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Le Lord des îles/Gosselin, 1824/Chant IV

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Traduction par M. A. P.
Gosselin (p. 120-159).


CHANT IV.


I.

Étranger, si tes pas audacieux ont parcouru les contrées septentrionales de l’antique Calédonie, où l’orgueilleuse reine du désert a placé son trône solitaire près des lacs et des cataractes, ton âme a éprouvé un plaisir sublime, mais triste, en contemplant les vallons incultes et la cime des monts ; en écoutant les torrens rapides qui se précipitent des flancs des rochers et mêlent leurs voix mugissantes aux cris de l’aigle, au`murmure du lac et au sifflement des aquilons.

Oui, ce spectacle t’a paru sublime, mais plein de mélancolie ; … la solitude a pesé sur ton âme, le désert a lassé tes yeux ; un sentiment solennel et sévère, une terreur étrange, ont accablé ton cœur ; tu aurois désiré trouver non loin de toi la cabane d’un bûcheron ou quelque indice d’une créature vivante ; tu aurois aperçu avec ravissement la fumée s’élever en légers flacons au-dessus du toit hospitalier ; tu aurois répondu avec joie au chant matinal du coq ou aux cris des enfans, sous la verdure des saules.

Quels sont les lieux dont la sauvage grandeur excite cet effroi adouci par un soupir ? Ce sont les lacs du sombre Rannoch, la vallée de Glencoë, ou bien encore ces cavernes blanches d’écume des climats du nord, où le Loch-Eribol mugit de colère. Mais que le ménestrel aille juger si ces solitudes imposantes ne cèdent pas au terrible rivage qui voit s’élever l’aride crête de Coolin, et qui entend rugir le Coriskin. —

II.

Les guerriers traversoient ces déserts, lorsque le son d’un cor et des clameurs répétées frappèrent leurs oreilles. — C’est le cor d’Edward, dit Bruce ; quelle cause a pu déterminer un si prompt retour ? Regarde, généreux Ronald… vois-le s’élancer sur les rochers avec la légèreté du cerf poursuivi. C’est ainsi qu’Edward Bruce précipite toujours ses pas dans les jeux de la paix comme aux jours des batailles… Il nous a vus ; avant qu’il soit auprès de nous, ses cris vont nous instruire des motifs qui l’amènent.

III.

Edward s’écrie : — Que faites-vous ici à la poursuite du chevreuil, lorsque l’Écosse réclame son roi ? Un navire de Lennox, qui s’est croisé avec le nôtre, m’accompagne pour vous en porter à la hâte l’heureuse nouvelle. Stuart appelle aux armes les vallons de Teviot et Douglas ceux où il reçut le jour. Ta flotte, ô Bruce ! est parvenue malgré la tempête dans la baie de Brodick. Lennox n’attend que ton arrivée et tes ordres pour embarquer une troupe de braves dévoués ; mais il me reste encore une faveur du ciel à t’apprendre : le plus cruel de tes ennemis, Edward d’Angleterre, vient d’expirer sur les frontières, en marchant contre nous à la tête de son arméenote.

IV.

Bruce demeura calme… son front sévère témoignoit rarement sa joie. Mais bientôt un noble enthousiasme colora son visage : — Terre d’Écosse, s’écria-t-il, tu verras donc, avec la volonté du ciel, tes enfans libres et vengés de leurs ennemis. Mais, Dieu tout-puissant, je te prends à témoin qu’il ne se mêle aucun ressentiment personnel à la joie que me cause la mort d’Edward : je reçus de sa main l’épée de chevalier ; je lui dus mon rang et mon sceptre, et je puis avouer qu’en arrachant de l’histoire la page des affronts faits à l’Écosse, la postérité ne pourroit plus voir en lui qu’un monarque sage, courageux, et chéri de son peuple. — Que les bourgeois de Londres déplorent la perte de leur prince, que les moines de Croydon chantent ses louanges, reprit Edward avec vivacité ; ma haine, éternelle comme la sienne, franchit les barrières de la vie et ne meurt pas avec celui qui n’est plus. Telle a été la haine de notre persécuteur sur les sables de Solway, quand la rage contractoit encore sa main presque insensible pour montrer la terre d’Écosse, et qu’il prononçoit pour dernières paroles des malédictions contre son successeur, s’il épargnoit la patrie de Bruce avant que tous les prétendus rebelles fussent étendus sur leurs sillons ensanglantés. Telle a été sa haine lorsque, renonçant aux paisibles demeures des morts, il a ordonné à son armée impitoyable de transporter ses ossemens sur nos frontières comme si son œil glacé pouvoit encore jouir du spectacle de nos infortunes. Telle a été la haine du tyran, cruelle, terrible, éternelIe… comme la mienne.

V.

— Edward, laisse les femmes s’attaquer avec des mots, et les moines avec des malédictions ; l’épée est la seule arme des guerriers. Crois qu’il nous restera assez d’ennemis vivants pour satisfaire ta haine et ta vengeance, Tourne les yeux vers la mer, et vois ces galères qui nous invitent à profiter du vent favorable. A bord, à bord, et qu’on mette à la voile. Dirigeons-nous sur Arran, où nos amis dispersés se sont réunis au loyal Lennox, à Delahaie, et à Boyd si audacieux dans les batailles. Il me tarde de commander ces vaillans soldats et de voir flotter de nouveau mon étendard… Le noble Ronald veut il nous accompagner, ou rester pour réunir les forces de ces îles ? — Advienne ce qu’il pourra, heur ou malheur, reprit le chef, Ronald ne quittera jamais le côté de Bruce. Puisque deux galères sont entrées dans la baie, la mienne ira, avec l’agrément de mon souverain, appeler aux armes les clans d’Uist et tous ceux qui entendent les rugissemens du Minche sur les rivages de Long-Island. Quant aux habitans des îles plus voisines, nous pouvons, sans éprouver un grand retard, les avertir nous-mêmes en continuant notre route ; et bientôt la côte d’Arran verra Torquil arriver avec une flotte, si ses insulaires de l’ouest respectent toujours les ordres de leur prince.

VI.

Ce projet fut adopté. Mais avant qu’on remît à la voile, Coolin et le sombre Coriskin entendirent les lamentations des funérailles. Les insulaires attristés portèrent jusqu’au rivage le corps du page malheureux, en suivant à pas lents les bords de ce lac, digne théâtre d’un spectacle aussi douloureux. A chaque halte, les chants du coronach s’élevoient jusqu’aux nues ; et, quand le cortège se remettoit en marche, les cornemuses célébroient avec les sons aigres du pibroc le jeune héritier de Donagaile. Les rochers et les cavernes du Coolin répétèrent l’hymne des tombeaux. Ces funèbres accords alloient mourir sur les brouillards de la montagne ; car jamais accents formés par les mortels n’atteignirent sa cime escarpée, qui ne répond qu’à la voix terrible de la tempéte, ou aux roulemens de la foudre.

VII.

Le navire sillonne rapidement les flots, et bondit, poussé par la brise des montagnes de Ben-na-Darch, qui se joue dans les voiles ; le frémissement qui agite les cordages ressemble au rire de la gaieté ; les vagues divisées bouillonnent et murmurent comme pour répondre par un semblable son. La mouette précède le vaisseau, et rase la plaine liquide d’une aile légère. La cime du Coolin et les rochers de Sapen ont déjà disparu. Ce fut alors que des signaux guerriers se firent voir aux noires tours du Dunscaith et du lac d’Éiford ; bientôt d’épais nuages de fumée s’élèvent en tournoyant sur Cavilgarrich. À cet aspect, qui flatte leur soif de guerre et de vengeance, les clans belliqueux de Sleath et de Strath, impatients d’en venir aux mains, coururent aux armes et se couvrirent de leurs boucliers. Le chef de Mac-Kinnon, blanchi dans les batailles, est chargé de les commander et de les conduire à la baie de Brodick.

VIII.

Un autre signal éclaire au loin la terre et la mer du haut de la tour de Canna, suspendue sur l’abîme comme le nid du fauconnote. Ne cherchez point à gravir le rocher sur lequel est assis ce château, pour y contempler ses ruines ; c’est une entreprise hasardeuse, si ce n’est pour le daim ou l’agile chevreuil. Arrêtez-vous sur les sables argentés de la plage, et faites répéter au vieux berger son antique tradition. Il imposera silence aux sauvages aboiements de son chien, étendra son plaid sur les grèves de l’Océan, vous invitera à vous y asseoir, et vous racontera comment un chef amena jadis une dame étrangère dans cette sombre tour. Une noire jalousie put seule inspirer à cet époux sévère de confiner dans une telle prison une aussi belle captive.

Souvent, lorsque les rayons de la lune dormoient sur le sein des vagues, cette aimable étrangère s’inclinoit en pleurant sur les créneaux des remparts, et tournoit les yeux vers les climats du sud. Pensant peut-être à des temps plus heureux, elle touchoit son luth, et chantoit de plaintives romances dans la langue de sa patrie. De nos jours encore, quand la clarté de l’astre des nuits se reflète sur le rocher de la baie ; quand chaque brise est muette, l’habitant des Hébrides croit entendre, avec un plaisir mêlé de crainte, le murmure d’un luth et la voix d’une captive qui déplore ses malheurs dans une langue inconnue… Ce récit est touchant… mais il a déjà trop occupé la harpe du ménestrel… Hélas ! qui peut passer près du rocher et de la tour en ruines, sans accorder le tribut d’un soupir à l’infortunée dont ils rappellent la mémoire ?

IX.

Cependant le pilote a dirigé le navire vers les montagnes de Ronin ; les peuples qui les habitent sont accourus sur le rivage ; leur arc est détendu. Soumis aux lois du lord des Iles, ils laissent le pieu des chasseurs pour le fer des guerriers. Bientôt la flamme qui brille sur Scouoreigg appelle ses habitans sous les drapeaux de leur prince, race nombreuse avant que le farouche Macleod vînt dans leur île, armé de la vengeancenote. Vainement la caverne de l’Océan offre un refuge à ses victimes : le chef inexorable en ferme l’entrée avec des bruyères en feu ; d’épaisses vapeurs remplissent le souterrain ; les menaces des guerriers, les gémissemens des enfans, les cris des mères sont vainement entendus ; le chef, n’écoutant que sa rage, entretient les flammes jusqu’à ce que toute une tribu expire dans son dernier asile. Les ossemens encore entassés dans la caverne attestent cette fatale vengeance.

X.

Le navire sillonne rapidement les flots, semblable à l’alouette qui fend les airs au retour de l’aurore, ou au cygne qui traverse l’onde amère dans un jour d’été. On aperçoit à l’est les rivages du Mull, Colonsay, Ulva et le groupe des îles qui entourent Staffanote, célèbre par le temple de l’Océan ; parmi ses colonnes ignorées, le cormoran trouve un asile paisible ; le timide veau marin repose sans crainte dans cet édifice merveilleux, que la nature semble avoir voulu élever elle-même à la gloire de son créateur, pour surpasser tous les temples construits par des architectes mortels. Pour quelle autre divinité se seroient élevées ces colonnes, et ces arches se seroient-elles arrondies ? Telle est la pensée solennelle qu’inspire la voix retentissante des vagues, répétée par l’écho dans les intervalles du flux et du reflux, avec une mélodie plus imposante que celle de l’orage. Ce n’est point sans dessein que l’entrée de l’édifice fait face à l’antique temple d’Iona ; la nature semble dire à l’homme : — Enfant fragile de la poussière, tu as construit un monument auguste et vanté au loin ;… mais regarde le mien !

XI.

Le navire continue sa route rapide, comme le dauphin qui échappe au tyran des mers, ou tel qu’un daim poursuivi par la meute. Ronald laisse le Loch-Tua du côté opposé au vent ; il se fait reconnoître aux guerriers du sauvage Tiry, et au chef de l’île sablonneuse de Coll. Il ne s’arrête point au port de Saint-Colomba, quoique l’airain des clochers retentisse solennellement. — Le fier et vaillant lord de Lochbuie vit son signal, et ceignit son épée ; la verdoyante Iloy réunit tous ses braves ; avec eux s’armèrent l’île de Scarba, battue par les flots menaçans du Corryvrekin, et la solitaire Colonsay. Lieux chantés par une harpe aujourd’hui muette, il a cessé de vivre, celui qui vous célébra ! il est éteint, ce flambeau qui aimoit à répandre au loin la clarté du savoir. Un rivage étranger a reçu le dépôt des cendres de Leyden !

XII.

Le vent n’a pas cessé d’étre favorable, mais le navire ne sillonne plus les mers. C’est une route inusitée qu’il suit, de peur de rencontrer la flotte ennemie du sud, en tournant autour de la péninsule de Cantirenote ; il entre dans le lac de Tarbat : l’équipage est obligé de traîner le vaisseau sur l’isthme, jusqu’à la baie de Kilmaconnel. Ce fut un spectacle étrange de voir les mâts passer au-dessus de la cime des arbres, et le vaisseau glisser librement le long des rochers et des bois. Maint devin des montagnes sut tirer d’importans présages de ce prodige, rappelant aux habitans de ces parages les anciennes légendes qui disoient : — Que lorsqu’un navire royal vogueroit sur la mousse de Kilmaconnel, l’antique Albyn triompheroit dans les batailles, et verroit pâlir et trembler tous ses ennemis à l’aspect de sa croix d’argent.

XIII.

Lancée une seconde fois dans la mer, la galère, fière de cet augure, fit voile pour l’île d’Arran ; avant de s’éclipser derrière Ben-Ghoil, montagne des vents, ie soleil éclaira d’une clarté propice cet âpre sommet et le Loch-Ranza. Bruce et ses compagnons saluent ces lieux avec foie ; l’île sembloit reconnoître son monarque, tant la côte étoit brillante, tant l’Océan étoit pur. Chaque vague diamantée rouloit paisiblement dans la baie, où les couleurs de l’or étaient mélées à celles de l’azur et de l’émeraude. La tour, la colline, le vallon et le bocage étaient richement nuancés par les teintes de la dernière heure du soir. Le vent, qui soupiroit avec amour, interrompoit seul par intervalles ce silence solennel. Qui auroit voulu détruire le charme de ce tableau enchanté par des entretiens de combats et de malheurs ?

XIV.

Est-ce de la guerre, que parle Ronald ? La rougeur qui colore ses joues, son regard timide et baissé, l’hésitation de sa voix, indiquent un tout autre discours ; le front du roi Robert laisse connoître qu’une pensée profonde l’absorbe, et qu’il doute de ce qu’il peut répondre à une demande importante ; cependant on lit aussi parfois dans ses yeux un regard de compassion mêlé à ce sourire de bienveillance de l’homme sévère qui écoute parler d’amour. Lord Ronald plaide sa cause avec inquiétude ; — Quant à ma fiancée, dit-il, mon souverain sait comment Édith a fui d’Artornish ; elle est trop à plaindre pour que je croie avoir le droit de blâmer cette prompte évasion ; que le bonheur l’accompagne !… Mais elle a fui l’hymen, et Lorn a retiré sa promesse en présence de nos chefs assemblés. J’ai offert ma main pour accomplir l’alliance projetée par nos pères… Repoussé avec dédain, je con-naîtrois mal les lois de l’honneur, mon cœur seroit bien lâche, si je jouois encore le rôle de suppliant pour le.plaiair de Lorn.

XV.

Ami, répondit Bruce, c’est à l’Église à décider cette question ; mais il seroit peu juste, il me semble, puisque Édith accepte, dit-on, Clifford pour son époux, que le lien qu’elle a rompu pût encore te retenir ; quant à ma sœur Isabelle, qui nous répondra des caprices d’une femme ? Le chevalier du Rocher, vainqueur dans le tournoi de Woodstok, ce chevalier inconnu, couronné de sa main, a su lui plaire ; je le soupçonne ; mais depuis le malheureux sort de notre frère Nigel, depuis la ruine de notre maison, ma sœur, pensive et triste, est bien changée ! Peut-être, ajouta le monarque en souriant, peut-être ce que je viens d’entendre pourra lui causer d’autres rêveries : nous le saurons bientôt ; ces montagnes nous cachent le couvent de Sainte-Brigite, c’est là qu’Edward a déposé Isabelle, qui doit y demeurer jusqu’à des temps plus prospères ; c’est là que je porterai ta requête ; crois que ton ami saura parler pour toi.

XVI.

Pendant qu’ils conversoient ainsi, le ménestrel muet étoit auprès d’eux, et appuyoit son front contre le mât ; un chagrin qu’il vouloit en vain réprimer arrachoit d’amers soupirs de son sein haletant ; ses mains pressoient ses paupières comme s’il eût voulu arrêter ses larmes au passage ; mais elles ruisseloient malgré lui à travers ses doigts délicats. Edward, qui se promenoit plus loin sur le tillac, s’aperçut le premier de cette douleur contrainte ; aussi irréfléchi que bravenote, il s’empressa de consoler le jeune homme affligé avec une bienveillance mêlée de brusquerie. Il arracha la faible main qui cachoit ses yeux baignés de pleurs ; le captif résistoit… mais le guerrier, avec une rudesse qu’il prenoit pour une marque d’amitié, essuya lui-même ses joues, en lui disant — N’as-tu pas honte de pleurer… Je voudrois que ta langue muette pût me dire quel est celui qui cause ta peine ; fût-il le meilleur de nos matelots, j’en aurois raison. Allons, console-toi ; te voilà propre à servir de page à un guerrier : tu seras le mien. Un beau palefroi te sera confié pour me suivre à la chasse ou pour porter mes messages à ma belle ; car je pense bien que tu ne trahiras point le nom de ma divinité.

XVII.

Bruce s’approche à ces mots. – Joyeux Edwardnote, dit-il, ce n’est point là le page qu’il te faut pour garder ton arc, remplir ta coupe, ou porter tes messages auprès de la beauté. Tu es un maître trop rude et trop irréfléchi pour cet orphelin. Ne vois-tu pas comme il aime à rester nuit et jour à l’écart ? Il est assurément plutôt fait pour servir notre sœur Isabelle dans les paisibles occupations du cloître, et pour y prier le ciel avec le père Augustin, que pour courir les aventures avec un guide tel que toi. — Grand merci de tes complimens flatteurs, répondit gaiement Edward. Mais un jour nous verrons qui de nous deux protégera ou emploiera mieux ce pauvre enfant… Notre vaisseau est en vue du rivage, lançons la chaloupe et débarquons.

XVIII.

Le roi Robert sauta légèrement à terre et fit trois fois retentir son cor, qui réveilla les échos de Ben-Ghoil. C’étoit là que Douglas et Delahaie serroient de près un cerf aux abois, et que Lennox excitoit la meute trop lente au gré de son impatience.

— C’est l’ennemi, s’écria Boyd_ qui accourut haletant et l’œil en feu… c’est l’ennemi ; que chacun de nous, vaillans chevaliers, laisse son arc et prenne son épée. — Non, reprit le lord James, ce n’est point là un cor anglois ; Je l’ai souvent entendu animer les combattans, les exciter à la victoire ou arrêter la déroute : Douglas, reconnois le signal de Bruce ; que chacun de nous se rende aux bords du Loch-Ranza ; ce cor est celui de notre monarque.

XIX.

La nouvelle se répand ; les guerriers courent au rivage en poussant les acclamations de la fidélité. Ils se pressent autour de Bruce, lui serrent les mains et versent des larmes. Les uns étaient de vieux guerriers dont le casque cachoit les cheveux blancs, et dont la hache étoit encore souillée du sang des Danois ; les autres, des enfants dont la faible main pouvoit à peine frapper de leurs épées pesantes contre le fer des boucliers. Il en étoit aussi qui portoient les cicatrices de blessures reçues dans les malheureuses guerres d’Albyn, au fatal combat de Falkirk et aux défaites de Teyndum et de Methven. On remarquoit le robuste Douglas, l’aimable Lennox, Kirkpatrick, le chevalier redoutable de Closeburn ; Lindsay farouche et bouillant, l’héritier de Delalaye, victime d’un meurtrier, le grave Boyd et le gai Seton. Ils entourent le roi qui leur est rendu ; ils pleurent, et le pressent sur leur cœur ; vieillards et jeunes gens, seigneurs et vassaux ; celui qui n’a jamais tiré le glaive du fourreau, comme le guerrier familiarisé avec les périls, tous sont déterminés à tout braver, et à vaincre ou à mourir aux côtés de Bruce.

XX.

Guerre ! tu as tes farouches plaisirs, tes rayons de joie qui brillent et éblouissent comme l’éclair de lumière qui jaillit du bouclier sur le champ de bataille. Tels sont les transports que fait naître le cri de victoire, ou le serment de vengeance après une défaite, quand une armée proclame les noms de ceux qui ont succombé en braves. Terre des Bretons, tu fus toujours la patrie des héros ! et tes nobles soldats aimeront toujours les sons de la lyre anglaise ! O vous à qui l’honneur est cher, ne connoissez-vous pas cette joie sévère qui fait vibrer tous les ressorts secrets du cœur et inonde les yeux de larmes ? Pourriez-vous donc blâmer Bruce, si son mâle visage offrit des traces de pleurs lorsqu’il aperçut à ses genoux, et lui tendant les bras, les courageux patriotes qui avaient salué les premiers jours de son règne ? Pourriez-vous le blâmer ? Son frère osa le faire : tout en partageant sa foiblesse, mais honteux, il détourna la tête avec un sourire de fierté, et se hâta d’essuyer la larme qui le faisoit rougir.

XXI.

L’aurore a lui ; la cloche de matines a cessé depuis long-temps de retentir dans le cloître de Saint-Bride. Une ancienne sœur accourt à la cellule d’Isabelle et s’écrie : — Hâtez-vous jeune princesse, hâtez-vous ; un noble étranger vous attend à la grille. Les pauvres recluses de Saint-Bride n’ont jamais vu chevalier à l’air si imposant ; c’est à lady Isabelle qu’il veut parler, a-t-il dit. — La belle princesse étoit agenouillée pour réciter son rosaire ; elle se lève et répond : — Qu’il vous confie son message ; je ne puis entretenir un inconnu. — Saint Bride m’en préserve, madame ! reprit la tourière en se signant ; je ne voudrois pas pour le titre de prieure refuser un aussi grand seigneur. — Eh ! quoi donc, dit Isabelle, les grandeurs de la terre peuvent-elles quelque chose sur une sœur de votre ordre ? Êtes-vous, comme les femmes mondaines, éblouie par un vain éclat ?

XXII.

— Non, madame ; depuis long-temps les pierreries et le faste n’ont aucun prix à mes yeux ; mais un vain cortège n’indique point le rang de l’étranger, un jeune page forme toute sa suite. C’est l’aspect, le regard et l’accent de ce seigneur qui imposent. Sa haute stature le fait ressembler à une tour ; mais elle est si parfaite dans ses proportions, qu’elle ne manque ni d’aisance ni de grâces. Ses cheveux, noirs comme le jais et déjà nuancés par la neige de l’âge, se bouclent sur son front comme les festons de la vigne. L’habitude des combats a laissé un air farouche dans ses traits majestueux ; mais il y a tant de dignité dans ses regards, que, malheureuse et suppliante, je serois sûre de trouver dans ce guerrier bienveillance et protection ; coupable, je le redouterois plus que la sentence qui m’auroit condamnée au trépas. — Assez, interrompit la princesse ; c’est l’espoir de l’Écosse, son espoir, son orgueil ; jamais le front des vulgaires mortels ne fut si auguste et si imposant : c’est l’élu du Ciel qui est rendu enfin à la patrie : hâte-toi, Mona, hâte-toi d’introduire mon frère chéri, le roi Bruce

XXIII.

Le frère et la sœur s’embrassent, avec le sentiment qu’éprouvent des amis qui se sont quittés avec douleur et qui ne se revoient qu’avec une espérance douteuse. Mais quand les premières émotions de cette entrevue furent calmées, Bruce promena ses regards dans l’humble cellule, sur la muraille nue et le lit de veille. — Et ce sont là, ma pauvre Isabelle, dit-il, ta demeure et ta couche royales ! Les riches étoffes et les joyaux qui conviennent à ton rang sont donc remplacés par un simple rosaire et une ceinture de crin ! Au lieu des fanfares du clairon qui annoncent les banquets ou les jeux de la cour, c’est la triste voix de la cloche qui t’appelle à la prière et à la pénitence ! Malheureuse sœur de celui qui a hérité des droits du premier David, pourquoi faut-il que la fortune des armes ait trahi la justice de ma cause !

XXIV.

— Laisse ces vains regrets ; sois l’inébranlable Bruce, s’écria-t-elle : je serois moins glorieuse de devoir une couronne au hasard, que d’avoir partagé tes disgrâces, lorsque ton bras s’arma pour la défense de la patrie. Ne t’afflige pas si je ne me laisse plus égarer par le rêve trompeur des joies du monde. Le ciel a daigné jeter un coup d’œil sur mon inexpérience et me préserver du naufrage. Il m’a éprouvée avec toute la sévérité de ses jugements ! La ruine de ma maison, ta défaite, la mort de Nigel, ont subjugué mon cœur ; j’ai fixé toutes mes espérances dans le ciel : les vaines grandeurs ne me séduiront plus dans ce monde du péché.

XXV.

— Non, Isabelle, répondit Bruce, non, avant de faire ce choix, écoute la voix de ton frère… Réfléchis bien ; crains que dans la pénitence du couvent, de plus douces pensées ne viennent te distraire… Peut-être le souvenir de ce chevalier inconnu, vainqueur au tournoi de Woodstok… Tu rougis ; que dirois-tu s’il mettoit à tes pieds un laurier plus glorieux encore ? – L’œil pénétrant de Bruce avoit aperçu la rougeur passagère d’Isabelle, aussi rapide que le dernier rayon du jour qui colore la nue et s’évanouit aussitôt. Mais Isabelle répondit avec un regard assuré : — Je devine l’intention de mon frère ; car la renommée a pénétré jusque dans ce cloître silencieux, et nous a appris que la voix de Ronald a rangé tous les habitans des îles sous ses nobles drapeaux. Mes yeux m’ont déjà fait reconnoître que le chevalier vainqueur du tournoi et le brave lord Ronald ne sont qu’un. Si, libre de tout autre lien, il eût brigué plus tôt mon alliance, son nom et l’appui de mon frère auroient peut-être… Mais fais éloigner ce page ; je ne puis te répondre devant lui.

XXVI.

Le page se tenoit à l’écart autant que pouvoit le permettre l’étroite enceinte de la cellule. L’œil troublé, le cœur ému, il s’appuyoit sur l’épée de Bruce. Chargé aussi du manteau du monarque, il s’en couvroit le visage. — Ne crains rien de ce témoin, dit Robert, je lui dois la vie. Il quitte rarement mon côté ; je suis sûr de sa discrétion puisque la nature l’a condamné à un éternel silence. Sa douceur est sans égale ; je veux qu’il habite dans la cellule du père Augustin, et qu’il consacre ses services à ma sœur Isabelle. Ne fais point attention à ses larmes ; je les ai vues couler comme l’onde qui s’échappe des monts au retour du printemps, c’est un jeune ménestrel qui mérite tout notre intérêt, mais trop timide pour braver les dangers et les flots ; ceux qui veulent suivre Bruce doivent savoir lutter contre l’orage. Continue ma chère Isabelle : que dois-je répondre à lord Ronald ?

XXVII.

Eh bien ? que Ronald apprenne que le cœur qu’il désire obtenir n’appartient plus qu’à Dieu. Mon amour fut comme la tendre fleur d’été qui se flétrit dans la saison des frimas ; enfant de l’orgueil et de la vanité, il s’est évanoui avec les brillantes chimères qui l’ont produit. Si Ronald insiste, dis-lui qu’il est lié à celle qui reçut sa foi ; l’anneau de l’hymen, ses sermens sur la croix et son épée sont des nœuds sacrés qui l’enchaînent. Et toi, Robert, qui plaides ici pour lui, je t’ai vu te déclarer le protecteur d’une femme malheureuse. Le danger te menaçoit de près ; les Anglais étaient à ta poursuite ; la retraite étoit pour toi le seul moyen de salut ; tu entends les cris d’une femme dans les douleurs de l’enfantement ; soudain tu fais retourner et arrêter tes guerriers ; tu braves tous les efforts de l’ennemi plutôt que d’abandonner, en lâche chevalier, une femme dans la détresse à des soldats impitoyables. Voudrois-tu donc aujourd’hui refuser ton assistance à une fiancée opprimée et outragée, soutenir la perfidie de Ronald et m’imposer la loi de favoriser son inconstance ? J’en atteste le ciel ! si les sentimens terrestres qui émurent jadis mon cœur n’étaient pas tous immolés à l’espérance d’une autre vie, je repousserois les hommages de Ronald jusqu’à ce qu’il eût déposé à mes pieds l’anneau nuptial et un écrit de celle qu’il dédaigne, pour attester qu’elle le dégage de sa foi.

XXVIII.

Cédant à une impulsion soudaine, le page s’élance vers le sein d’Isabelle ; puis, revenant à lui-même, il baisse la tête au même instant, fléchit le genou, baise deux fois la main de la princesse, se relève, et sort de la cellule. Isabelle interdite rougit, et se montre irritée de cette hardiesse ; mais le bon roi Robert s’écrie : — Pardonne-lui, ma sœur,… mon page s’exprime par signes ; il a entendu quel emploi je lui destine, et il n’a pu retenir les transports de sa joie… Mais toi, chère Isabelle, réfléchis au choix que tu veux faire, et crois que je ne veux point agir en tyran, ni pour te contraindre au don de ta main et de ton cœur, ni pour souffrir que Ronald outrage pour toi la fille de Lorn. Penses-y donc bien ; il n’y a pas longtemps encore que tu aimois à soupirer en secret, et que les chants que tu préférois étaient toujours ceux d’une tendresse malheureuse. Aujourd’hui que te voilà libre, c’est le cloître qui est l’objet de tous tes vœux. Ah ! si notre frère Edward connoissoit ce changement, comme son humeur satirique trouveroit un beau texte à s’exercer sur les caprices des femmes !

XXIX.

— Mon frère, répondit Isabelle, je ne serois pas, surprise des sarcasmes d’Edward ; bon, mais franc avec rudesse, il fut toujours ennemi de la contrainte et des pensées rêveuses ; mais toi, tu es d’un autre caractère. Je te charge donc de dire à Ronald, répéta-t-elle, que, s’il ne dépose à mes pieds l’anneau qui engagea sa liberté, il doit s’abstenir de rechercher ma main : que cet anneau soit volontairement rendu par Édith. Mais, quand même il seroit affranchi du nœud qui l’enchaîne, je ne promets point de préférer un époux à l’ombre du cloître. Adieu, mon frère, adieu pour un temps ; la cloche m’appelle à d’autres devoirs.

XXX.

— La voilà perdue pour le monde, dit Bruce en quittant cette fille des rois. Quelle pierre précieuse sera ensevelie dans ce cloître ! Hélas, c’est la main cruelle du malheur qui a détruit dans ce jeune cœur les tendres sentimens de l’amour ?… Mais qu’ai-je à faire avec l’amour ? des soins plus sérieux réclament mes pensées.

— Nous ne pouvons demeurer dans cette île : d’ailleurs elle ne suffiroit bientôt plus à nos besoins : vis-à-vis, sur le continent, sont les tours de Turnberry, qui attendent mes troupes… Le vieux chapelain de mon père, Cuthbert, qui habite toujours ce rivage, ne pourroit-il pas m’avertir, par la flamme d’un signal, de l’heure propice du départ ?… Espérons ; un ami fidèle lui portera mon message : c’est Edward qui trouvera le messager. Si une fois cette forteresse est en notre pouvoir, la flotte des Iles se réunira sur la côte de Carrick.

— O terre d’Écosse ! pourrai-je enfin venger tes outrages dans un combat ; lever mon front victorieux, et voir la liberté rendue à tes collines et à tes vallons ! ce spectacle de bonheur est tout ce que je demande au ciel avant de mourir.

En prononçant ces paroles, il descendoit lentement le coteau, s’arrêtant souvent d’un air pensif. Il arrive enfin au lieu champêtre où son armée avoit assis son camp.


FIN DU CHANT IV.
Notes


CHANT IV.

Note 1. — Paragraphe III.

Arrêté par la mort dans ses projets de vengeance, Edward Ier ordonna à son fils de l’ensevelir en vue de l’Écosse, et d’en poursuivre la conquête ; mais son fils, se souciant peu de continuer la guerre, transporta le corps de son père à Londres, et le déposa dans un tombeau de Westminster Abbey avec cette inscription :

Edwardus primus, Scotorum maleus, hic est, Pactum serva.
Note 2. — Paragraphe VIII.

Tradition romantique de l’île de Canna on Cannay.

Note 3. — Paragraphe IX.

Vengeance attestée par les ossemens des victimes. En 1745, pendant les persécutions dont le catholicisme étoit l’objet, le prêtre d’Eigg disoit la messe dans cette caverne sur une saillie de rocher. Ce prêtre et les montagnards, assemblés dans ce souterrain, formoient un tableau digne de Salvator.

Note 4. — Paragraphe X.

La caverne de Staffa ou le palais de Neptune ne peut guère être décrit. Elle paroît plus vaste et plus étonnante chaque fois qu’on la revoit.

Rien de pittoresque comme le groupe d’îles, dont Staffa est la plus remarquable.

Note 5. — Paragraphe XII.

La péninsule de Cantire est réunie au Knepdale par un isthme très étroit. Pour éviter les dangers d’une navigation peu connue, autour du promontoire de Cantire, il n’y a pas long-temps encore, dit Pennent, que des navires de neuf ou dix tonneaux étaient tirés par des chevaux pour passer du lac de l’ouest dans celui de l’est.

Note 6. — Paragraphe XVI.

Le contraste du caractère des deux frères est bien peint par Barbour, dans son histoire de Bruce.

Note 7. — Paragraphe XVII.

Cet incident mit dans tout son jour la générosité chevaleresque de Bruce. C’est un de ces traits que Barbour raconte avec une naïveté charmante ? (Vide Barbour’s Bruce, book XVI.)