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Le Lord des îles/Gosselin, 1824/Chant III

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Traduction par M. A. P.
Gosselin (p. 79-119).


CHANT III.


I.

N’avez-vous pas observé le silence profond qui règne sur la forêt, les prairies et les vallées, lorsque le tonnerre vient de gronder soudain dans la nue et que l’écho a répété sa voix lointaine ? Le seigle ne fléchit plus sa tête dorée dans les riches sillons ; le feuillage mobile du tremble cesse de faire entendre son frémissement monotone ; aucun souffle ne balance les touffes de la giroflée jaune qui tapisse les ruines du vieux château, jusqu’à ce qu’enfin l’orage s’éveille, s’approche avec un murmure sourd, et balaie avec fracas la colline retentissante.

II.

Tel fut le silence solennel qui succéda aux accens prophétique du prêtre en cheveux blancs. Dociles à ses ordres, les moines ont livré leur voile aux vents du sud avant qu’une seule parole ait été entendue dans le château. Bientôt des murmures qui expriment le doute et la terreur interrompent ce calme imposant. On se parle à l’oreille avec inquiétude, et l’on fixe un œil curieux sur le prince des Iles, qui, dans une embrasure à l’écart, sembloit intercéder le seigneur de Lorn, dont l’air distrait et les gestes pleins de courroux témoignoient le dédain et l’impatience.

III.

Lorn cesse enfin de se contenir ; il regarde Ronald d’un œil menaçant, seeoue la tête, et s’éloigne de lui avec un geste farouche : — Me crois-tu donc, dit-il, d’une humeur assez facile pour oublier une guerre à mort, et pour serrer en signe d’animé une main teinte du sang de mon parent ? Est-ce lâ le juste retour d’une confiance fondée sur des sermens réciproques ? Je vois bien la vérité du proverbe qui nous avertit de la foi inconstante des insulaires. Mais, puisqu’il en est ainsi… crois-moi : tu apprendras avant peu que nous savons, dans nos montagnes, nous venger d’un outrage… Qu’on appelle Édith… Où est la fille de Lorn ? Où est ma sœur ? lâches esclaves… Elle et moi nous ne nous exposerons pas plus long-temps à de nouveaux mépris… Venez, Argentine, venez ; nous n’aurons jamais pour allié ni pour frère un ami de Bruce et un ennemi de l’Angleterre.

IV.

Mais comment peindre la fureur du chef, lorsqu’on eut vainement cherché Édith depuis la salle la plus basse du donjon jusqu’au faîte de la tour ! — Perfidie !… Trahison !… s’écria-t-il… Vengeance !… vengeance sanglante !… Une riche récompense à celui qui me vengera : je lui promets les terres d’un baron ! Sa rage eut peine à se calmer lorsqu’on vint lui dire que Morag avoit suivi sa sœur dans sa fuite, et que deux femmes, qu’on n’avoit pu distinguer dans le tumulte de la nuit, s’étoient rendues secrètement au navire de l’abbé. — Que toutes mes galères s’arment… Volez ; qu’on les poursuive. Le prêtre me paiera cher sa perfidie… J’espère que bientôt nous saurons le prix que Rome réserve à sa prophétie prétendue. — C’est ainsi que le fier seigneur de Lorn exprimoit son indigation. Prompt à exécuter ses ordres, Cormac-Doil hisse sa voile et lève l’ancre ; Cornac-Doil étoit un franc pirate, charmé d’avoir un prétexte quelconque pour parcourir les mersnote.

Les autres officiers de Lorn hésitent encore en se disant tout bas :

— Édith a donné son premier amour à Ronald des Iles ; craignant que son frère ne veuille la forcer à recevoir la main de Clifford, elle a été chercher un refuge dans le cloître d’Iona. Elle veut sans doute habiter ce saint asile comme une recluse, jusqu’à ce que l’abbé apaise par sa médiation ces nouvelles querelles.

V.

Pendant que le château retentissoit des cris d’impatience et de colère du seigneur de Lorn, qui ne cessoit de demander son bouclier, son manteau, et d’appeler tous ses gens au nom de leur respect pour sa personne, Argentine s’adresse à Bruce avec une courtoisie mêlée d’une dignité sévère :

— Comte, dit-il, je consens encore à donner ce titre à Bruce quoiqu’il ait perdu ses titres et son nom depuis qu’il a pris les armes et s’est déclaré rebelle ; comte ou vassal, n’importe… Tu t’es permis tout à l’heure des menaces qui regardoient Argentine :… l’honneur m’oblige à t’en demander raison à toi-même. Nous n’avons pas besoin de nous dire que nos bras savent également manier l’épée ; je requiers de toi une grâce qu’un guerrier peut exiger. Place ce gant sur ton cimier au premier combat où nous nous rencontrerons, et je dirai, comme j’ai toujours dit, qu’égaré par l’ambition, tu n’as pas cessé d’être un noble chevalier.

VI.

— Et moi, répondit le prince, si j’avois la glorieuse épée d’Argentine, je regarderois comme une honte de la tirer du fourreau pour défendre un tyran ; mais, quant à la demande que tu m’adresses, sois certain que dans tous les combats on verra flotter sur mon cimier le gage que me remet ta main ; si mes paroles irréfléchies ont outragé ton honneur, il recevra une satisfaction digne de l’offense. Aucun gant donné aux jours de ma jeunesse par une belle ne fut aussi précieux à mon cœur que celui que je tiens de toi. Ainsi donc, noble ennemi, puisses-tu ne rencontrer que bonheur jusqu’au moment où nous nous reverrons ; et alors… adviendra ce que le ciel voudra.

VII.

C’est ainsi qu’ils se séparèrent… Déjà les amis de Lorn se retirent avec un murmure semblable aux sourds mugissemens des vagues que repoussent les rochers de la plage. Chacun des chefs, suivi de ses vassaux, se rend à son château des montagnes, réfléchissant à l’incertitude des projets de l’homme.

Cependant, par les ordres de Ronald, une double garde veilla sur les remparts d’Artornish. Les portes furent soigneusement fermées par de triples barres de fer, des verrous et des chaînes. Le prince pria ensuite ses hôtes, avec courtoisie, de l’excuser de l’interruption de la fête, et leur offrit un asile sûr dans sa forteresse.

Les chefs et les chevaliers, précédés par des vassaux qui portent des torches, sont conduits aux lits qui leur ont été réservés. L’oraison du soir est dite, et déjà chacun cède à ce profond sommeil qui verse sur les paupières fatiguées l’oubli d’un jour de travaux.

VIII.

Mais, bientôt réveillé, le monarque crie à Edward qui dort à côté de Iui ; — Lève-toi, mon frère… je viens d’entendre résonner une porte secrète ; une torche luit sur le plancher… Debout, Edward ; debout, te dis-je ; quelqu’un se glisse vers nous comme un fantôme nocturne… Arrête… c’est notre hôte généreux.

Ronald s’approche suivi du chef de Dunvegan… L’un et l’autre fléchissent le genou devant Bruce en signe de fidélité ; ils lui offrent leurs épées et le saluent du nom de monarque légitime d’Écosse. — O toi, qui es l’élu du ciel, ajouta Ronald, dis-moi si tu me pardonnes les erreurs de ma jeunesse ; les artifices des traîtres me détournèrent des sentiers du devoir, et j’osai lever contre toi un fer rebelle… Mais, alors même que j’étois armé contre tes droits, je ne cessai jamais de rendre un sincère hommage à ta noble valeur.

— Hélas ! ami, répondit Bruce, la faute en est à ces temps de malheur ; moi-même, plus, coupable que toi… — Il s’interrompit à ces mots, accablé par le remords de la défaite de Falkirknote ; il pressa le lord des Iles contre son cœur, et soupira amèrement.

IX.

Les deux chevaliers lui offrent leurs armes et leur influence pour reconquérir ses droits ; mais leurs avis doivent être mûrement pesés avant d’arborer la bannière des combats et de réunir des troupes ; l’or de l’Angleterre et les intrigues de Lorn avaient créé un grand nombre d’ennemis au monarque malheureux.

Bruce déclara franchement ses hardis desseins à ses nouveaux sujets : — Après avoir passé l’hiver dans l’exil, je voulois, dit-il, me rendre au rivage de Carrick : il me tardoit de voir le lieu de ma naissance et d’être témoin des banquets que donne Clifford dans mon château, dont il s’est déclaré le seigneur. Mais je me dirigeai d’abord vers Arran, où le vaillant Lennox me prépare des secours. Une tempête est venue poursuivre nos navires et les disperser. Traversé dans mes projets, j’aurois été forcé de m’éloigner du but de mon voyage pour éviter une voile ennemie ; cette sage inspiration qui maîtrise nos volontés nous a guidés dans le château d’un allié.

X.

Torquil prit alors la parole : — La nécessité nous dit de nous hâter ; un retard nous seroit funeste ; nous devons presser notre souverain d’éviter les périls d’un siège. Altéré de vengeance, Lorn, avec toutes ses troupes, n’est que trop près des tours d’Artornish ; les vaisseaux légers de l’Angleterre sillonnent de leurs proues les ondes de la Clyde, prêts à partir au premier signal pour garder tous les détroits et surveiller tous les rivages. Avant que l’alarme soit donnée, notre prince doit se trouver en sûreté dans les parages amis de Skye… Torquil sera son pilote et son guide.

— Non, brave chef, s’écria Ronald ; j’accompagnerai moi-même notre monarque ; j’irai appeler aux armes les guerriers de Sleate ; et toi, Torquil, sage dans les conseils, tu dirigeras leur bravoure et tu leur en imposeras par tes cheveux blancs.

— Si mes paroles sont trop légères dans la balance, dit Torquil, cette épée la fera pencher pour nous.

XI.

— Ce projet me sourit, dit Bruce ; cependant il seroit prudent qu’Isabelle allât chercher un asile, avec mon navire et mes gens, sur les rivages hospitaliers d’Érin. Edward, tu iras avec elle pour distraire son inquiétude, pour la défendre au besoin, et rallier autour de toi nos amis dispersés.

On eût cru lire dans les yeux de Ronald que cette résolution étoit loin de le satisfaire ; mais la plus grande promptitude fut adoptée pour l’exécution de ces plans ; deux navires, secrètement équipés, sortirent de la baie, faisant voile de deux côtés différens, l’un vers la côte de Skye, et l’autre vers le rivage d’Érin.

XII.

Nous suivrons Bruce et Ronald.

D’abord, un vent favorable enfla leurs voiles ; ils reconnurent avec peine les sombres hauteurs de Mull et les collines azurées d’Ardnamuchan. Mais là, des rafales les assaillirent et les forcèrent de baisser les vergues pour se servir de l’aviron. Ils luttèrent le jour et la nuit contre ces mers orageuses, et ce ne fut qu’avec l’aube matinale qu’ils aperçurent les rivages romantiques de Skye. Ils virent la lumière naissante du soleil couronner la crête aride de Coolin ; mais leur navigation fut si pénible et si lente, qu’avant qu’ils fussent entrés dans la baie de Scavigh, l’astre du jour répandoit ses dernières clartés dans l’occident. Ronald dit alors : — Si mes yeux ne me trompent, voilà les déserts qui s’étendent au nord de Strathnardill et de Dunskyenote. Aucun mortel n’y porte la trace de ses pas ; et, puisque les vents contraires nous repoussent, qui nous empêche de descendre à terre ? si mon prince aime l’arc du chasseur, ne pourrions-nous pas percer de nos flèches un chevreuil de ces montagnes ? Allan, mon page, viendra avec nous ; il sait bander l’arc d’un bras adroit ; et, si nous rencontrons du gibier, il nous répond du succès de la chasse.

Chacun deux s’arme ; la chaloupe est mise en mer ; ils s’élancent à terre, et abandonnent l’esquif et leurs rameurs au lieu où un torrent rapide accouroit en mugissaht sur son lit de rochers pour mêler ses flots à ceux de l’Océan.

XIII.

Ils s’avancèrent quelque temps en silence comme des chasseurs qui cherchent une proie ; enfin le roi Bruce dit à Ronald : — Sainte Marie, quel spectacle ! J’ai parcouru bien des montagnes dans ma patrie et dans les climats étrangers, ma destinée m’a fait plus souvent chercher un refuge que les plaisirs : aussi ai-je erré dans maints déserts, gravi des rochers et franchi des torrents ; mais, par le toit de mes pères ! je n’ai rencontré nulle part un spectacle aussi sauvage et aussi sublime dans ses horreurs que celui qui s’offre à ma vue.

XIV.

Le monarque pouvoit bien parler ainsi ; jamais les yeux des hommes n’ont connu un tableau plus sévère que ce lac effrayant avec les rochers escarpés qui le bornent. Il semble qu’un antique tremblement de terre a ouvert une route à travers le sein de la montagne, et que chaque précipice, chaque ravin, chaque sombre abîme atteste encore ses ravages. Le vallon le plus aride nous offre, quelques marques de l’influence vivifiante de la nature ; de vertes mousses tapissent les cimes du Benmore, la bruyère fleurit dans les profondeurs du Glencoé ; et un taillis croît sur le Cruchan-Ben ; mais ici vous chercheriez vainement au loin, et de quelque côté que vos regards se tournent, un arbre, un buisson, une simple fleur, le moindre indice de végétation ; tout est ici rocs jetés au hasard, vagues sombres, hauteurs arides, bancs de pierre ; comme si le ciel avoit refusé à ce séjour les rayons du soleil etla douce rosée du printemps, qui produisent les nuances variées des coteaux les plus incultes.

XV.

A mesure qu’ils pénétroient plus avant, les rochers sourcilleux et le lac profond paraissoient plus sauvages. D’énormes terrasses de noir granit étaient pour eux des sentiers rudes et d’un accès peu facile. C’étaient des débris de granit arrachés par l’orage des flancs de la montagne, et amoncelés les uns sur les autres dans une de ces nuits de terreur où le chevreuil prend la fuite pendant que le loup hurle dans sa tanière ; quelques uns de ces fragments informes étaient suspendus sur un appui incertain, et le bras d’un enfant eût ébranlé ces masses qu’une armée entière n’auroit pu soulever, et tremblantes sur leur base, comme la pierre des druides. Les brouillards du soir, dans leur course inconstante, couvroient tantôt la chaîne des monts, et tantôt abandonnoient leurs fronts chauves pour étendre leur voile vaporeux sur les ondes du lac, ou se disperser en légers tourbillons sur l’aile des vents. Souvent aussi, se condensant tout-à-coup, ils s’arrêtent immobiles ; des torrens s’échappent de leurs flancs entr’ouverts, et se précipitent en flots écumeux de la cime de la montagne, aussitôt que reparaît la clarté joyeuse du soleil.

XVI.

— Quel est, dit Bruce, le nom de ce sombre lac dont les barrières effrayantes sont des précipices escarpés qui n’offrent au chevreuil d’autre sentier que l’étroite lisière que foulent nos pas ? Comment appelez-vous ces monts arides, et ce pic gigantesque, élevant jusqu’aux nues ses gouffres affreux et ses crevasses, qui sont comme les cicatrices de sa crête brisée par la foudre ? — Coriskin est le nom du lac, et Coolin celui de la montagne, ainsi appelée par nos bardes depuis le chef Cuchullin, d’antique mémoire ; mais plus familiarisés dans nos îles avec les tableaux hideux de la nature qu’avec ses créations riantes, nos bardes se plaisent souvent, suivant le caprice de leur imagination, à donner des noms fictifs à de semblables objets. Je voudrois que le vieux Torquil pût vous montrer ses jeunes filles avec leur sein de neige, et vous dire d’écouter le chant monotone de sa nourrice. Les jeunes filles, ce sont d’énormes rochers à saillies blanchâtres ; la nourrice, un torrent à la voix menaçante. Nous pourrions aussi vous faire admirer l’étang glacé de Corryvrekin, connu sous le nom de la Sorcière au chaperon blanc. C’est ainsi que l’imagination de nos insulaires a trouvé des noms fantastiques pour les lieux sauvages qu’ils habitent.

XVII.

Bruce répondit : Une âme rêveuse pourroit trouver ici des idées plus morales. Ces rochers sublimes qui portent jusqu’à la voûte des cieux leurs têtes stériles, indifférens aux rayons du soleil et aux insultes des frimas, ne sont-ils pas l’image du sort d’un monarque ? Élevé au milieu des orages politiques, placé trop haut pour goûter les simples plaisirs d’une vie obscure, son âme est un roc insensible, son cœur un aride désert ; sa tête couronnée est au-dessus de l’amour, de l’espérance et de la crainte… Mais que vois-je sous cette pointe de rocher ? ce sont des chasseurs qui ont tué un cerf. Qui peuvent-ils être ? Vous disiez tout à l’heure que jamais mortel ne pénétroit dans cette île ?

XVIII.

— Je l’ai dit… et je le croyois, répondit Ronald. Cependant je vois aussi cinq hommes qui nous observent et viennent à nous. Par la ganse qui décore leurs bonnets je les reconnois pour des vassaux de Lorn, polir des ennemis de mon prince. — Peu importe, j’ai vu maint combat plus inégal. Nous sommes trois contre cinq ; mais le pauvre page ne peut guère nous aider : convenons donc de notre plan de bataille… S’ils nous disputent le passage, attaquez-en deux je me charge des autres. — Non, mon prince, c’est à mon épée qu’il appartient de résister à trois ennemis. Si Ronald succombe, ce sera une perte plus facile à réparer que celle de Bruce… Mais nos insulaires sont bientôt des soldats… Allan a une épée aussi bien qu’un arc ; et, si mon roi l’ordonne, deux flèches vont égaliser le nombre des deux côtés. — Non, reprit Brlice, dût-il m’en coûter la vie ; j’ai déjà à répondre de trop de sang inutilement versé… Nous saurons bientôt si ces gens-là viennent à nous comme amis ou comme ennemis.

XIX.

Ces étrangers s’approchoient toujours, et leur aspect sinistre étoit loin de rassurer le monarque : ils s’avançoient d’un pas irrésolu, le regard en dessous et cherchant à n’être pas vus. Les deux premiers, mieux équipés, portaient le costume, le plaid et les armes des montagnards : des dagues, des claymores, un arc et des traits. Les trois autres, qui suivoient à un court intervalle, sembloient des serfs d’une classe inférieure : — des peaux de chèvres ou les dépouilles du daim protégeoient leurs épaules contre le souffle du vent ; leurs bras, leurs jambes et leurs têtes étaient nus, leur barbe mêlée, et leurs cheveux crépus ; une massue, une hache et un glaive rouillé composoient toutes leurs armes.

XX.

Ils continuoient de venir à la rencontre de Bruce et de Ronald en gardant le silence. — Dites-nous qui vous êtes, s’écria Bruce, ou arrêtez ! Quand on se rencontre dansa des déserts, on ne s’aborde pas comme dans les villes paisibles. Ils s’arrêtent à ces paroles sévères, font un salut brusque, et répondent brièvement avec un ton peu gracieux qui prouve qu’ils sont courtois par crainte, mais non avec franchise : — Nous errons, comme vous peut-être ; jetés ici par les vents et les flots. Si vous y consentez, nous partagerons avec vous ce dernier fruit de notre chasse. — Si vous tenez la mer, où est votre navire ? — A dix toises au fond de l’Océan. Nous fîmes hier naufrage ; mais des hommes tels que nous font peu d’attention au danger. Les ombres s’épaississent… le jour a fui… voulez-vous venir dans notre hutte ? — Notre vaisseau nous attend dans la baie, nous vous remercions de votre offre. Adieu. — Seroit-ce votre vaisseau qui côtoyoit ce soir cette île ? — Oui sans doute. — Épargnez-vous la peine de le chercher ; nous l’avons aperçu tout à l’heure du haut de la montagne ; un navire anglois avec le pavillon rouge de Saint-Georges s’est montré tout-à-coup, le vôtre a levé l’ancre et gagné le large.

XXI.

— Par la croix sainte ! voilà une fâcheuse nouvelle, dit tout bas lord Ronald à Bruce. Il ne fait plus assez jour pour la vérifier ; ces gens-là semblent grossiers, mais on trouve de bons cœurs sous une rude écorce : suivons-les. La nourriture et l’abri qu’ils nous offrent nous sont nécessaires ; nous nous tiendrons en garde contre la trahison, et chacun de nous fera sentinelle à son tour pendant que les autres goûteront le sommeil… Braves gens, nous acceptons avec reconnoissance, et nous vous récompenserons… Allons, conduisez-nous à votre cabane… Mais, doucement, ne mêlons pas nos deux bandes. Montrez-nous le chemin à travers ces rochers, marchez devant, et nous vous suivrons.

XXII.

Ils arrivèrent sous une tente formée avec des voiles attachées contre une roche ; et en entrant ils trouvèrent un jeune garçon dont la taille délicate et le maintien noble s’accordoient mal avec un lieu si sauvage. Il avoit une toque et un manteau de velours vert ; le reste de son habillement, de couleur noire, ressembloit au costume des ménestrels ; des cheveux bouclés cachoient à demi son front flétri par la douleur, et ses yeux baignés de larmes. — Quel est ce pauvre enfant ? demanda Ronald. La voix du prince des Iles vint soudain le distraire de sa douleur. Il parut sortir d’un songe pénible ; il tressaillit, leva la tête en poussant un cri, et promena alentour ses yeux égarés ; puis il se tourna du côté du mur en rougissant.

XXIII.

— Quel est cet enfant ? demanda une seconde fois Ronald. — La guerre l’a rendu notre prisonnier, il sera tout à l’heure le vôtre, si la musique a pour vous plus de prix que l’or : muet depuis le berceau, ce jeune garçon est habile sur le luth, et sait abréger les heures par les accords les plus doux. Quant à nous, le vent favorable qui pousse notre proue en mugissant nous paroît mille fois plus mélodieux. — Entend-il du moins les paroles qu’on lui adresse ? — Oui, c’est ce que nous a dit sa mère qui a péri dans le naufrage. Voilà ce qui fait pleurer ce jeune musicien. Je ne puis vous en apprendre davantage ; il n’est notre captif que depuis hier ; au milieu de la tempête nous n’avons guère pu nous occuper de lui… Mais c’est trop perdre de temps en paroles ; partagez notre repas, et déposez vos armes. — Au même instant le captif tourne la tête et lance à Ronald un rapide coup d’œil : c’étoit un regard significatif que le guerrier comprit facilement.

XXIV.

Amis, dit-il, nous ferons feu et table à part. Apprenez que c’est un pèlerinage que, mon compagnon, ce page et moi, nous avons entrepris. Nous avons fait serment d’abstinence et de veille jusqu’à ce que notre vœu soit rempli ; nous ne pouvons quitter nos plaids et nos glaives, ni partager le repas d’un étranger. Pendant les heures du sommeil, l’un de nous est tenu de veiller. Ainsi ne vous offensez pas si nous choisissons ce coin de la hutte pour nous y retirer. — Étrange vœu ! dit le plus âgé des montagnards ; il est difficile de le bien observer. Que diriez-vous donc si, pour répondre à la méfiance dont vous récompensez notre bon accueil, nous refusions de vous faire part de notre chasse ? — Nous vous dirions que nos épées sont d’une bonne trempe, et que notre vœu ne nous contraint point à mourir de faim quand nous pouvons nous procurer des mets avec de l’or ou du fer. Le front de l’étranger s’enflamme de colère, il grince les dents ; mais tout son ressentiment s’éteint devant le regard étincelant de Ronald ; son lâche cœur ne peut soutenir le front calme et intrépide du monarque : — Que chacun suive donc la coutume de son clan, dit-il avec un faux sourire ; que chacun se tienne dans ses quartiers séparés, et y mange et dorme à son gré.

XXV.

Un double feu s’allume. Pendant le repas, Ronald, Bruce et le page veillent tour à tour. Le visage du vieux montagnard n’annonçoit rien de bon ; il sembloit méditer quelque noir stratagème, et ne cessoit de regarder en dessous avec un air de circonspection. On remarquoit sous ses épais sourcils l’expression du doute et de l’astuce. Le plus jeune, qui paraissoit être son fils, avoit ce sombre aspect qui fait peur aux âmes timides ; quant aux serfs qui se tenoient derrière eux, il y avoit dans leurs regards un mélange de haine et de crainte. Mais bientôt la nuit devint plus obscure dans la cabane ; ils se couchèrent tous cinq, et s’endormirent ou feignirent de dormir. Le jeune captif lui-même qui, prive de la parole, n’avoit plus que ses yeux pour déplorer ses malheurs, cédant à la fatigue, s’étendit par terre pour sommeiller.

XXVI.

Le monarque ne se fiant pas à ses hôtes dangereux, laisse veiller Ronald jusqu’à minuit ; alors Bruce le relève lui-même, et Allan veillera le dernier, après avoir pris le repos qu’exige son âge plus tendre. Quelle est la pensée que Ronald appelle à son secours pour résister au sommeil ? car la crainte d’un aussi lâche ennemi n’auroit pu suffire pour l’occuper : Ronald pense à la charmante Isabelle, au moment où elle tomba aux genoux d’Argentine ; il la revoit aussi dans le brillant tournois de Woodstœk, où elle lui remit avec un sourire bienveillant le prix dû au vainqueur. Belle aux jours de la gloire, belle encore dans le malheur, la sœur de Bruce ne remplit pas seule le cœur du prince des Iles ; il se rappelle aussi Édith, son aimable fiancée… Ah ! comment se décidera-t-il ? L’une a son amour et son cœur, l’autre sa foi et ses sermens prononcés devant le ciel. L’heure de la veille n’est pas pénible pour lui : rarement le sommeil visite les amants. Enfin le hibou fit entendre son chant de minuit ; le renard y répondit en glapissant ; le monarque s’éveilla, et, cédant à ses instances, lord Ronald consentit à prendre un peu de repos.

XXVII.

Quel charme employa le roi Robert pour oublier les fatigues du jour ? Son imagination fit palpiter son cœur de l’enthousiasme de la liberté ; il rêva au bonheur de sa patrie, aux combats livrés pour elle, aux châteaux pris d’assaut, aux villes affranchies, aux étendards de l’Angleterre humiliés par la croix triomphante d’Écosse ; aux vicissitudes de la guerre ; enfin à tout ce qui fait la pensée chérie des héros. Peut-on s’étonner si le sommeil ne vint point s’appesantir sur le monarque au milieu ales importans projets que méditoit sa grande âme ? Déjà une lumière pâle couronne la cime orientale de Coolin : la loutre va se cacher dans sa retraite, la mouette s’éveille avec un cri perçant… Le monarque se résout à goûter un sommeil nécessaire. Le page veille à son tour.

XXVIII.

Il est plus difficile aux yeux d’Allan d’observer la veille qu’exige la sûreté de ses compagnons et la sienne. Il garnit le foyer des rameaux pétillans du pin à la flamme bleuâtre, puis il regarde ses hôtes enveloppés dans leurs plaids. Mais son âme étoit peu accessible à la crainte ; issu d’une race de héros, Allan, s’il vit, égalera un jour les plus vaillans chevaliers. Il pense au château de sa mère, aux bosquets qu’aimoient ses jeunes sœurs, et aux jeux de son enfance. Mais bientôt la clarté de la flamme semble mourir devant ses yeux fatigués. Il se relève, considère le lac où les premières lueurs de l’aurore commençoient à briller. Le brouillard cachoit la cime des rochers, la brise du matin ridoit légèrement la surface de l’onde ; les vagues faiblement agitées frappoient le rivage avec un bruit continuel et monotone. Allan rêve aux récits qui amusèrent ses jeunes années, aux apparitions des pèlerins, aux esprits et aux fantômes, à la chaumière fatale de la sorcière, et aux grottes d’albâtre de la sirène qui habite sous l’Océan dans la retraite enchantée de Strathaire. Son imagination le transporte dans ce séjour : les voûtes de la grotte frappent sa vue au lieu de la sombre enceinte de la hutte ; il pense fouler aux pieds le pavé de marbre ; au-dessus de sa tête les sculptures magiques étincellent comme les étoiles du firmamentnote… Écoute, infortuné ! cesse de croire que le cri aigu que tu entends est la voix de la naïade irritée !… Hélas ! le cri secourable du captif interrompt trop tard le rêve d’Allan. Au moment où il se relève en sursaut, la dague de l’un des brigands a trouvé le chemin de son cœur ; il tourne vers le ciel ses yeux troublés… murmure le nom de son maître, et meurt.

XXIX.

Le réveil de Bruce fut fatal au meurtrier : sa main a saisi un tison ardent, première arme qui se présente lui ; le jeune Allan est déjà vengé : le scélérat tombe et rend le dernier soupir. Le prince des Iles seconde le monarque ; un des serfs montagnards expire percé de son épée, un autre, renversé par son bras redoutable, attend le coup du trépas ; mais, pendant que lord Ronald lui enfonce son épée dans le cœur, le chef de ces assassins vient par derrière lever sur lui une main perfide !… Que ne peut-il être secouru un moment jusqu’à ce que Bruce, qui ne peut frapper deux ennemis à la fois, en ait étendu un second sur le premier déjà expirant… Le captif a vu le péril de Ronald et s’est élancé sur le bras qui le menace ; il l’arrête, et déjà le traître a mordu la poussière, terrassé par le valeureux Robert.

XXX.

— Lâche, s’écrie le monarque, pendant qu’il te reste un souffle de vie, fais-moi connoître quelle noire trame t’arma d’un fer homicide contre de paisibles étrangers ?

— Tu n’es point un étranger, répond ce misérable aveç un accent farouche ; je te connois bien, j’ai vu en toi l’ennemi de mon noble chef, du puissant Lorn. — Eh bien, dit Bruce, réponds encore à une question, et réponds sans détour, pour le salut de ton âme… D’où vient ce captif ? apprends-nous son nom, sa naissance et son pays ; répare par cet aveu ton infâme trahison. — Laisse-moi mourir ;… mon sang se glace, j’ai tout dit sur cet enfant : nous l’avons trouvé dans un navire où nous cherchions… et je pensai… — La mort Iui défend de poursuivre ; Cormac périt, comme il avoit vécu, au milieu du carnage.

XXXI.

Appuyé sur son glaive sanglant, le valeureux Bruce dit à Ronald : — Ami, nous devons rougir… Ce jeune ménestrel lève vers le ciel ses lèvres muettes, et il joint les mains pour rendre grâces au Très-Haut de notre délivrance miraculeuse, tandis que nous oublions d’exprimer notre reconnoissance à la Divinité.

Bruce s’approcha du jeune captif en lui parlant avec douceur ; mais son épée nue le fit frémir. Le monarque essuya le sang qui la souilloit et la plongea dans le fourreau. — Hélas, ajouta-t-il, pauvre enfant ! ta destinée est bien peu d’accord avec ta douceur et ta faiblesse : esclave d’un pirate, tu passes sous un autre maître dont la vie errante n’est qu’une suite de combats et de dangers ;… mais, quoique prince sans royaume et privé de presque tous ses amis, Bruce saura te donner un asile. — Viens, noble Ronald, tes larmes généreuses ont assez coulé sur celui qui n’est plus. Allan est d’ailleurs bien vengé ; viens, quittons ces lieux, le jour a lui ; allons chercher notre navire… Je me flatte que ce traître nous a trompés en nous annonçant qu’il avoit pris le large.

XXXII.

Cependant, avant de quitter ce théâtre de carnage, le prince des Iles fit ses tristes adieux à Allan : — Qui racontera sa fin déplorable dans le château de Donagaile ? dit-il ; hélas ! qui apprendra à sa pauvre mère que le plus chéri de ses fils est mort dans la fleur de son âge ! Paix à ton ombre, page infortuné ; compte sur moi pour le soin des prières funèbres. Quant à ces lâches, les hurlemens du loup et le cri du corbeau retentiront sur leurs cadavres privés de sépulture.

Déjà une lumière de pourpre et d’or se répand sur la crête orientale de Coolin et sur les sombres vagues du lac ulle brille des plus riches nuances depuis le pic aérien de la montagne jusqu’aux ravins et aux précipices. (C’est ainsi que les grandeurs de la terre nous abusent de loin par leur éclat, et couvrent sous la magnificence les soucis secrets qui les accompagnent.) Bruce et Ronald suivent un sentier inégal à travers les saillies d’un dur granit. Les deux guerriers s’entretiennent tristement, et le captif les suit en silence.


FIN DU CHANT III.
Notes


CHANT III.

Note 1. — Paragraphe IV.

Plus d’un chef des Iles exerça le métier de pirate jusqu’à ce que la civilisation eût introduit dans les Hébrides quelque idée du droit des gens.

Note 2. — Paragraphe VIII.

J’ai suivi la tradition vulgaire sur la bataille de Talkirk ; mais il est inexact que Bruce y ait combattu contre Wallace. Voyez sa justification dans les Annales de l’Écosse par lord Halles.

Note 3. — Paragraphe XII.

Le paysage extraordinaire que j’ai essayé ici de décrire, est unique dans l’Écosse. L’épisode des pirates que Bruce rencontre est emprunté de Barbour, avec les changemens qu’exigeoit le sujet.

Note 4. — Paragraphe XXVIII.

L’imagination ne peut rien concevoir de plus beau que la grotte découverte, il y a quelque temps, dans le domaine d’Alexandre Mac-Allister de Strathaire. La description en a été publiée par le docteur Marc Leay d’Oban.