Le Lorgnon (Girardin)/Ch. 21

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XXI.

Valentine attendit vainement M. de Lorville le lendemain ; les jours suivants, il ne parut point chez madame de Fontvenel, et l’on resta une semaine entière sans entendre parler de lui. Madame de Champléry alarmée crut qu’il était fâché contre elle, et se décida à faire une visite à madame de Montbert, espérant qu’elle lui donnerait des nouvelles de son neveu.

Elle en fut reçue si froidement, qu’elle resta déconcertée.

Madame de Montbert, remplie de zèle pour les intérêts de ses amis, regardait comme autant d’offenses les secrets et les sentiments qu’on ne lui confiait point. Jeune encore et d’une conduite irréprochable, elle s’était résignée au rôle de confidente ; mais elle y tenait, d’autant plus que c’était une compensation ; et, voulant punir Valentine de lui cacher sa tendresse pour son neveu, elle se plut à lui répéter une nouvelle qu’on débitait comme certaine et qu’elle savait devoir la désespérer.

— Avez-vous vu mon neveu ces jours-ci ? demanda-t-elle à Valentine de manière à la troubler.

— Non, madame, il y a bien longtemps que je ne l’ai rencontré.

— Quoi ! vous ne l’avez pas vu depuis son retour ?

— J’ignorais qu’il fût parti.

— Ah ! il n’est resté que huit jours absent. Mais je vous croyais mieux informée, ajouta madame de Montbert en fixant ses yeux sur Valentine ; comment, vous ne savez pas qu’il est allé à Lorville chercher le consentement de son père ?

— Le consentement de son père ? répéta Valentine dans une anxiété visible.

— Sans doute, pour son prochain mariage…

À ces mots Valentine se sentit pâlir ; cependant elle trouva encore assez de courage pour répondre d’une voix mal assurée :

— Je ne savais pas qu’il dût se marier si tôt… Et qui va-t-il épouser ?

— Mademoiselle de Sirieux, dit-on ; car pour moi je n’affirme rien positivement, ajouta madame de Montbert, ayant pitié du trouble de Valentine ; j’avoue même que j’avais une autre idée… et que, lorsque l’on m’a parlé de son prochain mariage, le sachant fort occupé de vous, j’ai cru d’abord que c’était…

— Moi, madame ? interrompit vivement madame de Champléry ; je ne songe nullement à me remarier, et mademoiselle de Sirieux, qui est fort belle et fort riche, lui convient beaucoup mieux que moi.

— Rassurez-vous, ma chère, reprit madame de Montbert avec ironie et blessée de cette feinte indifférence ; vous n’aviez pas à craindre ce danger ; mon neveu nous a déclaré l’autre jour qu’il avait un préjugé invincible contre les veuves.

Valentine ne témoigna aucun dépit de cet avis donné pour la fâcher, et madame de Montbert, s’étonnant de voir sa petite malice perdue, ajouta :

— Je ne sais pas ce qu’il faut croire de ce bruit ; il est certain qu’il y a deux ans mon frère désirait extrêmement ce mariage pour son fils, et que j’ai reçu ce matin une lettre de lui dans laquelle il se félicite du bonheur d’Edgar et du plaisir qu’il se promet lui-même de voir son vieux château rajeuni par la présence d’une belle-fille aimable. Cette lettre est sur ma table et je puis vous la montrer ; mais elle ne nomme personne, et peut-être n’est-ce pas mademoiselle de Sirieux qu’Edgar doit épouser… Peut-être n’était-ce qu’un dépit, et l’a-t-on fait changer d’avis promptement.

— Pourquoi cela ? reprit madame de Champléry avec dignité, et répondant à tout ce que ce peu de mots voulaient dire. Si ce mariage convient à sa famille, il n’y a pas de raison pour l’en détourner.

Heureusement pour Valentine, on vint interrompre cette conversation pénible, qu’elle ne se sentait plus la force de continuer. Elle sortit de chez madame de Montbert en affectant un air gracieux et indifférent ; mais dès qu’elle fut dans sa voiture, ses larmes coulèrent en abondance.

La nouvelle de ce prompt mariage lui semblait devoir être certaine ; l’aversion qu’elle avait témoignée pour un second lien suffisait à ses yeux pour qu’Edgar se fût découragé et décidé en faveur d’une autre.

Elle savait que le duc de Lorville souhaitait vivement de marier son fils pour le garder auprès de lui, se trouvant fort isolé depuis la perte de ses places à la cour, de ses intérêts de vanité qui lui tenaient lieu d’affection. Elle savait aussi que M. de Sirieux était son ancien ami, que cette alliance leur convenait à tous, et elle trouvait tout simple que, désespéré dans son amour, Edgar cherchât à faire le bonheur de sa famille par une union que ses parents désiraient. D’ailleurs, ce voyage d’Edgar pour aller chercher le consentement de son père prouvait que la cérémonie était prochaine, et Valentine s’avouait avec douleur qu’elle n’avait plus d’espoir à conserver.

Sachant qu’il était de retour, elle pensa qu’il viendrait peut-être le soir même chez madame de Fontvenel ; mais toute la soirée se passa sans qu’il y parût ; chaque fois que la porte s’ouvrait, la pauvre Valentine tressaillait, une lueur d’espérance se réveillait dans son cœur. Puis un indifférent entrait, et elle retombait dans son accablement. Stéphanie n’osait lui parler, de peur d’ajouter à son inquiétude ; car elle-même commençait à s’inquiéter de la conduite capricieuse de M. de Lorville.

— Voilà comme vous êtes toutes, vous autres jeunes veuves, lui dit en rentrant chez elle madame de Clairange : vous dédaignez les hommes qui s’occupent de vous, et puis, lorsqu’ils se décident pour une autre, vous les regrettez.

— Eh ! qui donc regretté-je ? dit Valentine avec fierté.

M. de Lorville, reprit madame de Clairange d’un ton d’humeur ; jamais je ne me consolerai de vos dédains pour lui. Ce n’est pas ma faute, j’ai fait tout ce que j’ai pu pour vous engager à le bien traiter ; mais vous n’avez pas voulu m’entendre ; je suppose que c’est à cause de vous qu’il n’est pas venu faire part de son mariage à madame de Fontvenel.

— Mais peut-être ce mariage n’est-il pas encore entièrement décidé ?

— Si vraiment ; il en parle lui-même comme d’une affaire conclue ; personne n’en doute, et vous êtes la seule qui n’en soyez pas convaincue. Ah ! vous pouvez vous vanter d’avoir manqué là une bien belle destinée !

À ces mots, elles se séparèrent.

Valentine, restée seule, réfléchit sur la conduite d’Edgar envers elle. Tantôt, elle le haïssait et l’accusait de la plus cruelle fausseté ; tantôt, elle le justifiait par la froideur apparente qu’elle avait toujours mise dans ses manières avec lui.

« Hélas ! disait-elle en pleurant, comment pouvait-il deviner que je l’aimais ! Je lui cachais toutes mes émotions, je l’évitais sans cesse, et je répondais en riant et avec légèreté à tout ce qu’il me disait d’affectueux ! Ah ! s’il pouvait savoir ce que je souffre en ce moment, sans doute il aurait pitié de ma douleur… peut-être même en serait-il heureux ! »

Cette pensée la plongea dans un chagrin qu’elle n’avait pas encore éprouvé. Combien elle se trouvait punie alors de cette dissimulation qui lui faisait cacher les sentiments qui peuvent seuls rassurer et séduire ! Combien elle détestait alors son caractère orgueilleux et timide, qui lui coûtait l’amour du seul homme qu’elle pût jamais aimer !

Elle se figurait Edgar auprès de sa nouvelle épouse, empressé, spirituel, ému comme elle l’avait vu tant de fois. « Il la choisit maintenant par dépit, disait-elle, mais bientôt il l’aimera tendrement… hélas ! comme il m’aurait aimée ! »

Perdre le bonheur par sa faute est la peine la plus amère pour les personnes qui ont de l’imagination. Un événement que le sort leur envoie, si affreux qu’il soit, leur semble moins douloureux ; un malheur désespéré a, par son excès même, quelque chose qui les calme ; mais un bien perdu, perdu par leur faute, leur apparaît sans cesse paré des plus brillantes images ; elles le ressuscitent à chaque instant pour le perdre encore avec plus d’amertume, et recomposent leurs rêves pour les voir s’évanouir encore.

Ainsi Valentine se complaisait dans l’image d’un avenir auquel elle ne devait plus prétendre ; elle repassait dans sa mémoire les mots qu’elle n’aurait pas dû dire, ou qui devaient avoir été mal compris, les sentiments, les émotions qu’elle se repentait de n’avoir pas laissé deviner ; et toutes ses pensées s’abîmaient dans ce travail inutile et désespérant.