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Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 16/La Jeune fille arabe à la fontaine

La bibliothèque libre.
Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Librairie Charpentier et Fasquelle (Tome 16p. 213-219).


LA JEUNE FILLE ARABE À LA FONTAINE


Lorsque la puissance khalifale échut à Al-Mâmoun, fils de Haroun Al-Rachid, ce fut une bénédiction pour l’empire. Car Al-Mâmoun, qui fut sans contredit le khalifat le plus brillant et le plus éclairé d’entre tous les Abbassides, féconda les contrées musulmanes par la paix et la justice, protégea efficacement et honora les savants et les poètes, et lança nos pères arabes dans le meidân des sciences. Et, malgré ses immenses occupations et ses journées remplies par le travail et l’étude, il savait trouver des heures pour les réjouissances, les gaietés et les festins. Et les musiciens et les chanteuses eurent une large part de ses sourires et de ses bienfaits. Et il savait choisir, pour en faire ses épouses légales et les mères de ses enfants, les femmes les plus intelligentes, les plus éclairées et les plus belles de leur temps. Et d’ailleurs voici un exemple, entre vingt autres, de la manière dont s’y prenait Al-Mâmoun pour jeter son dévolu sur une femme et la choisir comme épouse.

Un jour, en effet, comme il revenait de la chasse à courre avec une escorte de cavaliers, il arriva à une fontaine. Et là se tenait une jeune fille arabe qui se disposait à charger sur ses épaules une outre qu’elle venait de remplir à la fontaine. Et cette jeune Arabe était douée par son Créateur d’une taille charmante de cinq empans, et d’une poitrine moulée dans le moule de la perfection ; et, pour tout le reste, elle était semblable à une pleine lune dans une nuit de pleine lune…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT QUATRE-VINGT-DOUZIÈME NUIT

Elle dit :

… Et cette jeune Arabe était douée par son Créateur d’une taille charmante de cinq empans, et d’une poitrine moulée dans le moule de la perfection ; et, pour tout le reste, elle était semblable à une pleine lune dans une nuit de pleine lune.

Or, lorsque la jeune fille vit arriver cette brillante troupe de cavaliers, elle se hâta de charger l’outre sur son épaule et de se retirer. Mais comme, dans sa précipitation, elle n’avait pas pris le temps de bien lier l’ouverture du col de l’outre, le lien se détacha, au bout de quelques pas, et l’eau s’échappa de l’outre à grand bruit. Et la jeune fille cria, en se tournant vers l’endroit où s’élevait son habitation : « Mon père, mon père, viens, maîtrise la bouche de l’outre ! La bouche m’a trahie ! Je ne suis plus maîtresse de la bouche ! »

Et ces trois indications, criées à son père, furent dites par la jeune Arabe avec un choix de mots si élégants et une intonation si charmante que le khalifat, émerveillé, s’arrêta court. Et tandis que la jeune fille, ne voyant point venir son père, lâchait son outre, pour ne pas se mouiller, le khalifat s’avança vers elle et lui dit : « Ô jeune enfant, de quelle tribu es-tu ?» Et elle répondit de sa voix délicieuse : « Je suis de la tribu des Bani-Kilab. » Et Al-Mâmoun, qui savait fort bien que cette tribu des Bani-Kilab était une des plus nobles parmi les arabes, voulut jouer sur les mots, pour éprouver le caractère de la jeune fille, et lui dit : « Quelle idée as-tu eue, ô belle enfant, d’appartenir à la tribu des « fils de chiens » ? » Et la jeune fille regarda le khalifat d’un air moqueur, et répondit : « En vérité ! Ne connais-tu donc pas la signification vraie des mots ? Apprends donc, ô étranger, que la tribu des Bani-Kilab, dont je suis l’enfant, est la tribu de ceux qui savent être généreux et sans reproche, qui savent être magnifiques à l’égard des étrangers, et qui savent, au besoin, frapper les beaux coups de sabre ! » Puis elle ajouta : « Mais toi, ô cavalier qui n’es point d’ici, quelle est ta lignée, dis, et ta généalogie ? » Et le khalifat, de plus en plus émerveillé du tour de langage de la jeune fille arabe, lui dit, en souriant : « Aurais-tu donc, par hasard, outre tes charmes, ô belle enfant, des connaissances en généalogie ? » Et elle dit : « Réponds à ma question, et tu verras ! » Et Al-Mâmoun, piqué au jeu, se dit : « Je vais bien voir, en effet, si cette Arabe connaît nos origines ! » Et il dit : « Eh bien, sache que je suis de la lignée des Moudharides-au-rouge. » Et la jeune Arabe, qui savait fort bien que l’origine de cette qualification des Moudharides tenait à la couleur rouge de la tente en cuir que possédait, dans les temps anciens, Moudhar, le père de toutes les tribus moudharides, ne se montra point surprise des paroles du khalifat, et lui dit : « Bien, mais, dis-moi, de quelle tribu des Moudharides es-tu ? » Il répondit : « De celle qui est la plus illustre, la plus excellente de paternité et de maternité, la plus grande en ancêtres glorieux, la plus respectée parmi les Moudharides-au-rouge. » Et elle dit : « Alors tu es de la tribu des Kinanides !» Et Al-Mâmoun, surpris, répondit : « C’est vrai ! je suis de la grande tribu des Bani-Kinanah ! » Et elle sourit, et demanda : « Mais à quelle branche des Kinanides appartiens-tu ? » Il répondit : « À celle dont les fils sont les plus nobles de sang, les plus purs d’origine, les maîtres des paumes généreuses, les plus craints et révérés parmi leurs frères ! » Et elle dit : « Il me semble, à ces traits, que tu es des Koreïschides. » Et Al-Mâmoun, de plus en plus émerveillé, répondit : « Tu l’as dit, je suis des Bani-Koreïsch. » Et elle reprit : « Mais les Koreïschides sont nombreux. De quel rameau es-tu ? » Il répondit : « De celui sur qui est descendue la bénédiction ! » Et la jeune fille s’écria : « Par Allah ! tu es des descendants de Haschem le Koreïschide, le bisaïeul du Prophète — sur Lui la prière et la paix ! » — Et Al-Mâmoun répondit : « C’est la vérité, je suis Haschémide. » Elle demanda : « Mais de quelle famille des Haschémides ? » Il répondit : « De celle qui est la plus haut placée, qui est l’honneur et la gloire des Haschémides, qui est vénérée par tout ce qu’il y a de Croyants sur la terre ! » Et la jeune Arabe, en entendant cette réponse, se prosterna soudain et baisa la terre entre les mains d’Al-Mâmoun, en s’écriant : « Hommage et vénération à l’émir des Croyants, au vicaire du Seigneur de l’univers, au glorieux Al-Mâmoun l’Abbasside ! »

Et le khalifat fut stupéfait, profondément ému, et s’écria, pénétré d’une joie indicible : « Par le Seigneur de la kaâba et les mérites de mes glorieux ancêtres, les Purs, je veux pour épouse cette admirable enfant ! Elle est le bien le plus précieux qui soit écrit dans ma destinée…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT QUATRE-VINGT-TREIZIÈME NUIT

Elle dit :

« … Par le Seigneur de la kaâba et les mérites de mes glorieux ancêtres, les Purs, je veux pour épouse cette admirable enfant ! Elle est le bien le plus précieux qui soit écrit dans ma destinée. »

Et il fit aussitôt appeler le père de la jeune fille, lequel était précisément le cheikh de la tribu. Et il lui demanda l’admirable enfant en mariage. Et, ayant obtenu son consentement, il lui offrit, comme dot nuptiale de sa fille, la somme de cent mille dinars d’or, et lui écrivit le revenu des impositions de tout le Hedjaz pour cinq années.

Et le mariage d’Al-Mâmoun avec la noble jeune fille fut célébré avec une pompe qui n’avait jamais eu la pareille, même sous le règne d’Al-Rachid. Et, la nuit des noces, Al-Mâmoun fit verser sur la tête de la belle enfant, par sa mère, mille perles qui étaient contenues dans un plateau d’or. Et, dans la chambre nuptiale, il fit brûler un immense flambeau d’ambre gris, qui pesait quarante mines, et avait été acheté avec la somme produite par les impôts d’une année de la Perse.

Et Al-Mâmoun fut, pour son épouse arabe, tout cœur et tout entraînement ; Et elle lui donna un fils, qui porta le nom d’Abbas. Et elle fut comptée au nombre des femmes les plus étonnantes, les plus instruites et les plus éloquentes de l’Islam.


— Et, ayant raconté cette histoire, le jeune homme riche dit à ses auditeurs, qui étaient réunis sous la coupole du livre : « Je vous dirai encore un trait de la vie d’Al-Mâmoun, mais sur un tout autre sujet. »

Et il dit :