Le Livre des milles nuits et une nuit/Tome 01/Histoire de Zobéida

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Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Eugène Fasquelle, éditeur (Tome 1p. 199-215).


HISTOIRE DE ZOBÉIDA
LA PREMIÈRE ADOLESCENTE


« Ô prince des Croyants, sache donc que je m’appelle Zobéida ; ma sœur qui t’a ouvert la porte s’appelle Amina ; et ma plus jeune sœur s’appelle Fahima. Nous sommes toutes les trois nées du même père, mais pas de la même mère. Quant à ces deux chiennes-ci, elles sont mes propres sœurs à moi, du même père et de la même mère.

Lorsque notre père mourut, il nous laissa cinq mille dinars qui furent partagés en toute égalité entre nous ; alors ma sœur Amina et ma sœur Fahima nous quittèrent pour habiter dans la maison de leur mère ; et moi et mes deux autres sœurs, nous restâmes ensemble, et moi, je suis la plus jeune de nous trois ; mais je suis moins jeune que mes sœurs de l’autre mère, Amina et Fahima.

Peu de temps après la mort de notre père, mes deux sœurs aînées se préparèrent au mariage et se marièrent chacune avec un homme, et continuèrent à rester quelque temps avec moi, ensemble dans la même maison. Mais bientôt leurs maris se préparèrent pour un voyage commercial, prirent les mille dinars de leurs épouses pour en acheter des marchandises, emmenèrent leurs épouses et partirent tous ensemble, et me laissèrent toute seule.

Ils furent absents de la sorte durant quatre années. Pendant ce temps, les maris de mes sœurs se ruinèrent et perdirent toutes leurs marchandises, et s’en allèrent en abandonnant leurs femmes à elles-mêmes au milieu du pays des étrangers. Et mes sœurs endurèrent toutes les misères et finirent par arriver chez moi sous l’aspect de pauvres mendiantes. À la vue de ces deux mendiantes, je fus loin de reconnaître en elles mes sœurs, et je m’en éloignai. Mais alors elles me parlèrent et je les reconnus et je leur dis : « Comment se fait-il, ô mes sœurs, que vous soyez en cet état ? » Elles me répondirent : « Ô notre sœur, les paroles maintenant ne peuvent plus servir de rien, car le calam a couru sur ce qu’avait ordonné Allah ![1] » À ces paroles, mon cœur fut plein de pitié pour elles, et je les envoyai au hammam, et je vêtis chacune d’elles avec une belle robe neuve, et je leur dis : « Ô mes sœurs, vous êtes les deux grandes et moi je suis la petite ! Et je vous considère comme me tenant lieu de père et de mère ! D’ailleurs, l’héritage qui m’est revenu comme à vous autres a été béni par Allah et s’est accru considérablement. Vous en mangerez avec moi le fruit, et notre vie sera respectable et honorable, et nous serons désormais ensemble ! »

Et, en effet, je les comblai de bienfaits, et elles demeurèrent chez moi durant la longueur d’une année complète, et mon bien était leur bien. Mais, un jour, elles me dirent : « En vérité, le mariage vaut mieux pour nous ; nous ne pouvons plus guère nous en passer, et notre patience, ainsi seules, est épuisée. » Alors je leur dis : « Ô mes sœurs, vous ne trouverez rien de bon dans le mariage, car l’homme vraiment honnête et bon est une chose bien rare en ce temps-ci ! Et n’avez-vous pas déjà essayé du mariage ? Et oubliez-vous ce que vous y avez trouvé ? »

Mais elles n’écoutèrent pas mes paroles, et voulurent, tout de même, se marier sans mon consentement. Alors je les mariai de mon propre argent et je leur fis le trousseau nécessaire. Puis elles s’en allèrent avec leurs maris.

Mais il y avait à peine quelque temps qu’elles étaient parties, que leurs maris se jouèrent d’elles, et leur prirent tout ce que je leur avais donné, et partirent en les abandonnant. Alors elles revinrent chez moi, toutes nues. Et elles me firent beaucoup d’excuses et me dirent : « Ne nous blâme pas, ô sœur ! Tu es, il est vrai, la plus petite en âge d’entre nous, mais la plus parfaite en raison. Nous te promettons, d’ailleurs, de ne jamais plus dire même le mot mariage. » Alors je leur dis : « Que l’accueil chez moi vous soit hospitalier, ô mes sœurs ! Je n’ai personne de plus cher que vous deux ! » Et je les embrassai, et je les comblai encore davantage de générosité.

Nous demeurâmes en cet état une année entière, après laquelle je songeai à charger un navire de marchandises et partir faire le commerce à Bassra[2]. Et, en effet, je préparai un navire, et je le chargeai de marchandises et d’emplettes et de tout ce qui pouvait m’être nécessaire durant le voyage du navire, et je dis à mes sœurs : « Ô mes sœurs, préférez-vous demeurer dans ma maison pendant tout le temps que durera mon voyage jusqu’à mon retour, ou bien aimez-vous mieux partir avec moi ? » Et elles me répondirent : « Nous partirons avec toi, car nous ne pourrons jamais supporter ton absence ! » Alors je les pris avec moi et nous partîmes.

Mais, avant mon départ, j’avais pris soin de diviser mon argent en deux parties : j’en pris avec moi la moitié, et je cachai la seconde moitié, en me disant : « Il est possible qu’il arrive malheur au navire et que nous ayons la vie sauve. Dans ce cas, à notre retour, si nous revenons jamais, nous trouverons là quelque chose qui nous sera utile. »

Nous ne cessâmes de voyager jour et nuit ; mais, par malheur, le capitaine perdit la route. Le courant nous entraîna vers la mer extérieure, et nous entrâmes dans une mer toute autre que celle vers laquelle nous nous dirigions. Et un vent très fort nous poussait, qui ne cessa de dix jours. Alors, dans le lointain, nous aperçûmes vaguement une ville, et nous demandâmes au capitaine : « Quel est le nom de cette ville sur laquelle nous nous dirigeons ? » Il répondit : « Par Allah ! je ne sais point. Je ne l’ai jamais vue, et de ma vie je ne suis entré dans cette mer. Mais enfin, l’important, c’est que nous sommes heureusement hors de danger. Aussi il ne vous reste plus qu’à entrer dans cette ville, et à étaler vos marchandises. Et si vous pouvez les vendre, je vous conseille de les vendre. »

Une heure après, il revint vers nous et nous dit : « Hâtez-vous de sortir vers la ville, et de voir les merveilles d’Allah dans sa création ! Et invoquez son saint nom, pour qu’il vous garde des malheurs ! »

Alors nous allâmes vers la ville, et, à peine y étions nous arrivés, que nous fûmes dans la plus grande stupéfaction : nous vîmes que tous les habitants de cette ville étaient métamorphosés en pierres noires. Mais les habitants seulement étaient pétrifiés ; car, dans tous les souks et dans toutes les rues des marchands, nous trouvâmes les marchandises telles quelles, et toutes les choses en or et en argent telles quelles. À cette vue, nous fûmes très contents et nous nous dîmes : « Il est certain que la cause de tout cela doit être une chose étonnante. » Alors nous nous séparâmes, et chacun alla de son côté dans les rues de la ville, et chacun se mit à travailler et à ramasser pour son compte tout ce qu’il pouvait porter en or, en argent et en étoffes précieuses.

Quant à moi, je montai à la citadelle, et je trouvai qu’elle contenait le palais du roi. J’entrai dans le palais par un grand portail en or massif, et je soulevai le grand rideau de velours, et je vis que tous les meubles à l’intérieur et tous les objets étaient en or et en argent. Et dans la cour et dans toutes les salles, les gardes et les chambellans étaient debout ou assis, mais, tous pétrifiés et comme vivants. Et dans la dernière salle, remplie de chambellans, de lieutenants et de vizirs, je vis le roi assis sur son trône, pétrifié, habillé de vêtements si somptueux et si riches que c’était à en perdre la raison, et il était entouré de cinquante mamalik vêtus de robes, de soie et tenant à la main leurs épées nues. Le trône du roi était incrusté de perles et de pierreries, et chaque perle brillait comme une étoile. Et, en vérité, je faillis en devenir folle.

Mais je continuai à marcher, et j’arrivai dans la salle du harem, et je la trouvai encore plus merveilleuse, et tout, jusqu’aux treillis des fenêtres, était en or ; les murs étaient recouverts de tentures en soie ; sur les portes et les fenêtres, il y avait des rideaux en velours et en satin. Et je vis enfin, au milieu des femmes pétrifiées, la reine elle-même, vêtue d’une robe semée de perles nobles, et ayant sur la tête une couronne enrichie de toutes les espèces de pierres fines, et au cou des colliers et des réseaux d’or admirablement ciselés ; mais elle aussi était pétrifiée en pierre noire.

De là, je continuai à marcher, et je trouvai une porte ouverte, dont les deux battants étaient en argent vierge, et à l’intérieur je vis un escalier en porphyre composé de sept marches ; je montai cet escalier, et, en arrivant au haut, je trouvai une grande salle toute en marbre blanc, recouverte de tapis tissés d’or ; et au milieu de cette salle, entre de grands flambeaux d’or, je vis une estrade d’or parsemée d’émeraudes et de turquoises, et sur cette estrade il y avait un lit d’albâtre incrusté de perles et de pierreries et étoffé d’étoffes précieuses et de broderies. Et je vis, dans le fond, une lumière qui brillait ; je m’approchai et je trouvai que cette lumière était un brillant aussi gros qu’un œuf d’autruche, posé sur un tabouret, et dont les facettes lançaient cette lumière : ce brillant était la perfection même et sa lumière seule éclairait toute la salle.

Pourtant il y avait aussi les flambeaux allumés, mais ils avaient honte devant ce diamant. Et, moi, je me dis : « Si ces flambeaux sont allumés, c’est que quelqu’un les a allumés. »

Alors je continuai à marcher et j’entrai dans d’autres salles, et partout je m’émerveillai, et partout je tâchai de découvrir un être vivant. Et je fus si occupée que je m’oubliai moi-même, et mon voyage, et mon navire, et mes sœurs. Et j’étais encore dans cet émerveillement quand vint la nuit ; alors je voulus sortir du palais, mais je m’égarai, je ne retrouvai plus le chemin, et je finis par arriver dans la salle où il y avait le lit d’albâtre et le brillant et les flambeaux d’or allumés. Alors je m’assis sur le lit, je me couvris à demi de la couverture de satin bleu brodée d’argent et de perles, je pris le saint livre, notre Koran, et, dans ce livre, qui était écrit d’une écriture magnifique en caractères d’or avec du rouge et des enluminures de toutes les couleurs, je me mis à lire quelques versets pour me sanctifier et remercier Allah et me réprimander, et je méditai les paroles du Prophète, qu’Allah bénisse ! puis je m’étendis pour dormir et j’essayai de dormir ; mais je ne le pus. Et l’insomnie me tint éveillée jusqu’au milieu de la nuit.

À ce moment, j’entendis une voix qui récitait Al-Koran, une voix agréable et douce et sympathique. Alors, je me levai en hâte, et je me dirigeai du côté de le voix qui récitait. Et je finis par arriver à une chambre dont la porte était ouverte : j’entrai doucement par la porte, en posant au dehors le flambeau qui m’éclairait dans mes recherches, et je regardai l’endroit et je vis que c’était un sanctuaire ; il était éclairé par des lampes en verre vert suspendues ; et au milieu il y avait un tapis de prière étendu du côté de l’Orient, et sur ce tapis était assis un jeune homme d’aspect très beau qui lisait Al-Koran attentivement et à voix haute, avec beaucoup de rythme. Et je fus dans le plus grand étonnement, et je me demandai comment ce jeune homme pouvait, seul, avoir échappé au sort de toute la ville. Alors je m’avançai et je me tournai vers lui et lui fis mon souhait de paix ; et il tourna vers moi ses regards et me rendit le souhait de paix. Alors je lui dis : « Je te conjure, par la vérité sainte des versets que tu récites du livre d’Allah, de répondre à ma question ! »

Alors il sourit avec tranquillité et douceur, et me dit : « Révèle-moi d’abord, toi la première, ô femme, la cause de ton entrée en cet oratoire, et, à mon tour, je répondrai à la question que tu me fais. » Alors je lui racontai mon histoire, qui l’étonna beaucoup, et je lui demandai alors quelle était cette situation extraordinaire de la ville. Et il me dit : « Attends un peu ! » Alors il ferma le livre sacré et le fit entrer dans un sac en satin ; et il me dit, de m’asseoir à côté de lui. Je m’assis et je le regardai alors attentivement, et je vis qu’il était comme la pleine lune, parfait de qualités, tout plein de sympathie, admirable d’aspect, fin et proportionné de taille ; ses joues étaient comme le cristal, sa figure, de la couleur des dattes fraîches, comme si c’était lui que visait le poète en ces strophes :

Le liseur des astres observait dans la nuit ! Et soudain, devant ses yeux apparut la sveltesse du charmant garçon ! Et il pensa :

« C’est Zohal[3] lui-même, qui donna à cet astre cette noire chevelure éployée, qu’on prendrait pour une comète !

Et quant à l’incarnat de ses joues, c’est Mirrikh[4] qui prit soin de l’étendre ! Et quant aux rayons perçants de ses yeux, ce sont les flèches mêmes de l’Archer aux sept étoiles !

Mais c’est Houtared[5] qui lui fit don de cette merveilleuse sagacité, tandis que c’est Abylssouha qui mit en lui cette valeur d’or ! »

Aussi l’observateur des astres ne sut plus que penser et fut dans la perplexité. C’est alors que l’astre s’inclina vers lui et sourit !

À le regarder ainsi, sa vue me jeta dans le trouble des sens le plus violent, dans les regrets les plus ardents de ne l’avoir pas connu jusqu’à ce jour ; et des braises rouges s’allumèrent dans mon cœur. Et je lui dis : « Ô mon maître et suzerain, raconte-moi maintenant ce que je t’ai demandé ! » Et il me répondit : « J’écoute et j’obéis ! » Et il me raconta :

« Sache, ô dame pleine d’honneur, que cette ville était la ville de mon père. Et elle était habitée par tous ses parents et ses sujets. Mon père est ce roi que tu as vu assis sur le trône, et métamorphosé en pierre. Pour ce qui est de la reine que tu as vue, c’est ma mère. Mon père et ma mère étaient des mages, adorateurs du terrible Nardoun. Ils juraient et prêtaient serment sur le feu et la lumière, sur l’ombre et la chaleur, et sur les astres tourneurs !

« Pendant longtemps, mon père n’eut point d’enfants ; et ce n’est qu’à la fin de sa vie que je naquis comme le fils de sa vieillesse. Et mon père m’éleva avec beaucoup de soin ; cependant je grandissais : c’est alors que je fus élu pour la vraie félicité.

« En effet, nous avions chez nous, au palais, une vieille femme très avancée en âge, musulmane, une croyante en Allah et en son Envoyé. Elle y croyait en cachette, et extérieurement elle faisait semblant d’être d’accord avec mes parents. Et mon père avait en elle une très grande confiance, pour ce qu’il voyait en elle de fidélité et de chasteté. Il était pour elle très généreux et il la comblait de sa générosité. Et il croyait fermement qu’elle était de sa foi et de sa religion.

« Aussi, comme je grandissais, il me confia à elle et lui dit : « Prends-le et élève-le bien ; et enseigne-lui les lois de notre religion ; et donne-lui une excellente éducation ; et sers-le bien en en prenant beaucoup de soin ! »

« Et la vieille me prit ; mais elle m’enseigna la religion des Islams, depuis les devoirs de la purification et les devoirs des ablutions jusqu’aux saintes formules de la prière. Et elle m’enseigna et m’expliqua Al-Koran dans la langue du Prophète. Et lorsqu’elle eut complètement terminé mon instruction, elle me dit. « Ô mon enfant, il faut que tu caches cela soigneusement devant ton père, et que tu en gardes absolument le secret, sinon il te tuerait ! »

« Et moi, en effet, je gardai le secret. Et il n’y avait pas longtemps que mon instruction était achevée, quand la sainte vieille mourut, en me faisant ses dernières recommandations. Et je continuai à être en secret un croyant en Allah et en son Prophète. Mais les habitants de la ville ne faisaient que s’endurcir dans leur incrédulité, leur rebellion et leurs ténèbres. Mais un jour qu’ils continuaient à être comme ils étaient, une voix haute de muezzin invisible se fit entendre ; et elle dit d’un ton aussi haut que le tonnerre et qui parvint aussi bien aux oreilles du proche qu’à celles de l’éloigné : « Ô vous autres, habitants de la ville, renoncez à l’adoration du feu et de Nardoun, et adorez le Roi Unique et Puissant !

« À cette voix, il y eut une grande terreur dans le cœur des habitants, qui s’assemblèrent chez mon père, le roi de la ville, et lui demandèrent : « Quelle est cette voix terrifiante que nous venons d’entendre ? Nous sommes encore tout terrifiés de ce holà ! » Mon père leur dit : « Ne soyez point terrifiés de cette voix, et n’en soyez pas épouvantés. Et croyez fermement à vos anciennes croyances. »

« Et alors leur cœur se pencha volontiers vers les paroles de mon père ; et ils ne cessèrent point d’être attachés fermement et enclins à l’adoration du feu. Et ils restèrent dans leur état d’erreur aveugle durant encore une année, jusqu’à l’époque anniversaire du jour où ils avaient entendu la première voix ! Et alors, pour la seconde fois, la voix se fit entendre, puis une deuxième fois, et une troisième fois, et cela une fois chaque année, durant trois années de suite. Mais ils ne cessèrent pas d’être assidus à observer leurs pratiques erronées. Et c’est alors qu’un matin, à l’aube, le malheur et la malédiction s’abattirent sur eux du ciel, et ils furent pétrifiés en pierres noires, eux et leurs chevaux et leurs mulets et leurs chameaux et leurs bestiaux ! Et de tous les habitants, moi seul je fus quitte de ce malheur. Car j’étais le seul croyant.

« Et c’est depuis ce jour-là que je me tiens ici dans la prière, le jeûne et la récitation d’Al-Koran.

« Mais, ô dame pleine d’honneur et de perfections, je suis bien las de la solitude où je me trouve, sans avoir auprès de moi personne qui me tienne compagnie humaine ! »

À ces paroles, je lui dis :

« Ô jeune homme plein de qualités, peux-tu venir avec moi dans la ville de Baghdad ? Là, tu trouveras des savants et de vénérables cheikhs versés dans les lois et la religion. Et, en leur compagnie, tu augmenteras encore en science et en connaissance du droit divin. Et moi, bien que je sois une personne de marque, je serai ton esclave et ta chose ! Je suis, en effet, la maîtresse de mes gens, et j’ai sous mes ordres des hommes, des serviteurs et des jeunes garçons ! Et ici j’ai avec moi un navire chargé entièrement de marchandises. Mais le destin nous jeta sur cette côte, et nous fit connaître cette ville, et nous causa cette aventure. Et le sort a voulu ainsi nous réunir ! »

Puis je ne cessai de lui inspirer le désir du départ avec moi, jusqu’à ce qu’il m’eût répondu par l’affirmative. »

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète selon son habitude, s’arrêta dans son récit.


MAIS LORSQUE FUT
LA DIX-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que l’adolescente Zobéida ne cessa d’intéresser le jeune homme et de lui inspirer le désir de la suivre jusqu’à ce qu’il eût consenti.

Et tous deux ne cessèrent de causer que lorsque le sommeil l’emporta sur eux. Alors la jeune Zobéida se coucha et s’endormit cette nuit-là aux pieds du jeune homme. Et elle ne se sentait pas de joie et de bonheur !


(Puis Zobéida continua ainsi son récit au khalifat Haroun Al-Rachid, à Giafar et aux trois saâlik :)


« Lorsque brilla le matin, nous nous levâmes, et nous entrâmes ouvrir tous les trésors, et nous prîmes tout ce qui n’était pas trop lourd à porter et ce qui avait le plus de valeur, et nous descendîmes de la citadelle vers la ville, et nous rencontrâmes mes esclaves et le capitaine qui me cherchaient depuis longtemps. Et lorsqu’ils me virent, ils furent très contents, et me questionnèrent sur le motif de mon absence. Alors je leur racontai ce que j’avais vu, ainsi que l’histoire du jeune homme, et la cause de la métamorphose des habitants de la ville, avec tous les détails. Et ils furent très étonnés à mon récit.

Quant à mes sœurs, à peine me virent-elles avec ce beau jeune homme qu’elles furent très jalouses, et m’envièrent, et furent remplies de haine, et comploteront secrètement la perfidie contre moi.

Sur ces entrefaites, nous allâmes tous au navire, et j’étais fort heureuse, et ma félicité augmentait encore de l’amour du jeune homme. Et nous attendîmes que le vent nous fût favorable, et nous déployâmes les voiles et nous partîmes. Quant à mes sœurs, elles continuèrent à nous tenir compagnie ; et un jour elles me dirent en particulier : « Ô notre sœur, que penses-tu faire de ce beau jeune homme ? » Et je leur dis : « Mon but est de le prendre comme époux. » Puis je me tournai vers lui, et je me rapprochai de lui, et je lui déclarai : « Ô mon maître, mon désir est de devenir ta chose ! Je te prie donc de ne pas me refuser ! » Alors il me répondit : « J’écoute et j’obéis ! » À ces paroles, je me tournai vers mes sœurs et je leur dis : « Je me contente de ce jeune homme pour tout bien ! Quant à toutes mes richesses, dès ce moment elles deviennent votre propriété ! » Et elles me répondirent : « Ta volonté est notre agrément ! » Mais en elles-mêmes elles me réservaient la trahison et le mal.

Nous continuâmes ainsi à naviguer avec un vent favorable, et nous sortîmes de la mer de l’Épouvante et nous entrâmes dans la mer de la Sécurité. Dans cette mer, nous naviguâmes encore pendant quelques jours, et alors nous fûmes tout proches de la ville de Bassra, et nous vîmes, dans le loin, apparaître ses bâtisses. Mais, comme la nuit approchait, nous nous arrêtâmes ; et bientôt tous nous dormîmes.

Mais, pendant notre sommeil, mes deux sœurs se levèrent, et m’enlevèrent, moi et le jeune garçon, avec nos matelas et tout, et nous jetèrent à la mer. Pour le jeune homme, comme il ne savait pas nager, il se noya ; car il était écrit par Allah qu’il serait du nombre des martyrs. Quant à moi, j’étais écrite parmi ceux qui devaient avoir la vie sauve. Aussi, lorsque je tombai à la mer, Allah me gratifia d’un morceau de bois sur lequel je me mis à cheval, et avec lequel je fus emportée par les vagues et jetée sur le rivage d’une île pas trop éloignée. Là, je fis sécher mes habits, je passai toute la nuit, et le matin je me réveillai et je cherchai une route. Et je trouvai une route sur laquelle il y avait des traces de pas d’êtres humains fils d’Adam ! Cette route commençait au rivage et s’enfonçait dans l’île. Alors, moi, après avoir mis mes vêtements devenus secs, je suivis cette route, et je ne cessai de marcher jusqu’à ce que je fusse sur le rivage opposé de l’île, en face de la terre ferme où j’aperçus au loin la ville de Bassra. Et soudain je vis une couleuvre qui courait vers moi, et immédiatement derrière elle courait un gros et grand serpent qui voulait la tuer. Cette couleuvre était tellement lasse et fatiguée de sa course que sa langue pendait hors de sa bouche ! Alors, moi, je fus prise de pitié pour elle, et je saisis une grosse pierre et je la lançai à la tête du serpent, que j’écrasai et que je tuai à l’instant même. Mais aussitôt la couleuvre déploya deux ailes et s’envola dans l’air et disparut. Et je fus au comble de la surprise.

Mais, comme j’étais accablée de fatigue, je m’assis à cette place, puis je m’étendis et je dormis encore pendant une heure de temps. Et, à mon réveil, je trouvai, assise à mes pieds, une jolie négresse qui me massait les pieds et me caressait. Alors, moi, je retirai vivement mes pieds et j’eus une grande honte, car je ne savais pas ce que la jolie négresse voulait de moi ! Et je lui dis : « Qui es-tu et que désires-tu ? » Et elle me répondit : « Je me suis hâtée de venir auprès de toi qui m’as rendu ce grand service en tuant mon ennemi. Car je suis la couleuvre que tu as sauvée du serpent. Et je suis une gennia. Et ce serpent aussi était un genni. Mais il était mon ennemi, et il voulait me violer et me tuer. Et c’est toi seule qui m’as délivrée de ses mains. Alors, moi, à peine délivrée, je m’envolai avec le vent, et je me dirigeai en hâte vers le navire d’où t’avaient précipitée tes deux sœurs. J’ensorcelai tes deux sœurs sous la forme de deux chiennes noires ; et je te les apporte. » Et alors je vis les deux chiennes attachées à un arbre derrière moi. Puis la gennia continua : « Ensuite, je transportai dans ta maison de Baghdad toutes les richesses qui étaient dans le navire, et je le coulai. Quant au jeune homme, il s’est noyé ; et je ne puis rien contre la mort. Car Allah seul est Tout-Puissant ! »

À ces mots, elle me prit dans ses bras, détacha les deux chiennes, mes sœurs, et les enleva aussi, et nous transporta toutes, en s’envolant, et nous déposa saines et sauves sur la terrasse de ma maison à Baghdad, ici-même !

Et je visitai ma maison, et j’y trouvai, rangés en bon ordre, toutes les richesses et tous les objets qui étaient dans le navire. Et aucune chose n’était perdue ni endommagée.

Puis la gennia me dit : « Je t’adjure, par l’inscription sainte du sceau de Soleïman, de frapper chacune de ces deux chiennes, tous les jours, trois cents coups de fouet. Si tu oublies un seul jour d’exécuter cet ordre, j’accourrai et je te changerai, toi aussi, en la même forme ! »

Et moi, je fus bien obligée de lui répondre : « J’écoute et j’obéis ! »

Et c’est depuis ce temps-là, ô prince des Croyants, que je me mis à les fouetter, pour ensuite avoir pitié d’elles et les embrasser !

Et telle est mon histoire !

Mais voici ma sœur Amina, ô prince des Croyants, qui te racontera son histoire qui est encore bien plus étonnante que la mienne. »


À ce récit, le khalifat Haroun Al-Rachid fut au comble de l’émerveillement. Mais il avait hâte de satisfaire pleinement sa curiosité. Aussi il se tourna vers la jeune Amina, qui lui avait ouvert la porte la nuit précédente, et lui demanda : « Mais toi, ô gracieuse, quel est donc le motif de ces traces de coups qui sont sur ton corps ? »


Notes
  1. C’est le « c’était écrit ».
  2. Bassora.
  3. Zohal est le nom de la planète Saturne.
  4. Mirrikh, c’est la planète Mars.
  5. Houtared, c’est Mercure.