté cette histoire, le sultan Baïbars, sans lui donner le temps de regagner sa place, lui dit : « Par Allah, ya Gamal Al-Dîn, c’est là la plus belle histoire que j’aie jamais entendue ! » Et il répondit : « Elle l’est devenue, maintenant qu’elle est agréée par notre maître ! » Et il rentra dans le rang. Alors s’avança un septième, qui s’appelait le capitaine Fakhr Al-Dîn ; et il embrassa la terre entre les mains du sultan Baïbars, et dit : « Moi, ô notre émir et notre roi, je te dirai une aventure qui m’est arrivée à moi-même, et qui n’a d’autre mérite que d’être courte ! La voici :