Le Livre des milles nuits et une nuit/Tome 01/Histoire d’Amina

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Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Eugène Fasquelle, éditeur (Tome 1p. 216-234).


HISTOIRE D’AMINA
LA DEUXIÈME ADOLESCENTE


À ces paroles du khalifat, la jeune Amina s’avança et dit :

« Ô émir des Croyants, je ne te répéterai pas les paroles de ma sœur Zobéida sur nos parents. Sache donc que, lorsque notre père mourut, moi et ma sœur la plus petite de nous cinq, Fahima, nous allâmes vivre seules avec notre mère, tandis que ma sœur Zobéida et les deux autres allaient vivre avec leur mère à elles.

Peu de temps après, ma mère me maria avec un vieux riche, l’homme le plus riche de la ville et de son temps. Aussi, une année après, mon vieil époux mourut dans la paix d’Allah, et me laissa comme ma part légale d’héritage, d’après notre code officiel, quatre-vingt mille dinars d’or.

Aussi, moi, je me hâtai de me commander dix robes magnifiques, chaque robe pour mille dinars. Et je ne me privai de rien.

Un jour d’entre les jours, comme j’étais assise à mon aise, une vieille entra me visiter. Cette vieille, je ne l’avais jamais vue auparavant. Elle était horrible : sa figure était une figure aussi laide qu’un vieux derrière : elle avait un nez écrasé, des sourcils pelés, des yeux de vieille libertine, des dents cassées, un nez qui suintait, et le cou de travers. D’ailleurs elle est bien décrite par le poète qui dit :

Cette vieille de mauvais augure ! Si Eblis la voyait, elle lui enseignerait toutes les fraudes, même sans parler, rien que par son silence ! Elle pourrait débrouiller mille mulets têtus qui se seraient embrouillés dans une toile d’araignée, et elle ne déchirerait pas la toile d’araignée ! Elle sait jeter le mauvais sort et commettre toutes les horreurs : elle a chatouillé le cul d’une petite fille, elle a copulé avec une adolescente, elle a forniqué avec une femme mûre, et elle a allumé une vieille femme en l’excitant !

Donc cette vieille entra chez moi et me salua et me dit : « Ô dame pleine de grâces et de qualités ! J’ai chez moi une jeune fille orpheline, et cette nuit est la nuit de ses noces. Et moi je viens te prier — et Allah saura t’accorder la récompense et la rétribution de ta bonté ! — de vouloir nous honorer en assistant aux noces de cette pauvre fille si affligée et si humble, qui ne connaît ici personne et qui n’a pour elle qu’Allah le Très-Haut ! » À ces paroles, la vieille se mit à pleurer et à m’embrasser les pieds. Et moi, qui ne connaissais pas toute sa perfidie, j’eus pitié et compassion d’elle et je lui dis : « J’écoute et j’obéis ! » Alors elle me dit : « Maintenant je vais m’en aller, avec ta permission, et toi, pendant ce temps, prépare-toi et habille-toi, car moi, vers le soir, je reviendrai te prendre. » Puis elle me baisa la main et s’en alla.

Alors, moi, je me levai, et j’allai au hammam, et je me parfumai ; puis je choisis la plus belle de mes dix robes neuves et je m’en habillai ; puis je mis mon beau collier de perles nobles, mes bracelets, mes pendeloques et tous mes bijoux ; puis je mis mon grand voile bleue de soie et d’or, je m’entourai la taille de ma ceinture de brocart, et je mis mon petit voile de visage, après m’être allongé les yeux de kohl. Et voici revenir la vieille qui me dit : « Ô ma maîtresse, la maison est déjà pleine de parentes de l’époux, qui sont les dames les plus nobles de la ville. Je les ai avisées de ton arrivée certaine, et elles ont été très heureuses, et maintenant toutes t’attendent avec impatience. » Alors, moi, j’emmenai avec moi quelques-unes de mes esclaves, et nous sortîmes toutes et nous marchâmes jusqu’à ce que nous fussions arrivées dans une rue large et bien arrosée et où la brise fraîche se jouait. Et nous vîmes un grand portail de marbre surmonté d’une coupole soutenue par des arceaux, et toute en albâtre, et monumentale. Et par ce portail nous vîmes, à l’intérieur, un palais si haut qu’il touchait aux nues. Alors nous entrâmes et, arrivées à la porte de ce palais, la vieille frappa à la porte et l’on ouvrit. Nous pénétrâmes, et nous trouvâmes d’abord un corridor tendu de tapis et de tentures, et au plafond des lampes colorées étaient suspendues et éclairées, et des flambeaux allumés étaient posés tout le long ; et il y avait aussi, suspendus aux murs, des objets en or et en argent, des joyaux, et des armes en métal précieux. Et nous traversâmes ce corridor, et nous arrivâmes dans une salle si merveilleuse qu’il est inutile de la décrire.

Au milieu de cette salle, qui était toute tendue de soieries, il y avait un lit d’albâtre enrichi de perles fines et de pierres précieuses, et recouvert d’une moustiquaire en satin.

À notre vue, une jeune fille sortit de l’intérieur du lit, et elle était comme la lune. Et elle me dit : « Marhaba ! Ahlan ! oua sahlan ! Ô ma sœur, tu nous fais le plus grand honneur humain ! Anastina ![1] Et tu nous es une douce consolation et tu es notre orgueil ! » Puis, en mon honneur, elle récita ces vers du poète :

Si les pierres mêmes de la maison avaient appris la visite de l’hôte charmant, elles se seraient réjouies, elles se seraient mutuellement annoncé la bonne nouvelle, elles se seraient inclinées sur la trace de ses pas !

Elles se seraient, dans leur langage, écriées : « Ahlan ! oua sahlan ! pour les gens pleins de générosité et de grandeur ! »

Puis elle s’assit et me dit : « Ô ma sœur ! je dois te dire que j’ai un frère qui t’a vue un jour à une noce. C’est un jeune homme très bien fait, et bien plus beau que moi. Et, depuis cette nuit-là, il t’a aimée d’un cœur amoureux et très ardent. Et c’est lui qui a donné quelque argent à la vieille femme pour qu’elle allât chez toi et t’amenât ici par l’expédient qu’elle employa. Et il fit cela pour se rencontrer avec toi, chez moi ; car mon frère n’a d’autre désir que de se marier avec toi en cette année-ci bénie par Allah et par son Envoyé. Et il n’y a point de honte à faire les choses licites ! »

Lorsque j’entendis ses paroles, et que je me vis connue et estimée dans cette demeure, je dis à l’adolescente : « J’écoute et j’obéis ! » Alors elle fut remplie de joie, et elle frappa ses mains l’une contre l’autre. À ce signal, une porte s’ouvrit, et un jeune homme comme la lune entra ; d’après le dire du poète :

Il a atteint un tel degré de beauté qu’il est devenu une œuvre vraiment digne du créateur ! un bijou vraiment à la gloire de l’orfèvre qui l’a ciselé !

Il est parvenu à la perfection même de la beauté, à son unité ! Aussi, ne t’étonne point de le voir affoler d’amour tous les humains !

Sa beauté éclate aux yeux, car elle est inscrite sur ses traits. Aussi, je jure qu’il n’y a d’autre beauté que la sienne !

À sa vue, mon cœur inclina vers lui. Alors il s’avança et s’assit près de sa sœur ; et aussitôt le kadi entra avec quatre témoins ; ils saluèrent et s’assirent ; puis le kadi écrivit mon contrat avec ce jeune homme, et les témoins apposèrent leur sceau sur le contrat, et ils s’en allèrent tous.

Alors le jeune homme s’approcha de moi et me dit : « Que notre nuit soit une nuit bénie ! » Puis il dit : « Ô ma maîtresse, je voudrais bien te poser une condition ! » Je lui dis : « Ô mon maître, parle ! Quelle est cette condition ? » Alors il se leva, apporta le Livre Sacré, et me dit : « Tu vas me jurer sur Al-Koran, que jamais tu ne choisiras un autre que moi, et que tu n’auras jamais d’inclination pour un autre ! » Et moi, je lui prêtai serment pour cette condition. Alors il se réjouit extrêmement et me jeta ses bras autour du cou, et je sentis son amour me pénétrer jusqu’à mes entrailles et jusqu’à la masse de mon cœur !

Ensuite les esclaves nous préparèrent la nappe, et nous mangeâmes et nous bûmes jusqu’à satiété. Puis, la nuit venue, il me prit et s’étendit avec moi sur le lit ; et nous passâmes toute la nuit en accolades aux bras l’un de l’autre, jusqu’au matin.

Nous restâmes en cet état durant un mois, dans la félicité et la joie. À la fin de ce mois, je demandai à mon époux la permission d’aller au souk pour acheter quelques étoffes. Il m’accorda cette permission. Alors je mis mes habits et j’emmenai avec moi la vieille femme, qui, depuis, était restée à la maison, et je descendis au souk. Je m’arrêtai à la boutique d’un jeune marchand de soieries que la vieille me recommandait beaucoup pour la qualité de ses étoffes, et qu’elle connaissait depuis longtemps, me disait-elle. Puis elle ajouta : « C’est un jeune garçon qui, à la mort de son père, hérita de beaucoup d’argent et de richesses ! » Puis, se tournant vers le marchand, elle lui dit : « Fais voir ce que tu as de mieux et de plus cher, parmi toutes les étoffes, car c’est pour cette belle adolescente ! » Et il dit : « J’écoute et j’obéis ! » Puis la vieille, pendant que le jeune marchand était occupé à nous déployer les étoffes, continua à me faire son éloge et à me faire remarquer ses qualités ; et, moi, je lui répondis : « Je n’ai que faire de ces qualités et des éloges que tu m’en fais ! car notre but est d’acheter de lui ce dont nous avons besoin, puis de retourner à notre demeure. »

Lorsque nous eûmes choisi l’étoffe voulue, nous offrîmes au marchand l’argent du prix. Mais il refusa de toucher l’argent, et nous dit : « Pour aujourd’hui je n’accepte de vous autres aucun argent ; ceci est un cadeau pour le plaisir et l’honneur que vous me faites de venir à ma boutique ! » Alors, moi, je dis à la vieille : « S’il ne veut pas accepter l’argent, rends-lui son étoffe ! » Alors il s’écria : « Par Allah ! je ne prendrai rien de vous autres ! Tout cela est un cadeau de moi. Maintenant, en retour, accorde-moi, ô belle adolescente, un seul baiser, un seul ! Je considère ce baiser comme de plus haut prix que toutes les marchandises réunies dans ma boutique ! » Et la vieille lui dit en riant : « Ô beau jeune homme, tu es bien fou de considérer ce baiser comme une chose aussi inestimable ! » Puis elle me dit : « Ô ma fille, tu viens d’entendre ce que dit ce jeune marchand ! Sois tranquille, rien de fâcheux ne saurait t’arriver pour un petit baiser qu’il prendrait de toi, et toi, en retour, tu pourrais choisir et prendre selon ton désir parmi toutes ces étoffes précieuses ! » Alors je répondis : « Ne sais-tu pas que je suis liée par le serment ? » Et elle répliqua : « Laisse-le t’embrasser, mais, toi, ne parle pas et ne fais pas de mouvement : de la sorte tu n’auras rien à te reprocher. Et, de plus, tu reprendras cet argent, qui est le tien, et les étoffes aussi. » Enfin, cette vieille continua de la sorte à m’embellir cet acte et je dus consentir à faire entrer ma tête dans le sac et à accepter cette offre. Pour cela, je me couvris les yeux, et j’étendis le pan de mon voile afin que les passants ne vissent pas la chose. Et, alors, le jeune homme passa sa tête sous mon voile, approcha sa bouche de ma joue et m’embrassa. Mais, en même temps, il me mordit à la joue et une morsure si terrible qu’il me coupa la chair ! Et je m’évanouis de douleur et d’émotion.

Quand je revins à moi, je me trouvai étendue sur les genoux de la vieille, qui avait l’air d’être fort affligée pour moi. Quant à la boutique, elle était fermée et le jeune marchand avait disparu. Alors, la vieille me dit : « Qu’Allah soit loué de nous avoir épargné un malheur pire ! » Puis elle me dit : « Maintenant, il nous faut retourner à la maison. Mais, toi, tu feras semblant d’être indisposée, et moi, je t’apporterai un remède que tu appliqueras sur la morsure, et tu guériras à l’instant. » Alors je ne tardai pas à me lever, et, toute à mes pensées et à ma terreur des conséquences, je me mis à marcher jusqu’à ce que je fusse à la maison ; et ma terreur augmentait à mesure que je m’approchais. En y arrivant, j’entrai dans ma chambre et je fis semblant d’être malade.

Sur ces entrefaites, mon époux entra et, tout préoccupé, me dit : « Ô ma maîtresse, quel malheur t’est-il arrivé durant ta sortie ? » Je lui répondis : « Ce n’est rien. Je suis bien portante. » Alors il me regarda avec attention et me dit : « Mais qu’est-ce que cette blessure qui est sur ta joue, juste à l’endroit le plus doux et le plus fin ? » Alors je lui dis : « Lorsque, avec ta permission, je suis sortie aujourd’hui pour acheter ces étoffes, un chameau, qu’était chargé de bûches de bois, m’a serrée dans la rue encombrée, et m’a déchiré mon voile et m’a blessée à la joue comme tu vois. Oh ! ces rues étroites de Baghdad ! » Alors il fut plein de colère et me dit : « Dès demain, je vais aller chez le gouverneur et porter plainte contre les chameliers et les bûcherons, et le gouverneur les fera tous pendre jusqu’au dernier ! » Alors, moi, pleine de compassion, je lui dis : « Par Allah sur toi ! ne te charge pas des péchés d’autrui ! D’ailleurs, c’est de ma faute à moi seule, car je suis montée sur un âne qui se mit à ruer et à galoper, et je suis tombée par terre, et par hasard un morceau de bois s’est trouvé là qui m’a écorché la figure et m’a blessée ainsi à la joue ! » Alors il s’écria : « Demain, je vais monter chez Giafar Al-Barmaki, et je lui raconterai cette histoire, et il tuera tous les âniers de cette ville ! » Alors je m’écriai : « Tu vas donc tuer tout le monde à cause de moi ? Sache donc que cela m’est simplement arrivé par la volonté d’Allah et par le Destin qu’il commande ! » À ces paroles, mon époux ne put plus contenir sa fureur, et s’écria : « Ô perfide ! assez de mensonges ! Tu vas endurer la punition de ton crime ! » Et il me traita avec les paroles des plus dures, et frappa le sol du pied, et cria d’une voix forte en appelant : alors la porte s’ouvrit et sept nègres terribles entrèrent, qui m’arrachèrent de mon lit et me jetèrent au milieu de la cour de la maison. Alors mon époux ordonna à l’un des nègres de me tenir par les épaules et de s’asseoir sur moi ; et il ordonna à un autre nègre de s’asseoir sur mes genoux et de me tenir les pieds. Alors un troisième nègre vint, qui tenait un glaive à la main, et dit : « Ô mon maître, je vais la frapper du glaive et je la couperai en deux parties ! » Et un autre nègre ajouta : « Et chacun de nous coupera un gros morceau de sa chair, et le jettera en pâture aux poissons dans le fleuve de la Dejla[2] ! Car telle doit être la punition de toute personne qui trahit le serment et l’amitié ! » Et, pour appuyer son dire, il récita ces vers :

Si je m’apercevais que j’ai un associé pour celui que j’aime, mon âme se révolterait et s’arracherait à cet amour de perdition ! Et je dirais à mon âme : « Ô mon âme, il vaut mieux pour nous mourir nobles ! Car il n’y a point de bonheur dans un amour avec un ennemi. »

Alors mon époux dit au nègre qui tenait le glaive : « Ô brave Saâd, frappe cette perfide ! » Et Saâd leva le glaive ! Et mon époux me dit : « Et toi, maintenant, dis à voix haute ton acte de foi. Puis remémore-toi un peu toutes les choses et les vêtements et les effets qui t’appartiennent et fais ton testament : car c’est la fin de ta vie ! » Alors je lui dis : « Ô serviteur d’Allah Très-Bon ! donne-moi seulement le temps de faire mon acte de foi et mon testament ! » Puis je levai ma tête vers le ciel, je l’abaissai vers moi-même et je me mis à me considérer et à réfléchir sur l’état misérable et ignominieux où je me trouvais, et les larmes me vinrent et je pleurai, et je récitai ces strophes :

Vous avez allumé la passion dans mes entrailles, pour ensuite rester froid ! Vous avez fait veiller mes yeux durant de longues nuits, pour ensuite vous endormir !

Mais moi ! Je vous avais mis dans un lieu situé entre mon cœur et mes yeux ! Aussi comment mon cœur pourrait-il vous oublier, ou mes yeux cesser de vous pleurer ?…

Vous m’aviez juré une constance inépuisable ; mais à peine aviez-vous conquis mon cœur que vous vous êtes repris !

Et maintenant vous ne voulez point prendre ce cœur en pitié ni compatir à ma tristesse ! N’êtes-vous donc né que pour causer mon malheur et celui de toute jeunesse ?

— Oh ! mes amis, je vous conjure par Allah ! quand je mourrai, écrivez sur la pierre de ma tombe : « Ici est un grand coupable ! Il a aimé ! »

— De la sorte, le passant affligé qui connaît les souffrances de l’amour, en regardant ma tombe y jettera un regard de compassion !

Et, ayant terminé ces vers, je pleurai encore. Lorsqu’il entendit mes vers et vit mes larmes, mon époux fut encore plus furieux et plus excité, et il me dit ces stances :

Si j’ai quitté celui qu’aimait mon cœur, ce n’est point par ennui ni par lassitude ! Il a commis une faute qui mérite l’abandon !

Il a désiré m’associer un autre dans notre commune passion, tandis que mon cœur et mes sens et ma raison ne pouvaient pencher vers une telle association !

Lorsqu’il eut fini ces vers, je me remis à pleurer, pour le toucher, et je me dis en moi-même : « Je vais faire la soumise et l’humble. Et je vais adoucir mes termes. Et peut-être qu’ainsi il me fera grâce de la mort, quitte à prendre tout ce qui m’appartient de richesses ! » Et je me mis à l’implorer et je lui récitai gentiment ces strophes :

En vérité, je te le jure, si tu voulais être juste, tu ne me ferais pas mourir ! Mais on sait que celui qui a jugé la séparation inévitable n’a jamais su être juste !

Tu m’as fait porter tout le poids des conséquences d’amour, alors que mes épaules pouvaient à peine supporter le poids de la chemise fine, ou un poids plus léger même !

Et pourtant ce n’est point de ma mort que je m’étonne, mais je m’étonne simplement de voir mon corps, après la rupture, continuer à te désirer !

Lorsque j’eus fini ces vers, je pleurai. Alors il me regarda, et me repoussa violemment du geste, et m’injuria beaucoup, et me récita ces vers :

Vous vous êtes occupé d’une toute autre amitié que la mienne, et vous m’avez fait sentir tout votre abandon ! Est-ce ainsi que nous étions ?

Mais je vous délaisserai, comme vous m’avez délaissé et avez méprisé mon désir ! Et pour vous j’aurai la même patience que celle par vous témoignée !

Et je me passionnerai pour un autre que vous, puisque pour un autre vous vous êtes incliné ! Et pour toujours la rupture entre nous sera, non point à cause de moi, mais de vous seulement.

Et lorsqu’il eut achevé ces vers, il héla le nègre et lui dit : « Coupe-la en deux moitiés ! Elle ne nous est plus rien ! »

Lorsque le nègre s’avança vers moi, je fus certaine de ma mort et je désespérai de ma vie, et je ne pensai plus qu’à confier mon sort à Allah Très-Haut. Et, au moment même, je vis entrer la vieille femme qui se jeta aux pieds du jeune homme, et se mit à les embrasser, et lui dit : « Ô mon enfant, je te conjure, moi ta nourrice, au nom des soins que je t’ai donnés, de pardonner à cette adolescente, car elle n’a pas commis une faute qui mérite un tel châtiment ! D’ailleurs, tu es encore jeune, et je crains que sa malédiction ne retombe sur toi ! » Puis la vieille se mit à pleurer, et à continuer à le presser de prières pour le convaincre jusqu’à ce qu’il lui eût dit : « Eh bien, à cause de toi, je lui fais grâce ! Mais il me faut tout de même lui faire une marque qui apparaisse sur elle durant le reste de sa vie ! »

À ces mots, il donna des ordres aux nègres qui, aussitôt, me dépouillèrent de mes vêtements, et m’exposèrent ainsi toute nue. Alors il prit lui-même un rameau flexible de coignassier, et me tomba dessus, et se mit à en fustiger tout mon corps, et spécialement mon dos, ma poitrine et mes flancs, et tellement et si fort et si furieusement que je perdis connaissance, après avoir perdu tout espoir de survivre à de tels coups. Il cessa alors de me frapper, et s’en alla, en me laissant étendue sur le sol et en ordonnant aux esclaves de m’abandonner en cet état jusqu’à la nuit, pour, ensuite, à la faveur de l’obscurité, me transporter à mon ancienne maison et me jeter là comme une chose inerte. Et les esclaves firent ainsi, et me jetèrent dans mon ancienne maison, selon l’ordre de leur maître.

Quand je revins à moi, je restai longtemps sans pouvoir bouger à cause de mes meurtrissures ; puis je me traitai avec divers médicaments, et peu à peu je finis par guérir ; mais les traces des coups et les cicatrices restèrent sur mes membres et sur ma chair, comme si j’avais été frappée par des lanières et des fouets ! Et vous avez tous vu ces traces.

Lorsque, au bout de quatre mois de traitement, je finis par guérir, je voulus aller jeter un coup d’œil du côté du palais où j’avais subi cette violence ; mais il était ruiné entièrement, lui, et aussi toute la rue où il était, depuis un bout jusqu’à l’autre ; et à la place de toutes ces merveilles, il n’y avait plus que des monceaux d’ordures accumulées par les déchets de la ville. Et, malgré toutes mes recherches, je ne pus arriver à avoir des nouvelles de mon époux.

C’est alors que je revins auprès de ma plus jeune sœur Fahima, qui était toujours une jeune fille vierge ; et toutes deux nous allâmes faire visite à notre sœur du même père, notre sœur Zobéida, celle-là même qui t’a raconté son histoire avec ses deux sœurs changées en chiennes. Et elle me raconta son histoire, et je lui racontai mon histoire, mais après les salutations d’usage ! Et alors ma sœur Zobéida me dit : « Ô ma sœur, nul en ce monde n’est exempt des malheurs du sort ! Mais, grâce à Allah ! nous sommes encore toutes deux en vie ! Restons donc désormais ensemble. Et surtout que jamais plus le mot mariage ne soit cité, et il nous faut même en perdre le souvenir ! »

Et aussi notre jeune sœur Fahima resta avec nous. Et c’est elle qui remplit à la maison l’office de pourvoyeuse, qui descend au souk faire le marché tous les jours et nous acheter toutes les choses nécessaires ; moi, je suis chargée spécialement d’ouvrir la porte à ceux qui frappent et de recevoir nos invités ; quant à notre grande sœur Zobéida, c’est elle qui range les choses de la maison.

Et nous ne cessâmes de vivre ainsi très heureuses, sans hommes, jusqu’au jour où notre sœur Fahima nous amena le portefaix chargé d’une grande quantité de choses et que nous l’invitâmes à se reposer chez nous un instant. Et c’est alors qu’entrèrent les trois saâlik qui nous racontèrent leurs histoires ; et ensuite vous autres, sous l’aspect de trois marchands. Et tu sais ce qui est arrivé, et comment nous avons été amenées entre tes mains, ô prince des Croyants !

Et telle est mon histoire ! »


Alors le khalifat fut extrêmement émerveillé, et…

— Mais à ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, arrêta son récit.

MAIS LORSQUE FUT
LA DIX-HUITIÈME NUIT

Schahrazade continua en ces termes :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, qu’au récit de ces deux histoires des adolescentes Zobéida et Amina, qui étaient là avec leur jeune sœur Fahima et les deux chiennes noires et les trois saâlik, le khalifat Haroun Al-Rachid fut extrêmement émerveillé, et ordonna que ces deux histoires, ainsi que celles des trois saâlik, fussent écrites par les scribes des bureaux, avec une très belle écriture bien soignée, et qu’ensuite les manuscrits fussent déposés dans ses archives.

Ensuite il dit à l’adolescente Zobéida : « Et maintenant, ô dame pleine de noblesse, n’as-tu plus eu des nouvelles de l’éfrita qui a ensorcelé tes deux sœurs sous l’image de ces deux chiennes-ci ? » Et Zobéida répondit : « Émir des Croyants, je pourrais le savoir, car elle m’a donné une mèche de ses cheveux et m’a dit : « Lorsque tu auras besoin de moi, tu n’auras qu’à brûler un de ces cheveux, et aussitôt je t’apparaîtrai, en quelque endroit éloigné que je puisse être, même si j’étais derrière le Mont-Caucase ! » Alors le khalifat lui dit : « Oh ! apporte-moi ces cheveux ! » Et Zobéida lui remit la mèche ; et le khalifat en prit un cheveu et le brûla. Et à peine fut sentie l’odeur du cheveu brûlé, qu’il y eut un tremblement dans tout le palais, et une forte secousse ; et tout à coup la gennia apparut sous la forme d’une jeune fille richement habillée. Comme elle était musulmane, elle ne manqua pas de dire au khalifat : « Que la paix soit avec toi, ô vicaire d’Allah ! » Et le khalifat lui répondit : « Et que sur toi descendent la paix, la miséricorde d’Allah et ses bénédictions ! » Alors elle lui dit : « Sache, ô prince des Croyants, que cette adolescente, qui vient de me faire apparaître sur ton désir, m’a rendu un grand service et a semé en moi des grains qui ont germé ! Aussi, quoi que je fasse pour elle, je ne pourrai jamais reconnaître suffisamment le bien qu’elle m’a fait. Quant à ses sœurs, je les ai changées en chiennes ; et si je ne les ai point fait mourir, c’est simplement pour ne pas occasionner à leur sœur un trop grand chagrin. Maintenant, si, toi, ô prince des Croyants, tu désires leur délivrance, je les délivrerai par égard pour toi et pour leur sœur ! Et, d’ailleurs, je n’oublie point que je suis musulmane ! » Alors il lui dit : « Certes ! je désire que tu les délivres ! Après cela, nous examinerons le cas de la jeune femme au corps meurtri de coups ; et si vraiment je constatais la vérité de son récit, je prendrais sa défense et je la vengerais de celui qui l’aurait ainsi injustement punie ! » Alors l’éfrita dit : « Émir des Croyants, moi, dans un instant, je t’indiquerai celui qui a ainsi traité la jeune Amina et l’a opprimée et lui a pris ses richesses ! Car sache bien qu’il t’est le plus proche parmi les humains ! »

Puis l’éfrita prit une tasse d’eau, et fit sur elle des conjurations ; puis elle en aspergea les deux chiennes et leur dit : « Revenez vite à votre ancienne forme humaine ! » Et, à l’heure même, les deux chiennes devinrent deux adolescentes belles à faire honneur à qui les a créées !

Puis la gennia se tourna du côté du khalifat et dit : « L’auteur de tout ce mauvais traitement contre la jeune Amina est ton propre fils El-Amin ! » Et elle lui raconta l’histoire, que le khalifat put ainsi contrôler par la bouche d’une seconde personne non point humaine, mais gennia !

Alors le khalifat fut très étonné, mais conclut : « Louanges à Allah pour la délivrance de ces deux chiennes par mon entremise ! » Puis il fit venir son fils El-Amin en sa présence, et lui demanda des explications ; et El-Amin lui répondit en lui racontant la vérité. Alors le khalifat fit assembler les kadis et les témoins, dans la même salle où étaient les trois saâlik, fils de rois, et les trois adolescentes avec leurs deux sœurs qui avaient été ensorcelées.

Et alors, par les kadis et les témoins, il remaria son fils El-Amin avec la jeune Amina ; il maria la jeune Zobéida avec le premier saâlouk, fils de roi ; il maria les deux autres jeunes femmes avec les deux autres saâlik, fils de rois ; et, lui-même, fit faire son contrat de mariage avec la plus jeune des cinq sœurs, la vierge Fahima, la pourvoyeuse agréable et douce !

Et il fit bâtir un palais pour chaque couple, et donna à tous de grandes richesses pour qu’ils pussent vivre heureux. Et lui-même, à peine la nuit venue, se hâta d’aller s’étendre entre les bras de la jeune Fahima, avec laquelle il passa fort agréablement cette nuit-là !


— Mais, continua Schahrazade en s’adressant au roi Schahriar, ne crois point, ô Roi fortuné, que cette histoire soit plus étonnante que celle qui va suivre !


Notes
  1. Marhaba ! Ahlan ! oua sahlan ! et Anastina ! Souhaits de bienvenue, intraduisibles mot à mot. Que l’accueil soit cordial, amical et facile !
  2. Le Tigre.