Le Livre des milles nuits et une nuit/Tome 02/Récit du courtier chrétien

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Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Eugène Fasquelle, éditeur (Tome 2p. 20-51).


RÉCIT DU COURTIER CHRÉTIEN


« Sache, ô roi du temps, que je ne suis venu dans ces pays que pour une affaire commerciale. Je suis un étranger que la destinée a dirigé vers ton royaume. Je suis né, en effet, dans la ville du Caire et je suis un cophte d’entre les cophtes. Et c’est également au Caire que j’ai été élevé, et c’est là que mon père, avant moi, était courtier.

Lorsque mourut mon père, j’étais déjà parvenu à l’âge d’homme ; aussi je me fis courtier à sa place, attendu que je me voyais toutes sortes de bonnes dispositions pour ce métier, spécial à nous autres cophtes.

Or, un jour d’entre les jours, j’étais assis devant la porte du khân des marchands de grains, et je vis passe un jeune homme, le plus beau qui se pût voir, et vêtu des habits les plus somptueux, et monté sur un âne sellé d’une belle selle rouge. Lorsque ce jeune homme me vit, il me salua ; et moi, je me levai aussitôt par égard pour lui. Alors il tira un mouchoir qui contenait une petite quantité de sésame, en échantillon, et me dit : « Combien vaut l’ardeb[1] de cette espèce de sésame-ci ! » Je lui dis : « Cela vaut bien cent drachmes. » Il me répondit : « Prends alors avec toi les hommes qui mesurent les grains et dirige-toi vers le khân Al-Gaonali au quartier de Bab Al-Nassr : tu m’y trouveras. » Puis il me laissa et s’éloigna, après m’avoir donné le mouchoir qui contenait l’échantillon de sésame.

Alors je me mis à faire le tour des marchands acheteurs de grains et je leur fis voir l’échantillon que, moi, j’avais estimé cent drachmes. Et les marchands l’estimèrent cent vingt drachmes pour chaque ardeb. Alors je fus dans la plus grande joie et je pris avec moi quatre mesureurs, et j’allai aussitôt retrouver le jeune homme qui m’attendait, en effet, au khân. Lorsqu’il me vit, il vint à moi et me conduisit à un magasin où se trouvaient les grains, et les mesureurs remplirent des sacs et mesurèrent les grains, qui montèrent en tout à cinquante mesures en ardebs. Et le jeune homme me dit : « Tu toucheras pour ta part de courtage dix drachmes par ardeb vendu à cent drachmes. Mais tu toucheras pour moi tout l’argent et tu me le garderas soigneusement chez toi jusqu’à ce que je te le réclame. Comme le total du prix est cinq mille drachmes, tu en prélèveras pour toi cinq cents, et il m’en restera ainsi quatre mille cinq cents. Pour moi, sitôt que j’aurai fini mes affaires, je viendrai chez toi prendre l’argent. » Alors je lui répondis : « Qu’il soit fait selon ton désir ! » Puis je lui baisai les mains et m’éloignai.

Et, en effet, ce jour-là même, je gagnai de la sorte mille drachmes de courtage, cinq cents du vendeur et cinq cents des acheteurs, et je prélevai de la sorte le vingt pour cent, selon nos usages de courtiers égyptiens.

Quant au jeune homme, au bout d’un mois d’absence, il vint me voir et me dit : « Où sont les drachmes ? » Et je lui dis aussitôt :. « À tes ordres. Les voici tout préparés dans ce sac » Mais il me dit : « Garde-les encore chez toi quelque temps jusqu’à ce que je revienne les prendre. » Et il s’en alla et s’absenta de nouveau un mois, et revint et me dit : « Où sont les drachmes ? » Alors je me levai et le saluai et lui dis : « Ils sont à ta disposition. Les voici. » Puis je lui dis : « Maintenant veux-tu honorer ma maison en acceptant d’y venir manger avec moi un morceau ? » Mais il refusa et me dit : « Pour l’argent, je te prie de le garder encore jusqu’à ce que je revienne te le réclamer, après avoir terminé quelques affaires pressantes. » Puis il s’éloigna. Et moi, je serrai soigneusement l’argent qui lui appartenait et me mis à attendre son retour. Au bout d’un mois, il revint et me dit : « Ce soir, je repasserai ici prendre l’argent ! » Alors je tins l’argent tout prêt ; mais j’eus beau l’attendre jusqu’à la nuit, puis les autres jours, il ne revint qu’au bout d’un mois, pendant que, moi, je me disais : « Comme ce jeune homme est plein de confiance ! De ma vie, depuis le temps que je suis courtier dans les khans et les souks, je n’ai vu confiance pareille ! » Il vint donc à moi, et il était toujours sur son âne et vêtu d’habits somptueux, et il était aussi beau que la lune dans son plein, et avait le visage brillant et frais comme au sortir du hammam, et les joues roses et le front comme une fleur éclatante et, sur un coin de ses lèvres, un grain noir de beauté comme une goutte d’ambre noir, d’après le dire du poète :

La lune dans son plein, au haut de la tour, se rencontra avec le soleil ; et tous deux étaient dans leur éclat et leur beauté.

Tels étaient les deux amants. Et ceux qui les regardaient ne pouvaient que les admirer et les aimer, et leur souhaiter le bonheur.

Et maintenant ils sont si beaux et si merveilleux que par eux on se sent l’âme toute captive.

Aussi gloire à Allah qui accomplit de tels prodiges. Il façonne ses créatures au gré de son désir.

Lorsque je le vis, je lui baisai les mains et j’appelai sur lui toutes les bénédictions d’Allah et je lui dis : « Ô mon maître, j’espère que cette fois tu vas toucher ton argent ! » Il me répondit : « Patiente encore un peu, que je finisse de terminer mes affaires, et alors je viendrai te reprendre l’argent. » Puis il tourna le dos et s’éloigna. Et moi je pensai qu’il resterait encore longtemps, et je pris l’argent et le plaçai à un placement de vingt pour cent comme il est d’usage dans notre pays, et ainsi le fis bien valoir pour mon compte. Et je dis en mon âme : « Par Allah ! lorsqu’il reviendra, je le prierai d’accepter mon invitation, et je le recevrai avec une grande largesse, car son argent m’a été d’un bien grand profit et voici que je deviens fort riche ! »

Une année s’écoula de la sorte, au bout de laquelle il vint ; et il était vêtu d’une robe bien plus somptueuse que les autres fois, et toujours monté sur son âne blanc de race.

Alors je le conjurai avec ferveur de venir avec moi à la maison et de vouloir bien être mon invité. Et il me répondit : « Je veux bien, mais à la condition que tu ne prélèves point les dépenses que tu vas faire sur l’argent qui m’appartient et qui est chez toi ! » Et il se mit à rire. Et moi aussi. Et je lui dis : « Oui, certes, et de grand cœur ! » Et je l’emmenai dans ma maison, et le priai de s’asseoir ; et je courus au souk acheter toutes sortes de provisions, de boissons et autres choses semblables et je mis le tout entre ses mains sur la nappe et je l’invitai à commencer en disant : « Au nom d’Allah ! » Alors il s’approcha des mets servis et avança sa main gauche et se mit à manger avec cette main gauche. Alors je fus grandement surpris et je ne sus que penser. Lorsque nous eûmes fini de manger, il se lava cette main gauche sans s’aider de sa main droite ; et je lui tendis la serviette pour qu’il s’essuyât ; puis nous nous assîmes pour causer.

Alors je lui dis : « Ô mon maître, de grâce ! soulage-moi d’un poids qui me pèse et d’une tristesse qui me désole. Pourquoi as-tu mangé avec la main gauche ? Aurais-tu par hasard un mal douloureux à la main droite ? » À ces paroles le jeune homme récita ces deux strophes :

« Ne me demande point ce que j’ai de souffrances dans l’âme et de douleurs aiguës. Tu verrais mon infirmité.

Et surtout ne me demande point si je suis heureux. Je le fus. Mais il y a si longtemps ! Depuis, tout est changé. Toutefois, contre l’inévitable, il faut user de sagesse. »

Puis il tira sa main droite de la manche de sa robe : et je vis que cette main était coupée, car le bras n’avait plus de poignet. Et je fus énormément étonné. Mais il me dit : « Que cela ne t’étonne point ! Et surtout ne pense plus que c’est par manque d’égards envers toi que j’ai mangé avec ma main gauche ; car tu vois maintenant que c’est parce que ma main droite est coupée. Et la cause en est bien étonnante ! » Alors je lui demandai : « Et quelle est cette cause ? » Et il me dit :

« Sache que je suis de Baghdad. Mon père était l’un des grands et l’un des principaux de la ville. Et moi, jusqu’à ce que j’eusse atteint l’âge d’homme, j’écoutais les récits des voyageurs, des pèlerins et des marchands, qui nous racontaient, chez mon père, les merveilles des pays d’Égypte. Et moi, je retins en moi-même tous ces récits en les cultivant secrètement, et cela jusqu’à ce que mon père fût mort. Alors je pris toutes les richesses que je pus amasser, et beaucoup d’argent, et j’achetai une grande quantité de marchandises en étoffes de Baghdad et de Mossoul, et bien d’autres marchandises de prix et de la plus belle qualité ; et je mis toutes ces choses en paquets et je partis de Baghdad. Et comme Allah avait écrit que je devais arriver sain et sauf à destination, je ne tardai pas à arriver bientôt dans cette ville du Caire, qui est ta ville. »

Puis le jeune homme se mit à pleurer et récita ces strophes :

« Souvent l’aveugle, l’aveugle de naissance, sait éviter la fosse où tombera le clairvoyant, l’homme éclairé.

Souvent l’insensé sait éviter la parole qui, prononcée par le sage, causera la perte du sage et du savant.

Souvent l’homme pieux, le croyant, souffrira de la misère, alors que l’impie, le fou sera dans la félicité.

Aussi ! que l’homme sache bien son impuissance ! Seule la fatalité règne sur le monde. »

Les vers finis, il continua de la sorte son récit :

« J’entrai donc au Caire et j’allai au khân Serour, je défis mes paquets, je déchargeai mes chameaux et je serrai mes marchandises dans le local que je pris soin de louer. Puis je donnai quelque argent à mon serviteur pour qu’il nous achetât de quoi manger ; ensuite je m’endormis un peu, et, à mon réveil, j’allai faire un tour du côté de Baïn Al-Kassrein ; puis je revins au khân Serour, où je passai la nuit.

« Lorsque je me réveillai le matin, je défis un paquet d’étoffes et je dis en mon âme : « Je vais porter ces étoffes au souk et voir un peu le cours des affaires. » Alors je chargeai les étoffes sur les épaules de l’un de mes jeunes serviteurs, et je me dirigeai vers le souk et j’arrivai à l’endroit principal des affaires, une grande bâtisse entourée de portiques, de boutiques de toutes sortes et de fontaines ; c’est là, comme tu sais, que se tiennent les courtiers ; et on appelle ce lieu : kaïssariat Guerguess.

« À mon arrivée, tous les courtiers, qui étaient déjà avertis de ma venue, m’entourèrent et je leur donnai les étoffes, et ils partirent dans toutes les directions soumettre mes étoffes aux acheteurs principaux des souks. Mais ils revinrent bientôt et me dirent que le prix que l’on offrait de mes marchandises ne couvrait ni mon prix d’achat ni mes frais depuis Baghdad jusqu’au Caire. Et comme je ne savais que faire, le cheikh principal des courtiers me dit : « Je sais le moyen qu’il te faut employer pour arriver à faire quelque gain : c’est simplement de faire comme font tous les marchands. Cela consiste à vendre tes marchandises, en détail, aux marchands qui tiennent boutique, et cela pour un temps déterminé, devant témoins, et par écrit de part et d’autre, et par l’intermédiaire d’un changeur. Et alors régulièrement, chaque jeudi et chaque lundi, tu toucheras l’argent qui en sera résulté. Et, de la sorte, chaque drachme te rapportera deux drachmes et même davantage. De plus, pendant ce temps, tu auras tout le loisir de bien visiter le Caire et d’admirer le Nil, qui le traverse.

« Lorsque j’entendis ces paroles, je dis : « C’est vraiment là une idée excellente ! » Et aussitôt j’emmenai les courtiers et les crieurs avec moi jusqu’au khân Serour et je leur donnai toutes mes marchandises qu’ils portèrent à la kaïssariat. Et je vendis le tout en détail, aux marchands, après qu’on eût, de part et d’autre, écrit les clauses devant témoins et par l’intermédiaire d’un changeur de la kaïssariat.

« Cela fait, je revins à mon khân et j’y séjournai tranquillement, et je ne me privai d’aucun plaisir et ne ménageai aucune dépense. Tous les jours, je déjeunais somptueusement, avec la coupe de vin sur la nappe. Et j’avais toujours de bonne viande de mouton et toutes sortes de douceurs et de confitures. Et je continuai de la sorte jusqu’à ce que le mois fût échu, où je devais prélever mon revenu régulier. Et, en effet, à partir de la première semaine de ce mois-là, je me mis à toucher régulièrement mon argent ; chaque jeudi et chaque lundi, j’allais m’asseoir dans la boutique de chacun des marchands, mes débiteurs ; et le changeur et l’écrivain public arrivaient, faisaient un tour chez chaque marchand, touchaient l’argent et me l’apportaient.

« Je pris donc l’habitude d’aller ainsi m’asseoir tantôt dans une boutique, tantôt dans une autre, quand un jour (j’étais sorti du hammam où j’étais allé prendre mon bain, je m’étais ensuite un peu reposé, j’avais déjeuné d’un poulet et bu quelques coupes de vin, je m’étais ensuite lavé les mains et m’étais parfumé aux essences aromatiques) je vins au quartier de la kaïssariat Guerguess et m’assis dans la boutique d’un marchand d’étoffes, appelé Badreddine Al-Bostani. Lorsqu’il me vit, il me reçut avec beaucoup de cordialité et d’égards, et nous nous mîmes à causer une heure de temps.

« Or, pendant que nous étions ainsi à causer, nous vîmes arriver une femme couverte d’un grand voile de soie bleue ; et elle entra dans la boutique pour acheter des étoffes et s’assit sur un escabeau à côté de moi. Et le bandeau qui lui serrait la tête et lui couvrait légèrement le visage était disposé un peu de côté, et laissait échapper des parfums délicieux et les arômes les plus délicats. Aussi elle me ravit la raison par sa beauté et ses charmes, surtout lorsqu’elle eut écarté son voile et que j’eus aperçu le noir de ses prunelles ! Elle s’assit donc et salua Badreddine, qui lui rendit son souhait de paix et se tint debout devant elle et se mit à lui parler en lui montrant diverses sortes d’étoffes. Et moi, en entendant cette voix douce et pleine de charmes, je sentis encore davantage l’amour se consolider en mon cœur.

« Lorsqu’elle eut examiné quelques étoffes, et comme elle ne les trouvait pas assez belles, elle dit à Badreddine : « N’as-tu point par hasard une pièce de soie blanche tissée avec des fils d’or pur ? J’en aurais besoin pour me faire une robe. » Et Badreddine alla au fond de sa boutique, ouvrit une petite armoire et, de dessous plusieurs pièces d’étoffes, il retira une pièce de soie blanche tissée avec des fils d’or pur et l’apporta, et la déplia devant la dame. Et elle la trouva juste à sa convenance et elle dit au marchand : « Comme je n’ai pas d’argent sur moi, tu pourras, je pense, selon l’habitude, me la donner dès maintenant ; et moi, en arrivant à la maison, je t’en enverrai le prix. » Mais le marchand lui dit : « Cette fois-ci, je ne le puis pas, ô ma maîtresse ; car cette étoffe ne m’appartient pas, mais elle est à ce commerçant que tu vois ; et je me suis engagé à lui payer mon terme aujourd’hui même. » Alors elle fut dans un grand courroux et elle dit : « Malheur ! Oublies-tu donc que j’ai toujours l’habitude de t’acheter des étoffes de très grand prix et de te faire gagner bien plus que tu ne me réclames toi-même ? Et oublies-tu que je n’ai jamais différé de t’en envoyer le prix ? » Et il répondit : « Certes ! tu as raison, ô ma maîtresse ! Mais aujourd’hui je suis réduit à l’obligation d’avoir de l’argent immédiatement. » Lorsqu’elle entendit ces paroles, elle saisit la pièce d’étoffe et la lui lança à la poitrine et lui dit : « Vous êtes tous les mêmes dans cette maudite corporation ! Vous ne savez avoir d’égards pour personne ! » Puis elle se leva dans une très grande colère et lui tourna le dos pour s’en aller.

« Mais moi, je sentis mon âme qui s’en allait avec elle ; et je me levai avec hâte et me tins debout et lui dis : « Ô ma maîtresse, de grâce ! fais moi l’amitié de te tourner un peu de mon côté, et de revenir généreusement sur tes pas ! » Alors elle tourna son visage de mon côté, sourit un peu et revint sur ses pas et me dit : « Je veux bien rentrer dans cette boutique ; mais c’est uniquement pour toi ! » Puis elle vint s’asseoir en face de moi dans la boutique. Alors, je dis à Badreddine : « Cette pièce d’étoffe, quel en est pour toi le prix coûtant ? » Il me répondit : « Mille et cent drachmes ! » Alors je lui dis : « Soit ! et moi je te donne, en plus, cent drachmes de bénéfice. Donne-moi donc un papier pour que je puisse t’en donner le prix par écrit. » Et je pris de lui la pièce de soie tissée d’or ; et, en échange, je lui en donnai le prix par écrit ; puis je remis la pièce d’étoffe à la dame et lui dis : « Prends-la ! et maintenant tu peux aller sans t’inquiéter davantage du prix, que tu me paieras quand tu voudras. Pour cela tu n’auras qu’à venir me trouver un de ces jours dans le souk, où je suis toujours assis dans une boutique ou une autre ! Et même, si tu veux bien me faire l’honneur de l’accepter de moi comme un hommage, elle t’appartient ! » Alors elle me répondit : « Qu’Allah te le rende en toutes sortes de faveurs ! Puisses-tu posséder toutes les richesses qui sont en ma possession, et cela en devenant mon maître et la couronne de ma tête ! Ah ! puisse Allah daigner exaucer mon souhait ! » Alors je lui répondis : « Ô ma maîtresse, accepte donc cette pièce de soie ! Et d’ailleurs elle ne sera pas la seule ! Mais, je t’en prie, accorde-moi cette faveur d’admirer ton visage qui m’est caché ! » Alors elle releva l’étoffe légère qui lui voilait le bas de la figure et qui ne laissait apercevoir que les yeux.

« Lorsque je vis son visage, ce seul coup d’œil suffit à me jeter dans un trouble extrême, à river l’amour en mon cœur et à m’enlever la raison. Mais elle se hâta d’abaisser son voile, prit l’étoffe et me dit : « Ô mon maître, que ton absence ne dure pas trop longtemps, ou je mourrai de désolation ! » Puis elle s’éloigna ; et je restai seul avec le marchand, dans le souk, jusqu’au déclin du jour.

« Et moi, j’étais là, tout à fait comme si j’avais perdu mes sens et ma raison, et tout entier possédé par la folie de cette passion soudaine. Et la violence de ce sentiment fit que je me hasardai à questionner le marchand au sujet de la dame. Avant donc de me lever pour m’en aller, je lui dis : « Sais-tu qui est cette dame ? » Il me dit : « Oui, certes. C’est une dame fort riche. Son père était un émir illustre, qui est mort et lui a laissé beaucoup de biens et de richesses. »

« Alors je pris congé du marchand et je m’éloignai, et revins au khân Serour, où je logeais. Et mes serviteurs m’offrirent à manger : mais je pensais à elle et ne pus toucher à rien ; et je m’étendis pour dormir, mais aucun sommeil ne me vint ; et je passai ainsi toute la nuit à veiller, jusqu’au matin.

« Alors je me levai et me vêtis d’une robe encore plus belle que celle que j’avais la veille ; et je bus une coupe de vin et je déjeunai d’un petit morceau et je retournai à la boutique du marchand ; je le saluai et m’assis à ma place accoutumée. J’étais à peine assis que je vis arriver l’adolescente ; et elle était accompagnée d’une esclave. Elle entra, s’assit et me salua sans faire le moindre souhait de paix à Badreddine. Et, d’une voix suave et d’une façon de parler incomparable et d’une douceur sans pareille, elle me dit : « Envoie quelqu’un avec moi pour toucher les mille et deux cents drachmes, prix de la pièce de soie. » Et je lui répondis : « Mais il n’y a rien qui presse. Pourquoi donc cette hâte ? » Et elle me dit : « Que tu es munificent ! Mais encore faut-il que je ne sois pas pour toi une cause de perte. » Puis elle se décida à me mettre elle-même dans la main le prix de l’étoffe. Et nous nous mîmes à causer, et soudain je m’enhardis à lui révéler, par signes, la vivacité de mon sentiment. Et elle comprit aussitôt que je désirais ardemment mon union avec elle. Alors elle se leva vivement et s’éloigna rapidement après m’avoir pourtant dit, par politesse, un mot pour prendre congé. Alors, moi, je ne pus tenir davantage, et je sortis de la boutique, le cœur violemment attiré vers elle et me mis à marcher derrière elle, de fort loin, jusqu’à ce que je fusse arrivé hors du souk. Et tout à coup je la perdis de vue ; mais, à l’instant même, je vis venir à moi une jeune fille que je ne connaissais point et que je ne pouvais deviner à cause de son voile ; et elle me dit : « Ô mon maître, viens auprès de ma maîtresse qui a à te parler ! » Alors je fus très surpris et dis : « Mais nul ici ne me connaît ! » Et la jeune fille me dit : » Oh ! comme tu oublies vite ! Ne te rappelles-tu pas que je suis la servante que tu as vue tout à l’heure dans le souk avec la jeune dame, dans la boutique du marchand tel ? » Alors je me mis à marcher derrière elle jusqu’à ce que j’eusse vu sa maîtresse dans un coin de la rue des Changeurs. Lorsqu’elle me vit, elle s’avança vivement de mon côté, me prit dans l’angle de la rue et me dit : « Mon chéri, sache que tu occupes toute ma pensée, et que tu remplis mon cœur d’amour. Et, depuis l’heure où je t’ai vu, je ne goûte plus le repos du sommeil, et je ne mange ni ne bois ! » Et je lui répondis : « Et moi aussi, c’est bien la même chose ! Mais mon bonheur présent me défend toute plainte. » Elle me dit : « Mon chéri, dis-moi ! faut-il que j’aille chez toi, ou bien, toi, viendras-tu dans ma maison ? » Je lui dis : « Je suis un homme étranger ; et je n’ai d’autre habitation que le khân, qui est vraiment un endroit trop fréquenté ! Aussi, si tu as assez de confiance en mon amitié pour m’accepter chez toi, mon bonheur sera à son comble ». Elle me répondit : «  Certainement ! mais cette nuit, c’est la nuit du vendredi, et on ne peut vraiment !… Mais demain, après la prière de midi, monte sur ton âne et informe-toi du quartier Habbaniat ; et, lorsque tu y seras arrivé, tu demanderas où se trouve la demeure de Barakat, l’ancien gouverneur, connu sous le nom d’Aby-Schâma. C’est là même que j’habite. Et surtout ne manque pas d’y venir, car je serai là à t’attendre. »

« Alors moi, je fus dans une joie extrême ; puis nous nous séparâmes. Et moi, je revins au khân Serour, où j’habitais, et je passai toute la nuit sans pouvoir dormir. Mais au point du jour, je me hâtai de me lever, et je changeai de vêtements ; je me parfumai avec les odeurs les plus suaves, et je me munis de cinquante dinars d’or que je mis dans un mouchoir ; et je sortis du khân Serour et je me dirigeai vers l’endroit nommé Bab-Zaouïlat ; là je louai un âne et je dis à l’ânier : « Allons au quartier de Habbaniat ! » Et aussitôt, en moins d’un clin d’œil, il m’y conduisit ; et nous arrivâmes dans une rue appelée Darb Al-Mônkari ; et je dis à l’ânier : « Informe-toi maintenant, dans cette rue, de la maison du nakib[2] Aby-Schâma. » L’ânier s’en alla et revint au bout de quelques instants avec le renseignement demandé et me dit : « Tu peux descendre de l’âne. » Alors je mis pied à terre, et lui dis : « Marche devant moi pour me montrer le chemin. » Et il me mena à la maison et je lui dis : « Demain matin, tu reviendras ici me chercher pour me reconduire à mon khân. » Et l’ânier me répondit : « À tes ordres ! » Alors je lui donnai un quart de dinar d’or ; et il le prit et le porta à ses lèvres, puis à son front, pour me remercier, et s’en alla.

« Alors je frappai à la porte de la demeure. Et la porte me fut ouverte par deux fillettes, deux jeunes vierges aux seins droits et blancs arrondis comme deux lunes ; et elles me dirent : « Entre, seigneur ! Notre maîtresse est dans l’impatience de l’attente. Elle ne dort plus la nuit, à cause de l’ardeur de sa passion pour toi. » J’entrai alors dans une cour et je vis une superbe bâtisse avec sept portes ; et toute la façade était ornée de fenêtres donnant sur un vaste jardin. Ce jardin contenait des arbres fruitiers de toutes les espèces et de toutes les couleurs : il était arrosé par des eaux courantes ; on y entendait le parler des oiseaux. Quant à la maison, elle était toute en marbre blanc et diaphane et si poli qu’on pouvait y voir se refléter sa propre image ; et des ors en couvraient tous les plafonds intérieurs ; et tout autour couraient des inscriptions et des dessins de toutes les formes ; et elle contenait toutes les choses qui pouvaient charmer les yeux. Elle était entièrement pavée de marbre de très grande valeur et de toutes les couleurs. Au milieu de la grande salle, il y avait un bassin de marbre blanc tout incrusté de perles et de pierreries ; des tapis de soie couvraient tout le parquet, et des étoffes de toutes les couleurs étaient tendues aux murs ; de larges sofas meublaient la salle.

« Il y avait a peine quelques instants que j’étais entré et que je m’étais assis…

— Mais, à ce moment de sa narration, Schahrazade vit s’approcher le matin et, discrète, s’arrêta dans son récit.


MAIS LORSQUE FUT
LA VINGT-SIXIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que le marchand continua ainsi son histoire au courtier cophte du Caire, qui la racontait à son tour au sultan, dans cette ville de la Chine :

« Je vis venir à moi l’adolescente toute parée de perles et de pierreries, le visage lumineux et les yeux allongés de kohl. Elle me sourit, elle me prit contre elle et ma serra sur sa poitrine. Puis elle mit sa bouche sur la mienne et se mit à me sucer la langue. Et moi aussi. Et elle me dit : « Est-ce vraiment toi que je vois ici, ou bien est-ce que je rêve ? » Et je lui répondis : « Je suis ton esclave ! » Et elle dit : « Oh ! quel jour béni ! Quel bonheur ! Par Allah ! je ne vis plus, je ne goûte plus le plaisir du manger et du boire ! » Je lui répondis : « Et moi également ! » Puis nous nous assîmes à causer ; et moi, j’étais vraiment tout confus de cette réception et je tenais ma tête baissée.

« Au bout de quelques instants, on tendit la nappe et on nous présenta des mets somptueux : des viandes rôties, des poulets farcis et des pâtes de toutes sortes. Et tous deux nous mangeâmes jusqu’à satiété, et elle me mettait elle-même les morceaux à la bouche, et m’invitait chaque fois avec les termes les plus pressants. Ensuite on me présenta l’aiguière et le bassin de cuivre ; et je me lavai les mains, et elle aussi ; puis nous nous parfumâmes à l’eau de roses musquée ; et nous nous assîmes à nous entretenir. Et elle me récita ces deux strophes :

« Si de ta venue j’avais été d’avance prévenue, pour tapis à tes pieds j’aurais étendu la pourpre de mon cœur et le noir de mes yeux ;

J’aurais étendu pour ta couche la fraîcheur de mes joues ! Et toi, ô voyageur, je t’aurais mis, contente, sur mes paupières. »

« Puis elle se mit à me raconter ses peines intimes ; et je fis de même : et cela fit que je devins encore beaucoup plus amoureux. Alors nous commençâmes nos ébats et nos jeux ; et nous nous mîmes à nous embrasser et à nous faire mille caresses jusqu’à la tombée de la nuit. Alors les servantes nous apportèrent à manger et à boire en abondance. Et nous ne cessâmes de boire jusqu’à minuit. Alors nous allâmes nous étendre et nous enlacer, et cela jusqu’au matin. Et de ma vie je n’eus une nuit comme cette nuit-là.

« Le lendemain matin je me levai, je glissai doucement sous le chevet du lit la bourse qui contenait les cinquante pièces d’or, je pris congé de l’adolescente et me disposai à sortir. Mais elle se mit à pleurer et me dit : « Ô mon maître, quand reverrai-je ton beau visage ? » Je lui dis : « Je reviendrai ici ce soir même. »

« Lorsque je m’en allai, je trouvai à la porte l’âne qui m’avait porté la veille ; et l’ânier aussi était là qui m’attendait. Je montai sur l’âne et j’arrivai au khân Serour ; je mis pied à terre et donnai un demi-dinar d’or à l’ânier et lui dis : « Reviens ce soir vers le coucher du soleil. » Il me répondit : « Tes ordres sont sur ma tête ! » J’entrai alors au khân et j’y déjeunai ; puis je sortis pour aller recueillir chez les débitants le prix de mes marchandises ; je touchai l’argent et je revins ; je fis préparer un mouton grillé et j’achetai des douceurs ; et j’appelai un portefaix auquel je donnai l’adresse et la description de la maison de la dame et le payai d’avance et lui dis d’aller porter ces choses là-bas. Et moi, je continuai à m’occuper de mes affaires jusqu’au soir ; et alors l’ânier vint me chercher et je pris cinquante dinars d’or que je mis dans un mouchoir, et je partis.

« Lorsque j’entrai dans la maison, je vis qu’on avait tout nettoyé, qu’on avait lavé le parquet, fourbi les ustensiles de cuisine, préparé les flambeaux, allumé les lanternes, apprêté les mets et décanté les boissons et les vins. Et elle, à ma vue, se jeta dans mes bras, se mit à me caresser et me dit : « Oh ! que j’ai envie de toi ! » Après quoi, nous nous mîmes à manger jusqu’à satiété. Puis les servantes enlevèrent la nappe et nous apportèrent les boissons. Et nous ne cessâmes de boire et de casser des amandes et des noisettes et des pistaches jusqu’à minuit. Alors nous nous couchâmes jusqu’au matin ; et je me levai et lui remis les cinquante dinars d’or, selon mon habitude, et je sortis. À la porte, je trouvai l’âne, que j’enfourchai, et j’allai au khân, où je m’endormis. Et le soir je me levai et fis préparer le dîner ; j’apprêtai un plat de riz sauté au beurre et panaché de noix et d’amandes, puis un plat de topinambours frits, et bien d’autres choses aussi. Puis j’achetai des fruits, diverses espèces d’amandes et beaucoup de fleurs, et les envoyai là-bas. Et moi-même, je pris avec moi cinquante dinars d’or dans un mouchoir et je sortis. J’enfourchai le même âne et j’arrivai à la maison, où j’entrai. Là nous nous assîmes à manger et à boire, puis à copuler jusqu’au matin. Lorsque je me levai, je lui glissai le mouchoir et retournai à mon khân selon mon habitude.

« Cet état de choses ne cessant point, je finis, du jour au lendemain, par me ruiner complètement, et je ne fus maître ni d’un dinar ni même d’un seul drachme. Alors je ne sus que dire ; et je pensai en mon âme que tout cela était l’œuvre du démon. Et je récitai ces strophes :

« Que la fortune un instant délaisse l’homme riche ou l’appauvrisse, et le voici éteint, sans gloire, comme vers le coucher jaunit le soleil.

Et désormais, s’il disparaît, son souvenir ne peut que s’effacer de toute mémoire. Et, s’il revient un jour, la chance jamais plus ne lui sourira.

La honte le prendra de se montrer dans les rues ; et, seul avec lui-même, il pleurera toutes les larmes de ses yeux.

Ouallah ! je le jure, l’homme n’a rien à attendre de ses amis. Que la misère fonde sur lui et le voici renié de ses parents eux-mêmes. »

« Alors je ne sus plus que faire et, tout à mes pensées affligeantes, je sortis du khân pour marcher un peu et j’arrivai à la place publique de Baïn Al-Kasraïn, près de la porte de Zaouïlat. Là, je trouvai un grand rassemblement et une foule qui remplissait toute la place, car c’était un jour de fête et de foire. Alors je me mêlai à la foule et vis près de moi, par l’effet du destin, un cavalier fort bien mis ; et, à cause de la grande presse, je fus serré contre lui malgré moi, et ma main vint juste contre sa poche et toucha cette poche ; et je sentis qu’elle contenait un petit paquet arrondi ; alors j’enfonçai vivement la main dans la poche et je tirai adroitement le petit paquet, mais pas assez légèrement pour qu’il ne sentît pas ou ne vît mon mouvement. Alors ce cavalier, sentant que sa poche avait diminué de poids, mit la main à sa poche et constata qu’elle ne contenait plus rien. Alors il se tourna vers moi en fureur, brandit sa masse d’armes et m’en asséna un grand coup sur la tête ; aussitôt je tombai à terre et je fus entouré par un grand cercle de gens, dont quelques-uns empêchèrent le cavalier de passer outre, en arrêtant le cheval par la bride et en disant au cavalier : « C’est honteux de ta part de profiter ainsi d’un rassemblement pour frapper un homme sans défense ! » Mais le cavalier leur cria : « Sachez, vous tous, que cet individu n’est qu’un voleur ! » À ces mots, je revins de l’évanouissement dans lequel je me trouvais et j’entendis les gens qui disaient : « Mais non ! c’est un jeune homme trop bien et de trop de distinction pour voler quoi que ce soit ! » Et toutes les personnes qui étaient là étaient à se demander si j’avais volé ou si je n’avais pas volé ; et les explications contraires de part et d’autre et les discussions allaient leur train ; et je finis par être entraîné dans le courant de la foule et j’allais probablement pouvoir échapper à la surveillance du cavalier, qui ne voulait pas me lâcher, lorsque, par l’effet du destin, le wali et les gardes vinrent à passer par là, traversèrent la porte de Zaouïlat, s’approchèrent du rassemblement dont nous étions le centre, et le wali demanda : « Qu’y a-t-il donc par ici ? » Et le cavalier répondit : « Par Allah ! ô émir, voici un voleur ! J’avais dans ma poche une bourse bleue contenant vingt dinars d’or ; il trouva le moyen, au milieu du rassemblement, de me l’enlever. » Et le wali demanda au cavalier : « As-tu quelqu’un qui l’ait vu pour en témoigner ? » Et le cavalier répondit : « Non ! » Alors le wali appela le mokâdem, chef de la police, et lui dit : « Saisis-toi de cet homme et fouille-le ! » Alors le mokâdem me prit, car la protection d’Allah n’était plus sur moi, et me dépouilla de tous mes vêtements et finit par trouver la bourse qui, en effet, était en soie bleue. Et le wali prit la bourse, compta l’argent et trouva qu’en effet elle contenait exactement vingt dinars d’or, comme l’avait affirmé le cavalier.

« Alors le wali, tout furieux, appela ses gardes et les hommes de sa suite : « Faites approcher cet homme ! » Alors on me fit approcher entre ses mains, et il me dit : « Il faut, jeune homme, m’avouer la vérité. Dis-moi donc si tu reconnais toi-même avoir volé cette bourse. » Alors, tout honteux, je baissai la tête, réfléchis un moment en pensant en mon âme : « Si je dis : Ce n’est pas moi ! on ne me croira pas, puisqu’on vient de trouver la bourse sur moi ; et si je dis : Je l’ai volée ! je me fais tout de suite attraper. » Mais je finis par me décider et je dis : « Oui, c’est moi qui l’ai volée ! »

« Lorsque le wali entendit ces paroles, il fut fort surpris, et appela les témoins et leur fit entendre mes paroles en me les faisant répéter devant eux. Et toute cette scène se passait à Bab-Zaouïlat.

« Alors le wali ordonna au porte-glaive de me couper la main. Et le porte-glaive aussitôt me trancha la main droite. À cette vue, le cavalier eut pitié de moi, et intercéda auprès du wali pour qu’on ne me coupât pas l’autre main. Et le wali accorda cette grâce et s’éloigna. Et les gens qui étaient là eurent compassion de moi et me donnèrent à boire un verre de vin pour me réconforter, à cause de la quantité de sang que j’avais perdue et de l’état de faiblesse où j’étais. Quant au cavalier, il s’approcha de moi et me tendit la bourse et me la mit dans la main et me dit : « Tu es un jeune homme distingué, et le métier de voleur ne te convient pas, mon ami. » Alors j’acceptai la bourse et récitai ces strophes :

« Ouallah ! sache, toi, ô le meilleur des hommes, que voleur, de ma vie je ne l’ai été, ni brigand non plus ;

Mais du haut de mon char le malheur m’a précipité, et la destinée farouche ! Et depuis lors je ne fais que m’enfoncer dans les peines, les soucis et la misère.

Et ce n’est certes pas moi qui me suis mis dans cet état. Mais le Seigneur, quand j’étais roi, de sa main me jeta le javelot : et la couronne aussitôt de ma tête s’envola ! »

« Alors le cavalier me laissa et s’en alla, après m’avoir ainsi obligé à accepter la bourse. Et moi aussi, je m’éloignai, je m’enveloppai le bras avec mon mouchoir et le cachai dans la manche de ma robe. Et j’étais devenu bien pâle et j’étais dans un triste état, de tout ce qui était arrivé.

« Et, sans trop savoir où j’allais, je me dirigeai du côté de la maison de mon amie. En arrivant, je me jetai sur le lit, exténué. Et l’adolescente vit ma pâleur et mon accablement et me dit : « De quoi souffres-tu ? Et pourquoi ce changement de teint et cette pâleur ? » Et je lui répondis : « La tête me fait mal, et je ne suis pas bien portant ! » À ces paroles elle fut fort attristée et me dit : « Ô mon maître, ne me brûle pas ainsi le cœur. Assieds-toi, je t’en prie, et lève un peu la tête vers moi, et dis-moi ce qui a pu t’arriver aujourd’hui. Car je lis bien des choses sur ton visage ! » Alors je lui dis : « De grâce, épargne-moi la peine de te répondre ! » Elle se mit alors à pleurer et me dit : « Ah ! je vois bien, à présent que je n’ai plus rien à t’accorder de mes faveurs, que tu es las et fatigué de moi ! Car tu n’es plus avec moi comme d’habitude ! » Puis elle versa d’abondantes larmes entrecoupées de soupirs ; et elle s’arrêtait, de temps en temps, pour me réitérer ses questions, auxquelles je ne faisais aucune réponse, et cela jusqu’à la nuit. Alors on nous apporta de quoi manger, et on nous présenta les mets, selon l’habitude. Mais moi, je pris bien garde d’accepter, car j’aurais eu honte de prendre la nourriture de la main gauche et peur qu’elle ne m’en demandât la raison. Je lui dis donc : « Je n’ai à cette heure aucune envie de manger. » Alors elle me dit : « Tu vois bien que je devinais. Dis-moi donc ce qui a pu t’arriver aujourd’hui, et pourquoi je te vois ainsi affligé, triste et le cœur et l’esprit en deuil. » Alors je finis par lui dire : « Tout à l’heure je te raconterai la chose, peu à peu et lentement. » À ces paroles, elle me dit d’un air dégagé, en me tendant une coupe de vin : « Allons ! mon ami, bannis les tristes pensées. Voici de quoi chasser toute mélancolie. Bois donc ce vin ; et tu me raconteras ensuite le sujet de tes peines. » Et je répondis : « Si tu le veux absolument, alors donne-moi toi-même à boire, avec ta main. » Et elle approcha la coupe de mes lèvres et l’inclina doucement, et me la fit boire. Puis elle la remplit de nouveau et me la tendit, Alors je fis un effort sur moi-même, je tendis la main gauche et pris d’elle la coupe. Mais je ne pus retenir mes larmes et je récitai ces strophes :

« Les doigts du Très-Haut tiennent toutes les destinées. Il peut, à son gré, nous rendre sourds, aveugles, ignorants.

Il peut, s’il le veut, nous arracher la raison aussi aisément qu’on arrache un cheveu.

Il peut aussi, s’il le veut, nous rendre la raison, mais pour que nous puissions reconnaître nos erreurs »

« En finissant de réciter ces vers, je sanglotai de toute mon âme. Lorsqu’elle me vit ainsi pleurer, elle ne put elle-même se retenir davantage ; elle me prit la tête entre les mains et s’écria éperdument : « Oh ! de grâce, dis-moi enfin le motif de tes pleurs ! Tu m’as brûlé le cœur ! Et dis-moi aussi comment il se fait que tu prennes ainsi de moi la coupe avec ta main gauche. » Alors je lui répondis : « J’ai un abcès à la main droite. » Et elle me dit : « Découvre-moi cet abcès pour que je le crève ; et tu seras soulagé. » Je lui répondis : « Ce n’est guère le moment de faire cette opération. N’insiste donc pas davantage, car je suis bien résolu à ne pas découvrir ma main. » À ces paroles, je vidai entièrement la coupe, et je continuai à boire chaque fois qu’elle m’offrait la coupe remplie, et cela jusqu’à ce que je fusse tout à fait pris d’ivresse. Alors je m’étendis à ma place même et m’endormis.

« Alors elle profita de mon sommeil pour découvrir mon bras, et elle vit que je n’avais plus de main. Et elle se mit à me fouiller, et trouva dans ma poche la bourse bleue qui contenait l’or. Aussi, à la vue de mon malheur, elle entra dans un désespoir sans bornes et ressentit une douleur que nul au monde n’avait jamais ressentie.

« Lorsque, le lendemain matin, je revins de mon sommeil, je vis qu’elle m’avait déjà préparé le déjeuner ; je trouvai sur une assiette quatre poulets bouillis et du bouillon de poulet et du vin en abondance. Et elle m’offrit de tout cela. Et moi je mangeai et bus ; puis je voulus prendre congé et m’en aller. Mais elle m’arrêta et me dit : « Où vas-tu ainsi t’en aller ? » Je lui répondis : « À un endroit quelconque pour me distraire et chasser des soucis qui m’accablent et me compriment le cœur ! » Elle dit : « Oh ! ne t’en va pas ! Reste encore ! » Alors je m’assis, et elle me regarda longuement et me dit : « Mon ami, quelle folie est la tienne ! Ton amour pour moi t’a affolé, je le vois, et t’a fait dépenser pour moi tout ton argent. De plus, c’est certainement à moi, je le devine, qu’est due la perte de ta main droite. Or, je te le jure, et Allah m’est témoin, jamais plus je ne me séparerai de toi et ne te laisserai loin de moi ! Et tu verras que je dis la vérité ! Et même je veux maintenant me marier avec toi légalement ! »

« À ces paroles, elle envoya chercher les témoins, qui vinrent ; et elle leur dit : « Soyez témoins de mon mariage avec ce jeune homme. Vous allez donc écrire mon contrat avec lui, et attester que j’ai touché de lui la dot du mariage. »

« Alors les témoins écrivirent notre contrat de mariage. Et elle leur dit : « Je vous prends tous à témoin que toutes les richesses qui m’appartiennent et qui sont là, dans ce coffre que vous voyez, et tout ce que je possède, devient dès cet instant la propriété de ce jeune homme. » Et les témoins attestèrent et prirent note de sa déclaration et aussi de mon acceptation, et s’en allèrent après avoir touché leur salaire.

« Alors l’adolescente me prit par la main et me conduisit vers une armoire, l’ouvrit, me montra une grande caisse, qu’elle ouvrit également, et me dit : « Regarde un peu ce qu’il y a dans cette caisse. Je regardai et je vis que cette caisse était remplie de mouchoirs formant chacun un petit paquet. Et elle me dit : « Tout cela est ton propre bien, celui que, dans le temps, j’avais accepté de toi. En effet, chaque fois que tu me donnais un mouchoir contenant cinquante dinars d’or, je prenais soin de le serrer soigneusement et de le cacher dans cette caisse. Et maintenant reprends ton bien. C’est Allah qui te l’a réservé et te l’a écrit dans ta destinée. Aujourd’hui Allah te protège et m’a choisie pour l’accomplissement des choses par lui écrites ! Mais aussi c’est à cause de moi, sans aucun doute, que tu as perdu la main droite. Et je ne puis vraiment te rémunérer à la mesure de ton dévouement pour moi et de mon amour ; même si je sacrifiais mon âme, ce ne serait pas assez, et tu y perdrais toujours. » Puis elle ajouta : « Prends possession de ton bien ! » Et moi, je m’exécutai, et fis acheter une caisse neuve, où je mis un à un les objets que j’enlevais, au fur et à mesure, de la caisse de l’adolescente ; je récupérai ainsi l’argent que je lui avais donné, et mon cœur fut rempli de joie et tout mon chagrin s’évanouit.

« Je me levai alors et je la serrai dans mes bras ; et nous nous assîmes tous deux à boire gaîment ensemble. Et elle continua à me dire les paroles les plus douces et les plus gentilles et à s’excuser du peu qu’elle faisait pour moi en comparaison de ce que j’avais fait pour elle. Puis, voulant encore mettre le comble à tout ce qu’elle avait déjà fait pour moi, elle se leva et inscrivit à mon nom tout ce qui était en sa possession en fait de vêtements de prix, bijoux, valeurs et propriétés bâties, et terrains, et cela par un certificat cacheté de sa propre main, et devant témoins.

« Et cette nuit-là, malgré tous les ébats auxquels nous nous livrâmes, elle s’endormit fort attristée du malheur qu’elle disait m’être arrivé à cause d’elle et que j’avais fini par lui raconter dans tous les détails.

« Mais, dès ce moment, elle ne cessa de se lamenter pour moi et de s’affliger, et tellement qu’au bout d’un mois passé de la sorte, elle tomba dans le mal de langueur, qui s’accentua de jour en jour et s’aggrava et fit qu’au bout de cinquante jours elle finit par expirer et être des élus de l’autre monde.

« Alors moi, je fis pour elle tous les préparatifs des funérailles, et la mis moi-même en terre, et fis faire toutes les cérémonies qui servent de clôture à l’enterrement ; et je ne ménageai point les dépenses d’argent. Après quoi je revins du cimetière et entrai dans la maison et examinai tous les legs et dons qu’elle m’avait faits ; et je vis qu’elle m’avait, en effet, laissé beaucoup de richesses, de propriétés et d’immeubles, et, entre autres choses, de grands magasins remplis de grains de sésame. Et c’est justement ce sésame-là que je te chargeai de me vendre, ô seigneur, et pour lequel tu as bien voulu accepter le faible courtage qui est au-dessous de tes mérites.

« Quant aux absences que je faisais et dont tu as pu t’étonner, je les faisais parce que j’étais obligé de liquider toutes les choses qu’elle m’avait laissées et c’est à peine si maintenant je suis au bout de mes rentrées d’argent et autres choses semblables.

« Je te prie donc de ne pas refuser la gratification que je veux te faire, ô toi qui me donnes ainsi l’hospitalité dans la maison et me fais partager ton repas. Tu m’obligeras donc en acceptant de moi tout l’argent que tu m’as gardé chez toi et que tu as touché de la vente que tu as faite des grains de sésame.

« Et telle est mon histoire et la cause qui fait que je mange toujours de la main gauche ! »

— Alors moi, ô roi puissant, je dis au jeune homme : « Vraiment, tu me combles de tes bienfaits et de tes faveurs ! » Et il me répondit : « Cela n’est rien ! Maintenant, seigneur courtier, veux-tu te joindre à moi et m’accompagner dans mon pays, à Baghdad ? Je viens de faire de grands achats de marchandises d’Alexandrie et du Caire, que je pense revendre avec grands profits à Baghdad. Veux-tu donc être mon compagnon de route et mon associé dans les bénéfices ? » Et moi, je répondis : « Ton désir est un ordre ! » Puis je lui fixai la fin du mois comme date de notre départ.

Pendant ce temps, je m’occupai de vendre toutes mes propriétés sans y rien perdre ; et, avec l’argent que j’en retirai, j’achetai également des marchandises, et je partis en compagnie du jeune homme pour Baghdad, son pays, et de là, avec un très gros bénéfice et d’autres marchandises, nous fîmes route pour ce pays-ci, qui est ton empire, ô roi des siècles !

Quant au jeune homme, il ne tarda pas, lui, à vendre ici sa marchandise et à repartir pour l’Égypte, où il m’a précédé et où j’allais le rejoindre, quand, cette nuit qui vient de s’écouler, j’eus avec le bossu cette aventure, qui est due à mon ignorance de ce pays, où je ne suis qu’un étranger qui voyage pour son commerce.

Et telle est, ô roi des siècles, l’histoire que je crois plus extraordinaire que celle du bossu ! »

— Mais le roi répondit : « Eh non ! Je ne trouve pas, moi ! Elle n’est pas si merveilleuse que cela, ton histoire, ô courtier ! Aussi je vais immédiatement vous faire tous pendre, pour vous punir du crime commis sur la personne de mon bouffon, ce pauvre bossu que vous avez tué ! »

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit s’approcher le matin et, discrète, s’arrêta dans son récit


MAIS LORSQUE FUT
LA VINGT-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que lorsque le roi de la Chine dit : « Je vais vous faire tous pendre ! » l’intendant alors s’avança, se prosterna devant le roi et lui dit : « Si tu me le permets, je te raconterai une histoire qui m’est arrivée ces jours-ci et qui est bien plus étonnante et plus merveilleuse que celle du Bossu. Si donc tu la jugeais ainsi après l’avoir entendue, tu nous ferais grâce à nous tous ! » Et le roi de la Chine dit : « Soit ! Voyons un peu ton histoire ! » Alors il dit :


Notes
  1. Ardeb ou irdub : c’est la mesure arabe dite des arides, usitée encore aujourd’hui.
  2. Nakib : gouverneur d’une province.