Le Lorgnon (Girardin)/Ch. 20

La bibliothèque libre.


XX.

Touchée de cette aimable attention, madame de Champléry présuma que M. de Lorville viendrait le jour même chez sa belle-mère, pour savoir comment avait été accueilli le tableau désiré.

Madame de Clairange attendait ce soir-là beaucoup de monde, et Valentine se rendit chez elle de bonne heure, mise avec recherche, gracieuse comme une femme satisfaite de sa parure, et animée de cette coquetterie confiante qui rend toujours bienveillante et jolie. Peu de personnes étaient arrivées lorsqu’elle entra chez sa belle-mère, qui s’écria aussitôt qu’elle l’aperçut :

— Ah ! Valentine ! que je vous attends avec impatience ! Je compte sur vous, ma chère, pour faire les honneurs de mon salon, car il faut absolument que je vous quitte. Je cours à l’instant chez ce pauvre M. Laréal, qui s’est cassé la jambe ce matin ; son cabriolet a été accroché par un omnibus d’une si affreuse manière, que le malheureux a failli être tué avec son cheval et son domestique ; vous direz cela, ma petite, à tous ceux qui remarqueront mon absence.

— Mais tout le monde la remarquera chez vous, madame ! dit Valentine en s’efforçant de ne pas sourire, et surprise de l’empressement de sa belle-mère à aller donner ses soins à une personne qu’elle connaissait à peine. Elle voulut lui en faire l’observation et dire quelques mots pour la retenir ; mais voyant que madame de Clairange, décidée à sa bonne action, s’éloignait sans l’écouter, elle se résigna à jouer le rôle de maîtresse de maison, et se prépara patiemment à l’ennui d’expliquer à deux cents personnes, l’une après l’autre, pourquoi madame de Clairange, qui les avait invitées, n’était pas chez elle ce jour-là.

Valentine sentait d’ailleurs que sa belle-mère devait regarder comme une bonne fortune cette occasion éclatante de faire briller sa charité. En effet, n’était-ce pas une merveilleuse idée de madame de Clairange d’avoir réuni chez elle les gens les plus distingués de Paris pour leur apprendre à tous, d’un seul coup, qu’elle était dévouée et bienfaisante, et qu’elle sacrifiait les plaisirs du monde à la douceur de soulager les malheureux !

Au commencement de la soirée, madame de Champléry raconta avec assez d’exactitude, aux dix premières personnes qui la questionnèrent, comment madame de Clairange avait été forcée de se rendre chez un de ses amis qui s’était cassé la jambe, enfin l’histoire du cabriolet, du cheval, de l’omnibus, tout ce qu’elle devait dire. Mais elle n’avait pas prévu les nombreuses questions qu’un tel événement devait lui attirer.

— Et quel est donc ce malheureux ami ? lui demandait-on avec inquiétude.

— C’est M. Laréal.

M. Laréal, dites-vous ? Ah !… Je ne le connais pas. C’est un de ses parents peut-être ?

— Non, répondait Valentine avec embarras, c’est… c’est un monsieur… qui s’est cassé la jambe.

Puis elle passait vite à une autre personne pour ne pas éclater de rire ; celle-ci lui disait aussitôt :

— Madame de Clairange serait-elle souffrante ? je ne l’aperçois pas ici.

— Non, madame, elle se porte bien ; mais elle est en ce moment chez un de ses amis qui est malade.

— Ah ! mon Dieu… malade dangereusement ?

— Non pas, j’espère ; mais c’est un accident… une chute ; son cabriolet a versé, et… il s’est cassé la jambe.

— Qui s’est cassé la jambe ? cet étourdi de Guersey, je le parie, s’écrie M. de Fontvenel ; il a la manie d’avoir des chevaux si vifs, indomptables… cela ne m’étonne pas.

Et M. de Guersey, qui était dans l’autre salon, vint lui-même rassurer ceux qui déploraient son imprudence.

Tout le monde voulut savoir pour qui madame de Clairange s’était si généreusement dévouée, et la pauvre Valentine fut encore obligée d’articuler le nom de ce M. Laréal que personne ne connaissait. Enfin, lasse de répéter sans cesse l’aventure de l’inconnu qui s’était cassé la jambe, elle se détermina à répondre que sa belle-mère allait rentrer ; quant à ceux qui ne s’adressaient point à elle, persuadés qu’ils allaient trouver la maîtresse de la maison dans la chambre voisine, elle les laissait errer de salon en salon sans les troubler dans leurs recherches.

Mais bientôt chacun, ayant accompli sa politesse en s’informant des nouvelles de madame de Clairange, oublia qu’il ne l’avait point vue ; Valentine elle-même perdit le souvenir de cet accident, et se livra entièrement au devoir gracieux d’accueillir tout le monde avec bienveillance, de parler à chacun de ses intérêts, et d’animer, par son esprit et la prévenance de ses manières, une réunion de jolies femmes et d’hommes remarquables par leurs talents et leur célébrité. Les conversations étaient brillantes ; on s’amusait. Valentine, qui n’était jamais aimable en présence de sa belle-mère, ne la regrettait nullement pour sa part. Elle sentait tous les avantages que lui donnait cette liberté ; et, fière de la bonne grâce avec laquelle elle s’acquittait de son rôle, elle attendait avec impatience l’arrivée de M. de Lorville pour paraître à ses yeux dans toute sa valeur.

Elle était bien un peu confuse d’avoir à lui parler de l’envoi de ce charmant tableau ; mais elle avait tant de choses à lui dire, tant de questions à lui adresser pour tâcher d’apprendre comment il était parvenu à découvrir qu’elle le désirait, que, dans sa joie et sa curiosité, elle espérait se tirer facilement d’une difficulté si grande.

Si M. de Lorville fût arrivé en ce moment, il aurait été ravi de tout ce qu’elle lui eût dit d’affectueux dans sa reconnaissance. Malheureusement pour Valentine il vint trop tard ; et, circonstance encore plus fâcheuse, ce fut madame de Clairange qui l’amena ; elle l’avait rencontré au moment où elle rentrait.

— Le voilà ! le voilà ! s’écria-t-elle en s’adressant à sa belle-fille ; dites-lui combien vous êtes heureuse de son aimable souvenir. Que ce tableau est enchanteur, et que c’est gracieux à vous d’avoir deviné que Valentine l’avait choisi ! vous ne sauriez vous imaginer tout le plaisir qu’il lui a fait. Elle en pleurait de joie quand je suis arrivée chez elle ; je l’ai trouvée en contemplation devant ce souvenir… En vérité, ajouta-t-elle en regardant Edgar d’un air fin, vous êtes un homme bien séduisant ; et je ne m’étonne plus si l’on pense à vous…

Cette déclaration, faite tout haut par la belle-mère, déplut tellement à Valentine, qu’elle l’interrompit sèchement et dit du ton le plus dédaigneux :

— Ce paysage est charmant, je l’ai beaucoup admiré ; mais je ne croyais pas que ce fût Monsieur…

Rt elle désignait Edgar.

— Qui l’eût choisi, acheva M. de Lorville, vivement impatienté à son tour de voir cette attention mystérieuse devenir une chose publique ; et vous aviez raison, madame, ajouta-t-il ; je ne méritais pas l’honneur d’être soupçonné.

Malgré l’accent de dépit avec lequel il prononça ces mots, il avait si bien l’air de dire la vérité, que Valentine finit par croire que M. de Fontvenel s’était trompé en reconnaissant l’écriture d’Edgar sur l’adresse qui accompagnait le tableau ; et qu’enfin un autre que M. de Lorville le lui avait envoyé. Le désappointement que lui causait cette idée la jeta dans une tristesse qu’elle ne put cacher. Edgar, lui-même, était mécontent de voir que madame de Champléry ne le soupçonnait plus d’avoir pensé à elle, et de s’être vu contraint, par le bavardage de sa belle-mère, à la tromper. Quoiqu’ils fussent fort innocents de cet ennui, tous deux s’en punirent mutuellement. Edgar devint maussade, et Valentine prit avec lui un ton d’ironie froide dont il fut blessé. Ainsi ce tableau offert avec tant de grâce, cette attention ingénieuse qui aurait dû les rapprocher, servit au contraire à les brouiller.

M. Narvaux, toujours empressé de desservir Edgar, se plut à augmenter le dépit de Valentine.

— Vous voilà bien désappointée, dit-il avec malice ; vous espériez que cette galanterie était de M. de Lorville. Il est naturel d’attribuer ce qui nous cause tant de plaisir à qui sait nous plaire ! — Et voyant que madame de Champléry affectait de ne pas entendre : — Au surplus, ajouta-t-il, quand on fait aussi bien les honneurs d’une fête, on se doit d’avoir cent mille livres de rentes ; et puis vous seriez une si jolie duchesse ! C’est dommage qu’Edgar ait le mariage en horreur…

— Pas plus que moi, dit Valentine, forcée à la fin de répondre à cette lourde méchanceté.

— Qui parle mariage ? demanda quelqu’un.

— Nous en médisons, répondit M. Narvaux. Madame ne comprend pas qu’une veuve se remarie.

— Mais si elle aime ? dit à son tour M. de Lorville en se rapprochant d’eux.

— Il faudrait, aimer à en perdre la tête, répondit madame de Champléry, et encore rien n’excuserait le sacrifice.

Valentine dit ces mots d’un ton si calme et avec une conviction si profonde, que M. de Lorville crut sérieusement à sa répugnance pour un second lien ; il s’étonnait de l’entendre causer d’une manière si naturelle sur un sujet qui aurait dû l’embarrasser. Edgar ne savait pas encore jusqu’à quel point l’orgueil peut paralyser le cœur le plus sensible. Valentine était sincère alors dans l’éloignement qu’elle témoignait pour un second mariage, dans la froideur qu’elle montrait à M. de Lorville. Il n’était plus pour elle cet homme aimable, empressé de lui plaire, dont la conversation avait pour elle tant de charmes, et qu’elle préférait à tous, parce qu’il répondait à sa pensée sans qu’elle eût l’embarras de l’exprimer. Ce n’était plus qu’un héritier qu’on la soupçonnait de vouloir séduire par ambition, et pour être un jour duchesse. Sa coquetterie pour lui était déflorée ; ce n’était plus comme autrefois par crainte de l’aimer qu’elle le fuyait ; c’était avec sincérité, comme on évite un entretien pénible, un ami qu’on ne voit plus qu’avec contrainte, et dont la présence cause plus de gêne que de plaisir ;

Edgar remarqua bientôt ce changement, et comme la vérité a une puissance à laquelle on n’échappe point, il sentit tout ce qu’il avait perdu dans le cœur de madame de Champléry, et s’en affligea profondément. Triste et découragé, il comparait les manières froides et simplement polies, l’air calme et sérieux de Valentine avec cette voix émue, cette gaieté pleine d’agitation, cette coquetterie pleine de tendresse, qu’autrefois il remarquait en elle ; et dans l’excès de sa tristesse, il oublia le talisman qui pouvait lui dévoiler la cause de cette cruelle différence, et peut-être le consoler.

Ainsi Edgar ne songeait plus au merveilleux de sa vie ; la réalité dans toute son amertume le dominait. Valentine n’éprouvait plus aucun plaisir à être près de lui, cela était visible, il le sentait, il en souffrait ; et comment pouvait-il imaginer que ce changement, qui le rendait si malheureux, pût s’expliquer d’une manière favorable ?

M. Narvaux, le voyant sombre et rêvant à l’écart, le faisait remarquer à madame de Champléry.

— Savez-vous bien, disait-il, qu’il joue à merveille le sentiment !… En vérité, cela ferait illusion.

Alors Valentine jeta les yeux sur Edgar et fut frappée de sa tristesse.

— N’est-ce pas ? continua M. Narvaux ; si je ne le connaissais pas si bien, je pourrais m’y tromper. Au reste, cette attitude de désespoir est fort convenable après la manière dont vous l’avez traité aujourd’hui.

À ces mots, Valentine sourit de dédain, et M. de Lorville, ayant observé de loin ce sourire, voulut savoir ce qu’avait dit M. Narvaux pour l’exciter. Enfin il se ressouvint de son lorgnon et l’appela à son aide.

Voilà ce que se disait Valentine :

« Quel dommage que M. de Lorville soit si riche et qu’on ne puisse l’aimer sans paraître ambitieuse !… Il serait si doux de passer sa vie auprès de lui dans la retraite ! »

Toute la conduite de madame de Champléry pendant cette soirée fut alors expliquée. Edgar devina ce que son perfide ami avait pu dire pour révolter la fierté de Valentine et glacer son cœur ; et subitement soulagé de sa peine, il reprit un air joyeux dont chacun s’étonna. Madame de Champléry surtout en fut blessée ; elle n’avait rien dit pour faire naître cette gaieté soudaine ; elle avait droit de s’en offenser. Une femme ne pardonne jamais à celui qu’elle aime la joie qu’elle ne cause pas.

Ayant pénétré le sentiment d’orgueil qui éloignait de lui Valentine, Edgar comprit que ses soins pour elle seraient désormais inutiles, que les témoignages de sa tendresse seraient mal reçus ; et il forma l’étrange projet d’engager madame de Champléry malgré elle, de la contraindre à un mariage que sa fierté lui faisait refuser, mais que dans le fond de son cœur elle désirait, sans se l’avouer à elle-même.

« Elle déteste l’embarras, pensait-il : eh bien ! je lui épargnerai celui d’un aveu pénible. À quoi me servirait ce talisman, si ce n’était à prouver à une femme qu’on ne croit pas tout ce qu’elle dit, et à faire son bonheur malgré elle ? »

Tout occupé de son nouveau projet, il s’éloigna en souriant, sans parler à madame de Champléry, et la laissa indignée de cette bonne humeur subite qui succédait à une tristesse si fastueuse.

Cette soirée, commencée d’une manière brillante, finit languissamment pour Valentine ; elle ne se croyait plus aimée, tout l’ennuyait. Mais de retour chez elle, en retrouvant le tableau qui lui rappelait toutes ses espérances, les impressions de la matinée se réveillèrent, ses croyances reparurent ; elle examina de nouveau l’adresse, et l’émotion qu’elle éprouva à la vue de cette écriture lui prouva que c’était celle de M. de Lorville.

« Il a bien fait de nier qu’il me l’eût envoyé, pensa-t-elle, devant tout ce monde que les exclamations de ma belle-mère avaient attiré… mais c’était lui, je n’en doute plus ! »

Le sourire même qui l’avait offensée lui parut alors tout naturel.

« Peut-être, se disait-elle, il présume que M. Narvaux s’est attribué l’honneur de cette prévenance qu’il appelle si élégamment une galanterie. »

Et riant à son tour de cette idée, elle se promit d’en parler le lendemain à Edgar, et de lui prouver qu’elle n’avait pas été dupe de son mensonge.

Seule avec son amour, elle ne songea plus à l’interprétation d’intérêt que le monde pouvait lui donner ; car le cœur livré à lui-même a bien vite oublié toutes ces ambitions, toutes ces vanités de la vie, inutiles dans un beau rêve.