Le Lorgnon (Girardin)/Texte entier

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PRÉFACE.


Cette préface n’est point à la mode, l’auteur ne se fait pas illusion ; d’abord elle est écrite par lui-même, tort grave dans lequel on ne tombe plus ; ensuite elle n’est pas plus longue que l’ouvrage, elle n’est pas meilleure non plus et ne prouve pas qu’il est excellent ; elle n’est point menaçante, et n’annonce pas une demi-douzaine de livres dans le même genre que l’on se propose de publier incessamment ; elle n’insulte aucun gouvernement, ni passé, ni présent, ni futur ; elle ne classe pas le mérite des auteurs contemporains, en immolant tout ce qui a obtenu du succès jusqu’à nos jours. L’auteur n’y prouve pas que ses amis seuls savent écrire, qu’eux seuls ont de l’originalité et du génie ; ce n’est pas qu’il manque d’amis spirituels, et qu’il ne soit fier de leurs talens, mais malheureusement ils se sont illustrés eux-mêmes par leurs vers sublimes, leur prose éloquente et poétique ; et leur célébrité est si grande, qu’on ne saurait pas plus prétendre à établir leur réputation qu’à y ajouter.

Le grand charlatanisme des noms propres ne sera donc pas l’intérêt de cette préface ; il n’y aura pas même l’éloge de ceux qui en doivent rendre compte dans les journaux ; nulle vanité n’y est implorée ; on n’y flatte la haine d’aucun parti, la malveillance d’aucune coterie ; c’est assez dire qu’elle sera insignifiante comme l’ouvrage.

Le but de cette préface n’est pas non plus de révéler une grande et sublime arrière-pensée philosophique qu’on a oublié de faire sentir dans l’ouvrage ; l’auteur n’a pas la prétention de faire école, d’inventer un style, de démontrer de grandes vérités morales, politiques ou littéraires ; il n’a rien voulu prouver ; il n’a rien voulu peindre ; sa manière n’est pas un système ; ses personnages ne sont pas des portraits.

Il n’a pas prétendu corriger la société, il serait au contraire désolé qu’elle changeât, car elle lui plaît telle qu’elle est, elle l’amuse, elle l’inspire, il chérit tous les ridicules qu’il découvre en elle, parce qu’ils le rassurent et l’autorisent à garder ceux qu’il a ; ridicules dont il rit lui-même avec bonhomie quand il les aperçoit.

Comme il écrit sans prétention, il veut qu’on le traite sans conséquence. Le but de sa préface est donc de déclarer qu’il a écrit ces pages pour lui-même, en s’amusant, sans projet de les publier, sans penser qu’on dût les lire ; qu’il n’y attache aucune importance : voilà tout son charlatanisme ; voilà sa seule originalité.

Ainsi donc, que ces esprits sérieux qui ne voient dans l’apparition d’un livre qu’un auteur à juger, et qui tiennent gravement le couteau d’ivoire suspendu sur son œuvre comme un glaive sur la victime, que ceux-là, dis-je, n’entreprennent point la lecture de ce livre ! il n’a pas été écrit pour eux, ils ne le comprendraient pas. Il ne s’adresse qu’à ces imaginations paresseuses qui suivent avec complaisance les rêveries du poëte, les merveilles d’un conte de fées ; qui n’analysent pas ce qui les fait rire, qui ne se font pas un remords d’avoir compris un mot que le dictionnaire de l’académie n’a pas sanctionné ; qui nous savent bon gré de publier une Nouvelle sans prétention, sans nous croire auteur pour cela, sans la corriger, comme on envoie à son ami une lettre écrite à la hâte, et qu’on ne s’est pas donné la peine de relire ni même de signer ; enfin à ces lecteurs spirituels et indulgens qui ont toujours un peu de reconnaissance pour le livre qui les a aidés à passer une heure d’attente entre une affaire et un plaisir, entre un adieu et un retour. Cette catégorie comprend les hommes qui s’ennuient et les femmes qui aiment, n’est-ce pas à peu près la moitié du monde !


Novembre 1831.


LE LORGNON.



I.

— As-tu vu Edgar depuis son retour ? disait Frédéric Narvaux à son ami M. de Fontvenel en se promenant avec lui dans la grande allée des Tuileries.

— Non ; on m’a dit qu’il était bien changé.

— Ah ! mon cher, méconnaissable…

— Comment ! il a donc été malade ?

— Non pas, il se porte à merveille, et personne ne prouve plus que lui à quel point notre visage, notre tournure, dépendent de notre humeur.

— J’en conclus qu’il est fort maussade, et, ce qui est pis encore, qu’il est devenu fort laid.

— Non, vraiment ; bien au contraire ; les femmes le trouveront mille fois plus séduisant maintenant, car il a l’air sentimental, et c’est tout ce qu’elles aiment.

— Qu’est-ce que tu me dis là ? Edgar de Lorville devenu sentimental ! lui, ce bon enfant si frais, si réjoui, ne doutant de rien, présomptueux comme un avocat et confiant comme un mari ; qui voulait se battre pour une danseuse, qui me demandait conseil à l’écarté quand je pariais contre lui, et qui reconduisit un soir son rival chez sa maîtresse sans reconnaître la maison ?

— Eh bien, oui, mon cher, cet ingénu n’est plus qu’un diplomate mélancolique ! Il n’y a rien de tel que la diplomatie pour détruire un bon naturel. Imagine-toi un Werther fat ; l’air moqueur et découragé, le regard distrait, le sourire incrédule, n’écoutant pas ce qu’on lui dit, comprenant tout de travers, et répondant de même ; vous lorgnant d’un air dédaigneux, d’une manière insupportable, et, par parenthèse, avec le plus vilain lorgnon que perruquier de vaudeville, faraud de boulevard, calicot de province, aient jamais porté de leur vie.

— Tu m’étonnes. J’ai été élevé avec Lorville, il avait une vue excellente, et…

— Justement, c’est une ruse diplomatique. La parole, dit-on, a été inventée pour cacher ce qu’on pense, et le lorgnon pour cacher que l’on y voit.

— Tu te trompes. Edgar n’est pas si profond que cela. Malgré ses succès à Vienne et ses voyages merveilleux en Bohême, je ne le croirai jamais un rêveur mélancolique… Eh ! vraiment, j’ai raison, s’écria M. de Fontvenel, c’est bien lui que j’aperçois sur la terrasse ; il rit tout seul comme un fou.

— En effet, c’est lui-même, reprit M. Narvaux ; mais qu’a-t-il donc à rire ainsi en lorgnant cette petite blonde ? Il faut absolument savoir ce qui l’amuse tant.

À ces mots, tous deux franchissent l’escalier de la terrasse.

M. de Lorville, les ayant aperçus, vint à eux avec empressement. Son visage gracieux parut rayonnant de plaisir en reconnaissant M. de Fontvenel, son ami d’enfance ; mais quelle que fut sa politesse, il ne put dissimuler une impression désagréable en serrant la main que Frédéric lui tendait affectueusement ; par un mouvement involontaire, il saisit vivement son lorgnon, le cacha dans sa poitrine, et bientôt sa physionomie reprit son expression habituelle de mélancolie.

Ce mouvement n’échappa point aux deux amis, et après les premières phrases du retour, les questions mille fois répétées, les compliments, les reproches, les explications inutiles de lettres perdues ou restées sans réponse, de voyages projetés, d’événements imprévus, après toutes ces inutilités du passé qui font oublier les faits importants de la veille, M. de Fontvenel dit à son ami :

— Depuis quand es-tu devenu aveugle ? il n’est bruit que de ton lorgnon et de la manière dont tu en uses ; voyons un peu s’il mérite sa réputation ?

Edgar rougit et jeta un regard dédaigneux sur M. Narvaux, qui s’écria :

— Je devine, c’est un souvenir de quelque belle Allemande ! Puis, contrefaisant l’accent allemand, il ajouta : — C’est un cache t’amour, un ton te la peauté.

Edgar ne put s’empêcher de sourire, et Frédéric de s’écrier :

— Plus de doute, c’est un cache, un cache t’amour.

— Va pour un cache, reprit en riant Edgar un peu remis de son émotion ; aussi bien c’est la dernière fois qu’on m’en parlera ; puisqu’il me rend ridicule, je ne le porterai plus.

M. de Lorville n’était que depuis peu de temps possesseur de ce lorgnon mystérieux. L’histoire en paraîtra surprenante ; plusieurs même douteront du fait, aussi me contenterai-je de le rapporter fidèlement sans l’expliquer.

Au moment de terminer ses voyages, Edgar avait rencontré au fond d’une petite ville de la Bohême un savant inconnu du monde, et d’autant plus instruit, car il avait employé à son instruction le temps qu’on use ordinairement à la faire valoir. À la fois physicien, médecin, mécanicien, opticien, il était tout, excepté Bohémien. Cet homme étonnant, à force d’étudier les diverses propriétés de la vue, les variantes qualités du cristal, les mystères de la myopie et tous les secrets de la science oculaire, était parvenu, après bien des années, bien des travaux, bien des veilles, après ces longs jours de découragement qui servent de repos à la science, et ces heures enivrantes où l’imagination s’enflamme aux premières lueurs d’une découverte… après avoir plus d’une fois consulté le célèbre Gall et Lavater, après avoir endormi et réveillé plus d’une somnambule, il était parvenu, dis-je, à composer une sorte de verre si parfaitement harmonisé aux rayons visuels, qui reproduisait si fidèlement les moindres expressions de la physionomie, qui montrait d’une manière si merveilleuse ces détails imperceptibles, ces fugitives contractions de nos traits causées par les divers mouvements de l’âme, que l’œil, aidé de ce flambeau, pénétrait la pensée la plus profonde, et traduisait, pour ainsi dire, la fausseté la plus intime. En un mot, le possesseur de cet antiprisme, de ce télescope moral, voyait aussi loin dans la pensée que l’astronome dans les cieux ; et quel que fût le masque qui recouvrît votre visage, vous n’aviez, à travers ce cristal délateur, que la physionomie de vos véritables sentiments.

Vivant dans la retraite et avec de bonnes gens qui ne cachaient pas leurs pensées, ou qui peut-être n’en avaient pas, n’ayant d’autre passion que la science, d’autre intérêt que l’étude, le pauvre savant ne se doutait guère des inconvénients de sa découverte ; aussi, pour reconnaître quelques services que M. de Lorville lui avait rendus, il lui révéla son secret, et lui fit présent d’un lorgnon composé de ce cristal inappréciable, peut-être pour le remercier de tous les nobles sentiments qu’il avait lus dans son cœur. Enfin, dans leur double simplicité, naïveté de jeunesse et candeur de science, l’un crut faire un don profitable, l’autre recevoir un talisman de bonheur.


II.

Plein d’idées merveilleuses, Edgar brûlait de revoir son pays. Un instinct de finesse lui disait qu’à Paris seulement ce talisman aurait tout son prix… Paris ! ville de prestige, où le regard est juge, où l’apparence est reine, où la beauté est dans la tournure, la conduite dans les manières, l’esprit dans le bon goût ; où les prétentions dénaturent, où l’homme le plus distingué rougit de ses qualités primitives et s’efforce d’en imiter d’impossibles à son naturel, où la vie est un long combat entre un caractère de naissance qu’on subit et un caractère d’adoption qu’on s’impose, où chacun est en travail d’hypocrisie, où l’esprit profond se veut faire léger, où l’esprit léger se fait pédant ; où chacun vit des autres avec de la fortune, imite celui qui le copie et emprunte souvent le costume qu’on lui a volé… Ville de graves folies et d’innocentes faussetés ! nul ne peut pénétrer dans ton enceinte sans partager ton délire, sans y subir une des métamorphoses de la vanité.

Armé de son talisman, Edgar traversa rapidement l’Allemagne et la France, sans s’arrêter dans aucune des villes principales qu’il avait déjà visitées. Le lorgnon magique n’eut guère l’occasion de s’exercer que sur les différentes espèces d’aubergistes avec lesquelles il lui fallut communiquer pendant la route. C’était partout les mêmes finesses, les mêmes ruses pour le retenir ou le voler. Et le naïf Edgar se disait : « C’est singulier, Allemands, Italiens, Français, tous les aubergistes ont la même pensée ! » Le sage aurait dit : Partout les hommes sont les mêmes.

Voilà donc un jeune étourdi de vingt-trois ans, plein de droiture et de confiance, jeté au milieu de la société tortueuse de Paris avec le secret de tous. Les parents d’Edgar, attachés à l’ancienne cour, s’étaient retirés dans une de leurs terres en province. Ses meilleurs amis étaient absents, et sa pénétration ne put d’abord s’exercer que sur des indifférents. Aussi les premiers jours de son arrivée à Paris, cette pénétration l’amusa-t-elle à en perdre la tête. C’étaient des rires étouffés, des quiproquo, des explications à n’en plus finir ; car le jeune diplomate n’avait pas encore la présence d’esprit qu’un tel art exige, et comme il ne répondait jamais à la parole qui lui mentait, mais à la pensée que son lorgnon lui traduisait, il en résultait une suite de malentendus, de susceptibilités risibles, et quelquefois d’aveux si comiques, qu’Edgar ne voyait dans son fatal lorgnon qu’un trésor d’inépuisables amusements.

C’est alors qu’il rencontra Frédéric Narvaux, son ancien camarade de collège. Sa joie de le revoir fut grande, il la témoigna cordialement ; mais M. Narvaux mit dans la sienne tant d’enthousiasme que le bon Edgar, ravi d’une telle amitié, voulut en jouir doublement, en pénétrant dans le cœur de son ami. Quelle fut sa surprise en lisant, au lieu de ces mots que M. Narvaux disait avec passion : « Cher ami, que je suis heureux de ton retour ! » etc., ceux-ci : « Maudit retour, je parie qu’Esther va recourir après lui ! » Edgar resta confondu, il croyait Frédéric un modèle de franchise, et beaucoup d’autres s’y trompaient comme lui.

C’était un de ces hommes sur lesquels tout le monde croit pouvoir compter. Il passait pour brave parce qu’il était querelleur, pour franc parce qu’il était contrariant, et pour serviable parce qu’il était familier. Il est vrai qu’il n’attaquait que les gens timides, ne contrariait que les gens sans avis, et n’offrait ses services qu’aux personnes qui, par leur position et la délicatesse de leur caractère, le mettaient hors de danger de les voir accepter. Néanmoins, son air brusque imposait, et d’ailleurs comment soupçonner qu’un homme si bruyant pût dissimuler ?

À peine M. de Lorville eut-il le secret de ce caractère, qu’il prit en horreur son ancien ami. Sa gaieté disparut, et fit place à la plus pénible défiance, au plus sombre découragement ; ses manières avec lui changèrent subitement : il cessa de le tutoyer ; il ne l’écoutait plus, car il ne pouvait se résoudre à entendre des protestations d’amitié auxquelles il ne pouvait plus croire, et qui, dénuées de grâce et de coquetterie, n’avaient jamais eu de prix à ses yeux que par la confiance que leur rondeur inspirait. Les faussetés gracieuses et élégantes ont cela de précieux, qu’elles séduisent encore lorsque l’illusion est passée. Les mensonges d’une voix douce sont encore de l’harmonie ; elle trouve, pour ainsi dire, dans le charme que lui donnent les sentiments qu’elle affecte le droit de les exprimer ; mais une parole d’amitié grossière et bruyante qui perd sa franchise devient insupportable ; c’est une injure détournée qui irrite et avec laquelle il n’est point d’accommodement. On se trouve entraîné à dissimuler avec une personne adroite et doucement perfide ; mais avec un tartufe tapageur, l’esprit fatigué ne peut cacher ni son mépris ni son dégoût.

Dès qu’il fut poliment permis de quitter M. Narvaux, Edgar lui dit adieu. En partant, après mille récits de plaisirs qu’Edgar n’avait pas écoutés, Frédéric ajouta :

— Nous soupons tous ce soir chez Esther ; viens-y donc, tu nous charmeras.

M. de Lorville, pénétrant sa pensée, ne répondit qu’à elle, et refusa.

— Pourquoi non ? reprit Frédéric ; je me fais une fête de t’y ramener.

— Et moi, reprit sèchement Edgar, un devoir de t’y laisser.

M. Narvaux n’avait nulle envie de ramener son ami chez cette petite danseuse qui avait aimé Edgar avant lui, et qui sans doute le préférerait encore ; il comprit qu’il était deviné, et ne put pardonner à M. de Lorville l’adresse avec laquelle il avait pénétré la fausseté de son invitation, et moins encore l’insolente générosité qui la lui faisait refuser. C’est pourquoi il traçait d’Edgar un portrait si peu flatteur lorsqu’il le rencontra aux Tuileries.

— Nous disions du mal de toi, mon cher ! lui avait-il crié en l’abordant.

C’était encore une de ses malices, il disait la vérité, mais en riant, de manière à la rendre douteuse. Cette ruse ne devrait être permise qu’aux femmes ; car leur gaieté est presque toujours de l’embarras, et les ruses de l’émotion ne sont-elles pas toutes pardonnables ?

M. Narvaux était, selon l’expression d’un vieux philosophe de mes amis, un homme de la troisième finesse : « La première finesse, disait-il, consiste à cacher ses projets ; la seconde à en feindre d’imaginaires pour dissimuler ceux qu’on a, et la troisième, enfin, c’est de les dire tout haut et en plaisantant, comme s’ils ne pouvaient entrer dans la pensée. » Cette remarque m’a toujours poursuivie depuis ce temps ; il m’arrive quelquefois, malgré moi, de classer mes amis dans une de ces trois catégories, et j’avoue que j’en ai rangé bien peu dans la première. Il y a tant d’activité en France, dans les esprits, que le mystère même y veut agir ; peu de gens se bornent à cacher simplement leur ambition et leur pensée, il leur en coûte moins de les démentir, ou, ce qui est bien pis, d’en affecter de contraires.


III.

Edgar, qui commençait à comprendre le danger de son fatal lorgnon, n’osait en faire l’épreuve sur son meilleur ami. Il était si heureux de revoir M. de Fontvenel, si touché de sa cordiale amitié, et il aurait tant souffert s’il avait fallu douter d’elle ! Hélas ! cette prudente précaution était déjà de la défiance. Une illusion que l’on ménage est comme une fortune qui se dérange : le jour où le mot économie a retenti dans un cœur confiant, il est à moitié ruiné.

Edgar avait perdu cette fleur de bonhomie, cette virginité de l’erreur qui rendait sa jeunesse si brillante et son caractère si aimable. Adieu, douce et confiante amitié, mille fois plus dangereuse que l’amour en tes égarements ! lui du moins sait qu’il est aveugle, il se défie et prend un guide ; mais toi, Quinze-Vingt sans le savoir, tu marches fièrement où tu crois qu’on t’appelle ; tu te fies en ta froideur, tu te reposes en ta faiblesse, tu te nourris de conseils importuns, tu te berces de vérités désagréables qui te rassurent ; et, dans ton erreur raisonnée, tu penses que ta route sera sans abîmes parce que tu la sais sans prestige. Pauvre amitié, la plus amère des déceptions ! Edgar ne connaît déjà plus tes pures et entières jouissances ; il transige avec sa foi, il économise les épreuves ; et tandis qu’il croit s’abandonner aux charmes d’un discours affectueux de son ami, une prudence voilée veille à ses réponses ; la défiance travaille sourdement sa pensée, il met à part les projets dont il ne lui parlera pas, les petites aventures qu’il se promet de lui cacher, et qu’autrefois il lui eût confié de plein cœur. Enfin le doute, l’affreux doute était venu se placer entre eux comme un espion implacable, et les deux amis, sans se rendre compte de leur malaise, ressemblaient à ces prisonniers condamnés à ne recevoir de visites qu’accompagnés d’un geôlier, et qui s’étonnent de ne pouvoir soutenir la conversation avec leurs meilleurs amis.

— Que vois-je, il est six heures ! s’écria M. Narvaux en passant devant l’horloge des Tuileries. Je suis en retard, je dîne chez mon oncle le ministre, et je vous quitte.

— Je te verrai demain, reprit M. de Fontvenel.

— Où donc ?

— Au bal, chez l’ambassadrice de ***.

— Quelle question ! répond Frédéric d’un air important et presque indigné. Tu sais bien que je ne puis y aller.

Il donnait à entendre par ce ton décidé que sa position politique l’empêchait de se permettre un tel plaisir.

Edgar, impatienté de cette grossière minauderie, tira brusquement son lorgnon, et vit clairement que cet obstacle politique si grave, qui forçait M. Narvaux à dédaigner ce grand bal, n’était autre chose qu’un billet d’invitation quémandé depuis quinze jours, et qu’on n’avait point encore obtenu. Un sourire moqueur suivit cette découverte. Frédéric s’éloigna.

Resté seul avec M. de Fontvenel, et tenant entre ses mains ce miroir funeste où la vérité se réfléchit, Edgar ne put résister à la tentation de regarder son ami. Il était d’ailleurs excité par cette indignation vindicative, ce mépris agitant qu’inspire la fausseté inutile, ce qui donne une si grande impatience de la déconcerter. Il sentait qu’un pas de plus fait vers le désenchantement lui donnait le droit d’entrer en guerre avec la société, et que, fort des avantages de sa pénétration, il pouvait trouver dans le malin plaisir de son esprit une compensation au naïf bonheur qu’il avait perdu. « Courage, se disait-il, je serai du moins délivré des tortures d’une demi-confiance ; si celui-là me trompe aussi, je ne croirai plus à rien, je briserai mon cœur, je serai libre, et je m’amuserai en me vengeant… » Décidé à rompre le charme, M. de Lorville épiait le moment où il pourrait lorgner son ami sans en être regardé ; puis, continuant sa conversation :

— Ta petite sœur doit être bien belle maintenant. Te ressemble-t-elle ? Et comme pour s’assurer si cette ressemblance pouvait être un avantage, il fixa sur son ami son lorgnon implacable, en écoutant sa réponse.

— Oui, reprit M. de Fontvenel, Stéphanie me ressemble un peu, mais elle n’est pas aussi jolie qu’elle promettait de le devenir.

Edgar savait par d’autres personnes que mademoiselle de Fontvenel était devenue ravissante. Cette modestie trompeuse l’alarma ; mais qu’il fut heureusement soulagé en pénétrant le généreux motif qui l’avait dictée ! « Non, pensait M. de Fontvenel, je ne veux pas qu’Edgar aime ma sœur, elle n’est pas assez riche pour lui, et je ne veux pas que l’on puisse m’accuser de spéculer sur les bons sentiments de mon ami pour lui faire faire une mauvaise affaire à mon profit. »

Quelle délicatesse il y avait dans cette pensée, et combien Edgar y fut sensible ! Avec quels délices il contemplait ce cœur si noble où les sentiments les plus dévoués et les plus purs semblaient s’être réfugiés ! que sa jeune âme était doucement émue, en passant si subitement des angoisses de la défiance aux transports d’une foi renaissante !… Dans le délire de sa joie, Edgar, retrouvant sa bonhomie naturelle, ne peut se contenir, et, oubliant les Tuileries, les promeneurs, les élégantes, les factionnaires et tout cet attirail qui rappelle le monde et modère singulièrement les élans du cœur, il saute au cou de son ami et l’embrasse avec transport en s’écriant :

— Ah ! cher Alphonse, que je t’aime, et que je suis heureux !

M. de Fontvenel le crut complètement fou, car, pour éviter de parler de sa sœur, il s’était empressé de mettre la conversation sur des choses absolument indifférentes, sans s’apercevoir qu’Edgar ne l’écoutait point. Il avait parlé des spectacles, des pièces jouées à Paris pendant son absence, il en était à raconter Monsieur Cagnard et les meilleures plaisanteries de cette bonne satire, lorsque M. de Lorville l’embrassa si passionnément, et il ne pouvait comprendre pourquoi le nom d’Odry, de Vernet et de madame Vautrin lui inspiraient de tels transports. Ainsi l’on accuse souvent de folie l’homme qu’une subite découverte fait changer d’avis, et de caprice une femme que sa pénétration vient d’éclairer.


IV.

Edgar, réconcilié avec son talisman, ne songeait plus qu’à jouir du plaisir qu’il lui promettait dans le monde. Il est certain qu’il l’aidait à dévoiler des choses bien amusantes.

Personne plus qu’Edgard ne se divertissait au spectacle, la salle et le théâtre lui offrant un double plaisir. Cependant l’illusion pour lui était difficile, et les pensées qu’il découvrait à l’aide de son lorgnon dans l’âme de l’acteur le gênaient bien souvent pour s’intéresser au héros qu’il représentait. Par exemple, les bons et honnêtes sentiments qu’il lisait dans le cœur du farouche Marat au plus fort de sa colère ; les rêveries de toilette qu’il surprenait dans la pensée de Charlotte Corday au moment de l’assassiner ; le joli chapeau qu’il lui voyait admirer aux secondes loges, en levant les yeux au ciel, pour mieux écouter sa sentence ; les réflexions burlesques de ces pauvres jeunes premières, que leurs corsets baleinés gênent tant pour mourir avec grâce, à la Smithson ; les petites préoccupations du grand Napoléon, qui avait si peur de se faire une querelle avec les défenseurs du juste milieu, en représentant trop fidèlement le père du fils de l’homme… tous ses secrets enfin, connus de lui seul, le dérangeaient dans sa terreur ; aussi était-il mauvais juge. La comédie, même celle de Molière, ne pouvait non plus lui laisser de grandes illusions. Lisette et Scapin, loin de l’amuser par leur folie, lui faisaient pitié ; ils avaient l’âme si triste, au milieu de leur gaieté, de voir la salle vide et de plaisanter dans le désert.

« Personne ! pas un chat dans toute la salle ! » pensait douloureusement la pauvre soubrette, en éclatant de rire de ce rire de comédie si peu contagieux.

« Sept livres dix sols de recette ! » se disait amèrement Scapin en gambadant autour de Géronte.

Et Lisette, continuant de folâtrer, se disait : « Faire une toilette pour n’être pas regardée ! »

Et Scapin, poursuivant ses pirouettes, se disait : « Débiter cinq cents vers pour des gardes nationaux qui viennent dormir gratis, étendus sur les banquettes du parterre !… »

Et tout cela était d’un comique à fendre le cœur.

L’opéra ne l’amusait pas moins à observer. Les bruyants compagnons du comte Ory ne lui semblaient pas tous aussi joyeux et aussi enivrés qu’ils voulaient bien le paraître. La Somnambule n’était pas non plus si malheureuse d’un soupçon qu’elle s’efforçait de le faire croire… Enfin, les habitués de l’Opéra et des autres théâtres s’étonnaient souvent de voir au balcon un jeune homme, qui paraissait spirituel, rester seul sérieux quand toute la salle éclatait de rire, tandis que, au contraire, il riait parfois comme un fou aux moments les plus pathétiques des plus beaux désespoirs de nos plus grandes actrices. Souvent aussi les spectateurs placés auprès de lui s’éloignaient brusquement, ne se rendant pas compte de leur malaise, mais comme magnétisés par le regard de ce jeune homme qui souriait sans leur parler. Il y avait un soir à l’Opéra, aux troisièmes loges de face, une grosse dame parée qui devait avoir une idée bien singulière, car M. de Lorville faillit mourir de rire en la regardant.

C’était le jour du grand bal dont il a déjà été question. M. de Lorville était depuis une heure chez l’ambassadrice, se promenant çà et là, lorgnant, écoutant, et se cachant pour observer. Il savait déjà l’histoire de toutes les parures ; il avait déjà pénétré tous les petits secrets de la coquetterie, les maigres efforts de l’avarice, les prudentes ruses de l’économie ; il savait le nom de tous les bouquets. Telle femme respirant le parfum du sien en minaudant, qui semblait craindre qu’on en devinât le mystère sentimental, l’avait tout simplement fait acheter le matin chez sa bouquetière ; telle autre disait bonnement l’avoir acheté, qui l’avait bien reçu. Presque toutes mentaient sans se douter que tant de ruses étaient inutiles, et qu’on n’avait même pas besoin d’un lorgnon de Bohême pour les deviner. Mais ce n’était point sur ces faciles découvertes qu’Edgar fondait les plaisirs de sa soirée. Toute sa malice se recueillait pour jouir de l’apparition si impatiemment attendue de M. Narvaux.

Son père, le duc de Lorville, étant fort lié avec l’ambassadeur de ***, il lui avait été facile d’obtenir pour son ancien ami le billet d’invitation si humblement demandé naguère, et dont M. Narvaux avait probablement désespéré. Edgar imaginait d’avance les raisons que Frédéric allait inventer pour excuser l’inconséquence de sa conduite, et expliquer son apparition dans une fête dont il avait fait entendre que ses opinions politiques lui imposaient le devoir de se priver.

M. de Lorville épiait cette entrée avec anxiété, comme l’amant le plus passionné guette l’apparition de la femme qu’il aime. Enfin le moment est venu. M. Frédéric Narvaux s’avance, l’air arrogant, la tête haute, mais avec cette préoccupation gênante, cette politesse indécise, ce salut vague et tâtonnant d’un convié qui ne connaît ni le maître ni la maîtresse de la maison. Frédéric joignait à cet embarras connu des gens les plus répandus dans le monde une autre perplexité que ceux-ci ne connaissent pas, celle d’ignorer complètement d’où lui venait son billet d’invitation. En le recevant, il s’était expliqué la veille avec son oncle le ministre, qui lui avait dit franchement avoir oublié d’inscrire son nom sur la liste des nouveaux admis. Il ne pouvait deviner d’où lui venait cette faveur, ni à qui s’adresser pour être présenté aux maîtres de la maison. M. de Lorville s’amusait trop de son étrange embarras pour le faire cesser tout de suite ; il se plaisait à voir M. Narvaux traîner de salon en salon, nageant, pour ainsi dire, dans un océan d’inconnus, et passant vingt fois dans ses promenades devant l’ambassadrice qu’il cherchait. Enfin Edgar, jugeant que ce supplice avait assez duré, alla droit à M. Narvaux, d’un air surpris, comme s’il venait seulement de l’apercevoir.

Frédéric parut si soulagé en trouvant enfin une personne de sa connaissance, que M. de Lorville ne put voir sans sourire son empressement à lui parler. « Ah ! cette fois, pensa-t-il, la joie de me revoir est bien sincère ! »

Et feignant d’être étonné :

— Toi ici ! s’écria-t-il ; je croyais que ta position…

— Ne m’en parle pas, interrompit M. Narvaux, tu m’en vois honteux, mais je ne me fais pas meilleur que je ne suis ; et, quand une jolie femme me dit : Je le veux ! j’irais au bal chez mon plus grand ennemi pour l’y voir danser.

Edgar fut émerveillé de l’audace de ce mensonge, et se promit de le déconcerter. Cependant, voyant que Frédéric s’obstinait à rester près de lui, il commençait à se repentir de l’avoir fait inviter ; et, profitant du prétexte qui s’offrait, il se perdit dans la foule, et courut rejoindre sa danseuse.

C’était une blonde ravissante de beauté et de mélancolie. De grands yeux noirs à demi voilés par de longues paupières, un sourire inachevé, un air de complaisance à se prêter à des plaisirs qui n’en sont plus pour elle, une attitude de langueur et même de souffrance donnaient à toute sa personne un charme inexprimable. Edgar n’avait pu obtenir que la quatrième contredanse, tant les merveilleux du jour s’empressaient autour d’elle. Mademoiselle d’Armilly avait pris un petit air boudeur lorsque Edgar était venu la prier à danser. Pour en connaître la cause, il l’avait lorgnée en s’éloignant.

« C’est bien ennuyeux, pensait-elle, de danser avec des gens que l’on ne connaît pas ! »

Cette réflexion plut beaucoup à M. de Lorville. Il commençait à se fatiguer des continuelles coquetteries que les femmes lui adressaient, séduites par son joli visage, sa tournure distinguée et l’élégance de ses manières. « Cette jeune personne, se disait-il, préfère ses anciens amis à ses nouvelles conquêtes ; j’aime ce caractère, et je lui pardonne le peu d’empressement qu’elle a mis à accepter mon invitation. »

La ritournelle de la quatrième contredanse étant déjà jouée, Edgar vint prendre la main de sa jolie danseuse ; et comme il n’aurait pas été poli de la lorgner en causant avec elle, il se livra tout au plaisir de l’écouter et de l’admirer. Mademoiselle d’Armilly avait quitté son petit air maussade, sa jolie taille s’était redressée, son visage s’était ranimé, sa démarche avait plus d’assurance, enfin elle avait cet ensemble satisfait qui trahit souvent les femmes quand elles dansent avec une personne qui leur plaît, cette confiance de plaisir d’une valseuse qui rencontre un bon valseur ou d’un savant joueur de whist à qui le sort a donné un partenaire digne de lui.

M. de Lorville remarqua ce changement, et l’attribua d’abord à l’effet que produisait la beauté de mademoiselle d’Armilly et à son désir de paraître belle au cercle nombreux d’admirateurs qui l’entouraient ; mais bientôt il vit que cette métamorphose de manières s’étendait jusqu’à lui. Mademoiselle d’Armilly semblait adoucir encore ses regards pour les attacher sur les siens, et choisir les plus tendres accents de sa voix pour lui répondre. Il y avait dans tous ses discours une intention de plaire qu’il était impossible de ne pas remarquer. Toute cette coquetterie sans faste et pleine de bon goût enchantait M. de Lorville.

— Vous arrivez d’Allemagne, dit mademoiselle d’Armilly, êtes-vous resté longtemps à Vienne ?

Edgar comprit alors que mademoiselle d’Armilly savait qui il était, et il se rappela avoir remarqué qu’elle demandait son nom à une personne placée près d’elle au moment où il était venu la chercher pour danser.

— Oui, répondit-il, j’y ai passé plus d’un an.

— S’y amuse-t-on beaucoup ?

— C’est selon ; il y a des gens qui ne s’amusent nulle part. Je connais un Anglais qui prétend que Paris est la ville du monde la plus ennuyeuse, et je vous assure que pour sa part il a raison ; il n’y est resté qu’un mois, avec la fièvre tierce. Aussi, il ne veut pas croire que personne s’y amuse.

Mademoiselle d’Armilly rit de cette plaisanterie avec tant de complaisance, que M. de Lorville se plut à exciter sa gaieté, et lui sut bon gré de rendre ainsi la conversation facile en lui parlant de ce qu’elle savait de lui.

Comme il dansait, un élégant d’un âge raisonnable, avec qui mademoiselle d’Armilly avait causé une partie de la soirée, vint se placer derrière elle ; mais il n’y resta pas longtemps ; elle le reçut si froidement et avec tant de sécheresse que le pauvre soupirant, déconcerté par cette rigueur inattendue, s’éloigna bientôt. Edgar demanda son nom.

— C’est M. de Champléry, reprit mademoiselle d’Armilly d’un air de confiance et de malice enfantine ; c’est un protégé de mon oncle : je danse avec lui par ordre, aussi cela m’ennuie-t-il à périr.

Edgar fut ravi de la naïveté de cette réponse et de cette manière gracieuse de se lier avec lui en le mettant pour ainsi dire de son parti. Jamais il n’avait éprouvé près d’une femme une émotion plus séduisante. La contredanse venait de finir, il fallut se séparer. Edgar reconduisit à sa place, auprès de sa mère, mademoiselle d’Armilly, et en le voyant s’éloigner, elle lui adressa un sourire plein de gentillesse qui voulait dire : « Nous sommes déjà de vieux amis. »

Tout en rêvant à sa nouvelle passion, Edgar alla se placer dans une embrasure de fenêtre pour l’admirer en silence. Mademoiselle d’Armilly, qui le suivait des yeux, vit de loin qu’il s’apprêtait à la lorgner attentivement, et donnant à sa physionomie toute la grâce de l’embarras, elle baissa les yeux.

Jaloux de connaître l’impression qu’il avait faite sur elle, Edgar brûlait de lire dans son cœur. Mais, hélas ! voilà ce que cette âme si tendre pensait de lui et de son esprit :

« C’est le fils du duc de Lorville, il aura soixante mille livres de rente en se mariant. »

Oh ! quel amer désenchantement ! de son esprit, pas un mot ; de sa personne, pas un souvenir ! En vain il avait été aimable, en vain il s’était réjoui d’être ce jour-là plus à son avantage, on ne l’avait pas écouté, on ne l’avait pas regardé. Ce qu’on aimait en lui, c’était son vieux château de Lorville, où il s’ennuyait tant !…

Combien il pardonnait alors aux femmes qui n’aimaient en lui que ses agréments frivoles ! Mademoiselle d’Armilly était indigne d’éprouver une si simple faiblesse. L’ambition rend aveugle, les avantages qu’elle recherche sont les seuls qu’elle comprenne ; non-seulement elle dédaigne les autres, mais elle ne les voit pas.

Edgar, tombé du haut de son illusion, se livra à un dépit sans mesure. Chaque fois qu’il passait devant mademoiselle d’Armilly, il répondait à ses regards engageants en détournant la tête de la manière la plus insolente. « Ah ! se disait-il, ce n’est que mon rang qui lui plaît en moi ; eh bien, je le lui ferai sentir en la dédaignant ! »

Mademoiselle d’Armilly remarqua bientôt cette différence dans les manières de M. de Lorville ; elle en paraissait peu surprise, et son maintien résigné le frappa ; il la regarda de nouveau pour savoir ce qu’elle pensait de ce changement. Elle l’expliquait ainsi : « On vient de lui dire que je n’ai pas de dot. » Et, avec cette justice des gens qui calculent, elle trouvait tout simple que M. de Lorville éprouvât pour elle, en ce moment, le même dédain qu’elle avait senti pour lui avant de le connaître.

Tant de sécheresse dans une personne si jeune et d’une beauté si langoureuse inspirait à M. de Lorville une sorte d’horreur, et maintenant qu’il avait son secret, cette jeune personne lui paraissait aussi laide qu’elle était réellement belle ; tant il est vrai que tout le charme d’une femme dépend des sentiments qu’elle éprouve ou qu’on lui suppose. La physionomie est un langage ; pour en être ému, il faut avoir foi dans ce qu’elle exprime.


V.

Edgar, de mauvaise humeur et découragé, eut une seconde fois recours à sa malice pour se distraire. Il se plaisait à embarrasser ceux à qui il parlait en leur dévoilant leur véritable pensée, au moment même qu’ils exprimaient le contraire. D’autres fois, il s’amusait à répondre à des gens qui ne parlaient pas, et qui restaient confondus de se voir ainsi devinés. Il y avait, près de la cheminée d’un des nombreux salons, un gros monsieur qui ne disait rien à personne et qui regardait l’heure attentivement. Edgar, sachant sa pensée, lui dit :

— On va souper tout à l’heure.

Et le monsieur de reculer d’étonnement, puis de se rassurer et de dire :

— Voilà un jeune homme aussi gourmand que moi.

Plus tard ? il faillit se faire une querelle avec un de ces graves politiques qui mentent hardiment par nature et par prudence, et qui croient ne faire que dissimuler par devoir. Leur conversation était vraiment risible à entendre. M. de Lorville, qui ne s’attachait qu’à la pensée, semblait pour chacun un esprit de travers qui comprend tout à rebours, et, pour son interlocuteur, un homme taquin et d’une conversation insupportable.

— Le ministère durera plus qu’on ne l’imagine, disait le politique ; j’ai de fortes raisons pour le supposer.

— Vraiment ? reprenait Edgar, en souriant, vous croyez qu’il sera changé demain !

— Je n’ai pas dit cela, monsieur ! s’écriait l’autre, impatienté. Au surplus, ajoutait-il, je ne me soucie guère d’entrer dans cette boutique, et puisqu’on ne pense pas à moi…

— Ah ! l’on vous fait des propositions !

— Vous ne m’entendez pas, monsieur…

— Si vraiment, on vous offre un portefeuille que vous acceptez à telle condition, rien de si simple.

L’homme d’État, rougissant d’être deviné, feignit de croire qu’Edgar plaisantait et changea brusquement la conversation :

— Je viens de chez le ministre des affaires étrangères, dit-il ; on n’a point de nouvelles d’Italie.

— Ah ! ah ! reprit Edgar, en lorgnant le diplomate : un courrier est arrivé ce soir.

— Monsieur, j’ai eu l’honneur de vous dire qu’il n’était pas arrivé de nouvelles.

— Oui, j’entends bien ; et vous savez même que les Autrichiens sont à Bologne.

— Moi, monsieur, je ne sais rien du tout !

Et le diplomate restait confondu. Cette nouvelle était encore secrète, et il avait promis au ministre de la cacher. Impatienté d’un dialogue si singulier, il s’éloigna en se disant qu’il n’y avait rien de tel que l’ignorance et la sottise pour déconcerter un homme d’esprit ; car, n’ayant pas le secret de M. de Lorville, il appelait hasard et incohérence d’idées la justesse de sa pénétration.

— Ces jeunes gens du faubourg Saint-Germain, pensait-il, sont d’une suffisance…

— Ceux du faubourg Saint-Jacques ne vous plaisent guère davantage, dit Edgar, sachant que le seul mot d’étudiant faisait trembler le politique.

Celui-ci se retourna vivement, épouvanté de cette voix qui répondait à sa pensée ; il rêva longtemps à cette circonstance extraordinaire, et, ne pouvant la comprendre, il l’expliqua par un phénomène plus surprenant peut-être, et crut avoir pensé tout haut pour la première fois de sa vie.

Edgar, en rentrant dans la salle de bal, aperçut son ami Narvaux, causant mystérieusement, dans un angle de porte, avec quelque chose qui ressemblait de loin à un ambassadeur turc ou à une vieille Anglaise. En effet, c’était une de ces vieilles Anglaises inimitables qui, après avoir eu quatorze ou quinze enfants dans leur pays, viennent à Paris pour apprendre le français. Elle portait sur la tête un de ces turbans à trois étages que l’Angleterre seule produit : des plumes, des fleurs, des diamants, de l’acier, des glands de jais, des rubans, des blondes, des clefs d’or, ornaient cette imposante coupole sous laquelle minaudait une figure longue et décharnée qui en faisait encore ressortir l’énormité. Edgar n’avait jamais vu, dans ses voyages ni dans ses cauchemars, un être plus fantastique, une femme plus fastueusement laide. M. Narvaux, qui, l’année précédente, avait découvert aux eaux de Plombières cette espèce de momie prétentieuse, parut embarrassé d’être surpris causant si coquettement avec elle par le plus moqueur de ses amis. Il détourna la tête, feignant de n’avoir pas aperçu M. de Lorville, mais celui-ci fut implacable. Résolu de punir M. Narvaux de son mensonge, il s’approcha de lui d’un air discret, et, désignant la vieille Anglaise, il dit tout bas d’un ton railleur :

— C’est elle ! n’est-ce pas ? Ah ! que tu as raison, mon cher ; je suis bien comme toi, j’irais au bal chez mon plus grand ennemi pour la voir danser !

Les hommes fins, et qui se rappellent leurs mensonges, en ont toujours un de réserve en cas de surprise ou de malheur. Ils s’attendent à être déconcertés, et ils ne lancent jamais une chose fausse sans prévoir tous les dangers qu’elle va courir.

M. Narvaux, au seul aspect de M. de Lorville, avait prévu cette malice ; et loin de s’en formaliser, il sourit avec complaisance, puis levant les yeux au ciel et prenant un accent douloureux :

— Ah ! ne plaisante pas, dit-il, je suis d’une inquiétude affreuse : elle n’est point venue ce soir, et je ne puis savoir pourquoi.

« Je le sais bien, moi ! » pensa Edgar, étourdi de cette fausseté imperturbable ; et il s’éloigna, pénétré d’une espèce d’admiration pour tant d’audace et de présence d’esprit. Il sentait que sans le pouvoir magique de son lorgnon, il aurait été complètement dupe de M. Narvaux, tant il mettait de candeur et de naïveté dans ses mensonges.

Attristé par toutes les déceptions de la soirée, Edgar allait se retirer du bal, lorsqu’un jeune homme attira son attention par un air de préoccupation et d’angoisse dont il eut la curiosité de pénétrer la cause.

Ce jeune homme était un de ces Pylades d’élégants, constantes victimes d’un brillant Oreste, dont ils subissent également les destins et les caprices. Leur vie est une éternelle abnégation d’eux-mêmes ; ils ne sont rien par eux, n’ont rien à eux, ne font rien pour eux ; ils attendent pour agir qu’Oreste ait décidé, ils n’ont faim qu’à ses heures, ne voyagent que pour le suivre, et ne se permettent d’aimer que là où il va le plus souvent. On va même jusqu’à retrancher leur nom, on ne les appelle plus que l’ami d’un tel ; et leur paresse s’arrange à merveille de cette vie de reflet qui ne les rend responsables d’aucune de leurs actions. Pylade loge avec Oreste, et quoiqu’ils paient tous deux la même somme de leur commun loyer et qu’en conséquence ils soient égaux aux yeux de l’impartial propriétaire, l’un dit fièrement chez moi, l’autre prononce timidement chez nous.

L’élégante planète dont le jeune homme qu’observait M. de Lorville était le satellite avait quitté le bal depuis plus de deux heures. Un dépit éclatant, sur l’effet duquel il comptait pour assurer le succès d’une intrigue amoureuse commencée au bal, avait motivé cette prompte disparition ; et, dans sa fureur calculée, le noble dandy avait oublié d’avertir de sa fuite son compagnon de plaisir, son associé de voiture qu’il devait ramener.

L’ombre errante se traînait çà et là, cherchant un objet auquel elle pût se rattacher. Edgar, devinant ce trouble, s’approcha de l’infortuné jeune homme ; et sachant que prononcer le nom de son ami était un droit de lui parler :

M. de Guercey est parti ce soir de bien bonne heure, dit-il, feignant d’être lié avec celui-ci ; est-ce qu’il était souffrant ?

— Je le croirais, répondit le Pylade, car il m’a oublié ; nous devions nous en aller ensemble : il pleut à verse, et…

— Je suis à vos ordres, reprit Edgar avec empressement ; trop heureux d’obliger un ami de M. de Guercey.

Tous les deux sortirent du bal et montèrent en voiture. Pendant la route, Edgar souriait en songeant à l’étonnement qu’éprouverait son voisin en apprenant que M. de Guercey et lui ne se connaissaient pas. Il s’amusa des conjectures que les deux amis allaient faire. Puis, de retour chez lui, il se dit tristement : « Voilà donc le seul avantage que l’art de deviner m’ait procuré dans cette brillante fête ; le plaisir d’obliger un inconnu ! »


VI.

Le lendemain, comme Edgar se mettait à table pour déjeuner avec deux de ses cousins, on lui annonça M. de Fontvenel. Il était pâle, sa figure était altérée, et l’on devinait facilement qu’une idée triste le dominait ; ayant un service important à demander à M. de Lorville, il était venu le voir de bonne heure, espérant le trouver seul.

— Qu’il soit le bienvenu ! s’écria Edgar en apercevant son ami. Viens, noble soutien de la magistrature, maître des requêtes, prétendant au conseil d’État ; pour tes services extraordinaires, nous te votons deux côtelettes et une tasse de thé ! viens donc siéger parmi nous, et partager nos travaux.

— J’ai déjeuné, merci, répondit M. de Fontvenel, un peu déconcerté par cette mauvaise plaisanterie ; mais ne vous dérangez pas, ajouta-t-il en regardant les autres convives.

Cette politesse était fort inutile, car les cousins n’avaient nulle envie de se déranger : M. de Fontvenel ne leur plaisait pas. Les petits pareils d’un jeune homme riche n’aiment jamais son ami. N’ignorant pas leur malveillance, M. de Fontvenel n’était point à son aise auprès d’eux, et Edgar pas du tout à son avantage.

— Eh bien, grave penseur, lui dit-il avec ce ton d’ironie qui éloigne, tu ne nous dis rien ! Quel travail important nous a donc privé de ta présence au bal d’hier ?

— Une affaire imprévue m’a retenu chez moi.

— Je vous plains, en vérité, dit un des cousins ; le bal était admirable et je m’y suis fort amusé.

Tous trois se mirent alors à parler de la fête, sans songer que M. de Fontvenel n’y était pas allé, et ne pouvait se mêler à la conversation. Mais il était trop préoccupé, trop inquiet pour être sensible à cette impolitesse de famille.

M. de Fontvenel se trouvait dans une situation d’affaires alarmante qui pouvait compromettre son honneur et sa réputation. La faillite d’un banquier venait de lui enlever une somme considérable sur laquelle il comptait pour acquitter une dette importante. Il lui fallait payer cinquante mille francs le jour même, il ne les avait pas ; et, connaissant la générosité de M. de Lorville, il venait lui emprunter cette somme, persuadé que, si elle était à sa disposition, il n’hésiterait pas à l’obliger.

Quel fut son découragement lorsqu’au lieu de trouver son ami seul, comme il l’était ordinairement de si bon matin, il le surprit avec deux personnes dont il connaissait la malveillance et la cupidité !

À peine fut-il entré, il vit que l’atmosphère ne lui était pas favorable et il renonça au projet de sa demande. Être refusé par un indifférent lui paraissait une chose toute naturelle ; mais se voir repousser par un ami ! cette pensée lui déchirait le cœur. Une grande tristesse s’empara de lui. Hélas ! n’est-ce pas déjà nous repousser, que nous ôter l’idée de la prière ! N’y a-t-il pas de l’inspiration dans cette timidité ? Et l’homme à qui l’on n’a jamais osé demander un service l’aurait-il rendu ? Peut-être !… car tout dépend du moment ; en France surtout, où l’esprit et le cœur sont si mobiles.

Après le déjeuner, les deux cousins, loin de songer à se retirer, allèrent s’établir sur deux bons canapés dans la chambre à coucher de M. de Lorville, en prenant chacun un journal. Edgar, de son côté, alla s’asseoir devant son secrétaire, rangea plusieurs objets, et finit par se mettre à écrire, sans s’inquiéter de ce qu’on faisait autour de lui. M. de Fontvenel était si mécontent de cette visite, qu’il n’osait la terminer ; il attendait qu’on se fût assez occupé de lui pour s’éloigner sans paraître trop susceptible, et sans affecter de l’humeur. Il prit la Revue de Paris qui était sur la table, et feignit de la parcourir pour se donner une contenance. De temps en temps, Edgar souriait en le regardant, le lorgnait, puis se mettait à écrire sans lui adresser la parole. Enfin, ennuyé de ce malaise, et rêvant au moyen de trouver ailleurs un secours qu’il n’espérait plus de son ami, M. de Fontvenel se dirigea vers la porte et se disposait à sortir lorsqu’Edgar lui cria :

— Attends donc, étourdi ! tu oublies de prendre ce que tu es venu chercher.

— Que veux-tu dire ? reprit M. de Fontvenel.

— Comment ! tu oseras me soutenir que tu n’avais pas une idée en venant ici ?

— Je ne dis pas cela, mais je suis sûr de n’en avoir parlé à personne, et…

— Qu’importe ! interrompit Edgar ; à quoi sert la parole en amitié ? As-tu lu le Monomotapa de La Fontaine ?

— Oui, mais…

— Ne sais-tu pas

Qu’un ami véritable est une douce chose !
Il cherche vos besoins au fond de votre cœur,
Il vous épargne la pudeur
De les lui découvrir vous-même…

— Je sais par cœur cette fable, reprend M. de Fontvenel ; mais qui peut…

— Une fable, blasphémateur ! s’écrie Edgar en riant ; tiens, prends cette lettre, et ne traite plus de fable ce qu’il y a de plus vrai au monde.

Alors, lui remettant la lettre qu’il venait d’écrire, et qui était un bon de cinquante mille francs sur son agent de change :

— Incrédule, ajouta-t-il, que cela t’apprenne à ne plus douter de tes amis.

M. de Fontvenel lut le billet à trois reprises, et son étonnement fut tel, qu’il l’emporta sur tout autre sentiment. La joie de trouver la somme qui le délivrait d’une si grande inquiétude, son honneur sauvé, l’émotion de la reconnaissance, tout fit place à l’impatience d’apprendre comment Edgar avait pénétré son secret. Il regardait autour de lui, cherchant dans sa pensée à deviner qui avait pu le trahir ; mais personne ne connaissait encore l’affaire qui l’avait mis dans ce subit embarras, personne n’avait pu en parler à M. de Lorville. Comment le savait-il ? Ce mystère le tourmentait comme un supplice, et il résolut de l’expliquer. Cependant, il était touché de tant de générosité et plus encore de tant de délicatesse. Des larmes d’attendrissement roulaient dans ses yeux ; il aurait voulu à son tour deviner ce que son ami désirait pour le lui acquérir au prix de sa vie. Edgar jouissait de son étonnement et de sa joie ; mais pour empêcher ses deux cousins de l’observer, il fit signe à M. de Fontvenel de ne rien dire devant eux, et le reconduisant jusque sur l’escalier :

— À ce soir, dit M. de Lorville ; j’irai un moment chez ta mère, et j’espère que, malgré trois ans d’absence, la belle Stéphanie me reconnaîtra. À ce soir.

— À toujours, reprit M. de Fontvenel avec émotion ; que j’ai besoin de te revoir ! Ah ! ma vie ne sera pas assez longue pour te témoigner tout ce que j’éprouve en ce moment.

À ces mots ils s’embrassèrent avec une tendresse de frères, et M. de Fontvenel s’éloigna pénétré de reconnaissance, le plus heureux des hommes, mais aussi le plus tourmenté.


VII.

Il était dix heures du soir lorsque M. de Lorville se rendit chez madame de Fontvenel. Il s’aperçut bientôt que son ami avait trahi son obligeance. Madame de Fontvenel, dominée par un attendrissement qu’elle ne pouvait cacher, vint à lui les larmes aux yeux, et bien qu’elle ne lui parlât pas du service qu’il venait de rendre à son fils, tout en elle prouvait à quel point elle y était sensible. Stéphanie, quoique avec plus de retenue, témoigna aussi les mêmes sentiments. Son frère semblait fier et joyeux, et M. de Lorville ressentait outre le plaisir d’avoir fait une bonne action, celui d’en voir profondément heureuses des âmes qui en étaient dignes. Ah ! que de doux moments il pouvait passer dans cette famille si bienveillante pour lui, auprès de cette ancienne amie de sa mère, qui l’avait élevé comme un fils ; il s’étonnait de l’avoir ainsi négligée depuis son retour. Mais à Paris les gens qu’on aime le plus sont ceux que l’on voit le moins ; s’ils ne sont pas autant que nous lancés dans ce tourbillon de plaisirs mondains qui nous entraîne, on les perd de vue, et ils nous deviennent bientôt tout à fait étrangers, à moins qu’il ne leur arrive, de temps en temps, quelque grand malheur qui nous ramène à eux.

C’est une chose singulière, mais incontestable, que, dans le grand monde, pour se voir tous les jours quand on se convient, il faut avoir, non pas les mêmes amis, mais les mêmes indifférents. L’important est de ne pas se gêner ; en amitié comme en tout, on ne fait que ce qui est commode ; aussi l’occasion l’emporte-t-elle sur tous les projets, et souvent l’homme qui néglige son meilleur ami parce qu’il demeure loin de lui, passe sa vie chez un voisin qu’il déteste.

Edgard fut frappé de la beauté de mademoiselle de Fontvenel. Quelle différence entre cette petite fille espiègle qu’il avait quittée il y a trois ans, et cette grande et belle femme qu’il retrouvait parée de toutes les séductions que donne à une nature élevée une éducation distinguée. Il ne se rappelait plus, en voyant Stéphanie si belle et si imposante, que peu d’années auparavant il la tutoyait comme une sœur, et ce fut avec une émotion presque timide qu’il baisa la jolie main qu’elle lui tendait affectueusement. Bientôt, en la voyant rire comme autrefois, il se rassura. Ses regards attendris se portèrent alternativement sur madame de Fontvenel, sur Stéphanie, sur son frère, et il sentit que, malgré lui, depuis qu’il était revenu dans cette maison, toutes ses pensées avaient un avenir.

Plusieurs visites étant survenues, M. de Lorville céda la place qu’il occupait auprès de la maîtresse de la maison, et alla rejoindre Stéphanie à l’autre bout du salon. Elle était assise devant une table couverte d’album, de journaux, de caricatures ; une autre jeune personne brodait auprès d’elle ; un artiste célèbre s’amusait à dessiner des figures grotesques qu’un jeune officier imitait scrupuleusement ; l’un copiait une romance, un autre cherchait à transcrire mystérieusement une chanson poétique et toujours séditieuse de Béranger. Chacun enfin paraissait occupé, ce qui n’empêchait pas la conversation d’être animée.

Lorsque mademoiselle de Fontvenel vit Edgar s’approcher :

— Voici M. de Lorville, dit-elle ; prenons garde à nous, malheur à qui cache un secret ! Il va bien vite deviner ce que chacun de nous désire : c’est l’homme du monde le plus pénétrant.

— Rassurez-vous, reprit Edgar, ce soir je ne veux rien deviner.

— Comment ! vous êtes bien dédaigneux ! vous n’avez donc nulle envie de connaître notre pensée ?

— Pas encore, elle ne peut m’être favorable : j’arrive. Les oubliés ont toujours tort, n’est-ce pas, Stéphanie ? Ah ! pardon, mademoiselle… mais je ne puis m’accoutumer à être traité ici en étranger, à y passer pour un nouveau présenté. Il faut absolument que je me trouve un droit à votre préférence. Ne sommes-nous pas un peu cousins ?

— Pas du tout, reprit en riant Stéphanie, et je ne peux pas là-dessus me faire la moindre illusion.

— N’importe, je vous appellerai ma cousine ; cela ôtera cet air de cérémonie dont un ami d’enfance ne peut s’arranger. Ainsi c’est convenu, vous m’appellerez votre cousin. Il n’y a pas bien longtemps, ajouta-t-il avec malice, que vous me donniez un nom plus doux ; mais malheureusement je me suis déjà aperçu que ces beaux jours sont loin de nous.

À ces mots, mademoiselle de Fontvenel rougit, et celui qu’elle nommait dans son enfance son petit mari s’amusa beaucoup de cet embarras. La moindre émotion, dans une personne qui paraît froide, a un charme auquel on résiste rarement ; elle nous prend par l’amour-propre. C’est un triomphe obtenu, un destin accompli, car nous nous figurons que cet être jusqu’alors insensible nous attendait pour s’animer. Edgar aurait bien voulu prendre son lorgnon, et deviner la pensée de Stéphanie ; mais l’alarme était donnée, et il n’osait attirer l’attention sur ce talisman dans la crainte qu’on en découvrît la merveille. D’ailleurs il était sans défiance, il savait que la sœur de son ami, la fille de madame de Fontvenel, ne pouvait éprouver que de nobles sentiments. Il aurait fallu un bien grand changement pour altérer ce cœur qu’il avait connu dans son enfance si bon, si généreux.

S’abandonnant tout au plaisir d’une affection naissante, fondée sur de doux souvenirs, Edgar ne quitta plus Stéphanie. Elle-même semblait trouver le plus grand charme à se rappeler avec lui les jeux de son enfance ; et mademoiselle de Fontvenel, ordinairement si calme et si également gracieuse pour tout le monde, parut ce soir-là ce qu’on ne l’avait jamais vue, pleine de gaieté et de coquetterie. Il est vrai que M. de Lorville était un de ces hommes avec lesquels les femmes sont toujours coquettes, sans projet, sans amour, et quelquefois même malgré elles. Le désir de plaire est contagieux dans un homme aimable, soit qu’on le croie dédaigneux ou difficile, soit qu’on le regarde comme une autorité. La femme la plus honnête ne résiste pas à la tentation de lui paraître séduisante, et, sans songer à lui donner une espérance, elle n’est pas fâchée de lui laisser un regret.

En vain plusieurs femmes vinrent-elles interrompre la conversation d’Edgar et de Stéphanie, il trouvait toujours un moyen de se rapprocher d’elle ; en vain les discussions orageuses de la politique attiraient-elles son attention dans le salon voisin, il ne s’y mêlait point. Depuis longtemps, d’ailleurs, la politique lui était devenue indifférente. Il s’intéressait vivement aux affaires de son pays, mais à condition de ne pas écouter ce qu’on en disait ; et comment, en effet, se résoudre à parler politique, lorsqu’on a le secret de toutes les opinions, lorsqu’on a découvert que l’intérêt personnel seul les inspire et les soutient, que chacun choisit dans ses principes de morale ou de gouvernement, celui qui doit le plus lui rapporter ; qu’il y a dans toutes les opinions violentes un fond de souvenirs ou de projets, une arrière-pensée de place perdue, obtenue ou à obtenir ? Lorsqu’on sait enfin que chacun juge l’intérêt général de sa position particulière, toute discussion devient inutile. Ce n’est pas que les opinions manquent de bonne foi, oh ! chacun est de bonne foi dans son intérêt, mais elles manquent de stabilité ; et, tout en contrariant la plus exagérée, on prévoit les chances qu’elle a de se modifier, le danger qu’elle court de changer. Aussi M. de Lorville, qui connaissait toutes les ambitions, disait en plaisantant qu’avant de combattre un principe politique, il attendait que le succès ou le désespoir l’eût fixé définitivement.

M. de Lorville n’était allé qu’une seule fois à la chambre des députés ; certes, son talisman eut ce jour-là une belle occasion d’exercer son pouvoir. Si Edgar eût été Allemand ou Anglais, il se serait fort diverti de cette fourmilière de vanités déclamantes et de ces nobles désintéressements de comédie dont il savait l’histoire et les conditions ; mais il aimait trop son pays pour rire des ridicules qui le perdent, et il conserva de cette séance un souvenir triste et décourageant. Il se refusa ainsi le plus grand amusement que son lorgnon n’eût pas manqué de lui offrir. Il aurait pu se dédommager de cette privation en allant observer dans les brillants salons du Palais-Royal, où les plaisirs cachent tant de tristesse, les nouvelles vanités, les nouvelles prétentions des nouveaux courtisans de la nouvelle cour ; malheureusement pour sa gaieté, l’ancienne position de son père lui imposait des devoirs auxquels il restait fidèle. Les derniers troubles de cette année lui auraient aussi fourni des observations non moins piquantes ; il aurait pu s’amuser beaucoup en lorgnant l’émeute à son passage, mais le même sentiment qui lui faisait fuir les séances de la Chambre des députés lui faisait détourner les yeux d’un spectacle si affligeant pour un véritable ami de son pays.

Cependant chacun s’étonnait de sa tolérance et de sa merveilleuse sympathie avec toutes les différentes exagérations. À ses yeux, quand il avait son lorgnon, les deux partis qui divisent en ce moment la France étaient ainsi désignés : les regrettants et les prétendants ; et pour causer à l’unisson avec son interlocuteur, il lui suffisait de savoir auquel des deux partis il appartenait. Alors, selon son observation, il approuvait ou blâmait au hasard, sûr de tomber toujours juste, sans prendre la peine d’écouter. M. de Lorville pardonnait à chacun de choisir, pour s’y dévouer, l’ordre de choses qui lui offrait le plus d’avantages. Il comprenait à merveille l’amour des bons bourgeois pour Louis-Philippe, les regrets des dévots pour Charles X et les rêves de la jeunesse pour Bonaparte. Il trouvait tout simple d’entendre les filles de ducs et pairs regretter l’ancienne cour, et les femmes de banquiers vanter avec enthousiasme la nouvelle : « Chacun de nous, disait-il, préfère le gouvernement qui lui sied ; » et comme il sentait que lui-même n’était pas exempt d’intérêt personnel dans ces questions universelles, et que chacun juge l’ensemble de son point de vue, il changeait de place en idée, et se trouvait ainsi de l’avis de tout le monde, sans fausseté et sans efforts.


VIII.

Une visite pompeuse vint interrompre la douce causerie de Stéphanie. Madame de Clairange n’était pas femme à passer inaperçue dans un salon ; et mademoiselle de Fontvenel, quoiqu’un peu contrariée, fut obligée de se lever pour aller s’informer des nouvelles de sa santé. Edgar resta seul. Un sentiment plein de charme venait de le captiver ; étonné qu’un amour si prompt eût déjà pris sur lui tant d’empire, il cherchait à se l’expliquer par ses souvenirs. « Il y a si longtemps, se disait-il, que je la connais, que je l’aime ; toutes les impressions douces de mon enfance se rattachent à elle. Que de fois elle m’a consolé quand j’étais triste ; qu’elle était bonne, et maintenant qu’elle est adorable ! » Il la contemplait avec attendrissement, presque avec religion. Il admirait ce front pur dont un bandeau de cheveux noirs relevait la blancheur, ce regard plein de noblesse et de loyauté, cette taille si bien proportionnée dont une mise simple et de bon goût faisait valoir toute l’élégance. Ravi de trouver tant d’esprit et de douceur dans une personne d’une beauté remarquable, et fier d’en être favorablement accueilli, Edgar rêvait au bonheur de passer sa vie auprès de Stéphanie, et, se flattant d’en être aimé un jour, il se réjouissait d’avance de déconcerter, par ce mariage si brillant pour elle, l’humble délicatesse des projets de son ami.

Mais il voulait savoir jusqu’à quel point elle pouvait partager sa pensée, et lire ce qui se passai dans son cœur. L’arrivée de madame de Clairange occupait tout le monde. M. de Lorville, voyant que personne ne l’observait, choisit ce moment pour satisfaire sa curiosité, et se confirmer dans son espoir. Il était sûr depuis longtemps de l’affection de Stéphanie, et il savait aussi que nul calcul d’intérêt ou d’ambition ne pouvait entrer dans une âme si pure, ni venir le désenchanter. Enfin, plein de confiance et saisi d’une joyeuse émotion, il la regarde… Ô surprise, ô découverte plus cruelle que tous les désenchantements ! Stéphanie ne pense pas à lui !… Stéphanie aime, le cœur de Stéphanie n’est plus libre… Son accent affectueux n’est que de l’amitié, sa coquetterie n’est qu’une petite vengeance contre celui qu’elle aime, vulgaire punition d’un léger tort. M. de Lorville observe autour de lui, il cherche son rival ; le jeune officier, qu’il n’a pas remarqué jusqu’alors, se trahit par son air de dépit et son silence. Pauvre Edgar ! c’en est fait, son bel avenir s’évapore. Il éprouve tous les tourments de la jalousie, tout le découragement d’un dernier adieu… Hélas ! encore un amour éteint en naissant ! encore un beau rêve détruit !

Edgar, désolé, le cœur dévoré de regrets, prend la résolution de s’éloigner ; mais auparavant il se promet de punir Stéphanie de l’espoir trompeur qu’elle a fait naître ; il veut se consoler, au moins, du chagrin d’avoir deviné son secret, en lui prouvant qu’il le possède et qu’elle se trouve dans sa dépendance.

Elle revint auprès de lui, plus gracieuse et plus coquette qu’elle n’avait été jusqu’alors.

— Je vous préviens, dit-elle en riant, qu’il se trame un grand complot contre vous : on va vous présenter à madame de Clairange ; ainsi préparez-vous à être aimable.

— Est-ce un destin que d’être présenté à madame de Clairange ? demande Edgar avec ironie.

— Non, mais une présentation est une solennité à laquelle on ne saurait trop se préparer. Que dire à quelqu’un que l’on ne connaît pas ?

— Eh mais ! ce que l’on dit aux autres ; cela est si indifférent !

Edgar prononça ces derniers mots avec un dépit visible.

— Comme vous êtes devenu sombre, reprit Stéphanie ; qu’avez-vous donc ? qui a pu vous attrister ainsi subitement ?

— La vue d’un supplice inutile… je n’aime point à voir souffrir. Oui, vraiment, et je suis capable d’aller dire à ce pauvre jaloux, ajouta-t-il en désignant le jeune officier qui était en face d’elle, que vous n’aimez que lui et que je ne mérite pas sa colère.

L’embarras de mademoiselle de Fontvenel fut extrême ; elle rougit, baissa les yeux, et après un moment de silence :

— Mon frère a raison, dit-elle, vous êtes un observateur bien redoutable !

— Oui, si j’étais méchant ! reprit Edgar ; mais rassurez-vous, je n’ai pas de vanité, et, si modeste que soit la place que l’on m’accorde, je sais m’y résigner ; mais je veux qu’on me la laisse toujours…

Le ton affectueux dont il prononça ces paroles émut visiblement Stéphanie ; et M. de Lorville devinant qu’elle allait éprouver quelque regret, et que le jeune officier venait de perdre de ses avantages, s’éloigna, consolé par sa supériorité, comme un grand général se console d’une défaite en calculant les pertes de l’ennemi.

Edgar fut bientôt présenté à madame de Clairange, ainsi qu’on l’en avait menacé. Il vit une femme jeune encore, mise avec recherche, et dont la figure aurait paru complètement insignifiante sans une grimace bienveillante et continuelle qui lui composait une espèce de physionomie. Madame de Clairange n’avait ni âme, ni esprit, ni qualités, ni défauts ; et n’étant entraînée ou retenue par aucun sentiment primitif, bon ou mauvais, elle avait pu se choisir tous ceux qui embellissent, et cela avec un goût exquis, c’est une justice à lui rendre. Les émotions les plus naturelles n’étaient pour elle que des parures ; elle préférait la bonté à la malice, comme on préfère le bleu au rose, selon qu’il sied mieux. Rien ne lui coûtait pour acquérir une vertu séduisante. Chez elle, la pudeur était une étude, la sensibilité un ornement et la douceur un système. À force de la modérer, elle rendait sa voix si faible qu’on ne l’entendait pas. Cette préoccupation de toilette morale se trahissait dans ses discours ; toutes ses phrases commençaient par : « Rien ne sied mieux… rien n’embellit autant… » On croyait qu’elle allait parler d’une coiffure ou d’une étoffe à la mode ; point du tout, c’était de la piété ou de la bienfaisance. Décidée à la générosité, dans son zèle charitable, elle faisait, en effet, beaucoup de bien, mais tout cela sans charme, sans se faire aimer. Sa bonté était, pour ainsi dire, sans vie, ses consolations n’arrivaient pas jusqu’à vous ; tout ce qu’elle disait pour calmer votre douleur prouvait qu’elle ne la comprenait point, et ceux-là mêmes qu’elle accablait de ses bienfaits, tout en la remerciant avec reconnaissance, la traitaient comme une étrangère. C’est que, pour être parent des malheureux, il faut avoir ou beaucoup souffert, ou beaucoup rêvé.

Il n’était pas une seule personne dans la société de madame de Clairange à qui elle n’eût rendu service. Aussi, dès qu’elle arrivait, on s’empressait autour d’elle ; car chacun voulait la dédommager, par une préférence apparente, des sentiments qu’elle n’inspirait pas ; sans se rendre compte du peu de sympathie qu’on ressentait pour elle, on se reprochait de rester indifférent pour une personne si obligeante, et l’on se soulageait de ce remords en faisant d’elle des éloges démesurés. Aussi elle avait une réputation de dévouement, de bonté angélique que sa nature ne méritait pas, mais que ses actions justifiaient.

Les âmes médiocres et les petits esprits se passionnaient pour elle, et citaient volontiers sa conduite pour humilier les autres femmes. Les gens distingués, les âmes d’élite, au contraire, se fatiguaient de tant de vertus étudiées, et de même que les continuelles bergères et les perpétuels moutons de M. de Florian font désirer un loup féroce, les constantes perfections de madame de Clairange faisaient aspirer après un bon défaut.

M. de Clairange avait eu, d’un premier mariage, une fille que madame de Clairange traitait comme la sienne ; et même, pour échapper aux torts qu’on reproche ordinairement aux belles-mères, elle affectait de préférer Valentine, fille de son mari, à ses propres enfants. Les émotions de nature reviennent rarement dans un caractère faussé par des sentiments de convention ; et d’ailleurs l’héroïsme est facile aux personnes indifférentes.

Une des considérations qui avait engagé madame de Clairange à adopter ce système de bonté imperturbable était la difficulté qu’elle trouvait à succéder avec avantage à la première femme de M. de Clairange, une des célébrités les plus remarquables du siècle, et dont la brillante réputation d’esprit était un fardeau pénible pour une femme qui portait le même nom.

Madame de Clairange se rendait justice ; et, sachant que son esprit n’était pas de force à lutter contre le souvenir qu’on gardait encore de celui de sa rivale, elle cherchait à combattre cette mémoire gênante par des contrastes, et en s’étudiant à des qualités opposées. Elle se faisait modeste et toute bonne, parce que la mère de Valentine était brillante, et que la vivacité de son esprit l’avait fait passer longtemps pour méchante.

Valentine, élevée jusqu’à l’âge de quinze ans par sa mère, savait à quel point cette réputation était peu méritée, et s’appliquait chaque jour à la détruire ; elle voyait dans ce devoir de sa tendresse filiale une mission pieuse qui lui était confiée.

Sa mère, comme toutes les femmes supérieures, avait des ennemis et de plus des amis qui redoutaient son regard d’aigle. Ils savaient ne pouvoir lui cacher leur faiblesse, leur ingratitude, et ils se vengeaient, en médisant d’elle, de l’empire qu’elle exerçait sur eux, et auquel, par entraînement et par affection, ils ne pouvaient se soustraire. Le principal trait de son caractère était une loyauté d’impression qui lui faisait souvent tort. Elle n’avait pas cette indulgence hypocrite des personnes à qui tout est indifférent. La fausseté, le calcul, la bassesse lui inspiraient une noble indignation, qu’elle ne pouvait dissimuler. Son esprit passionné se révoltait, et dans son juste mépris, les mots les plus spirituels, les plaisanteries les plus piquantes échappaient à son éloquence. Les sots ne manquaient pas autour d’elle pour ramasser les miettes qui tombaient de sa table, et bientôt ses bons mots étaient colportés de salon en salon, altérés, dénaturés par la malice, et surtout dépouillés du sentiment généreux qui les avait inspirés ; car, lorsqu’elle employait ses armes, c’était toujours pour défendre un ami, pour laver une personne innocente d’un soupçon qu’une autre méritait ; jamais un sentiment personnel n’éveillait sa malignité ; mais par malheur ses plaisanteries étaient bonnes, elles faisaient image ; elles étaient empreintes, pour ainsi dire, de cette poésie de la gaieté qui la colore et la rend vivante ; elles restaient ; ceux qu’elle frappait ne s’en relevaient point, et de là venait que madame de Clairange passait pour une femme méchante, qu’il fallait craindre. Eh ! sans doute, il fallait la craindre et la fuir même, lorsqu’on vivait d’une turpitude ou lorsqu’on étalait un vice.

Valentine gémissait de cette injustice du monde envers sa mère, et plus encore de la réputation d’angélique bonté que ce même monde, toujours dupe et toujours amant de la médiocrité, accordait à la nouvelle madame de Clairange.

Que de fois Valentine compara cette bonté factice et stérile avec la noble et sincère générosité de sa mère ; avec ce dévouement sans borne, ce zèle éclairé d’une amitié vivace qui n’est arrêtée dans ses élans ni par la certitude de se nuire ni par la crainte de déplaire ! Valentine se rappelait avec quelle chaleur sa mère faisait valoir l’esprit et les avantages de ses amis ; quel empressement elle mettait à les servir ; que de vieux parents vivaient de ses dons ; que de malheurs elle avait prévenus par son habileté bienveillante ; que de familles elle avait réconciliées ; que d’ennemis elle avait rapprochés ; que de conseils bienfaisants elle avait donnés à son préjudice ; que de femmes soupçonnées réhabilitées par elle ; que d’enfants repoussés lui devaient leur brillante existence ; que de talents méconnus tenaient leur prompte réputation de ses éloges… Valentine se rappelait aussi combien cette femme, d’une gaieté si vive, savait trouver de paroles consolantes pour la douleur, et elle se demandait si cette bonté active et spirituellement dirigée, cette générosité de toute la vie ne valait pas la bienveillance étudiée de sa belle-mère, ses consolations inutiles et ennuyeuses, et les mauvais bouillons qu’elle envoyait à jour fixe à des indigents inconnus.

Madame de Clairange s’était fait un état dans le monde de sa tendresse pour sa belle-fille. Elle parlait d’elle sans cesse, l’accablait de soins, de prévenances qui finissaient toujours par ces-mots : « N’est-ce pas, Valentine, pour une marâtre je ne suis pas bien sévère ? »

Malgré tout l’éclat de cette tendresse, il était évident que Valentine ne la partageait point. Et comment pouvait-elle aimer une femme qui se faisait la satire vivante de sa mère ? Jamais elle n’avait pu lui pardonner d’avoir osé la remplacer. Chaque fois que l’on prononçait devant elle le nom de madame de Clairange qui ne disait plus celui de sa mère, on voyait Valentine tressaillir, et souvent alors des larmes de regrets et de dépit s’échappaient de ses yeux.

Le monde lui reprochait généralement sa froideur pour sa belle-mère et l’empressement qu’elle avait mis à se séparer d’elle, en épousant, à l’âge de dix-sept ans, le marquis de Champléry, déjà vieux, n’ayant qu’une fortune médiocre, et ne lui offrant d’autre avenir qu’une vie monotone et retirée au fond des montagnes de l’Auvergne.

Madame de Clairange employa tous les moyens qui étaient en son pouvoir pour empêcher ce mariage, qui lui enlevait son plus bel ornement, son attitude la plus avantageuse, cette preuve éclatante des vertus qu’elle avait tant travaillé à s’acquérir, et qui, par son importance même, la dispensait d’en montrer de moins extraordinaires ; mais elle n’avait aucun empire sur Valentine : ce mariage s’accomplit. Bientôt toutes ses espérances se réveillèrent : M. de Champléry mourut. Elle partit aussitôt pour rejoindre la jeune veuve, et la conjurer de revenir auprès d’elle. Valentine résista longtemps ; mais enfin, vaincue par ses instances, elle promit de venir chaque hiver passer à Paris trois mois auprès de madame de Clairange, à condition qu’on la laisserait libre de rester en Auvergne tout le reste de l’année.

C’était l’époque fixée pour le retour de madame de Champléry, et sa belle-mère venait tout empressée faire part de son bonheur à madame de Fontvenel, et surtout à Stéphanie, que cette nouvelle intéressait vivement.

— Quand j’ai de la joie, il faut que mes amis la partagent, disait madame de Clairange ; je les fatigue si souvent de mes inquiétudes, que cela est bien juste ; mais aujourd’hui, je veux que vous soyez toutes deux aussi heureuses que moi.

— Quoi ! dit Stéphanie, qui savait où menait ce préambule, est-ce qu’elle arrive bientôt ?

— Comme nous nous entendons ! s’écria madame de Clairange ; qu’elle est gentille ! comme elle me devine ! Tous ceux qui me connaissent savent qu’il n’y a que le retour de ma pauvre petite inconsolable qui puisse me réjouir ainsi.

— Qui est sa pauvre petite inconsolable ? demanda tout bas Edgar à M. de Fontvenel.

— C’est sa belle-fille.

— Et de quoi est-elle inconsolable ?

— De la mort de son mari.

— Quel jour attendez-vous Valentine, madame ?… reprit Stéphanie.

— Demain, oui, demain… jugez de ma joie ! répondit madame de Clairange.

— Demain !… ah ! quel bonheur !

Et tous les traits de Stéphanie s’animèrent de l’émotion la plus gracieuse.

— Regardez-la, s’écria madame de Clairange, voyez comme l’amitié lui sied bien, qu’elle est charmante ! Ah ! si ma petite rieuse était là, elle se moquerait bien de nous, de notre impatience, car elle n’entend rien au sentiment, elle !

— Qui appelle-t-elle sa petite rieuse ? demande encore Edgar.

— C’est toujours sa belle-fille, répondit M. de Fontvenel en souriant, la petite inconsolable.

— Quoi ! c’est la même ? Est-elle, en effet, si rieuse et si inconsolable ?

— Mais, c’est une personne singulière, que, malgré toute ta pénétration, tu ne comprendras pas.

— De qui parle-t-on ? interrompit M. Narvaux, qui venait d’entrer.

— De madame de Champléry.

— Ah ! qu’elle me déplaît ! reprit-il tout haut ; elle est si prude et si moqueuse !

— Prude ! mais au contraire, répliqua M. de Fontvenel, elle dit souvent des mots fort plaisants, et…

— Je ne lui refuse pas de l’esprit, mais ce n’est pas un esprit qui me plaise ; j’aime bien mieux sa belle-mère, qui est un ange de bonté, et je ne lui pardonne pas d’être ingrate pour elle.

Tandis qu’il parlait, Stéphanie, après avoir offert du thé à tout le monde, en alla porter une tasse à sa mère, préparée pour elle avec soin et selon son goût.

— Que cette attention est touchante ! s’écria madame de Clairange en la regardant, rien n’embellit autant une jeune personne que les soins qu’elle donne à sa mère ; c’est la plus sûre des coquetteries… Voilà ce que je n’ai jamais pu persuader à Valentine. Elle n’a pour moi nulle prévenance, et le ciel sait combien je suis malheureuse de sa froideur !

— Vous m’étonnez, dit madame de Fontvenel. Il y a un an, lorsque Stéphanie était souffrante, j’ai été témoin des soins de Valentine pour son amie, et je serais une mère ingrate si je la laissais accuser de négligence.

Edgar écouta avec le plus grand intérêt toute cette conversation, en apparence fort insignifiante ; et, lorsqu’il s’éloigna, il s’étonna de tant rêver à cette Valentine, à la fois si triste et si rieuse, si prude et si légère, si froide et si aimante ; et il sentit que ses deux plus grands titres à le prévenir en sa faveur étaient d’avoir déplu à M. Narvaux et d’être aimée de Stéphanie.


IX.

L’impression que lui avait laissée cette soirée fut cependant bientôt effacée. Edgar, trompé deux fois dans les émotions de son cœur, reprit le cours de sa vie mondaine ; mais, toujours désenchanté dans ses illusions, toujours puni dans ses espérances, il finit par concevoir une telle rancune contre son fatal lorgnon, qu’il résolut de ne plus s’en servir. Il le renferma dans un tiroir de son secrétaire, et le jour où il sortit sans le porter sur lui, il se sentit soulagé comme s’il était libre et débarrassé d’un ami importun.

Dans ses découvertes depuis quelques jours, tout l’avait mécontenté ; il avait appris à se méfier de tout, même des caresses d’un enfant : car l’intérêt, cette lèpre du siècle, nous atteint dès l’enfance, et l’on est effrayé de voir de petites têtes calculer avant de penser.

La veille, M. de Lorville alla voir madame de ***. Sa petite fille, sitôt qu’elle le reconnut, vint à lui, sauta sur ses genoux, et lui dit mille gentillesses. Edgar, surpris et touché de cet accueil empressé, voulut savoir pourquoi cette jolie enfant était si tendre pour lui : il la lorgna. « Caressons-le bien, pensait-elle, il a apporté d’Allemagne de si beaux joujoux à ma cousine ! » Malgré lui, Edgar repoussa l’enfant qu’il caressait, et, dégoûté de trouver dans tous les rangs, à tous les âges, la même pensée d’intérêt ou de vanité, il forma le projet de renoncer à une science qui devenait si monotone, et s’avoua que le talent de pénétrer toutes les idées ne valait pas le plaisir d’être trompé.

Débarrassé de son talisman, il se réjouissait de devenir une bonne dupe, et pensait qu’il allait retrouver tout à coup sa crédulité d’autrefois. Mais il est des secrets qu’on ne possède pas impunément et des ignorances qu’on ne trouve plus.

Son esprit, accoutumé à deviner, faisait à son insu des observations, expliquait ses défiances, traduisait ce qu’on disait, rétablissait des vérités altérées ; enfin M. de Lorville était sans son lorgnon comme nous sommes en l’absence d’un ami qui a de l’empire sur nous. Nous agissons par souvenir ; à chaque événement, à chaque objet, nous nous demandons : « Que ferait-il, que penserait-il, que dirait-il de cela ? » Et nous sommes encore sous le joug de ce caractère despotique, alors même que nous croyons en être affranchis par l’absence.

En revenant de l’Opéra, M. de Lorville passa devant la porte de madame de Fontvenel ; il y vit plusieurs voitures arrêtées, et l’idée lui vint de monter chez elle un moment, quoiqu’il fût déjà tard.

Il y trouva encore beaucoup de monde. Comme il entrait, il entendit ces mots que prononçait madame de Clairange avec sollicitude : — Valentine, ne prenez pas d’orgeat, vous vous rendrez malade.

« Elle est ici ! » pensa Edgar, se rappelant tout ce qu’on lui avait dit de madame de Champléry ; et curieux de la voir, il porta ses regards du côté de la table ronde autour de laquelle se réunissaient ordinairement Stéphanie et ses jeunes amies ; mais il en était trop éloigné pour qu’il lui fût possible de distinguer aucune femme particulièrement.

Forcé de rester auprès de la maîtresse de la maison pour écouter les obligeants reproches qu’elle lui faisait sur sa négligence, Edgar s’impatientait de ne pouvoir rejoindre Stéphanie. Il ne doutait pas que Valentine ne fût auprès d’elle, et songeant à ce que lui avait dit M. de Fontvenel sur l’impossibilité de deviner le caractère de madame de Champléry, il commença à se repentir d’avoir abandonné son lorgnon.

Enfin il lui fut permis de s’approcher de cette terrible table ronde, à laquelle il en voulait déjà en se rappelant tout ce qu’à cette même place il avait éprouvé pour Stéphanie. Mademoiselle de Fontvenel le reçut avec sa bienveillance ordinaire, elle le fit asseoir auprès d’elle, et il vit bientôt que sa présence avait fait une grande sensation dans le groupe de jeunes femmes qui l’entouraient.

Il est certain que son talent de pénétration faisait du bruit dans le monde, et que toutes les femmes avaient peur de lui. Une fort jolie personne était à côté de Stéphanie. Edgar présuma que c’était Valentine et se mit à l’observer. Il la trouva rieuse, moqueuse, comme on le lui avait annoncé. La conversation s’étant facilement engagée, et voyant que l’on mettait de la coquetterie à lui répondre, il se livra au plaisir d’être écouté. Il raconta ses voyages, y mêla des anecdotes piquantes, et sachant que madame de Champléry aimait la légèreté dans l’esprit, il se flatta de lui avoir prouvé qu’il n’en manquait pas, et son amour-propre se sentit satisfait.

Comme il était dans tout l’enivrement d’un homme heureux de plaire, la voix de madame de Clairange retentit : — Allons, Valentine, il est minuit passé, vous êtes souffrante, il faut rentrer…

Edgar murmura d’être sitôt séparé de sa jolie voisine ; mais quel fut son étonnement en voyant se lever à la voix de madame de Clairange, vers l’autre bout du salon, une jeune femme grande, belle, froide et sérieuse, toute différente enfin de l’idée qu’il s’était faite de madame de Champléry. Cependant c’était bien elle. Il ne l’avait pas vue, parce que jusqu’alors plusieurs personnes placées devant elle la lui cachaient ; il se leva pour la mieux regarder, mais elle s’éloigna.

Impatienté de sa méprise, Edgar ne trouva plus aucun plaisir à causer avec la jeune femme qu’il avait crue être madame de Champléry. Il lui en voulait de l’avoir trompé, et se disait avec humeur : « J’aurais dû deviner que ce n’était pas elle ; madame de Champléry doit avoir plus d’esprit que cela. » En vain madame de Cilleray, ignorant qu’elle avait dû à une erreur les soins de M. de Lorville, continuait-elle ses gracieuses coquetteries, Edgar ne l’écouta pas, et s’éloigna d’elle d’un air maussade en la laissant toute déconcertée de ce caprice.

Le nom de Valentine, qu’il entendit prononcer avec une sorte d’indignation, l’attira dans le salon voisin, et n’ayant pu causer avec madame de Champléry comme il l’aurait tant désiré, il espéra s’en dédommager en entendant parler d’elle.

— Valentine prude et prétentieuse ! Ah ! monsieur, vous ne la connaissez pas ! s’écriait un vieux général avec chaleur, je vous assure qu’il y a, au contraire, peu de femmes plus simples et qui songent moins à produire de l’effet.

— Vous m’accorderez au moins qu’elle est capricieuse, observa M. Narvaux. Quelle affectation de causer à l’écart toute la soirée avec un vieux diplomate allemand, au lieu de se mêler à la conversation des personnes de son âge et même de son pays ! Pourquoi cette subite attitude de mélancolie qu’elle avait adoptée ce soir, tandis qu’hier elle est restée ici jusqu’à deux heures du matin à nous faire mourir de rire en disant toutes les folies qui lui passaient par la tête !

— Mais, répondit le général, cela est tout simple… aujourd’hui elle est souffrante.

— Ce n’est pas une raison, je l’ai vue cent fois ainsi. C’est une femme inexplicable ; elle n’est jamais deux jours de suite la même. Demandez à Fontvenel, ajouta M. Narvaux, il la juge comme moi.

— Je ne suis pas aussi sévère, répondit M. de Fontvenel ; j’avoue que madame de Champléry m’a toujours paru avoir un caractère incompréhensible ; mais je la connais trop pour l’accuser d’être affectée ou capricieuse : elle me fait plutôt l’effet d’une personne dominée par une arrière-pensée qui la trouble et qu’elle craint de laisser deviner, d’une personne enfin qui a un secret.

— Je serais assez de votre avis, dit une femme douée d’un esprit d’observation redoutable ; sa gaieté est de l’agitation, son silence de la contrainte, et ce sont là des symptômes de…

— Quelle idée !… reprit le général avec humeur.

— Non, je vous jure, ce n’est point une folie ; cette jeune femme a quelque arrière-pensée qui la tourmente.

— Elle a peut-être un anévrisme au cœur, dit un jeune homme qui étudiait la médecine ; cela expliquerait cette subite mélancolie.

— Elle n’a rien du tout, monsieur, reprit le bon général impatienté de ces conjectures ; ou plutôt si vous voulez absolument savoir ce qui la tourmente, je vous le dirai moi ! eh bien ! ce qu’elle a… c’est… c’est sa belle-mère, qui est, selon moi, le plus affreux tourment et la plus ennuyeuse maladie qu’on puisse supporter.

— Quelle injustice ! s’écria-t-on de tous côtés ; madame de Clairange qui est si bonne, qui accable sa belle-fille de soins et de tendresse !…

— Oui, elle l’accable… c’est bien le mot.

— Mon général, dit M. Narvaux, je ne reconnais pas là votre bienveillance habituelle. Une femme si parfaite, si généreuse, ne peut faire le malheur de ceux qui dépendent d’elle, et je crois à la préoccupation de sa belle-fille une cause beaucoup plus vulgaire.

— C’est-à-dire, monsieur, que vous croyez que ce qu’elle a… c’est un amant, reprit le général avec colère ; vous conviendrez alors qu’elle le cache bien ; car aucun homme à Paris ne peut, je pense, se vanter de la compromettre.

— À Paris, non… mais…

— J’entends ce que vous voulez dire : elle aime en province ! à Clermont, un Auvergnat sans doute…

À ces mots chacun se mit à rire. La colère d’un homme très-bon a presque toujours quelque chose de comique, d’abord parce qu’on ne la redoute pas, ensuite parce qu’elle est exagérée ; il n’y a que la méchanceté qui sache s’exhaler avec mesure, et conserver assez de sang-froid pour choisir la place où elle doit frapper : l’indignation frappe au hasard, au risque même de ne pas blesser.

M. de Fontvenel, voyant que le vieil ami de Valentine commençait à se fâcher sérieusement de la manière dont on parlait d’elle, voulut mettre fin à cette conversation qu’il se repentait d’avoir amenée.

— Prenons patience, dit-il, nous avons ici quelqu’un qui peut facilement nous éclairer ; si madame de Champléry a un secret, comme nous le pensons, voilà un homme dont le regard perçant saura bientôt le découvrir.

Tous les yeux se fixèrent alors sur Edgar, que M. de Fontvenel désignait ; et il lui fallut subir le récit des merveilleuses découvertes qu’on attribuait à sa pénétration. Il feignit de ne voir dans ces récits véritables qu’un conte, qu’une plaisanterie, s’engagea, en riant, à mettre en œuvre toutes les ruses de sa science pour deviner le secret de madame de Champléry, et promit de rendre incessamment un compte exact de ses observations.

Quoiqu’il n’eût point son lorgnon ce soir-là, M. de Lorville devina sans peine l’intérêt que le vieux général portait à Valentine, et par un motif qu’il ne s’expliquait pas, il sentit le besoin de le prévenir en sa faveur :

— Avant de m’engager dans cette grande entreprise, dit-il, je dois vous avouer que je suis déjà un juge suspect, et que j’ai perdu un peu de mon impartialité.

— Comment cela, dit M. Narvaux, tu ne connais pas madame de Champléry ; qui te donne donc si bonne idée d’elle ?

— Précisément le mal que vous en dites. Elle vous a fait rire hier jusqu’à deux heures du matin ; donc elle est spirituelle et amusante. Ce soir, son crime est d’avoir causé longtemps avec un vieux savant, et de n’avoir pu cacher sa tristesse ; donc elle a l’esprit solide et le cœur faible. Voilà, il me semble, de quoi composer un caractère de femme fort aimable. Vous voyez que je serais un mauvais juge, et que, sans le vouloir, vous m’avez gagné.

Le vieux général quitta son air de mauvaise humeur ; il se rapprocha de M. de Lorville, lui parla de son père, de sa famille, qu’il connaissait, le questionna sur ses projets avec bienveillance, et Edgar, en l’écoutant, se demandait pourquoi il était si heureux d’avoir mis dans son parti un ami de madame de Champléry.

Il attribua cette préoccupation à la curiosité. La puissance que lui seul possédait de pénétrer le secret d’une femme si distinguée expliquait assez, selon lui, l’impatience qu’il éprouvait de se trouver auprès d’elle. Madame de Fontvenel l’avait prié à dîner pour le jeudi suivant ; Edgar sachant que madame de Clairange et sa belle-fille seraient de ce dîner, se promettait bien ce jour-là de sortir son talisman de sa cachette. Déjà il lui pardonnait tous les tourments causés, tant il était fier de le posséder dans une occasion si importante.

En effet, le mystère qui entourait madame de Champléry, la bizarrerie de son caractère, joints aux avantages de son esprit, devaient inspirer de l’intérêt. M. de Lorville faisait déjà mille conjectures sur le secret qu’il allait deviner, en se promettant d’avance de ne pas le trahir. « Un secret qui donne des défauts à une personne si parfaite ne doit pas être vulgaire, pensait-il ; il n’y a dans ce mystère ni calcul, ni intérêt, puisqu’il n’y a pas hypocrisie. »

Edgar songeait à cette grande entrevue avec une joie d’enfant, et se félicitait d’y être préparé d’avance, se rappelant sa dernière maladresse ; mais le destin lui réservait d’autres épreuves.


X.

Le lundi soir Edgar rencontra M. de Fontvenel.

— Ah ! c’est toi, s’écria celui-ci ; tu ne m’échapperas pas ; je t’emmène.

— Où donc ?

— À l’Odéon.

— Ah ! mon ami, que t’ai-je fait, et que veux-tu que j’aille voir si loin ?

— D’abord la Maréchale d’Ancre qu’il faut voir absolument, ensuite la marquise de Champléry.

— Ah ! elle y est ?

— Oui, avec sa belle-mère et Stéphanie ; elles n’ont que Narvaux et moi pour les accompagner, et cela ne suffit pas ; tu sais que les femmes ne s’amusent au spectacle que lorsqu’elles ont dans leur loge un homme à la mode. D’ailleurs tu n’as pas oublié nos engagements et le secret que tu dois nous révéler.

— Mais, dit Edgar, je n’ai pas…

Il allait dire : « mon lorgnon ! » heureusement il s’arrêta.

— Tu n’as pas de place, reprit M. de Fontvenel, je t’en offre deux. M. de S… nous a donné sa loge ou plutôt sa chambre ; c’est une loge d’avant-scène, elle est immense, tu peux accepter sans scrupule ; tu ne nous gêneras pas.

Edgar cède aux instances de son ami ; il monte dans sa voiture pour faire avec lui cette route éternelle, et ils reprennent leur conversation sur madame de Champléry.

Edgar était comme ces gens qui ont une si parfaite connaissance des lieux qu’ils habitent, qu’ils peuvent les parcourir sans lumière. À force de lire la pensée à l’aide de son lorgnon magique, il avait fini par s’étudier à la déchiffrer sans ce secours. Il vit bientôt que son ami parlait de Valentine avec une sorte de dépit ; et songeant à l’extrême intimité de madame de Champléry et de sa sœur, qui leur donnait tant d’occasions de se rencontrer, il pensa que M. de Fontvenel avait dû chercher à lui plaire, et ne se montrait pour elle si peu bienveillant, quoique n’en disant jamais de mal, que parce qu’il n’avait pas réussi. Edgar se rappela encore que son ami était le premier qui eût supposé un secret à Valentine. Or cette idée ne vient jamais qu’à un prétendant mal écouté, qui, se croyant assez séduisant pour être aimé, attribue sa défaite à quelque obstacle mystérieux, à quelque pensée rivale qui l’empêche de réussir malgré ses avantages. Edgar regarda cette observation de M. de Fontvenel comme l’ingénieuse explication que donnait à ses revers un amour-propre blessé, et il résolut de ne juger madame de Champléry que par lui-même, et de ne partager en rien les préventions de son ami.

Arrivé à l’Odéon, M. de Lorville se sentit ému en songeant qu’il allait passer la soirée auprès de cette femme qui le préoccupait d’une manière si étrange, et, pour la première fois peut-être depuis son retour à Paris, il éprouva de l’embarras.

La science qu’il avait rapportée de ses voyages lui avait donné tant d’assurance ! toute sa personne était changée depuis cette époque. Ses manières avaient acquis un aplomb étonnant pour son âge. Dans l’attitude d’un homme qui sait et qui devine, il y a quelque chose de calme, une sécurité qui impose ; on sent qu’il a sur nous un avantage, et quelle que soit sa jeunesse, comme cet aplomb n’est pas celui de l’ignorance ni celui de la sottise, on est forcé de lui reconnaître une sorte de puissance ; d’ailleurs, quand on a le secret de chacun, on devient si indulgent, et l’indulgence dans la jeunesse est déjà de la supériorité : aussi M. de Lorville passait-il pour l’un des jeunes gens les plus spirituels de Paris, réputation qu’il devait en partie à son talisman, mais qu’il n’était cependant pas incapable de soutenir.

Au moment où les deux amis entrèrent dans la loge, mademoiselle George était en scène ; madame de Clairange et Stéphanie se contentèrent de les saluer sans rien dire, pour ne pas exciter les chut offensants du parterre orageux de l’Odéon. Madame de Champléry, abîmée dans ses réflexions, ne tourna pas la tête pour voir qui venait d’entrer ; Edgar en fut donc réduit à admirer ses beaux cheveux blonds arrangés avec art, et à étudier tous les détails de sa mise élégante. Lorsqu’il eut contemplé pendant un moment le léger fichu de tulle brodé qui entourait un col gracieux, la jolie ceinture bleue qui dessinait une taille svelte et élégante, cette robe de mousseline blanche si bien faite, si bien attachée, il commença à s’ennuyer ; alors, pour forcer Valentine à regarder de son côté, il imagina de lancer, de manière à ce qu’elle pût l’entendre, une de ces bêtises révoltantes qui font scandale et qui forcent la personne la plus distraite à lever la tête pour regarder quel est l’imbécile qui a pu la dire.

— En vérité, s’écria Edgar, en regardant mademoiselle George et feignant de se tromper : Mademoiselle Mars est admirable avec ce costume !

— Mademoiselle Mars ! Mademoiselle Mars ! que dites-vous ? s’écria chacun aussitôt en se moquant de cette niaise méprise.

La ruse eut tout le succès qu’il en attendait ; Valentine se retourna vivement du côté de M. de Lorville ; elle le reconnut et rougit. Sachant bien qu’il avait trop d’esprit, trop l’habitude de Paris pour se tromper si grossièrement, et d’ailleurs prévenue par Stéphanie sur sa résolution de l’observer, elle devina que cette balourdise avait été dite volontairement, et le regard dédaigneux qu’elle jeta sur M. de Lorville le punit bientôt de sa malice.

Pendant l’entr’acte, M. de Fontvenel présenta son ami à madame de Champléry ; elle le salua froidement, et après leur avoir adressé à tous deux, sur la pièce que l’on jouait, quelques paroles insignifiantes, elle se mit à regarder de côté et d’autre dans la salle, de l’air d’une personne qui ne se soucie pas d’engager la conversation.

Madame de Clairange ne fut pas si dédaigneuse pour Edgar ; elle s’empara de lui, l’accabla de flatteries sur sa finesse, et finit par lui dire qu’elle était bien heureuse de n’avoir dans le cœur rien à cacher, car il lui serait bien pénible d’être obligée de fuir l’homme le plus aimable qu’elle eût jamais rencontré. — Je crois en vérité, poursuivit-elle, que Valentine n’est si maussade ce soir que parce qu’elle a quelque maligne pensée, qu’elle craint de vous voir deviner.

— Ce que je pense, interrompit Valentine avec un peu d’impatience, intéresse tout au plus l’auteur de cette pièce, et je ne le lui cacherais même pas.

— Vous auriez raison, madame, car il a bien assez de talent et d’esprit pour l’entendre, répondit Edgar, étonné de cette malveillance.

Madame de Clairange avait beau faire des signes et employer ce langage des yeux, des sourcils et des épaules, cette pantomime des tantes et des mères qui grondent leurs filles dans le monde, pour reprocher à Valentine d’être si peu gracieuse envers M. de Lorville, elle persista dans sa mauvaise humeur, et Edgar ne put s’empêcher de rire du désespoir qu’en éprouvait madame de Clairange. Il la soupçonna d’avoir trop parlé en sa faveur ; et il connaissait déjà assez Valentine pour savoir qu’un éloge de sa belle-mère devait le perdre dans son esprit.

Madame de Champléry ne lui apparut pas ce soir-là à son avantage ; elle lui sembla moins belle que le jour où il l’avait aperçue pour la première fois ; ses manières étaient sans grâce, sa voix avait quelque chose de dur qui déplaisait ; la noble régularité de ses traits, n’étant adoucie par aucune expression de gaieté ou de mélancolie, donnait à son visage un air de sévérité qui manquait de charme ; et M. de Lorville, la voyant ainsi, se demandait comment madame de Clairange avait jamais pu être entraînée à nommer sa petite rieuse une personne si grave et si imposante.

Tandis qu’il causait avec madame de Clairange, M. de Fontvenel dit à Valentine :

— Ne vois-je pas en face de nous votre merveilleux cousin, Adolphe de Champléry ?

— Oui, c’est lui, reprit Valentine, il est sans doute ici avec sa belle prétendue, mademoiselle d’Armilly.

À ce nom, Edgar tressaillit ; ce nom lui rappelait sa première épreuve et son premier désenchantement.

— Elle va se marier ? demanda-t-il avec curiosité.

— Oui, répondit Valentine, elle doit épouser mon cousin, M. de Champléry.

— On prétend qu’elle l’aime à la folie, dit alors M. Narvaux, il n’est pourtant guère séduisant. C’est une vérité cruelle à s’avouer, continua-t-il, les ennuyeux plaisent aux jolies femmes.

— Pas tous, reprit Edgar avec insolence ; mais il est certain qu’elles prennent souvent l’obsession pour l’assiduité ; d’ailleurs l’ennui est un magnétisme qui ôte la raison, engourdit la volonté : c’est le philtre des importuns.

En ce moment, madame de Champléry s’étant avancée pour regarder quelqu’un dans la salle :

— Qui saluez-vous, ma chère ? dit sa belle-mère.

— Madame d’Armilly et sa nièce, répondit Valentine.

— Où est-elle ? demanda vivement Stéphanie ; on la dit si belle ! je voudrais bien la voir.

— Ah ! elle est ravissante, s’écria M. Narvaux ; n’est-ce pas, mon cher, c’est la plus jolie femme de Paris ?

Ne voulant point louer mademoiselle d’Armilly ni parler d’elle avec malveillance, Edgar trouva plus convenable de dire qu’il ne la connaissait pas.

— Regardez-la donc, mon cher, elle est adorable !

— Il faut bien qu’elle soit jolie, dit à son tour M. de Fontvenel, pour oser se nommer madame de Champléry.

— On vous confondra toujours ensemble, dit Stéphanie à Valentine.

— Non, reprit-elle ; pour nous distinguer, on appellera ma cousine madame de Champléry la belle.

— Et l’on dira de vous la bonne, cela vaudra bien mieux.

On devine que cette pensée touchante et nouvelle était due à madame de Clairange ; ravie de l’avoir trouvée, elle ajouta :

— Je vois, ma chère enfant, que vous serez obligée de vous remarier pour éviter un quiproquo.

— Le motif est entraînant, dit Edgar, voyant l’embarras où cette plaisanterie de sa belle-mère avait jeté Valentine. Cela me rappelle une jeune personne qui se décida à cet acte si grave du mariage pour avoir le droit de porter un béret qui lui allait à merveille, et qu’on avait eu l’idée ingénieuse de lui faire essayer comme par hasard.

— Comment ! s’écrie M. Narvaux, est-ce qu’il lui fallait absolument un mari pour oser mettre un chapeau ?

— Sans doute, dit madame de Clairange ; ne savez-vous pas qu’en France les jeunes personnes ne portent ni toques, ni bonnets, ni turbans ?

— Fort heureusement, reprit Edgar ; sans cela, dans nos salons, à quoi les reconnaîtrait-on, depuis que les mères de famille persistent dans l’ingénuité ? Cette coutume est très-bien imaginée ; de plus, elle est un langage, car le jour où une vieille fille renonce à se marier, elle arbore le panache blanc sur la toque noire, et c’est comme lorsque le président de la Chambre se couvre… la discussion est terminée.

Chacun rit de cette folie. La conversation ayant continué sur le mariage de mademoiselle d’Armilly, Edgar sortit de la loge pour aller l’admirer, et on le vit bientôt se placer au balcon en face d’elle, de manière à pouvoir aussi contempler Valentine.

Il éprouva un sentiment de tristesse en revoyant mademoiselle d’Armilly, cette belle personne qui l’avait si cruellement puni de sa présomption de plaire ; et il se sentit une sorte d’aversion pour elle en remarquant les regards tendres et les coquetteries qu’elle adressait à ce même M. de Champléry, dont elle lui avait parlé avec tant de dédain, tandis qu’elle employait toute son adresse à se faire épouser de lui. Ensuite ses yeux tombèrent sur Stéphanie, puis sur Valentine, et il pensa qu’il était singulier de voir ainsi réunies dans le même lieu ces trois femmes, les seules qui depuis son séjour à Paris eussent préoccupé son cœur. Les autres n’avaient été pour lui que des caprices, et nulle idée d’avenir n’était venue troubler les plaisirs du présent. Mais Stéphanie ! mais Valentine !… elle qu’il ne connaissait pas, de quel droit avait-elle si vivement occupé sa pensée ?

Cependant ce soir-là elle avait perdu de sa puissance, et Edgar éprouva un plaisir auquel le dépit n’était pas étranger en s’avouant qu’elle semblait la moins belle des trois. Bientôt ce dépit augmenta, car il la vit tout à coup s’animer et causer avec M. Narvaux d’un air de bienveillance et presque de coquetterie qui acheva de l’irriter. Il croyait entendre encore tout le mal que M. Narvaux avait dit d’elle, et la fausseté de l’un, la duperie de l’autre le révoltaient également. Cela est cependant fort commun dans le monde : l’homme qui médit le plus d’une femme parce que la supériorité de son esprit l’humilie est souvent celui qui apprécie le plus son suffrage, et qui fait le plus de frais pour l’obtenir ; et cela, il le fait sans trop de fausseté.

Si Edgar avait eu son talisman, il eût été moins sévère pour Valentine ; Edgar aurait vu qu’elle ne s’était animée ainsi en parlant à un autre que parce qu’elle s’était aperçue qu’il la regardait ; de près, ce regard l’embarrassait ; de loin, ce regard lui donnait la vie ; c’est pour Edgar qu’elle s’était ranimée, et toutes ses paroles, qu’il ne pouvait entendre, s’adressaient à lui.

Il y a des femmes que l’embarras embellit, et d’autres qu’il neutralise ou qu’il métamorphose entièrement. Valentine était de ce nombre, l’embarras la mettait au supplice ; elle aimait mieux nier ses bons sentiments, cacher ses pures émotions, que de risquer le trouble de les exprimer. Il n’était pas de faux-fuyant auquel elle n’eût recours pour sortir de peine. La plaisanterie la plus glaciale, la politesse la plus désenchantante, valaient mieux pour elle qu’un remercîment qui l’eût attendrie. Aussi redoutait-elle l’amour, ses craintes, ses pudeurs et ses troubles, comme le plus grand des tourments, et celui qui devait lui en inspirer pouvait s’attendre d’avance à être regardé par elle comme un ennemi.

À la sortie du spectacle, au bas du grand escalier, madame de Champléry se trouva auprès de sa future cousine, et l’air troublé avec lequel mademoiselle d’Armilly salua M. de Lorville, qui disait ne pas la connaître, inspira quelque défiance à Valentine. Edgar lui-même parut déconcerté en voyant son mensonge découvert. En résultat, cette soirée n’eut pas tout le succès qu’en espérait madame de Clairange, dont M. de Lorville avait deviné sans peine les projets.

Valentine lui avait paru sans grâce, et digne de trouver M. Narvaux aimable. Quant à madame de Champléry, elle jugeait Edgar faux et suffisant, et madame de Clairange, voyant ses plans habiles déjoués, se disait tristement : « Ma belle-fille ne sera jamais duchesse de Lorville. »


XI.

On était au milieu de l’été, dans cette saison insupportable à Paris, où, sans nous rendre compte d’un instinct sanitaire qui nous guide, nous allons voir de préférence ceux de nos amis qui ont des jardins ; de même qu’en hiver les plus frileux sont ceux que nous soignons davantage.

— On étouffe ce soir ! disons-nous ; comment n’y a-t-il pas à Paris des squares où l’on puisse respirer à son aise, sans être foulé comme aux Tuileries ? Les gens qui ont un jardin dans leur maison sont bien heureux par ce temps-ci.

— Celui de madame une telle doit être charmant, dit un autre.

— Est-elle à Paris ?

— Oui, elle y reste encore quelques jours avec sa mère, qui est souffrante.

— Ah ! pauvre femme… allons savoir de ses nouvelles.

Et nous voilà bientôt dans un jardin charmant, entourés de fleurs, respirant un air pur, sans avoir fait d’autres frais que de demander à une de nos amies des nouvelles de sa santé.

C’est ainsi qu’Edgar se trouva chez une de ses parentes qui possédait, rue de Varennes, un des plus beaux jardins de Paris. La solitude de ce quartier était si grande cette année, qu’on s’y croyait presque à la campagne. Il était déjà nuit lorsqu’il arriva chez madame de Montbert ; les salons étaient éclairés, mais tout le monde était encore dans le jardin ; Edgar s’avança, dans l’ombre, vers la maîtresse de la maison, causa un moment avec plusieurs de ses amis qu’il reconnut au son de leurs voix ; puis, se rapprochant d’un cercle de femmes assises sous de hauts orangers, il se mêla à leur conversation.

De temps en temps il découvrait une personne de sa connaissance dans l’obscurité, aux lueurs incertaines que répandaient sur les gazons et à travers le feuillage, les lampes étincelantes du salon.

— Ah ! c’est vous ! s’écriait-il ; et chacun riait de cette espèce de colin-maillard. D’ailleurs cette conversation dans l’ombre, ces malices jetées dans la nuit, et que la physionomie ne confirmait point, ces plaisanteries anonymes, ces mystères de l’esprit avaient quelque chose de piquant qui amusait beaucoup M. de Lorville.

Une femme surtout avait attiré son attention par plusieurs mots spirituels dits avec grâce, par des observations fines et pleines de cette gaieté bienveillante qui dédaigne l’épigramme, que nourrit une imagination heureuse, et qui n’a pas besoin des saillies de la malice pour briller. Si l’on venait à parler de choses sérieuses, cette personne, qui paraissait pourtant fort jeune, lançait sans prétention des idées dont la justesse et la profondeur étonnaient, et tout cela avec une voix douce et d’un accent de bonhomie qui enchantaient.

Cette femme, qu’Edgar ne pouvait voir, devait être jolie ; d’abord elle avait les attitudes à la fois nobles et paresseuses d’une personne qui se sait agréable et qui n’a pas besoin de s’observer pour être bien ; de plus, elle parlait de la beauté des autres femmes avec justice, sans envie, et comme ayant une part dont elle se contentait. Sa mise était celle d’une élégante : la jolie petite capote de moire blanche, qui seule se distinguait dans l’obscurité, cachait entièrement son visage ; mais ses mouvements gracieux, la manière indolente dont elle s’enveloppait dans son grand châle, sans égard pour ses manches garnies de dentelles qu’elle chiffonnait impitoyablement, toute cette nonchalance lui donnait un air de petite-maîtresse parfaitement en harmonie avec la grâce et le laisser aller de son esprit.

Edgar attendait avec impatience que l’on rentrât dans le salon pour voir cette beauté mystérieuse qui piquait si vivement sa curiosité. Il aurait bien voulu demander son nom, mais il ne l’osait déjà plus ; car cette femme, qu’il était sûr de n’avoir jamais rencontrée, lui parlait comme à une ancienne connaissance, et l’on se serait moqué de lui s’il avait paru ignorer qui elle était.

Enfin, la maîtresse de la maison eut froid ; elle prétendit que le brouillard tombait et qu’il fallait retourner dans le salon. Chacun se leva, les femmes passèrent les premières, M. de Lorville les suivit avec empressement ; mais lorsqu’il chercha parmi elles la petite capote blanche qui seule l’occupait, elle avait disparu. On entendit le bruit d’une voiture qui sortait de la cour de l’hôtel, et la maîtresse de la maison revint en disant :

— Elle nous a quittés ce soir de bien bonne heure.

— Qu’elle est aimable ! dit un homme qui se trouvait là ; il est impossible d’avoir plus d’esprit.

Ensuite on parla d’autre chose ; et Edgar, plein de dépit, n’osant, par orgueil, paraître ignorer le nom d’une dont la réputation d’esprit paraissait si bien établie, se retira encore plus irrité que la veille, et convaincu que le destin le condamnait à ne jamais aimer, puisqu’il se plaisait ainsi à le déconcerter dans toutes ses espérances d’amour.


XII.

Le lendemain, à sept heures du soir, presque toutes les personnes qui devaient dîner chez madame de Fontvenel étaient arrivées ; on n’attendait plus que le vieux général et M. de Lorville.

— Avez-vous bien rappelé à Edgar que nous comptions sur lui aujourd’hui ? dit madame de Fonvenel à son fils ; il est capable de nous avoir oubliés ; il a toujours tant d’invitations !

— Qui, M. de Lorville ? demanda le jeune officier qui devait épouser Stéphanie ; je réponds qu’il va venir ; je l’ai vu hier et je l’attends ici pour lui dire qu’il a gagné son pari.

— Quel pari ? demanda M. de Fontvenel.

— Oh ! c’est la chose du monde la plus étrange ! ce Lorville est un sorcier…

Chacun se rapprocha du jeune officier, et il fut accablé de questions. Valentine seule ne disait rien, mais elle n’était pas la moins attentive.

« Nous étions tous deux hier au café de Paris, dit l’officier, assis à table près d’une fenêtre, attendant qu’on apportât notre dîner ; moi, je lisais le Journal des Débats, tandis que M. de Lorville s’amusait à lorgner les passants sur le boulevard. De temps en temps, je le voyais se cacher pour rire ; d’autres fois, rire franchement et de si bon cœur, que sa gaieté me gagnait sans que j’y pusse rien comprendre. À la fin, impatienté, je le priai de me faire part de son hilarité, en lui demandant ce qui l’excitait.

» — Rien… dit-il ; c’est que je vois passer des figures si plaisantes… et puis, je me demande où vont tous ces gens-là, je cherche à le deviner à leur allure, et il me passe par la tête des idées si singulières que…

Et alors il se prit à rire de nouveau.

» — Ce travail ne me paraît pas bien difficile, répondis-je ; par exemple, il est aisé de deviner que ces deux femmes qui courent si vite avec une lorgnette à la main vont à l’Opéra, aux quatrièmes loges même ; et que ce monsieur, qui marche le nez et la canne en l’air, n’est attendu nulle part, qu’il se promène pour se promener.

» — Eh bien ! voyons, dit M. de Lorville, puisque vous êtes si fin, dites-moi ce que pense ce petit homme gras qui sort d’ici avec l’air content, et qui secoue la tête comme un penseur.

» — C’est, dis-je, un spéculateur qui a gagné à la Bourse, et qui calcule les chances favorables pour y jouer demain.

» — Erreur ! s’écria-t-il avec assurance, ce n’est point un agioteur ; c’est un simple gourmand qui repasse son dîner dans sa mémoire ; regardez-le bien, dans ce moment-ci, il se dit mot pour mot : Ve petit melon était exquis !

» En cet instant, le garçon de café apporta notre potage.

» — Connaissez-vous, lui dis-je, ce petit monsieur qui a dîné ici ? Et je lui montrai par la fenêtre l’homme en question qui passait devant nous.

» — Oh ! oui, monsieur, répondit le garçon, c’est un de nos habitués, un grand amateur de melons ; il nous en fait souvent entamer cinq ou six avant d’en trouver un à son goût.

» M. de Lorville me regarda d’un air triomphant, et je restai ébahi. Comme ce jeu me divertissait, je le prolongeai ; je commençais à avoir confiance dans les jugemens de M. de Lorville, qui, vrais ou imaginaires, étaient quelquefois si comiques, que je me plaisais à les exciter. Je ne lui laissais pas le temps de se préparer, et toujours ses réponses étaient prêtes.

» — Que pense ce grand blond, lui dis-je, qui a l’air de mauvaise humeur, et qui marche encadré par ces deux petites femmes si bien mises ?

» — Il se dit : Soixante francs pour une loge à l’Opéra ! c’est ruineux !

» — Et ce joli jeune homme qui donne le bras à cette femme maigre et fanée ?

» — Elle n’est vraiment plus jolie du tout… Ah ! si son mari n’était pas mon colonel !…

» — Je me mis à rire. Voyons, continuai-je, en lui montrant un gros cocher de fiacre qui faisait semblant de fouetter ses chevaux, tandis que ses clients agités passaient la tête par la portière.

» M. de Lorville le regarda attentivement et sourit de la pensée de ce brave homme, qui se disait dans son langage : Sont-ils bêtes ! ils sont pressés et ils me prennent à l’heure !

» — Vraiment, m’écriai-je en riant, il est bien possible qu’il pense cela.

» Cependant M. de Lorville paraissait si sûr de sa pénétration, que j’avais hâte de le confondre. Je cherchai une occasion de lui prouver qu’il se trompait, et je me promettais de choisir une personne d’une condition assez commune pour que j’osasse l’aborder hardiment, et qui marchât d’un pas assez calme pour que j’eusse le temps de la rattraper. Comme j’y songeais, nous vîmes passer une petite couturière qui portait dans un morceau de taffetas dont elle tenait les quatre bouts plusieurs étoffes de robes qu’on apercevait entre les ouvertures du paquet mal fermé.

» — Que pense cette petite personne ? dis-je à M. de Lorville ; songe-t-elle à la manière dont elle taillera ces étoffes ?

» — Oui sans doute, reprit-il en riant, et voilà lettre pour lettre ce qu’elle se dit : Jamais je n’aurai assez de taffetas pour la robe de madame Charlier… Ernest qui veut que je lui lève un gilet dessus !

» J’avoue que je ris de cette supposition ; mais comme il soutenait que c’était la vérité, il s’établit un pari entre nous. Je le quittai bien vite pour rejoindre la petite ouvrière, que je retrouvai au coin de la rue de Grammont ; et l’ayant suivie presque chez elle, je lui demandai, non sans avoir beaucoup de peine à garder mon sérieux, si elle n’avait pas une robe à faire pour madame Charlier.

» Elle me répondit : — Oui, monsieur, une robe de gros de Naples noir.

» Je me mourais d’envie de rire à cette réponse ; cependant je me retins, et la priai de me dire si, par hasard, M. Ernest ne devait pas venir la voir le jour même. Elle parut un peu embarrassée à ce nom. Enfin elle me répondit qu’en effet M. Ernest devait venir la voir, le jour même, chez sa mère ; mais que, si j’étais un de ses amis, elle me priait bien de ne rien dire, parce que son maître le gronderait de quitter son magasin à cette heure-là.

» Je ne saurais vous peindre quel fut mon étonnement en voyant toutes les prévisions de M. de Lorville se réaliser de la sorte. Je fis toutes les suppositions imaginables pour expliquer tout ce qu’il y avait d’extraordinaire dans cette aventure, et je finis par me dire que cela était peut-être plus naturel que je ne le supposais, et que la petite étant fort jolie… »

À ces mots on annonça M. de Lorville ; chacun sourit et se regarda en silence ; mais, comme le vieux général venait aussi d’arriver, après quelques mots de politesse, on passa dans la salle à manger et l’on se mit à table.


XIII.

Edgar était placé en face de madame de Champléry, et quoiqu’il n’eût plus grand plaisir à l’observer, il fut frappé de l’éclat de son teint. Il n’avait encore vu Valentine que le soir. « Les femmes si fraîches, se dit-il avec dédain, ayant en général peu de physionomie, ne sont vraiment jolies que le matin. À la lumière, la moindre figure piquante leur est cent fois préférable. » Edgar remarqua aussi que Valentine avait les mains blanches et bien faites, mais les bras rouges ; et cette beauté des jeunes filles ne lui plut pas dans une femme.

Depuis deux jours, son talisman ne le quittait plus : il avait été trop puni de s’en être séparé pendant quelques jours ; mais il n’osait en faire usage, que rarement.

Pendant le dîner, le jeune officier, placé à quelque distance de M. de Lorville, lui rappela le pari qu’il avait gagné, en ajoutant qu’il était prêt à lui remettre ses dix louis.

— Gardez-les, reprit Edgar, je ne puis les prendre, ce serait les voler ; je pariais à coup sûr.

— Ah ! je le disais bien, vous la connaissiez.

— Non… pas elle… dit Edgar, un peu déconcerté de cette interprétation qu’il n’avait pas prévue.

— Alors, c’est donc madame Charlier.

— Justement, répondit M. de Lorville en riant, c’est une de mes meilleures amies.

Et chacun, plaisantant de cette réponse, resta convaincu qu’Edgar avait été l’heureux rival de M. Ernest.

C’est ainsi qu’on finissait toujours par expliquer d’une manière assez naturelle les incidents extraordinaires que faisait naître le merveilleux talisman.

Valentine, causant avec le général placé auprès d’elle, était sans cesse interrompue dans cette conversation, qui lui plaisait, par les questions, les gentillesses prétentieuses, les attentions tourmentantes de madame de Clairange.

— Valentine, je vous envoie des olives ; je sais que vous les aimez. — Valentine, ne buvez pas de vin de Madère, cela vous fera mal…

Et Valentine, qui n’aimait pas les olives et qui ne buvait jamais de vin, répondait à toutes ces prévenances d’un air d’impatience et de sécheresse qui ne l’embellissait point.

« C’est dommage, pensait Edgar, que cette belle personne n’ait pas le désir de plaire : elle a vraiment des traits admirables ; mais tout cela est gâté par un air boudeur qui n’a même pas la grâce de la gaucherie. »

À peine fut-on sorti de table que madame de Clairange se disposa à partir, et traversa le salon pour dire adieu à Valentine, en promettant de revenir la chercher, si cela lui était possible.

— Où allez-vous donc sitôt, ma chère ? lui demanda madame de Fontvenel.

— Eh ! mon Dieu, chez des malheureux, comme toujours ! répondit madame de Clairange. J’ai de pauvres amis en deuil, il faut bien que j’aille les consoler ; et puis j’ai une petite malade à qui j’ai promis d’aller tenir compagnie.

— Toujours la même ! dit M. de Fontvenel, en offrant son bras à madame de Clairange pour la reconduire jusqu’à sa voiture ; toujours le modèle des amies !

— Tandis qu’elle s’éloignait :

— Est-ce qu’elle va au spectacle ? s’écria le général étonné.

— Non, pas ce soir, dit madame de Fontvenel ; mais elle y est allée il y a trois jours, pour la première fois depuis bien longtemps.

— Ah ! reprit le général, elle n’est donc plus si dévote ? depuis quand, s’il vous plaît ?

— Probablement depuis la dernière révolution, dit Edgar.

Le général lui sut bon gré de cette malice, et ajouta :

— C’est toujours la vertu à la mode qu’elle choisit. L’année dernière, elle ne s’occupait que de petits séminaristes ; je gage que maintenant elle quête pour les blessés de Juillet. »

Valentine s’étant approchée, on interrompit la conversation par égard pour elle.

Plusieurs personnes arrivèrent. On apporta les journaux du soir ; les hommes se mirent à les parcourir et à discuter sur la politique. Les femmes, après avoir causé entre elles quelques moments, se retirèrent dans le salon de musique et prièrent Stéphanie de chanter. Edgar reconnut cette voix fraîche et légère qu’il avait entendue bien souvent, et il se plaisait à l’écouter tout en continuant sa lecture. Bientôt la voix changea : une des plus mélodieuses romances de madame Duchambge succéda à une jolie chansonnette de M. de Beauplan ; et M. de Lorville, ému des accents pleins de charme qu’il entendait et saisi de la profonde mélancolie de cette voix si belle, voulut voir quelle femme avait remplacé Stéphanie. Il attendit la fin d’un couplet pour s’approcher ; et, étant parvenu jusque auprès du piano, il vit que c’était madame de Champléry ; Edgar s’étonna qu’une personne si froide en apparence, et qui parlait d’une manière brève, eût en chantant une voix si douce et si pleine d’âme. Il fut frappé en même temps de l’expression gracieuse qu’avait pris le visage de Valentine, et il chercha d’où pouvait venir ce changement : il prit son lorgnon et la regarda ; il vit alors que cette émotion qui la rendait si belle venait d’un souvenir de sa mère. Jamais Valentine ne pouvait chanter sans se rappeler le plaisir que cette mère chérie éprouvait à entendre sa voix, et sans se troubler du regret de n’être plus écoutée par elle. Comme Edgar la contemplait dans cette touchante émotion, Valentine l’aperçut, et quitta subitement le piano.

— Il y a encore un couplet ! s’écria-t-on.

— Oui, dit-elle, mais j’en ai oublié les paroles.

Alors, trouvant dans l’excès même de son embarras une sorte de courage pour le cacher, elle s’approcha bravement de M. de Lorville, à qui jusqu’alors elle avait toujours évité de parler, et lui demanda s’il était resté longtemps la veille chez madame de Montbert.

— Quoi ! vous étiez chez ma tante ? reprit-il avec étonneraient ; je n’ai pas eu l’honneur de vous y voir.

— Cela est assez simple, dit-elle, il faisait complètement nuit ; d’ailleurs, je suis partie peu de temps après votre arrivée.

— Vous connaissiez toutes les personnes qui se trouvaient chez elle ? demanda Edgar un peu troublé.

— Oui, presque toutes.

— Eh bien, je vous en prie, madame, dites-moi qui était cette charmante petite femme assise auprès de ma tante, et qui avait un joli chapeau blanc, un grand châle…

— Cette petite femme ! interrompit Valentine en riant, mais c’était moi.

— C’était vous ! s’écria vivement Edgar. Ah ! quel bonheur !

Il se repentit de cette exclamation de joie qui venait de lui échapper ; puis il ajouta :

— Comment se fait-il que je ne vous aie pas reconnue ?

— Ne vous en étonnez pas, répondit Valentine, c’est ma faute ; je suis quelquefois si différente de moi-même… Il m’est arrivé de n’être pas reconnue le soir au bal par des gens qui m’y cherchaient, et qui m’avaient été présentés le matin. La sécurité ou l’embarras font de moi deux personnes absolument contraires ; aussi je ne suis jamais aimable avec ceux qui me déplaisent.

À la place d’Edgar, tout homme eût répondu à cette phrase par un compliment, mais ce n’était pas sa manière.

— Vraiment, dit-il, je vous ai donc bien déplu l’autre soir au spectacle ?

Valentine sourit de cette conclusion un peu insolente, et lui sut bon gré de lui avoir épargné le compliment banal qu’elle prévoyait.

— J’avoue, répondit-elle, que ce soir-là je n’ai pas pris de vous une très-bonne idée… et que si je n’avais pas dû vous revoir…

— Je le crois bien, interrompit Edgar ; comment ne pas mal juger un homme qui confond mademoiselle George avec mademoiselle Mars ?

— Ah ! dit Valentine avec finesse, c’est encore plus pardonnable que de prendre madame de Cilleray pour moi.

Edgar se rappela sa première méprise, dont il ne s’était vanté à personne ; il fut très-étonné de voir que Valentine en était instruite.

— En vérité, dit-il, j’ai du malheur ! je suis d’une maladresse qui n’a pas d’excuse ! je passe toute une soirée auprès d’une femme croyant que c’est vous, et puis, lorsque je suis assez heureux pour vous rencontrer, je ne vous reconnais pas !

— Ne vous alarmez pas de ces fautes graves, reprit madame de Champléry d’un air encore plus malin ; elles sont compensées par la grâce avec laquelle vous saluez les femmes que vous dites n’avoir jamais vues. Au reste, ajouta-t-elle, on n’est pas obligé de convenir que l’on connaît une femme lorsqu’on n’a dansé qu’une fois avec elle.

Edgar ne revenait point de sa surprise.

« Elle devine tout, pensa-t-il : est-ce que, par hasard, elle aurait aussi un lorgnon comme le mien ? »

Eh ! non vraiment, elle n’avait de talisman que sa finesse ; mais quel talisman peut égaler la pénétration d’une femme qui a intérêt à deviner ?

Malgré son étonnement, Edgar était flatté d’avoir été attentivement observé par madame de Champléry, et pensait avec plaisir que, pour être si bien instruite de ses moindres démarches, il fallait qu’elle eût questionné Stéphanie. Il savait d’ailleurs que l’ironie est souvent la coquetterie des femmes spirituelles et sensibles, de même que la langueur est celle des femmes qui n’aiment rien. Fier de ces premières avances, il voulut en profiter, et feignit de prendre au sérieux cette malice, si gracieuse qu’elle ressemblait à une préférence.

— Vous êtes bien sévère pour moi, madame, reprit-il d’un air triste, et pourtant personne n’avait plus de prétentions que moi à votre bienveillance, peut-être même plus de droits.

— Comment cela ?

— Mon père, continua M. de Lorville d’un accent pénétré, était un des meilleurs amis de…

— De ma mère, dit vivement Valentine, je le sais. Je me rappelle l’avoir vu souvent chez elle dans mon enfance ; mais j’ignorais qu’il eût un fils.

— Elle le savait bien, elle, reprit Edgar, et plus d’une fois…

Il s’arrêta, comme s’il eût craint d’en trop dire ; mais le son de sa voix, ses regards et tout dans l’expression de son visage achevèrent d’insinuer une idée qu’il n’osait articuler.

Il était probable que la mère de Valentine, liée depuis longtemps avec le duc de Lorville, avait rêvé entre leurs enfants un mariage qui devait resserrer leur amitié ; mais Edgar n’en savait rien, et s’il le laissait croire à Valentine, c’est qu’il savait à quel point cette croyance devait agir en sa faveur.

Personne n’excellait autant que lui dans ce charlatanisme délicat des gens habiles, qui consiste à insinuer une idée qui leur est avantageuse, sans se compromettre en l’exprimant ; ils seraient incapables d’un mensonge, mais ils savent profiter d’une erreur. Et comment aurions-nous le courage de détruire une illusion qui nous sert ?

Edgar n’avait pas encore le secret de madame de Champléry ; mais il connaissait déjà les faiblesses de son cœur. Cette jeune femme, si maussade auprès de sa belle-mère, loin d’elle retrouvait toute la grâce de son esprit. Le souvenir de sa mère l’agitait encore au sein des plaisirs du monde : donc, pour lui plaire, il fallait médire de l’une et regretter l’autre ; et M. de Lorville, armé de ce moyen si simple, se croyait assuré du succès.

Edgar et Valentine avaient déjà ressenti plus d’émotion dans cette soirée que Stéphanie et son jeune prétendu n’en avaient éprouvé depuis deux ans qu’ils s’aimaient. Quelle différence entre ces agitations d’un amour naissant, irrité par l’esprit, allumé par une imagination brillante, et ce sentiment doux et sans trouble, cet espoir patient d’un bonheur certain, cette tendresse insouciante d’un amour qui n’est contrarié par aucun obstacle ?

Depuis qu’Edgar avait découvert que madame de Champléry était cette même femme qui l’avait charmé quelques jours auparavant, elle avait recouvré tout son empire sur lui ; et la joie d’Edgar fut bien grande lorsqu’en le reconduisant, M. de Fontvenel, qui les avait observés tous deux pendant la soirée, lui dit avec dépit :

— Je ne sais, mon cher, si elle avait un secret ; mais je crains que bientôt elle n’en ait deux.

— De la jalousie déjà ! pensa Edgar.

Et il avait raison de se réjouir : rien n’est plus encourageant pour plaire que la prompte jalousie qu’on inspire.


XIV.

Le duc de Lorville pressait vivement son fils unique de se marier. Edgar, désenchanté du monde qu’il connaissait trop bien, éprouvait lui-même le désir d’une vie d’intérieur et d’affection, le besoin d’avoir un chez-soi où il fût certain d’être attendu avec impatience et toujours reçu avec plaisir : préoccupé de ce vague projet et d’un choix encore plus vague, il désirait faire l’acquisition d’une maison à Paris, et s’y établissait d’avance en idée avec la femme qu’il rêvait. Un matin, il se rendit rue du Bac pour voir, dans tous ses détails, une grande et belle maison qui était depuis longtemps à vendre. Ce n’était pas l’hôtel qu’il eût voulu, mais, avant de se décider, il étudiait les avantages du quartier et les prix du terrain. Il était onze heures, et à cette heure intime de la matinée, pour de paisibles locataires, rien n’est plus gênant que la visite inattendue d’un acquéreur prétendant, qui, sous prétexte d’acheter une maison qu’il n’a pas toujours de quoi payer, vient les déranger dans leurs occupations de ménage ou d’affaires, vient observer leurs mœurs, leurs habitudes, et quelquefois surprendre leurs secrets. Heure propice aux querelles de famille, où la mère gronde ses enfants et ses domestiques, où le mari gronde sa femme, son secrétaire ou son commis ; heure fatale où se vérifient les mémoires, où se déclarent les projets d’économie, où se décident les visites ennuyeuses qu’on fera le soir, où s’accomplissent enfin les devoirs les plus fatigants, même pour une coquette : essayer une robe et répondre à un billet !

À peine M. de Lorville, accompagné du vendeur, M. Renaud, fut-il entré dans l’antichambre du rez-de-chaussée, la rumeur causée par son arrivée se fit sentir non-seulement dans l’appartement où le propriétaire s’était fait annoncer, mais encore dans tous les étages supérieurs. Ce mot magique : « Voilà un monsieur qui vient voir la maison ! » suffit pour jeter l’alarme dans tous les ménages ; ce cri d’effroi s’éleva rapidement du rez-de-chaussée au premier, du premier au second, du second au troisième, du troisième au quatrième ; là, il se perdit dans un réduit modeste et laborieux, où la vie commence avec le jour, et où cette heure effrayante, cette heure si matinale pour tout le reste de la maison, est l’heure convenable pour les visites du matin.

Les habitants du rez-de-chaussée étaient à déjeuner lorsqu’on les prévint de l’arrivée de M. de Lorville. Ils parlaient tous très-haut et à la fois, comme des gens qui se querellent, mais soudain les voix s’adoucirent et le plus grand silence succéda à ces clameurs de famille.

Edgar et M. Renaud passèrent dans le salon, où on les pria d’attendre un moment.

— Cet appartement est considérable, comme vous le voyez, dit le propriétaire ; il est loué au marquis de Châteaulancy, pair de France ; il y a fait beaucoup de dépenses l’année dernière, et y donnait des fêtes admirables. Trois cents personnes peuvent tenir ici sans être foulées ; mais maintenant il boude, il ne veut plus donner de bals, sous prétexte que les glorieuses l’ont ruiné. Il met des lits dans tous mes salons pour coucher ses enfants qu’il a retirés du collège. C’est un carliste ; voyez plutôt, on le reconnaît à son journal.

Et il montrait la Gazette de France ouverte sur la table.

— En effet, reprit M. de Lorville, voici sur cette console un buste bien courageux.

En ce moment, le marquis entra ; il était pâle comme un homme qui vient de se mettre en colère, mais gracieux et poli comme un homme qui sait se contraindre.

— Pardon mille fois, messieurs, dit-il, de vous recevoir dans une chambre si en-désordre.

— C’est à moi de vous faire des excuses, répondit M. Renaud ; je crains de vous déranger ; mais M. de Lorville, ajouta-t-il en désignant Edgar, désire acheter cette maison, j’ai pris la liberté de l’amener… Peut-être sommes-nous venus de trop bonne heure ?

— Non vraiment, reprit le marquis sans regarder le propriétaire.

Puis, s’adressant à M. de Lorville, il lui dit quelques mots avec cet air bienveillant d’un homme de bonne compagnie qui parle à un de ses égaux, tandis qu’il avait avec le propriétaire cette politesse affectée et séparante qui semble dire : — Vous n’êtes pas des nôtres.

On visita successivement toutes les chambres du vaste appartement. En traversant la chambre à coucher de la marquise, M. de Lorville aperçut une femme assise devant un secrétaire et occupée à écrire attentivement une lettre dont le brouillon était devant elle. Curieux de savoir ce qu’elle écrivait et d’où venait le trouble qu’il avait remarqué dans cette famille, Edgar lorgna la marquise sans qu’elle s’en aperçût, et lut dans sa pensée ces mots qu’elle allait tracer :

« Nous serions fort honorés, mon mari et moi, d’avoir pour gendre un homme tel que vous ; mais d’anciens engagements… »

Edgar n’en put lire davantage, la marquise s’étant levée pour le saluer ; mais, se doutant bien que cette lettre avait dû être concertée avec le marquis, il se mit à le lorgner à son tour :

« Non, en vérité, pensait-il, ma fille ne sera point la femme d’un mauvais parvenu. J’ai beaucoup perdu à la révolution, il est vrai ; mais, tant que je vivrai, jamais une Châteaulancy ne s’appellera la comtesse Chapotier ! »

Un moment après, une jeune fille traversa le salon en pleurant, et M. de Lorville sut alors tous les secrets de cette famille, et même tous les inconvénients de cet appartement ; car, s’il avait été mieux distribué, la pauvre enfant ne se serait pas vue forcée de passer par le salon pour rentrer chez elle et de montrer ses larmes à des inconnus.

Au premier étage demeurait un ancien préfet de l’empire, précisément ce même comte Chapotier dont le fils aîné, jeune homme spirituel et distingué, avait su plaire à mademoiselle de Châteaulancy et qui venait d’être si cruellement éconduit.

Le comte Chapotier, qui ne savait rien des amours de son fils aîné, s’inquiétait beaucoup de celles de son second fils, jeune homme vif et décidé, qui paraissait difficile à conduire. Lorsque M. de Lorville et M. Renaud entrèrent dans le cabinet du comte, le jeune officier, assis dans un bon fauteuil, lisait tranquillement son journal (c’était le Temps), sans paraître écouter le sermon que son père lui faisait avec gravité, debout devant la cheminée, dans une attitude à la fois paternelle et préfectorale tout à fait convenable à la circonstance. Au moment où la porte s’ouvrit, il prononçait ces mots :

— Vous n’y pensez pas, mon fils, cela est impossible !

Voyant entrer quelqu’un, il s’arrêta ; puis, après avoir adressé à M. Renaud une phrase insignifiante d’un ton protecteur et insolent, il allait reprendre son sermon où il l’avait laissé, lorsque le nom de M. de Lorville attira son attention ; alors ses manières changèrent, et il fit voir lui-même toutes les pièces de son appartement au fils du duc de Lorville avec une politesse pleine d’empressement et douceur.

— Cette maison est fort belle, et nous serions bien heureux de vous avoir pour propriétaire, disait-il sans s’inquiéter du vrai propriétaire qui était là, et à qui ce souhait devait paraître peu aimable. Les appartements sont superbes, les salons vastes ; l’antichambre peut contenir un grand nombre de laquais ; tout y est grandiose, mais il faut être riche pour l’habiter.

Le comte parlait depuis un quart d’heure ; Edgar, étonné d’un rapprochement singulier, ne l’écoutait point ; il était tout occupé de la découverte qu’il venait de faire. Pendant le discours du père, il avait lorgné le fils.

« Mon père est fou, pensait le jeune homme rebelle ; m’empêcher d’épouser Angeline, et cela parce qu’elle est la fille d’un avocat ! me soutenir qu’un avocat n’est qu’un bavard qui vend ses paroles, qui ment pour de l’argent ; un marchand de phrases, un fabricant de paradoxes ; que tous les avocats sont des brouillons qui ont perdu la France avec leur jargon politique ; et mille extravagances de ce genre : comme si nos plus célèbres magistrats et la plupart de nos grands hommes n’avaient pas tous commencé par être avocats ; comme si les avocats ne s’étaient pas montrés, à toutes les époques de notre histoire, les plus redoutables ennemis de l’arbitraire et des abus ; enfin comme si l’éloquence n’était pas le premier pouvoir d’un gouvernement parlementaire ! »

« Fort bien, se dit Edgar, le marquis refuse sa fille au préfet ; le préfet refuse son fils à l’avocat ; voyons un peu jusqu’où cela ira, et à qui l’avocat va refuser sa fille. »


XV.

L’avocat demeurait au second ; car, on trouvera sans doute la chose surprenante, tous ces projets de mariage se tramaient dans la même maison. L’avocat reçut le propriétaire comme un ami ; mais au nom de M. de Lorville, si connu à l’ancienne cour, il fit une grimace méprisante qu’Edgar comprit à merveille.

— Je vous attends avec impatience, mon cher, dit l’avocat à M. Renaud ; je suis malheureusement obligé de quitter votre appartement : je n’y saurais demeurer davantage.

— Est-il bien vrai ? demanda le propriétaire alarmé de cette déclaration, quoiqu’elle eût plutôt l’accent d’un dépit que l’air d’une résolution positive. Quel motif peut vous décider à me quitter avant la fin de votre bail ?

— Je vais vous conter cela, reprit l’homme de loi.

Puis s’adressant à Edgar : — Pardon, monsieur Lorville, si je vous laisse ; mais j’ai quelques mots à dire à monsieur.

Alors il emmena M. Renaud dans la chambre voisine, et lui parla quelques instants à voix basse, tandis qu’Edgar parcourait les journaux qui étaient sur la cheminée, le Sténographe et la Gazette des tribunaux. « Les discours de la tribune, les plaidoyers du barreau, pensait-il, véritable lecture d’avocat. »

Une conversation à voix basse ne pouvait être longtemps soutenable pour l’homme de l’éloquence, et bientôt ce long discours, dicté par l’indignation paternelle, retentit aux oreilles de M. de Lorville, et lui prouva que son talisman serait inutile en cette occasion :

— Je ne crains pas de vous le répéter, mon ami, il ne m’est plus possible d’habiter cette maison. Vous connaissez mon Angéline… tendre fleur que j’ai vu grandir à l’ombre, que je cultivai avec toute la sollllicitude d’un père ! Esprit, talent, grâce, beauté, jeunesse, que vous dirai-je ? elle réunit tout ; la nature semblait l’avoir parée elle-même dès sa naissance pour les fêtes de l’avenir, pour les destinées les plus brillantes ; moi-même, par mes soins assidus, par mes nombreux travaux, j’avais su joindre les dons de la fortune à ces prodigalités de la nature ; j’avais su choisir pour elle un époux digne d’assurer son bonheur. Charmé de tant de vertus, séduit peut-être aussi par l’idée de s’allier à une famille honorable dont le chef exerça vingt ans la plus noble des professions, consacra son existence et ses talents à la défense de l’opprimé, aux réparations des injustices, aux réconciliations des familles, enfin à ce qu’il y a de plus saints devoirs dans la vie ! heureux et fier à la fois, ce jeune homme, dis-je, pressait de ses vœux l’époque fixée pour cette union ; il ne manquait pour la voir s’accomplir que le consentement de son père, digne magistrat, qui, vous le savez, habite sous le même toit que nous…

Alors, élevant la voix comme s’il plaidait : — Ce consentement, messieurs, était indubitable ; mes souhaits les plus ardents allaient être comblés ; le bonheur m’environnait déjà de ses prestiges… mon Angéline !…

Puis tout à coup le père indigné, rendu par la colère à la réalité du langage, s’écria avec véhémence : — Eh bien, mon ami, imagineriez-vous ce que fait cette péronnelle ? elle refuse un mariage si brillant, un parti si avantageux : elle s’avise d’aimer sans me consulter, sans l’aveu de ses parents ! elle aime, elle aime ! et devinez quoi, s’il vous plaît !…

M. Renaud ne devinant pas du tout et paraissant n’avoir aucune espérance d’y parvenir : — Que dis-je ! s’écria le père transporté de colère ; qui pourrait deviner une semblable turpitude ! elle aime… je ne puis prononcer ce mot… un journaliste !… mon cher, un journaliste ! un misérable petit journaliste, un folllliculaire, un libellliste !… Savez-vous ce que c’est qu’un journaliste, mon ami ? c’est un homme qui vit d’injures, de caricatures et de calomnies, pour qui rien n’est sacré, qui se moque de votre femme, de votre nez, de votre perruque, de vos discours, de vos actions, de vos infirmités, qui ne voit dans un événement que le bon mot qu’il inspire, qui dévoile les secrets de votre ménage pour s’en moquer, qui fait des pointes sur les désastres, des calembours sur les fléaux, des quolibets sur votre mort et des pochades sur votre enterrement ; un monstre, enfin, qu’on devrait bannir de l’ordre social ; et j’aimerais mieux donner ma fille à un galérien… oui, monsieur, à un galérien, que de lui voir épouser un journaliste !

« De mieux en mieux, pensa M. de Lorville ; maintenant il me faut savoir qui va dédaigner le journaliste. »

Et quoiqu’il fût bien décidé à ne pas acheter cette maison, il témoigna au propriétaire le désir de visiter les autres appartements.

M. Renaud parut alors embarrassé : — C’est absolument la même distribution partout, dit-il d’un air contraint.

Mais voyant M. de Lorville décidé à monter jusqu’au comble : — Pardon, ajouta-t-il, je vais dire au portier de vous accompagner là-haut, si vous voulez bien le permettre… C’est qu’au troisième… demeure une personne… avec laquelle je suis un peu en délicatesse, et que je ne me soucie pas de voir en ce moment ; mais je puis vous dire cela, continua-t-il d’un ton confidentiel ; c’est la veuve d’un maître maçon, qui voudrait se remarier, vous comprenez ; et elle est assez belle, en vérité, et ne manque pas de fortune ; mais vous concevez qu’un honnête avoué, qu’un homme dans les affaires comme moi, ne peut succéder à un maître maçon.

Étourdi de ce quatrième dédain si inattendu, M. de Lorville sentit son sérieux l’abandonner, et pour dissimuler sa gaieté, il franchit rapidement l’escalier du troisième étage, sans écouter le propriétaire, qui lui criait d’attendre son conducteur.

Edgar ne s’arrêta que peu d’instants chez la veuve du maçon. Cette visite ne lui offrit rien de remarquable, si ce n’est un béret de velours bleu de ciel et un collier de corail que la veuve coquette avait mis à la hâte pour le recevoir, et le soin qu’elle prit de l’appeler sept fois monsieur le duc, pendant l’espace de dix minutes.

Il arriva bientôt au quatrième, devant la porte du journaliste, et resta un moment à réfléchir avant d’entrer, cherchant une manière facile d’engager la conversation et de prolonger sa visite. Comme il était là, immobile et hésitant, la porte s’ouvrit, un enfant de dix ans, coiffé d’un bonnet de papier et tenant un rouleau d’épreuves, sortit alors brusquement ; M. de Lorville l’arrêtant, lui demanda si le journaliste était chez lui : Yes ! répondit l’enfant d’un air effronté, charmé de savoir un mot d’une langue étrangère ; puis, enfourchant la rampe de l’escalier, le petit garçon imprimeur le descendit en chantant la Parisienne, et en faisant le plus de bruit qu’il lui fut possible.

L’enfant ayant laissé toutes les portes ouvertes en s’en allant, M. de Lorville entra sans crainte d’être remarqué, et jeta un coup d’œil sur une suite d’appartements dont il commençait à connaître parfaitement la disposition. La salle à manger était tapissée de gravures et de lithographies ; le salon, qui servait de bibliothèque, était encombré de livres ; la table était inondée de journaux ; on y voyait un buste de l’empereur, plusieurs portraits d’auteurs illustres : ceux de M. de Chateaubriand, de madame de Staël, de M. de Lamartine, de M. Victor Hugo. On remarquait çà et là des tableaux précieux, qui auraient été admirés dans la plus belle galerie et prouvaient que l’habitant de ce modeste réduit avait pour amis nos artistes les plus célèbres.

En s’approchant, Edgar aperçut dans la chambre à coucher deux épées suspendues au mur, des poignards, des flèches, des armes de différents pays ; il s’approcha encore et vit, assis devant un bureau, un jeune homme qui paraissait plongé dans une profonde méditation ou dans un grand désespoir. Plusieurs dictionnaires, plusieurs livres d’histoire, que l’on reconnaissait à leur pesante forme, étaient ouverts sur la table autour de lui et annonçaient qu’il travaillait à un de ces longs ouvrages qui exigent des recherches. Le jeune écrivain se frappait le front de temps en temps avec impatience, et M. de Lorville s’amusait à contempler cet homme d’esprit en travail d’une phrase et aux prises avec sa pensée.

Si Edgar avait pu voir les traits du jeune auteur, il aurait pris plaisir à suivre sur sa physionomie, à l’aide de son talisman, toutes les aventures de son idée ; à la voir grandir et retomber, reparaître, pour être encore repoussée ; puis se soutenir à la surface comme un nageur sur l’eau, s’avancer audacieusement, se débattre contre les objections comme ce dernier contre les vagues, s’agiter, lutter avec courage, puis enfin arriver au bord, là se bien secouer, se bien sécher, et découvrir… une île déserte !

M. de Lorville se serait complu dans cette observation, mais elle était en ce moment impossible ; il lui fallut s’avancer davantage vers le jeune écrivain pour lire dans ses yeux s’il méritait qu’on s’inquiétât de sa pensée.


XVI.

— Je crains de vous déranger, monsieur, dit Edgar au journaliste, qui se retourna brusquement ; je vois que vous êtes occupé.

— Non, monsieur, je ne faisais rien ; je pensais.

Il appelait cela rien. Edgar voyant que son hôte était de mauvaise humeur, commençait à se repentir de cette visite et songeait à l’abréger.

— Je désire, monsieur, dit-il, savoir quel est…

— L’auteur de l’article contre la pièce nouvelle ? C’est moi, monsieur ; je m’attendais à votre visite, elle ne pouvait venir plus à propos.

Edgar sourit de l’interprétation qu’on donnait à sa visite, et répondit :

— Je ne viens point vous chercher querelle, monsieur, je ne suis point un offensé qui demande raison ; je venais seulement voir cette maison, dans le dessein de l’acheter ; mais si vous tenez absolument à avoir une affaire ce matin, je puis vous rendre ce service.

Le journaliste sourit à son tour de cette réponse. La gaieté de M. de Lorville lui ayant inspiré de la confiance, il le pria de s’asseoir un moment près de lui, et la conversation s’engagea.

— Vous avez pour voisin un avocat distingué dont la fille m’a paru bien jolie, dit M. de Lorville qui n’avait pas vu la fille de l’avocat, mais qui savait se faire écouter du journaliste en la vantant.

— N’est-ce pas ? reprit celui-ci en dissimulant mal un air flatté, elle est charmante ; mais son père n’a pas autant d’esprit qu’on lui en croit.

— En effet, il m’a paru avoir des préjugés qui…

— Lui ? non. Oh ! il n’a pas de préjugés, reprit le journaliste.

Et M. de Lorville sourit.

— Vous croyez, dit-il ; cependant il m’a paru plus que malveillant pour tout ce qui tenait à l’ancienne cour, en général pour toute la noblesse.

— Ah ! quant à cela il a raison ; ces gens-là nous ont fait assez de mal pour qu’on ait le droit d’en médire.

À ces mots, M. de Lorville ne pouvant réprimer un mouvement d’orgueil et saisissant l’occasion d’une petite vengeance :

— Je l’ai trouvé aussi, reprit-il avec malice, bien sévère pour les gens de votre profession, fort injuste envers les journalistes.

— Eh ! mon Dieu, je ne le sais que trop, s’écria le jeune écrivain, tressaillant comme un blessé dont on vient de toucher la plaie ; tous ces beaux parleurs, qui ne nous valent pas, nous dédaignent ; je suis le paria de cette maison. Mais il n’en a pas toujours été ainsi ; ils se montraient moins fiers au jour du danger ! Voulez-vous savoir où étaient tous les braves politiques de cette maison pendant les glorieuses journées : ce marquis, au lieu de secourir son roi ; ce député-préfet, au lieu d’être à la chambre ; cet avocat, au lieu d’être à son poste ? ils étaient cachés, monsieur, oui, cachés dans cette pièce ! ils s’étaient réfugiés ici sous prétexte d’avoir plus tôt des nouvelles, mais, dans le fait, pour y être en sûreté. Ils étaient là tous trois réunis par la peur pendant que je signais des protestations, que je recevais des coups de fusil, qu’on m’improvisait, pour rétablir l’ordre dans Paris, l’aide-de-camp d’un général bien connu, et ils m’appelaient leur libérateur !… brave jeune homme !… et ils criaient : Honneur aux journalistes ! Les journalistes avaient sauvé la France, depuis quinze ans ils éclairaient le pays ; on devait tout à leur zèle, à leur courage… Et aujourd’hui ils me méprisent ! car eux seuls ont gagné à cette révolution qui m’a ruiné. L’ancien préfet vient d’être nommé à l’une de nos premières préfectures ; l’avocat est conseiller, et la cour a déjà fait des avances au marquis ; on lui propose une ambassade que bientôt il acceptera ; je connais sa fortune, il n’a de quoi être fidèle qu’un an. Et moi, monsieur, je n’ai rien obtenu ; et ils me traitent de petit journaliste ; et ils m’en veulent de les avoir cachés, et s’ils me saluent encore poliment quand je les rencontre sur l’escalier, c’est qu’ils ont peur de mon journal, et craignent d’y lire un matin leur histoire…

Le jeune écrivain s’animait de plus en plus en voyant qu’il était écouté avec intérêt.

— Eh ! sans doute, poursuivit-il, c’est une misérable condition que d’être obligé de barbouiller du papier pour se faire connaître, et de médire, tous les matins, d’un gouvernement pour qu’il fasse attention à vous et découvre enfin ce que vous valez. Mais, que voulez-vous, il faut bien se faire journaliste, puisque la seule puissance actuelle est dans la presse. Sous un Bonaparte, monsieur, je me serais fait militaire ; j’ai vingt-quatre ans, je serais déjà couvert de blessures, et peut-être colonel ; mais, aujourd’hui que toutes les carrières sont obstruées, qu’on n’arrive à la réputation que par le scandale, il faut bien se faire mettre en prison, attaquer les ministres, dévoiler les abus, dénoncer de prétendues injustices, crier enfin pour se faire entendre… La liberté de la presse, monsieur, c’est le soleil, c’est le jour ! elle éclaire tout également, sans choix : tant pis pour ceux qui ont des taches, qu’ils restent à l’ombre ! elle les montre, j’en conviens ; mais aussi elle préserve des embûches, et, si elle fait ressortir les défauts, elle fait souvent valoir les qualités. Le fait est qu’elle règne, qu’elle seule est toute-puissante, et qu’il faut bien avoir recours à elle pour parvenir !

Ah ! monsieur, continua-t-il toujours plus animé, si nous avions un Bonaparte, un homme au regard d’aigle, pour nous distinguer, nous choisir, pour deviner nos facultés, les exalter, pour nous distribuer les affaires à chacun selon nos talents, pour comprendre nos idées, pour concevoir nos plans et les exécuter ; un homme habile qui sût faire, comme lui, un grand général d’un paysan qui ne sait pas lire, et reconnaître un sage administrateur dans un homme de vingt-cinq ans, nous ne serions pas réduits, nous autres de la jeune France, à vivre de taquineries et d’injures, à risquer chaque jour, sans gloire, notre liberté et notre vie, à nous faire enfermer pour nos opinions, à nous battre pour nos écrits, à traîner enfin une existence misérable entre le bois de Boulogne et Sainte-Pélagie ! Vous ne savez pas, monsieur, quel supplice c’est pour un jeune homme sans protecteur et sans fortune que d’avoir des idées abondantes, fertiles, ingénieuses ; de les sentir faciles, de les voir lumineuses, et de ne pouvoir les faire comprendre à ceux qui auraient la puissance de les exécuter ! Les moyens qu’on sent en soi sont des remords, quand on ne peut les employer ; la capacité de l’esprit est un tourment, un poison, un feu qui dévore, quand elle est inactive ! Hélas ! j’en conviens, monsieur, cette jeunesse oisive et turbulente sera funeste au pays. Mais à qui la faute ? n’est-elle pas à ceux qui devraient nous diriger ? On nous calomnie, parce qu’on ne sait pas nous conduire ; on nous appelle révolutionnaires, buveurs de sang, petits Robespierres, et nous ne sommes que des ambitieux ! Si nous rêvons la république, c’est qu’avec elle on a la guerre, avec la guerre on a la gloire, avec la gloire la fortune ! Au lieu de s’épouvanter de nos rêves, qu’on nous donne des espérances ; au lieu d’irriter notre ardeur, de la tourner en démence dangereuse, qu’on en fasse de l’héroïsme ! rien n’est plus facile. La jeune France est comme ces jeunes coursiers, fatigués d’un long repos, qui mordent le frein, écument, bondissent, renversent le cavalier inhabile, le foulent aux pieds, l’écrasent ; mais qui, dirigés par une main sûre, arriveraient au but les premiers, et gagneraient le prix à la course. Oh ! si j’avais seulement un peu de gloire, un peu de fortune ; si je pouvais dire Faites cela ! au lieu de dire : L’approuvez-vous ? rien ne m’arrêterait dans ma carrière, je braverais tous les obstacles, je franchirais tous les degrés, je serais bientôt préfet, député, pair de France, ambassadeur, ministre… président… roi !

— En vérité, monsieur, je crois que vous deviendrez tout cela, dit Edgar frappé de l’air impérieux du jeune homme et de son regard plein d’inspiration et de génie, et je veux d’avance me mettre en faveur auprès de vous. Moi aussi je prétends être des vôtres, et s’il se trouvait par hasard quelques actions de votre journal à vendre, soyez assez bon pour me le faire dire ; voici mon adresse.

Le journaliste prit la carte de M. de Lorville ; mais, après avoir lu son nom, il parut embarrassé et se repentit d’avoir été si confiant. Le duc de Lorville était connu de toute la France comme un ultra imbu des préjugés les plus gothiques. Après un moment de silence :

— Pardonnez mon étonnement, monsieur, dit à Edgar le jeune écrivain, mais je ne m’attendais pas à trouver chez le fils de M. le duc de Lorville tant de sympathie pour les idées nouvelles, et…

— Je sais, interrompit Edgar, que les préjugés bourgeois contre la noblesse sont aussi ridicules que les nôtres.

— Vous convenez donc que vos préjugés sont ridicules, et qu’on peut être un homme distingué, un homme comme il faut, sans avoir cinq cents ans d’aïeux ?

— Oui, reprit M. de Lorville ; mais vous m’accorderez à votre tour qu’on n’est pas toujours forcé d’être un imbécile parce qu’on les a.

— J’en conviens de bon cœur, reprit le journaliste, et j’avoue que vous m’avez entièrement guéri de mes préventions contre les fils de duc.

— Comme vous avez détruit les miennes contre les journalistes, reprit M. de Lorville avec cordialité.

Alors Edgar engagea le jeune publiciste à venir déjeuner chez lui le lendemain, avec plusieurs de ses amis, et ajouta de la manière la plus gracieuse :

— Un homme tel que vous, monsieur, ne peut rester longtemps inconnu ; j’aime toutes les célébrités honorables, et vous voyez que je sais les rechercher d’avance.

Ils se quittèrent charmés l’un de l’autre ; et ce fut une chose digne de remarque que cette désharmonie entre trois hommes d’un âge raisonnable habitant la même maison, et qui tous avaient exercé des emplois honorables, comparée à ce subit accord de deux jeunes gens que la différence de leur fortune et de leur condition semblait devoir séparer.

M. de Lorville, qui sentait ce jeune homme au même rang que lui, commençait à croire que l’égalité était chose possible, et rêvait aux moyens, aux chances de la voir s’établir un jour partout. Ayant retrouvé le propriétaire au bas de l’escalier, il le suivit dans le jardin ; et, après s’être promené un moment, ils sortirent tous deux par une petite porte qui donnait sur une rue paisible. Edgar s’apprêtait à s’éloigner, croyant les observations de la journée terminées, lorsqu’il aperçut, à quelque distance de là, un savetier dont l’échoppe modeste s’abritait et s’appuyait sur le mur épais du jardin. L’air de mauvaise humeur du brave homme attira son attention, et il voulut savoir pourquoi cet ouvrier d’un état si casanier, si tranquille, paraissait alors si vivement irrité, et menaçait du poing une grosse et belle fille, qu’on reconnaissait pour une marchande de fruits à son éventaire chargé de pêches et de poires. S’étant approché d’eux, il entendit ces mots :

— Je te le dis, moi, Vergénie, que tu ne seras pas sa femme ; que je ne veux pas pour gendre d’un joueux d’orgues, d’un vagabond qui n’a pas de domicile ! que la fille d’un homme qui est en boutique ne peus être l’épouse d’un ixtrion, d’un paladin qui montre la lanterne magique, à qui veut, qui voudra ? je te le jure, moi, vrai comme je m’appelle Grichard, vrai comme voilà une botte, tu ne l’épouseras pas !

Et le savetier, enflammé d’une juste colère et pénétré de la dignité de son état, élevait au ciel son noble ouvrage, cette belle ruine qu’il réparait, comme un auguste témoignage du serment qu’il venait de proférer.

— Ah ! ceci est par trop fort, dit M. de Lorville en éclatant de rire ; adieu mes beaux rêves d’égalité ! Qu’est-ce donc que nos grands philosophes entendent par ce mot ? comment le définir ? ne serait-ce pas ainsi : Mépriser tout ce qui est au-dessous de soi, et ne reconnaître d’égaux que ses supérieurs ?

Depuis ce jour, Edgar ne passa point devant cette maison sans se rappeler les diverses observations qu’il y avait faites. En effet, cette maison à tant d’étages était l’emblème de la société, seulement le dédain s’y distribuait au rebours ; dans le monde, il va en descendant, dans cette maison, il allait en montant, puis il redescendait aussi ; car le jeune journaliste, du haut de sa mansarde et de sa philosophie, le rendait à chacun avec usure, et méprisait impartialement, dans l’orgueil de son génie, et le vieux marquis et le nouveau comte, et l’avocat et le maçon, et le savetier et tout ce qui habitait au-dessous de lui.


XVII.

M. de Lorville cherchait avec soin les occasions de rencontrer Valentine ; elles étaient fréquentes, madame de Clairange l’ayant engagé à venir souvent la voir, et de plus, Valentine allant presque tous les soirs chez madame de Fontvenel, à qui sa santé délicate permettait rarement de sortir.

Edgar ne manquait pas non plus les jours où sa tante recevait, et madame de Montbert, étonnée de voir son neveu tout à coup devenu si soigneux, et ne s’attribuant pas l’honneur de l’attirer chez elle, chercha à deviner pour quelle femme il y venait si assidûment.

— Elle n’est pas encore ici, se dit-elle un soir en voyant l’air ennuyé de M. de Lorville ; espérons qu’elle va venir : sans cela il m’en voudrait, et je ne le reverrais plus.

Madame de Montbert eût été fâchée de cet abandon, d’abord parce que son neveu l’amusait, ensuite parce qu’elle était fière de lui.

Tout à coup les deux battants de la porte s’ouvrirent et l’on annonça madame la marquise de Champléry. Le visage d’Edgar parut rayonnant de plaisir.

« C’est elle ! » pensa madame de Montbert.

M. de Lorville s’éloigna aussitôt, et alla se mêler au groupe d’hommes qui causaient à l’écart, pour ne pas intimider Valentine par sa vue, dont il savait déjà toute la puissance, et pour ne pas la troubler dans ce moment si terrible pour une jeune femme, celui où elle entre seule dans un salon brillant, après y avoir été pompeusement annoncée. Madame de Champléry s’avança gracieusement et avec un air d’assurance qui surprit M. de Lorville.

« Comment, se disait-il, avec tant d’aplomb dans les manières, avec une si grande habitude du monde, une femme peut-elle être quelquefois si facile à embarrasser ? »

C’est que Valentine, sans arme contre l’embarras inattendu, était pleine de courage pour surmonter une difficulté prévue.

N’osant s’approcher d’elle, Edgar l’admirait en silence ; jamais elle ne lui avait paru plus belle que ce soir-là. Une femme est toujours à son avantage chez une maîtresse de maison qui la protège. Madame de Montbert était pleine de bienveillance pour Valentine, et, ce qui était encore mieux, elle ne recevait pas sa belle-mère.

Mais une confiance plus douce encore embellissait aussi Valentine, une émotion joyeuse la rendait ravissante, même pour ceux qui en ignoraient la cause. Qu’était-ce donc pour celui qui lisait dans son cœur ?

M. de Fontvenel aimait Edgar comme un frère, et se rappelant la grâce touchante avec laquelle il avait prévenu ses désirs dans une affaire importante, il rêvait sans cesse aux moyens de le servir dans ses projets, et de reconnaître la délicatesse de ses procédés en les imitant.

Il avait vu naître l’amour d’Edgar pour madame de Champléry, et, comme il savait Valentine défiante et facile à décourager dans son espoir de plaire, il s’était appliqué à la rassurer sur les sentiments d’Edgar pour elle, et à l’exalter dans sa tendresse naissante par tous les éloges d’une amitié passionnée.

— Il vous aime, croyez-moi, disait-il, je ne l’ai jamais vu si sérieusement attaché. D’ailleurs je le connais, vous seule pouvez lui convenir.

Ces aveux pour le compte d’un autre lui coûtaient sans doute, mais M. de Fontvenel, dans son dévouement, n’osait plus aimer la femme que son ami avait choisie, et il se plaisait à lui faire un sacrifice digne de tous deux, en imposant silence au ressentiment de son amour-propre et aux regrets de son cœur.

C’est quelques instants après cette conversation que Valentine était venue chez madame de Montbert, brillante de la plus belle des parures, l’espoir d’être aimée.

Edgar parut bientôt aussi heureux qu’elle, en devinant sa pensée. Et n’est-ce pas être deux fois heureux que de devoir à son ami la tendresse de ce qu’on aime ?

— Vous venez de chez madame de Fontvenel ? dit Edgar en s’approchant de Valentine.

Elle parut troublée à ce nom, comme s’il avait signifié : « Je sais ce qu’on vient de vous dire. »

En effet, c’était un peu cela.

— Oui, je l’ai vue ce soir, répondit madame de Champléry.

Et fuyant l’embarras d’une émotion, elle s’éloigna précipitamment ; et dans son trouble, elle alla s’asseoir auprès d’une de ces femmes ennuyeuses, toujours solitaires ou errantes, auxquelles on ne parle que l’hiver, lorsqu’elles vont donner un bal, et qui toute l’année restent dans un abandon désespérant.

L’amour a de singulières terreurs, de pénibles caprices ; lui seul, dans ses bizarreries, pouvait inspirer à Valentine l’idée de préférer la conversation de cette femme sans esprit qu’elle connaissait à peine, qu’elle évitait toujours, à celle d’un homme charmant et qu’elle aimait. Qu’elle est étrange, cette passion dont le premier mouvement est de fuir ce qu’elle cherche, et le second de regretter ce qu’elle a fui !

À peine Valentine eut-elle reconnu auprès de qui elle était venue se placer dans sa distraction, qu’elle comprit toute l’étendue de son imprudence. Rester toute une soirée confinée dans un coin du salon avec une personne désagréable, c’était un avenir effrayant ; elle craignit aussi d’avoir offensé M. de Lorville en le quittant si brusquement, et elle leva les yeux sur lui pour voir s’il était fâché ; mais la joie qui brillait dans les traits d’Edgar la rassura bientôt, et même elle l’irrita :

« Tous les hommes sont fats, pensa-t-elle ; il croit, j’en suis sûre, que je l’évite parce que j’ai peur de l’aimer ! »

Et puis elle se mit à rire de son orgueil, en disant :

« Eh bien ! s’il croit cela, n’a-t-il pas raison ? »

Tandis qu’elle se livrait à ses réflexions, un fashionable, M. de Salins, vint à elle.

— Quelle coquetterie, dit-il, de se retirer à l’écart, quand on est sûre d’être cherchée ! pourquoi se mettre ainsi à l’ombre quand le grand jour sied bien ?

Satisfait de cette image poétique, le jeune homme prononça ces mots de manière à être entendu de tout le monde, et l’attention se porta sur madame de Champléry. Plusieurs personnes vinrent s’asseoir auprès d’elle, il se forma un groupe d’élégants et de jeunes femmes, et la conversation, tantôt particulière, tantôt générale, devint très-animée.

Malgré sa beauté et son esprit, les femmes aimaient Valentine, parce qu’elle savait mieux qu’une autre faire valoir leurs avantages, et elles lui pardonnaient son amabilité, parce qu’elle ajoutait à la leur.

Edgar, voyant madame de Champléry si entourée, ne voulut point s’approcher d’elle. Feignant d’être dominé par un sujet politique que l’on discutait avec chaleur, il s’appliquait à l’observer, en se rappelant les différentes impressions qu’elle lui avait fait éprouver avant de la connaître, c’est-à-dire avant de l’avoir lorgnée avec attention. « Quant à ce secret dont on parlait tant, se disait-il, je ne l’ai point encore découvert ; peut-être n’en a-t-elle point, ou du moins si elle en a un, il ne l’occupe guère, car je ne l’ai pas encore surpris dans sa pensée. »

En cet instant, de grands éclats de rire partirent du groupe où était Valentine ; Edgar jeta les yeux sur elle : son embarras et sa rougeur faisaient pitié.

Elle venait de dire sans le savoir un de ces mots, une de ces plaisanteries à deux significations : l’une simplement spirituelle, et l’autre plus que légère. Les hommes, ne s’attachant qu’à celle-ci, en riaient d’une manière embarrassante. Valentine, s’efforçant de faire bonne contenance, continuait à parler et cherchait à réparer sa maladresse ; mais tout ce qu’elle disait y ajoutait, ce qui arrive souvent en pareil cas ; et les rires augmentaient encore. Plusieurs femmes se regardaient avec étonnement, tandis que d’autres baissaient les yeux d’un air de modestie savante et indignée.

Edgar saisit son lorgnon, et bientôt il sut la cause de tout ce trouble. Oh ! que de bonheur il y avait pour lui dans cette découverte ! elle acheva de l’enivrer. « Le voilà donc, se dit-il en souriant, cet étrange secret !… » Jamais madame de Champléry ne lui avait paru plus séduisante qu’en ce moment, parée de sa gaucherie, de son trouble, de son impatience et de sa rougeur.

Aussitôt que cette première émotion fut calmée, il s’approcha de Valentine, résolu de venir à son secours et de la tirer de l’embarras où son ignorance et sa naïveté l’avaient mise.

— Je reconnais bien là le pénétrant Lorville ! dit M. de Salins, il n’a pas entendu ce qu’a dit madame, et je gage qu’il l’a compris.

— Sans doute mieux que vous, reprit Edgar avec une sorte de roideur, car, lorsqu’une femme me fait l’honneur de me parler, je ne comprends jamais que ce qu’elle a voulu dire.

— Il est certain, reprit Valentine avec empressement, que ces messieurs m’ont prêté plus d’esprit que je n’en voulais avoir.

La manière digne dont elle prononça ces mots fit cesser toutes les plaisanteries ; et la conversation, grâce aux soins de M. de Lorville, ayant pris un autre cours, Valentine chercha à s’expliquer comment Edgar, placé si loin d’elle, avait pu comprendre le trouble qui l’agitait et la secourir avec tant d’à-propos. Cette bonté, dans un homme si malin, lui inspira une vive reconnaissance. Elle savait que M. de Lorville ne pouvait être si charitable que pour elle ; il se montrait toujours impitoyable pour l’embarras des femmes qu’il n’aimait pas.

Vers la fin de la soirée, Edgar vint s’asseoir auprès de Valentine, de l’air d’une personne décidée à causer longtemps.

— Permettez-vous à vos amis de vous donner des conseils ? dit-il avec un sourire involontaire.

— Oui, répondit Valentine ; mais je ne permets pas à tous ceux qui ont envie de faire de la morale de se croire de mes amis.

— N’importe, c’est un droit que j’usurpe, et je vous conseille, entre nous, de ne jamais causer avec M. de Salins.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il a plus d’esprit que vous sur certains sujets, ou du moins parce qu’il a un genre d’esprit que vous n’avez pas. Vrai, vous pouvez m’en croire, sa conversation ne vous convient nullement ; il n’y a pas d’homme plus dangereux pour vous, si ce n’est moi pourtant.

— Vous ? dit Valentine en souriant ; et pourquoi cela ?

— Un homme qui devine est toujours gênant ; mais rassurez-vous, les secrets que je surprends me sont aussi sacrés que ceux que l’on me confie.

— Mais encore, ajouta Valentine d’une voix émue, faut-il avoir un secret pour vous craindre, et…

— De grâce, pas de fausseté vulgaire, interrompit Edgar, ne cherchez pas à me tromper, cela serait inutile, et ne combattez pas ce pouvoir de pénétration que vous m’avez rendu si cher. Si vous saviez comme toutes vos pensées vous embellissent, combien elles dédommagent quelquefois de vos paroles et vous rendent aimable, vous pardonneriez à celui qui les devine.

— Ainsi, reprit Valentine cherchant à vaincre son agitation, vous croyez que j’ai un secret.

— Oui, répondit Edgar avec une sorte d’embarras.

— Et vous croyez l’avoir deviné ?

— Oui… ah ! n’en rougissez pas.

Les regards de M. de Lorville étaient si pleins de tendresse en disant ces mots, que Valentine fut trompée sur leur signification.

« Il a deviné que je l’aime, se dit-elle, et il pense que c’est là mon secret. »

Ils causèrent ainsi, pendant quelques instants, en poursuivant chacun une idée différente ; mais comme, dans le fond, leur émotion était la même, ils s’entendaient sans se comprendre. Valentine aurait bien voulu punir Edgar de la trop prompte confiance qu’il avait de lui plaire ; mais il paraissait si heureux de cette assurance, qu’il n’y avait pas moyen de la lui reprocher.

Cette soirée décida du sort de M. de Lorville. Valentine venait d’acquérir en un moment plus de droits à sa tendresse que ne lui en auraient assuré des années de dévouement et de sacrifices.

Les imaginations poétiques trouvent des trésors dans une idée ; les cœurs exaltés ne sont quelquefois épris que des circonstances, et une femme laide dans une situation romanesque leur inspire souvent plus d’amour qu’une beauté admirable dans une situation vulgaire.


XVIII.

Edgar, préoccupé, ravi, ne songeait plus qu’à se rappeler les événements qui expliquaient la situation de madame de Champléry. Il comprenait alors la cause de ce subit embarras qu’on remarquait dans ses manières, et qui souvent lui avait paru suspect. Il sut pourquoi la conversation de Valentine était si vive, si enjouée avec les personnes dont le bon goût la rassurait, et devenait au contraire si froide et si guindée avec celles dont le mauvais ton était redoutable. Il se souvenait de plusieurs mots équivoques dits par elle, qui l’avaient choqué, et qu’aujourd’hui il justifiait si facilement. À ses yeux maintenant tous les défauts de madame de Champléry étaient des grâces nouvelles qu’il chérissait comme des preuves de sa candeur.

« Cette fois, se disait-il, je suis récompensé de ma tendresse ; je n’ai pas été puni d’oser deviner. Je méritais à la fin une découverte heureuse, j’avais jusqu’alors si mal choisi : le secret de mademoiselle d’Armilly était son ambition ; celui de Stéphanie, son amour pour un autre, mais celui de Valentine !… Ô mystère charmant !… Comment se douter aussi qu’une femme se donne tant de peine pour cacher son innocence ! »

Valentine n’avait que dix-sept ans lors de son mariage, qui se décida promptement et d’une manière singulière.

Un matin Valentine était seule et pleurait dans l’ancien appartement de sa mère. On vint l’avertir que M. de Champléry désirait lui parler et l’attendait dans le salon pour lui dire adieu. Elle courut à lui avec empressement.

— Vous partez, dit-elle d’une voix émue ; que vais-je devenir ? Personne ici ne m’aime et ne me comprend que vous.

— Vraiment ? dit M. de Champléry ; qu’elle est gentille ! Personne ne vous aime, dites-vous, est-ce possible ? Je croyais votre belle-mère si bonne et si bien pour vous.

— Oh ! elle est très-bonne, reprit Valentine avec tristesse ; je ne me plains pas d’elle, mais vous devinez… Ce n’est plus la même chose…

— Sans doute, j’entends, interrompit M. de Champléry, voyant les larmes de Valentine prêtes à couler ; mais votre père ?

— Oh ! depuis qu’il s’est remarié, mon père ne me voit plus avec plaisir ; il m’en veut de pleurer ma mère si longtemps, mes regrets l’offensent, il m’évite parce que je suis triste, et je vois bien qu’il ne m’aime plus. Si vous saviez combien je souffre dans cette maison, dans cette chambre où mourut ma mère, et que je vois habitée par une autre ; dans ces lieux remplis pour moi de souvenirs doux et déchirants !… Ah ! je le sens, si je reste ici plus longtemps, j’y mourrai…

M. de Champléry regardant Valentine, fut frappé de l’altération de ses traits. Depuis quelque temps sa langueur augmentait d’une manière inquiétante, et il craignait pour cette jeune fille l’effet d’une si longue douleur. Comme il la contemplait avec tristesse :

— Vous le voyez, dit-elle, c’est à vous seul que j’ose me plaindre, à vous seul que je puis parler de ma mère que vous aimiez tant, et vous me quittez !… Où donc allez-vous ?

— En Italie, les médecins m’y envoient.

— Comment, reprit Valentine, vous seriez malade, vous qui êtes toujours si joyeux ?

— Enfant, dit M. de Champléry avec un sourire triste, l’insouciance est une vertu quand il n’y a plus d’espoir : c’est ce que j’appelle la vraie philosophie ; mais il ne s’agit pas de moi, pauvre Valentine ! Est-il vrai que vous soyez si malheureuse !

— Oh ! oui, dit-elle en sanglot tant, je suis bien malheureuse ! Tout vaudrait mieux pour moi que cette vie de regrets et d’isolement, que cette demeure de ma mère d’où l’on veut chasser son souvenir, que ce tombeau où l’on m’enferme en me disant : Oubliez-la !…

Ému du désespoir de Valentine, M. de Champléry réfléchissait au moyen de l’arracher à cette existence si affreuse pour elle ; il resta quelques moments immobile, et comme dominé par une idée dont il combinait toutes les chances.

Tout à coup son visage s’anima, sa résolution était prise, une pensée dont il semblait fier venait de se fixer dans son esprit. L’espoir d’une noble action qui réparerait les folies de sa jeunesse souriait à son imagination. La certitude d’inspirer à Valentine une reconnaissance et une estime sans bornes, le bonheur d’usurper, par un grand acte de dévouement, la première exaltation de ce jeune cœur avant l’amour ; l’orgueil enfin d’être la providence d’une femme distinguée dont il pressentait la brillante destinée, le décidèrent à lui consacrer sa vie, ou du moins le peu de temps qu'il lui restait à vivre.

M. de Champléry, qui avait fait toutes les campagnes de l’Empire, par suite de ses blessures était atteint d’une maladie mortelle qui ne lui laissait aucune espérance de guérir. La mort qu’il avait tant de fois bravée comme soldat sur le champ de bataille, ne l’effrayait pas plus alors qu’autrefois ; et la connaissance de son état désespéré n’avait rien changé à son humeur ; il avait peut-être même un peu plus de gaieté, car l’avenir ne l’inquiétait plus. La certitude d’une mort prochaine lui paraissait presque douce en ce moment, où elle lui offrait la chance d’un sacrifice généreux qui assurait le bonheur d’une autre ; le souvenir de la mère de Valentine l’encourageait encore dans un projet que sa tendresse eût approuvé, et M. de Champléry sentait qu’en les dévouant au bonheur à venir de la fille de sa meilleure amie, ses derniers moments seraient sans amertume.

« En épousant Valentine, se disait-il, je la rendrai indépendante de sa belle-mère, et bientôt ma mort la laissera tout à fait libre d’aimer et de choisir. Je la chérirai comme un père ; je n’irai pas, vieillard égoïste et ridicule, parler d’amour à une jeune fille, dont les beaux rêves sont si respectables, les chimères si imposantes ; je la laisserai pure à celui qu’elle doit aimer un jour, et lorsque après ma mort, un amour digne d’elle assurera son bonheur, elle me nommera avec respect à son jeune époux ; alors elle comprendra la noblesse de mon abnégation, et elle bénira dans sa reconnaissance la mémoire de son vieil ami. Ce sera la première fois, pensait-il en souriant, qu’une jeune veuve se remariera sans chasser l’importun souvenir de son premier mari. »

Valentine consentit sans peine à ce projet qui la délivrait de ses chagrins présents, et elle accepta avec reconnaissance un sacrifice dont elle ne comprenait pas toute l’étendue et qu’elle seule avait pu inspirer.

Les personnes douées d’un esprit élevé exercent à leur insu une influence mystérieuse sur ce qui les entoure ; elles jettent, pour ainsi dire, un parfum de poésie dans l’atmosphère qu’elles respirent et dont on s’enivre avec elles. Il est des sentiments mesquins qu’on n’ose pas leur exprimer, des actions vulgaires qu’il ne vient jamais à l’idée de leur proposer. Un caractère noble est une dignité qu’on encense malgré soi. Pour les âmes d’élite, on choisit ce qu’il y a de plus grand, de plus beau, comme on présente aux princes les mets les plus délicats ; on se change pour elles, on revêt les qualités qu’elles estiment, on se grandit pour les atteindre ; et l’on est surpris de concevoir auprès d’elles des idées et des projets entièrement opposés à sa propre nature.

Le monde s’étonna de ce mariage ; mais, voyant M. de Champléry joyeux, plein de soins pour sa jeune femme, on ne devina pas le peu de bonheur qu’il en attendait. Valentine et son mari passèrent une année en Italie ; après quoi M. de Champléry, sentant son heure approcher, désira retourner dans ses chères montagnes de l’Auvergne pour y mourir.

Ce fut une position difficile pour une veuve de dix-neuf ans que de se trouver lancée dans le grand monde avec toute la liberté d’une femme et toute l’ignorance d’une jeune fille. Avec son esprit et son bon goût, Valentine s’en serait tirée facilement, sans la crainte où elle était de voir son secret pénétré par sa belle-mère. Elle redoutait le parti romanesque que la minauderie de madame de Clairange tirerait d’une situation si singulière ; et pour éviter le ridicule que ses élégies jetteraient sur son innocence, Valentine tombait dans le défauts contraire et affectait quelquefois de paraître comprendre ce qu’elle ignorait complètement.

Ainsi tous les défauts de Valentine venaient de cette femme prétentieuse et agitante, dont la vue seule suffisait pour dénaturer son caractère. La douceur monotone de madame de Clairange lui était si insupportable, qu’elle se faisait brusque et impatiente pour éviter de lui ressembler ; l’aspect continuel d’une sensibilité de comédie lui faisait affecter une indifférence coupable pour tout ce qui aurait dû l’émouvoir. Elle devenait ainsi hypocrite à l’envers, et elle s’étudiait à cacher ses bons sentiments avec la même fausseté que l’on met à dissimuler ceux dont il faut rougir.

Combien un tel caractère devait plaire à M. de Lorville ! quel charme il devait avoir pour celui qui savait le deviner ! Edgar le sentit alors, nulle autre femme ne pouvait lui convenir davantage.

Les hommes d’un esprit fin et délicat sont plus difficiles à fixer que les autres. Les femmes fausses les désenchantent, les femmes naïves et qui ne cachent rien de ce qu’elles éprouvent les ennuient. Il faut à leur pénétration quelque chose à deviner, un caractère loyal que des circonstances ont compliqué, un mystère sans cesse renaissant, mais qu’un sentiment pur et généreux explique toujours.


XIX.

Enivré d’espoir et plein de reconnaissance pour son talisman, Edgar l’employait à deviner les vœux, les désirs de Valentine, et à les accomplir avant qu’elle eût pensé à les exprimer.

Si l’on proposait une partie de plaisir qu’il savait devoir l’ennuyer, et qu’elle aurait acceptée par complaisance, il en rejetait l’idée avec empressement. Le spectacle où elle devait s’amuser était toujours celui où il offrait d’aller ; et madame de Champléry s’étonnait à tous les instants de la conformité de leurs goûts.

Il arrivait souvent à Valentine de refuser par délicatesse un plaisir qu’on lui offrait, et dont elle craignait de priver quelqu’un. Un jour qu’elle persistait à refuser une place à l’Opéra dans la loge de madame de Fontvenel, Edgar s’amusa à l’observer pour connaître la cause de son obstination.

— Non, merci mille fois, disait-elle, vous savez que je déteste les premières représentations ; la musique est, en général, mal exécutée ; les acteurs ne savent pas leurs rôles ; et puis il y a toujours deux intérêts, celui de la pièce, et celui du succès, et moi, je n’en sais suivre qu’un à la fois : j’ai l’esprit très-exclusif.

— C’est toujours cela, dit Edgar.

Et il se mit à rire de la pensée de Valentine, qui était : « Je ne veux pas accepter cette place : on me forcerait à me mettre sur le devant de la loge, madame de Fontvenel ne verrait rien et se gênerait pour moi… C’est dommage pourtant ! j’aurais aimé à voir le Philtre et à entendre cette musique que l’on dit si jolie. »

Edgar sortit aussitôt ; il courut à l’Opéra. À force de peine, il parvint à se faire louer une loge déjà promise, et le lendemain Valentine reçut de madame de Monbert le billet suivant :

« Mon neveu m’apporte une loge à l’Opéra, pour la première représentation du Philtre, en me disant que vous avez envie d’y aller. Il sait me flatter en me donnant l’occasion de vous faire plaisir. Cependant croyez, chère Valentine, que je ne suis pas aussi vieille tante que je veux bien le paraître, ou plutôt je trouve que je ne le suis pas encore assez. »

Ce billet embrouillé à dessein fit rêver Valentine. Le soir, en voyant Edgar à l’Opéra, elle éprouva un de ces accès d’embarras qui la rendaient si malheureuse. M. de Lorville se plut à y ajouter.

— Vous voyez, dit-il, que j’aime à punir la mauvaise foi, même quand un bon sentiment l’inspire : ainsi prenez garde à vous.

Madame de Champléry, déconcertée, ne lui répondit que par un sourire. Le moyen de se fâcher contre la malice qui cherche à plaire ?

Une autre fois, M. de Lorville exauçait les vœux de Valentine sans qu’elle les eût indiqués par rien, pas même en exprimant le contraire.

Elle venait d’admirer les nouveaux tableaux qui ornent le Musée cette année, et se rappelant une des charmantes vues de Naples, peintes par Smargiassi, elle se promettait d’acquérir ce tableau, dont le prix encore modeste l’autorisait dans ce caprice. « Les tableaux de Smargiassi, pensait-elle, vaudront le double dans deux ans, et les acheter dans ce moment, c’est, en vérité, faire une bonne affaire. »

C’est ainsi qu’une femme raisonnable trouve toujours un prétexte sensé pour se permettre une fantaisie. Comme elle songeait à ce projet, sa calèche fut arrêtée au coin d’une rue par un embarras de voitures ; elle leva la tête et aperçut à quelque distance un jeune homme qui la lorgnait : c’était M. de Lorville ; et le lendemain, quand Valentine revint de la messe, elle fut bien surprise de trouver, en rentrant chez elle, le tableau qu’elle avait tant admiré la veille et dont elle rêvait l’acquisition.

— Qui donc a envoyé ce tableau ? demanda-t-elle aussitôt.

— Madame, c’est un commissionnaire qui l’a apporté, sans dire de quelle part.

— Il n’avait point de lettre ?

— Non, madame, seulement il m’a remis ce papier où se trouve l’adresse de madame, pour prouver qu’il ne se trompait pas.

Valentine lut cette adresse ; l’écriture en était élégante, mais elle lui était inconnue. Elle resta longtemps immobile devant ce beau paysage, qui lui rappelait un des sites de l’Italie qu’elle préférait ; puis elle se mit à réfléchir, à rêver, et à se demander comment il était là. M. de Fontvenel la surprit dans cette contemplation.

— Que vous avez eu raison d’acheter ce paysage, dit-il ; je l’ai remarqué comme vous, il est enchanteur !

— N’est-ce pas, repartit Valentine avec distraction. Mais, faisant un effort sur elle-même et lui montrant l’adresse qu’elle tenait : — Dites-moi, connaissez-vous cette écriture ?

— Oui sans doute : c’est celle d’Edgar. Pourquoi rougir ainsi ? C’est donc lui qui vous a envoyé ce tableau ?

— Je ne sais, reprit Valentine avec embarras : ce tableau me plaisait extrêmement ; j’avais le projet de l’acheter, mais je n’en ai encore parlé à personne, et je ne puis concevoir…

— Ah ! vous connaissez bien Edgar ! interrompit M. de Fontvenel ; il aura deviné tout cela : c’est un homme étonnant ! Savez-vous ce qu’il a fait pour moi ?

— Non.

Alors M. de Fontvenel raconta comment Edgar lui avait donné les cinquante mille francs qu’il venait lui emprunter, avant qu’il eût eu le temps d’en faire la demande.

— Je m’étais expliqué cette singulière aventure, continua-t-il, en pensant qu’Edgar été prévenu de mon inquiétude par mon vieux valet de chambre, qui, me voyant au désespoir, serait allé à mon insu demander secours à mon ami, en le priant de cacher cette démarche. Tout cela me paraissait naturel ; mais je vois depuis quelque temps ce phénomène de pénétration se renouveler si souvent, que je me perds dans mes conjectures. Il faut, en vérité, que ce rusé Lorville ait un talisman ou des espions dans tout Paris, pour savoir ainsi ce qu’on y pense… Y a-t-il longtemps que vous ne l’avez vu ?

— Je l’ai rencontré hier, répondit Valentine ; peut-être était-il comme nous au Salon, et a-t-il remarqué à quel point j’admirais ce tableau.

— N’importe, reprit M. de Fontvenel, vous ne m’ôterez pas de l’idée que ceci cache quelque chose d’extraordinaire.

— Mais j’ai des scrupules, je l’avoue, dit madame de Champléry ; bien que M. de Lorville soit le fils d’un ami de ma mère, je ne le connais pas assez peut-être pour accepter…

— Ah ! gardez-vous d’attacher de l’importance à une chose si simple… et ne l’affligez pas par un refus, il en serait si malheureux !

Vous croyez ? dit Valentine en souriant.


XX.

Touchée de cette aimable attention, madame de Champléry présuma que M. de Lorville viendrait le jour même chez sa belle-mère, pour savoir comment avait été accueilli le tableau désiré.

Madame de Clairange attendait ce soir-là beaucoup de monde, et Valentine se rendit chez elle de bonne heure, mise avec recherche, gracieuse comme une femme satisfaite de sa parure, et animée de cette coquetterie confiante qui rend toujours bienveillante et jolie. Peu de personnes étaient arrivées lorsqu’elle entra chez sa belle-mère, qui s’écria aussitôt qu’elle l’aperçut :

— Ah ! Valentine ! que je vous attends avec impatience ! Je compte sur vous, ma chère, pour faire les honneurs de mon salon, car il faut absolument que je vous quitte. Je cours à l’instant chez ce pauvre M. Laréal, qui s’est cassé la jambe ce matin ; son cabriolet a été accroché par un omnibus d’une si affreuse manière, que le malheureux a failli être tué avec son cheval et son domestique ; vous direz cela, ma petite, à tous ceux qui remarqueront mon absence.

— Mais tout le monde la remarquera chez vous, madame ! dit Valentine en s’efforçant de ne pas sourire, et surprise de l’empressement de sa belle-mère à aller donner ses soins à une personne qu’elle connaissait à peine. Elle voulut lui en faire l’observation et dire quelques mots pour la retenir ; mais voyant que madame de Clairange, décidée à sa bonne action, s’éloignait sans l’écouter, elle se résigna à jouer le rôle de maîtresse de maison, et se prépara patiemment à l’ennui d’expliquer à deux cents personnes, l’une après l’autre, pourquoi madame de Clairange, qui les avait invitées, n’était pas chez elle ce jour-là.

Valentine sentait d’ailleurs que sa belle-mère devait regarder comme une bonne fortune cette occasion éclatante de faire briller sa charité. En effet, n’était-ce pas une merveilleuse idée de madame de Clairange d’avoir réuni chez elle les gens les plus distingués de Paris pour leur apprendre à tous, d’un seul coup, qu’elle était dévouée et bienfaisante, et qu’elle sacrifiait les plaisirs du monde à la douceur de soulager les malheureux !

Au commencement de la soirée, madame de Champléry raconta avec assez d’exactitude, aux dix premières personnes qui la questionnèrent, comment madame de Clairange avait été forcée de se rendre chez un de ses amis qui s’était cassé la jambe, enfin l’histoire du cabriolet, du cheval, de l’omnibus, tout ce qu’elle devait dire. Mais elle n’avait pas prévu les nombreuses questions qu’un tel événement devait lui attirer.

— Et quel est donc ce malheureux ami ? lui demandait-on avec inquiétude.

— C’est M. Laréal.

M. Laréal, dites-vous ? Ah !… Je ne le connais pas. C’est un de ses parents peut-être ?

— Non, répondait Valentine avec embarras, c’est… c’est un monsieur… qui s’est cassé la jambe.

Puis elle passait vite à une autre personne pour ne pas éclater de rire ; celle-ci lui disait aussitôt :

— Madame de Clairange serait-elle souffrante ? je ne l’aperçois pas ici.

— Non, madame, elle se porte bien ; mais elle est en ce moment chez un de ses amis qui est malade.

— Ah ! mon Dieu… malade dangereusement ?

— Non pas, j’espère ; mais c’est un accident… une chute ; son cabriolet a versé, et… il s’est cassé la jambe.

— Qui s’est cassé la jambe ? cet étourdi de Guersey, je le parie, s’écrie M. de Fontvenel ; il a la manie d’avoir des chevaux si vifs, indomptables… cela ne m’étonne pas.

Et M. de Guersey, qui était dans l’autre salon, vint lui-même rassurer ceux qui déploraient son imprudence.

Tout le monde voulut savoir pour qui madame de Clairange s’était si généreusement dévouée, et la pauvre Valentine fut encore obligée d’articuler le nom de ce M. Laréal que personne ne connaissait. Enfin, lasse de répéter sans cesse l’aventure de l’inconnu qui s’était cassé la jambe, elle se détermina à répondre que sa belle-mère allait rentrer ; quant à ceux qui ne s’adressaient point à elle, persuadés qu’ils allaient trouver la maîtresse de la maison dans la chambre voisine, elle les laissait errer de salon en salon sans les troubler dans leurs recherches.

Mais bientôt chacun, ayant accompli sa politesse en s’informant des nouvelles de madame de Clairange, oublia qu’il ne l’avait point vue ; Valentine elle-même perdit le souvenir de cet accident, et se livra entièrement au devoir gracieux d’accueillir tout le monde avec bienveillance, de parler à chacun de ses intérêts, et d’animer, par son esprit et la prévenance de ses manières, une réunion de jolies femmes et d’hommes remarquables par leurs talents et leur célébrité. Les conversations étaient brillantes ; on s’amusait. Valentine, qui n’était jamais aimable en présence de sa belle-mère, ne la regrettait nullement pour sa part. Elle sentait tous les avantages que lui donnait cette liberté ; et, fière de la bonne grâce avec laquelle elle s’acquittait de son rôle, elle attendait avec impatience l’arrivée de M. de Lorville pour paraître à ses yeux dans toute sa valeur.

Elle était bien un peu confuse d’avoir à lui parler de l’envoi de ce charmant tableau ; mais elle avait tant de choses à lui dire, tant de questions à lui adresser pour tâcher d’apprendre comment il était parvenu à découvrir qu’elle le désirait, que, dans sa joie et sa curiosité, elle espérait se tirer facilement d’une difficulté si grande.

Si M. de Lorville fût arrivé en ce moment, il aurait été ravi de tout ce qu’elle lui eût dit d’affectueux dans sa reconnaissance. Malheureusement pour Valentine il vint trop tard ; et, circonstance encore plus fâcheuse, ce fut madame de Clairange qui l’amena ; elle l’avait rencontré au moment où elle rentrait.

— Le voilà ! le voilà ! s’écria-t-elle en s’adressant à sa belle-fille ; dites-lui combien vous êtes heureuse de son aimable souvenir. Que ce tableau est enchanteur, et que c’est gracieux à vous d’avoir deviné que Valentine l’avait choisi ! vous ne sauriez vous imaginer tout le plaisir qu’il lui a fait. Elle en pleurait de joie quand je suis arrivée chez elle ; je l’ai trouvée en contemplation devant ce souvenir… En vérité, ajouta-t-elle en regardant Edgar d’un air fin, vous êtes un homme bien séduisant ; et je ne m’étonne plus si l’on pense à vous…

Cette déclaration, faite tout haut par la belle-mère, déplut tellement à Valentine, qu’elle l’interrompit sèchement et dit du ton le plus dédaigneux :

— Ce paysage est charmant, je l’ai beaucoup admiré ; mais je ne croyais pas que ce fût Monsieur…

Rt elle désignait Edgar.

— Qui l’eût choisi, acheva M. de Lorville, vivement impatienté à son tour de voir cette attention mystérieuse devenir une chose publique ; et vous aviez raison, madame, ajouta-t-il ; je ne méritais pas l’honneur d’être soupçonné.

Malgré l’accent de dépit avec lequel il prononça ces mots, il avait si bien l’air de dire la vérité, que Valentine finit par croire que M. de Fontvenel s’était trompé en reconnaissant l’écriture d’Edgar sur l’adresse qui accompagnait le tableau ; et qu’enfin un autre que M. de Lorville le lui avait envoyé. Le désappointement que lui causait cette idée la jeta dans une tristesse qu’elle ne put cacher. Edgar, lui-même, était mécontent de voir que madame de Champléry ne le soupçonnait plus d’avoir pensé à elle, et de s’être vu contraint, par le bavardage de sa belle-mère, à la tromper. Quoiqu’ils fussent fort innocents de cet ennui, tous deux s’en punirent mutuellement. Edgar devint maussade, et Valentine prit avec lui un ton d’ironie froide dont il fut blessé. Ainsi ce tableau offert avec tant de grâce, cette attention ingénieuse qui aurait dû les rapprocher, servit au contraire à les brouiller.

M. Narvaux, toujours empressé de desservir Edgar, se plut à augmenter le dépit de Valentine.

— Vous voilà bien désappointée, dit-il avec malice ; vous espériez que cette galanterie était de M. de Lorville. Il est naturel d’attribuer ce qui nous cause tant de plaisir à qui sait nous plaire ! — Et voyant que madame de Champléry affectait de ne pas entendre : — Au surplus, ajouta-t-il, quand on fait aussi bien les honneurs d’une fête, on se doit d’avoir cent mille livres de rentes ; et puis vous seriez une si jolie duchesse ! C’est dommage qu’Edgar ait le mariage en horreur…

— Pas plus que moi, dit Valentine, forcée à la fin de répondre à cette lourde méchanceté.

— Qui parle mariage ? demanda quelqu’un.

— Nous en médisons, répondit M. Narvaux. Madame ne comprend pas qu’une veuve se remarie.

— Mais si elle aime ? dit à son tour M. de Lorville en se rapprochant d’eux.

— Il faudrait, aimer à en perdre la tête, répondit madame de Champléry, et encore rien n’excuserait le sacrifice.

Valentine dit ces mots d’un ton si calme et avec une conviction si profonde, que M. de Lorville crut sérieusement à sa répugnance pour un second lien ; il s’étonnait de l’entendre causer d’une manière si naturelle sur un sujet qui aurait dû l’embarrasser. Edgar ne savait pas encore jusqu’à quel point l’orgueil peut paralyser le cœur le plus sensible. Valentine était sincère alors dans l’éloignement qu’elle témoignait pour un second mariage, dans la froideur qu’elle montrait à M. de Lorville. Il n’était plus pour elle cet homme aimable, empressé de lui plaire, dont la conversation avait pour elle tant de charmes, et qu’elle préférait à tous, parce qu’il répondait à sa pensée sans qu’elle eût l’embarras de l’exprimer. Ce n’était plus qu’un héritier qu’on la soupçonnait de vouloir séduire par ambition, et pour être un jour duchesse. Sa coquetterie pour lui était déflorée ; ce n’était plus comme autrefois par crainte de l’aimer qu’elle le fuyait ; c’était avec sincérité, comme on évite un entretien pénible, un ami qu’on ne voit plus qu’avec contrainte, et dont la présence cause plus de gêne que de plaisir ;

Edgar remarqua bientôt ce changement, et comme la vérité a une puissance à laquelle on n’échappe point, il sentit tout ce qu’il avait perdu dans le cœur de madame de Champléry, et s’en affligea profondément. Triste et découragé, il comparait les manières froides et simplement polies, l’air calme et sérieux de Valentine avec cette voix émue, cette gaieté pleine d’agitation, cette coquetterie pleine de tendresse, qu’autrefois il remarquait en elle ; et dans l’excès de sa tristesse, il oublia le talisman qui pouvait lui dévoiler la cause de cette cruelle différence, et peut-être le consoler.

Ainsi Edgar ne songeait plus au merveilleux de sa vie ; la réalité dans toute son amertume le dominait. Valentine n’éprouvait plus aucun plaisir à être près de lui, cela était visible, il le sentait, il en souffrait ; et comment pouvait-il imaginer que ce changement, qui le rendait si malheureux, pût s’expliquer d’une manière favorable ?

M. Narvaux, le voyant sombre et rêvant à l’écart, le faisait remarquer à madame de Champléry.

— Savez-vous bien, disait-il, qu’il joue à merveille le sentiment !… En vérité, cela ferait illusion.

Alors Valentine jeta les yeux sur Edgar et fut frappée de sa tristesse.

— N’est-ce pas ? continua M. Narvaux ; si je ne le connaissais pas si bien, je pourrais m’y tromper. Au reste, cette attitude de désespoir est fort convenable après la manière dont vous l’avez traité aujourd’hui.

À ces mots, Valentine sourit de dédain, et M. de Lorville, ayant observé de loin ce sourire, voulut savoir ce qu’avait dit M. Narvaux pour l’exciter. Enfin il se ressouvint de son lorgnon et l’appela à son aide.

Voilà ce que se disait Valentine :

« Quel dommage que M. de Lorville soit si riche et qu’on ne puisse l’aimer sans paraître ambitieuse !… Il serait si doux de passer sa vie auprès de lui dans la retraite ! »

Toute la conduite de madame de Champléry pendant cette soirée fut alors expliquée. Edgar devina ce que son perfide ami avait pu dire pour révolter la fierté de Valentine et glacer son cœur ; et subitement soulagé de sa peine, il reprit un air joyeux dont chacun s’étonna. Madame de Champléry surtout en fut blessée ; elle n’avait rien dit pour faire naître cette gaieté soudaine ; elle avait droit de s’en offenser. Une femme ne pardonne jamais à celui qu’elle aime la joie qu’elle ne cause pas.

Ayant pénétré le sentiment d’orgueil qui éloignait de lui Valentine, Edgar comprit que ses soins pour elle seraient désormais inutiles, que les témoignages de sa tendresse seraient mal reçus ; et il forma l’étrange projet d’engager madame de Champléry malgré elle, de la contraindre à un mariage que sa fierté lui faisait refuser, mais que dans le fond de son cœur elle désirait, sans se l’avouer à elle-même.

« Elle déteste l’embarras, pensait-il : eh bien ! je lui épargnerai celui d’un aveu pénible. À quoi me servirait ce talisman, si ce n’était à prouver à une femme qu’on ne croit pas tout ce qu’elle dit, et à faire son bonheur malgré elle ? »

Tout occupé de son nouveau projet, il s’éloigna en souriant, sans parler à madame de Champléry, et la laissa indignée de cette bonne humeur subite qui succédait à une tristesse si fastueuse.

Cette soirée, commencée d’une manière brillante, finit languissamment pour Valentine ; elle ne se croyait plus aimée, tout l’ennuyait. Mais de retour chez elle, en retrouvant le tableau qui lui rappelait toutes ses espérances, les impressions de la matinée se réveillèrent, ses croyances reparurent ; elle examina de nouveau l’adresse, et l’émotion qu’elle éprouva à la vue de cette écriture lui prouva que c’était celle de M. de Lorville.

« Il a bien fait de nier qu’il me l’eût envoyé, pensa-t-elle, devant tout ce monde que les exclamations de ma belle-mère avaient attiré… mais c’était lui, je n’en doute plus ! »

Le sourire même qui l’avait offensée lui parut alors tout naturel.

« Peut-être, se disait-elle, il présume que M. Narvaux s’est attribué l’honneur de cette prévenance qu’il appelle si élégamment une galanterie. »

Et riant à son tour de cette idée, elle se promit d’en parler le lendemain à Edgar, et de lui prouver qu’elle n’avait pas été dupe de son mensonge.

Seule avec son amour, elle ne songea plus à l’interprétation d’intérêt que le monde pouvait lui donner ; car le cœur livré à lui-même a bien vite oublié toutes ces ambitions, toutes ces vanités de la vie, inutiles dans un beau rêve.


XXI.

Valentine attendit vainement M. de Lorville le lendemain ; les jours suivants, il ne parut point chez madame de Fontvenel, et l’on resta une semaine entière sans entendre parler de lui. Madame de Champléry alarmée crut qu’il était fâché contre elle, et se décida à faire une visite à madame de Montbert, espérant qu’elle lui donnerait des nouvelles de son neveu.

Elle en fut reçue si froidement, qu’elle resta déconcertée.

Madame de Montbert, remplie de zèle pour les intérêts de ses amis, regardait comme autant d’offenses les secrets et les sentiments qu’on ne lui confiait point. Jeune encore et d’une conduite irréprochable, elle s’était résignée au rôle de confidente ; mais elle y tenait, d’autant plus que c’était une compensation ; et, voulant punir Valentine de lui cacher sa tendresse pour son neveu, elle se plut à lui répéter une nouvelle qu’on débitait comme certaine et qu’elle savait devoir la désespérer.

— Avez-vous vu mon neveu ces jours-ci ? demanda-t-elle à Valentine de manière à la troubler.

— Non, madame, il y a bien longtemps que je ne l’ai rencontré.

— Quoi ! vous ne l’avez pas vu depuis son retour ?

— J’ignorais qu’il fût parti.

— Ah ! il n’est resté que huit jours absent. Mais je vous croyais mieux informée, ajouta madame de Montbert en fixant ses yeux sur Valentine ; comment, vous ne savez pas qu’il est allé à Lorville chercher le consentement de son père ?

— Le consentement de son père ? répéta Valentine dans une anxiété visible.

— Sans doute, pour son prochain mariage…

À ces mots Valentine se sentit pâlir ; cependant elle trouva encore assez de courage pour répondre d’une voix mal assurée :

— Je ne savais pas qu’il dût se marier si tôt… Et qui va-t-il épouser ?

— Mademoiselle de Sirieux, dit-on ; car pour moi je n’affirme rien positivement, ajouta madame de Montbert, ayant pitié du trouble de Valentine ; j’avoue même que j’avais une autre idée… et que, lorsque l’on m’a parlé de son prochain mariage, le sachant fort occupé de vous, j’ai cru d’abord que c’était…

— Moi, madame ? interrompit vivement madame de Champléry ; je ne songe nullement à me remarier, et mademoiselle de Sirieux, qui est fort belle et fort riche, lui convient beaucoup mieux que moi.

— Rassurez-vous, ma chère, reprit madame de Montbert avec ironie et blessée de cette feinte indifférence ; vous n’aviez pas à craindre ce danger ; mon neveu nous a déclaré l’autre jour qu’il avait un préjugé invincible contre les veuves.

Valentine ne témoigna aucun dépit de cet avis donné pour la fâcher, et madame de Montbert, s’étonnant de voir sa petite malice perdue, ajouta :

— Je ne sais pas ce qu’il faut croire de ce bruit ; il est certain qu’il y a deux ans mon frère désirait extrêmement ce mariage pour son fils, et que j’ai reçu ce matin une lettre de lui dans laquelle il se félicite du bonheur d’Edgar et du plaisir qu’il se promet lui-même de voir son vieux château rajeuni par la présence d’une belle-fille aimable. Cette lettre est sur ma table et je puis vous la montrer ; mais elle ne nomme personne, et peut-être n’est-ce pas mademoiselle de Sirieux qu’Edgar doit épouser… Peut-être n’était-ce qu’un dépit, et l’a-t-on fait changer d’avis promptement.

— Pourquoi cela ? reprit madame de Champléry avec dignité, et répondant à tout ce que ce peu de mots voulaient dire. Si ce mariage convient à sa famille, il n’y a pas de raison pour l’en détourner.

Heureusement pour Valentine, on vint interrompre cette conversation pénible, qu’elle ne se sentait plus la force de continuer. Elle sortit de chez madame de Montbert en affectant un air gracieux et indifférent ; mais dès qu’elle fut dans sa voiture, ses larmes coulèrent en abondance.

La nouvelle de ce prompt mariage lui semblait devoir être certaine ; l’aversion qu’elle avait témoignée pour un second lien suffisait à ses yeux pour qu’Edgar se fût découragé et décidé en faveur d’une autre.

Elle savait que le duc de Lorville souhaitait vivement de marier son fils pour le garder auprès de lui, se trouvant fort isolé depuis la perte de ses places à la cour, de ses intérêts de vanité qui lui tenaient lieu d’affection. Elle savait aussi que M. de Sirieux était son ancien ami, que cette alliance leur convenait à tous, et elle trouvait tout simple que, désespéré dans son amour, Edgar cherchât à faire le bonheur de sa famille par une union que ses parents désiraient. D’ailleurs, ce voyage d’Edgar pour aller chercher le consentement de son père prouvait que la cérémonie était prochaine, et Valentine s’avouait avec douleur qu’elle n’avait plus d’espoir à conserver.

Sachant qu’il était de retour, elle pensa qu’il viendrait peut-être le soir même chez madame de Fontvenel ; mais toute la soirée se passa sans qu’il y parût ; chaque fois que la porte s’ouvrait, la pauvre Valentine tressaillait, une lueur d’espérance se réveillait dans son cœur. Puis un indifférent entrait, et elle retombait dans son accablement. Stéphanie n’osait lui parler, de peur d’ajouter à son inquiétude ; car elle-même commençait à s’inquiéter de la conduite capricieuse de M. de Lorville.

— Voilà comme vous êtes toutes, vous autres jeunes veuves, lui dit en rentrant chez elle madame de Clairange : vous dédaignez les hommes qui s’occupent de vous, et puis, lorsqu’ils se décident pour une autre, vous les regrettez.

— Eh ! qui donc regretté-je ? dit Valentine avec fierté.

M. de Lorville, reprit madame de Clairange d’un ton d’humeur ; jamais je ne me consolerai de vos dédains pour lui. Ce n’est pas ma faute, j’ai fait tout ce que j’ai pu pour vous engager à le bien traiter ; mais vous n’avez pas voulu m’entendre ; je suppose que c’est à cause de vous qu’il n’est pas venu faire part de son mariage à madame de Fontvenel.

— Mais peut-être ce mariage n’est-il pas encore entièrement décidé ?

— Si vraiment ; il en parle lui-même comme d’une affaire conclue ; personne n’en doute, et vous êtes la seule qui n’en soyez pas convaincue. Ah ! vous pouvez vous vanter d’avoir manqué là une bien belle destinée !

À ces mots, elles se séparèrent.

Valentine, restée seule, réfléchit sur la conduite d’Edgar envers elle. Tantôt, elle le haïssait et l’accusait de la plus cruelle fausseté ; tantôt, elle le justifiait par la froideur apparente qu’elle avait toujours mise dans ses manières avec lui.

« Hélas ! disait-elle en pleurant, comment pouvait-il deviner que je l’aimais ! Je lui cachais toutes mes émotions, je l’évitais sans cesse, et je répondais en riant et avec légèreté à tout ce qu’il me disait d’affectueux ! Ah ! s’il pouvait savoir ce que je souffre en ce moment, sans doute il aurait pitié de ma douleur… peut-être même en serait-il heureux ! »

Cette pensée la plongea dans un chagrin qu’elle n’avait pas encore éprouvé. Combien elle se trouvait punie alors de cette dissimulation qui lui faisait cacher les sentiments qui peuvent seuls rassurer et séduire ! Combien elle détestait alors son caractère orgueilleux et timide, qui lui coûtait l’amour du seul homme qu’elle pût jamais aimer !

Elle se figurait Edgar auprès de sa nouvelle épouse, empressé, spirituel, ému comme elle l’avait vu tant de fois. « Il la choisit maintenant par dépit, disait-elle, mais bientôt il l’aimera tendrement… hélas ! comme il m’aurait aimée ! »

Perdre le bonheur par sa faute est la peine la plus amère pour les personnes qui ont de l’imagination. Un événement que le sort leur envoie, si affreux qu’il soit, leur semble moins douloureux ; un malheur désespéré a, par son excès même, quelque chose qui les calme ; mais un bien perdu, perdu par leur faute, leur apparaît sans cesse paré des plus brillantes images ; elles le ressuscitent à chaque instant pour le perdre encore avec plus d’amertume, et recomposent leurs rêves pour les voir s’évanouir encore.

Ainsi Valentine se complaisait dans l’image d’un avenir auquel elle ne devait plus prétendre ; elle repassait dans sa mémoire les mots qu’elle n’aurait pas dû dire, ou qui devaient avoir été mal compris, les sentiments, les émotions qu’elle se repentait de n’avoir pas laissé deviner ; et toutes ses pensées s’abîmaient dans ce travail inutile et désespérant.


XXII.

Valentine passa la nuit sans dormir, à verser des larmes de regret, d’amour et quelquefois de colère. Le lendemain, elle était si souffrante, qu’elle voulut rester au lit plus tard qu’à l’ordinaire ; mais on lui dit qu’un vieux monsieur était, venu pour lui parler d’affaires, et qu’ayant appris qu’elle n’était pas encore visible, il avait promis de revenir vers midi.

Madame de Champléry se leva et passa dans son salon pour le recevoir.

— Je demande bien pardon, à madame la marquise de la déranger de si grand matin ; mais, dit-il avec un sourire, on est impatient… et je tiens à ce que tout soit terminé pour ce soir.

En disant cela, M. Tomasseau, notaire, posa plusieurs papiers sur la table, tandis que Valentine cherchait à s’expliquer le but de cette visite.

— J’ai passé chez le notaire de madame, continua M. Tomasseau en feuilletant ses papiers ; il m’a dit que l’acte de naissance dont nous avons besoin était chez elle ; et je viens la prier de vouloir bien me le confier avant de…

— Pardon, monsieur, interrompit madame de Champléry, mais je ne comprends pas…

— Madame peut être parfaitement tranquille ; nous avons tout préparé pour lui épargner l’ennui de ces formalités. Les femmes ont raison de laisser cette peine-là aux hommes. Aussi je n’en dirai que ce qui est indispensable. Le contrat a été dressé selon que nous en sommes convenus. D’après les ordres que lui a donnés madame la marquise, son notaire nous a fourni toutes les pièces nécessaires, extraits mortuaires, état de succession, rien ne nous a manqué ; nous avons aussi depuis hier le consentement de M. le duc… mais madame doit savoir cela.

— Comment ! dit Valentine, quel consentement ? quel duc ?

Le notaire la regarda avec étonnement et répondit :

— Eh ! mais, celui de M. le duc de Lorville.

À ce nom, Valentine tressaillit, et répéta d’une voix troublée :

— Le consentement de M. le duc de Lorville ?

M. Tomasseau, confondu de l’air surpris de Valentine, crut s’être trompé.

— N’est-ce pas à madame la marquise de Champléry que j’ai l’honneur de parler ?

— Oui, monsieur.

— Alors, c’est bien cela, continua-t-il. Madame ne savait donc pas que nous avions le consentement du père ? Oh ! il ne se l’est pas fait demander deux fois, je puis l’assurer ; car le jeune homme disait ce matin devant moi à un de ses amis combien son père était heureux de ce mariage, qui depuis longtemps était l’objet de ses vœux.

Valentine croyait rêver… Sans écouter le bavardage du notaire, elle parcourait les divers papiers qui étaient sur la table, et à chaque instant son nom et celui d’Edgar de Lorville frappaient ses yeux comme une inconcevable réalité.

Le notaire, tenace dans son devoir, interrompit cette rêverie en réitérant sa demande et en priant madame de Champléry de lui remettre son acte de naissance.

— Malheureusement, disait-il, cette pièce est entre les mains de madame ; sans cela, je n’aurais pas été obligé de l’importuner ; car nous étions convenus, le jeune duc et moi, de traiter tout cela entre nous deux, ajouta-t-il en souriant de nouveau.

— Mais il me semble que c’est bien ce qu’on a fait, dit Valentine.

— Vous plaindriez-vous, madame, du soin qu’on a pris de vous épargner cet ennui ?

— Non, sans doute, monsieur… je suis même fort reconnaissante de la peine que vous avez prise… je vous en remercie, mais je désirerais savoir…

Puis cherchant un prétexte pour se donner le temps d’expliquer une aventure si singulière :

— Je ne me rappelle pas bien, ajouta-t-elle, où j’ai serré l’acte que vous demandez. Je crois l’avoir confié à ma belle-mère avant mon départ, et dès qu’elle sera rentrée…

— Je vous laisserai, madame, le temps de le retrouver, mais je tiendrais à l’avoir aujourd’hui ; car, la signature du contrat étant fixée à jeudi, nous n’avons plus que demain pour rédiger…

— Déjà ! s’écria Valentine malgré elle.

— Quoi ! madame l’avait donc oublié ? Cependant M. de Lorville m’a bien assuré…

— Non vraiment, reprit-elle, sentant combien elle devait paraître ridicule ; mais j’ai été si troublée ces jours-ci…

— Cela se comprend à merveille, dit le notaire d’un ton grave ; on ne se décide pas sans beaucoup d’émotion à un acte si solennel.

Cette réflexion fit sourire à son tour Valentine en lui rappelant combien peu sa décision l’avait embarrassée ; puis elle retomba dans sa rêverie et se livra à mille conjectures pour expliquer l’étrange situation où elle se trouvait.

Alors M. Tomasseau, s’apercevant qu’elle ne l’écoutait plus, se leva en disant :

— J’aurai l’honneur de revenir demain chercher l’acte indispensable ; cependant si madame le retrouvait plus tôt, je la prie de vouloir bien le remettre à M. de Lorville lui-même, qui doit passer ici dans la matinée.

Ces derniers mots réveillèrent Valentine.

— Il doit venir ici ce matin ? demanda-t-elle vivement. Vous en êtes bien sûr… il vous l’a dit ?

Puis elle s’arrêta en songeant combien cette question devait paraître singulière, et se rappelant l’étrange manière dont elle avait reçu M. Tomasseau, elle sentit qu’il fallait redoubler de politesse envers lui pour l’empêcher de prendre d’elle une trop mauvaise opinion.

Elle le reconduisit jusqu’à la porte, en lui adressant une foule de choses bienveillantes ; mais tous ses soins furent inutiles, et elle le vit s’éloigner en hochant la tête d’un air de mépris notarial qui voulait dire : « Cette femme-là n’entend rien aux affaires. »


XXIII.

Valentine n’eut pas le temps de se livrer à ses réflexions.

— Madame, venez vite ! accourut lui dire sa femme de chambre avec inquiétude ; madame votre belle-mère se trouve mal ; elle pleure, elle a des attaques de nerfs, elle se désole, il faut qu’elle ait appris un bien grand malheur.

Valentine se rendit aussitôt chez madame de Clairange, qu’elle trouva en effet au désespoir.

— C’est une indignité ! s’écriait-elle, c’est un monstre d’ingratitude ! moi qui l’aime tant, moi qui ai toujours eu pour elle la sollicitude d’une mère, moi qui l’ai préférée à mes propres enfants, moi qui aurais sacrifié ma fortune et ma vie pour lui épargner un chagrin ! me traiter comme une étrangère ! me laisser apprendre son bonheur par un indifférent que j’ai rencontré par hasard ; me prouver que je ne suis pour rien dans ce qui l’intéresse, et que je ne compte pas même dans sa vie ! Ah ! c’est affreux ! c’est impardonnable !

« Tout ce courroux est contre moi ! pensa Valentine. Eh ! mon Dieu, que dire pour me justifier ? »

Madame de Clairange, apercevant sa belle-fille, prit tout à coup un air de dignité convenable à son offense.

— Vous osez encore vous présenter devant moi ! dit-elle, vous ne rougissez pas de votre fausseté !… Quoi ! lorsque hier je vous parlais du prochain mariage de M. de Lorville, vous avez feint de l’ignorer, et vous n’avez pas su détromper mes regrets en me confiant que c’était vous-même qu’il avait choisie ? Sans ce notaire que j’ai rencontré tout à l’heure en allant savoir de vos nouvelles, je l’ignorerais encore… « Je n’ai pas vu M. de Lorville depuis des siècles, disiez-vous, je ne sais ce qu’il devient… » Et tous ces mensonges n’étaient inventés que pour faire dire au monde : « Cette belle-mère qui prétend l’aimer si passionnément ne s’est pas seulement inquiétée de son avenir !… elle n’est pour rien dans ce beau mariage ; elle ne l’a appris que la veille ! » — Ah ! Valentine, je ne vous croyais pas si ingrate, et je pensais, au moins, par mes soins et ma tendresse, avoir mérité plus d’égards…

Valentine aurait voulu pouvoir répondre à ces élégies en forme de reproche, et calmer le ressentiment de sa belle-mère, auquel elle n’était pas insensible ; mais chaque chose qu’elle essayait de dire pour se justifier était si peu probable, si ridicule, qu’elle aimait mieux passer pour coupable de mensonge que de révéler une vérité qu’elle-même ne pouvait comprendre.

Comment dire, en effet, qu’elle ignorait son mariage, que M. de Lorville ne lui avait jamais rien dit de ce projet, qu’il ne l’avait point priée d’y consentir, et qu’il avait fait dresser lui-même tous ces actes si graves et qui inspirent si peu la plaisanterie, sans l’en avoir prévenue, sans savoir enfin si elle ne s’y opposerait point ? Personne n’aurait voulu la croire, elle aurait passé pour une femme dont on se moquait et M. de Lorville pour un fou ; elle, qui connaissait le penchant d’Edgar pour les actions extraordinaires, avait confiance en lui, mais comment faire partager à une autre cette confiance, et tenter d’expliquer une aventure sans pareille ?

À chaque instant Valentine commençait une phrase pour sa défense, puis elle s’arrêtait aussitôt, dans l’impossibilité de l’achever, tant elle lui semblait ridicule. Tout à coup cette grande indignation de sa belle-mère, cette situation si incompréhensible, cette apparition de notaire, tous les événements de cette matinée lui semblèrent si comiques qu’elle se prit à rire malgré elle, et s’enfuit comme un enfant de chez sa belle-mère sans avoir pu trouver un mot pour la consoler.

Grâce aux gémissements de madame de Clairange et à la visite du notaire, tous les gens de la maison étaient déjà instruits du mariage de Valentine.

En rentrant dans son appartement, elle trouva sa table couverte de dentelles, de rubans, de bijoux, de fleurs, de châles et de tous les trésors d’une corbeille de mariée… Ayant regardé un des écrins, Valentine reconnut les armes de la duchesse de Lorville et comprit qu’Edgar lui faisait présent des diamants de sa mère.

« C’est bien lui, pensa-t-elle, et c’est bien pour moi !… Quel homme étrange ! »

À tout moment elle était interrompue dans ses réflexions par les exclamations de mademoiselle Adrienne, sa femme de chambre, qui ne pouvait se lasser d’admirer tant de belles choses.

— Que madame sera belle avec ces diamants ! s’écriait cette bonne fille, qui chérissait sa jeune maîtresse ; comme ils brillent ! Les beaux châles ! les jolis bracelets ! Ah ! mon Dieu, que tout cela est beau et bien choisi !…

Puis elle s’arrêta subitement dans son admiration en ouvrant un des cartons qui se trouvaient sur la table ; elle ne put retenir un sourire dont elle se repentit aussitôt, et ces mots lui échappèrent :

— À une veuve !

Madame de Champléry, curieuse de savoir la cause de ce sourire, donna un ordre à sa femme de chambre pour l’éloigner.

Dès qu’elle fut seule, elle prit le carton : il lui parut plus élégant que ne le sont ordinairement les cartons de fleuriste, même ceux des corbeilles de mariage. Elle l’ouvrit, et rougit comme une coupable devinée en voyant ce qu’il renfermait.

C’était un bouquet de mariée, et le chaperon de fleurs d’oranger que les jeunes filles ont seules le droit de porter le jour de leurs noces. Les fleurs étaient si belles, le carton doublé de satin blanc était si soigné, qu’on ne pouvait croire à une méprise, et d’ailleurs M. de Lorville avait trop de tact et d’esprit pour être soupçonné de mauvais goût dans une semblable occasion.

Valentine, tremblante, aperçut un billet parmi les fleurs ; il contenait ce peu de mots :

« N’ai-je pas deviné ? »


XXIV.

Valentine sentait alors si vivement son bonheur qu’elle ne songeait plus à l’expliquer. Malgré ce qu’il avait de merveilleux, sa joie excessive, les battements de son cœur, ce feu qui colorait son visage, cette émotion si naturelle, étaient pour elle des preuves irrécusables d’un bonheur réel dont elle ne pouvait douter.

Pour les cœurs qui sentent vivement, tout ce qui les émeut est probable ; de là vient qu’ils croient aux songes, et pleurent encore à leur réveil l’ami dont ils ont rêvé la mort.

Madame de Champléry, livrée aux pensées les plus enivrantes, fut rappelée à elle-même par la voix de sa femme de chambre, qui lui demandait si elle ne voulait pas s’habiller, en disant que tout était préparé pour sa toilette. Valentine se souvint alors que M. de Lorville devait venir, et se hâta de passer dans sa chambre pour être plus tôt prête à le recevoir.

Le matin, en s’éveillant, triste, souffrante, découragée, quand mademoiselle Adrienne était venue prendre ses ordres, elle lui avait dit d’apprêter une de ces robes sans conséquence, bien larges, bien vite attachées, et que l’on choisit de préférence les jours de pluie, de migraine ou de chagrin, enfin lorsque l’on veut être à son aise pour s’ennuyer ; mais un tel costume n’était plus à la hauteur des circonstances : mademoiselle Adrienne l’avait senti avec cet instinct des femmes de chambre qui n’est comparable qu’à celui du castor ou de l’éléphant ; elle avait deviné que cette douillette, apprêtée pour le désespoir, ne pouvait plus convenir dans l’attente d’une si grande joie, et déjà une robe élégante et d’une blancheur éblouissante, un canezou tout neuf apporté de chez mademoiselle de la Touche, une ceinture nouvelle et du meilleur goût, un de ces rubans séduisants que la femme la plus économe ne peut se refuser, furent, par mademoiselle Adrienne, étalés en silence, sans qu’aucun ordre de sa maîtresse les eût évoqués.

Valentine aperçut tout ce changement, et comme elle ne se souciait plus elle-même de mettre la petite douillette qu’elle avait commandée, elle n’eut pas la mauvaise foi de la réclamer ; elle sut bon gré à sa femme de chambre de lui sauver l’apparence d’un caprice, et d’ailleurs, il y avait dans son air joyeux quelque chose de touchant qui plaisait à Valentine en lui confirmant son bonheur.

L’avenir de ce brillant mariage rendait mademoiselle Adrienne, pour sa part, presque aussi heureuse que sa maîtresse. Elle se réjouissait dans le fond de son âme de lui voir acquérir assez de fortune pour n’être plus obligée de passer une partie de l’année dans cette ennuyeuse Auvergne où elle avait si souvent gémi de la suivre, et se figurait d’avance le beau rôle qu’elle allait jouer au château du duc de Lorville, fêtée, courtisée, adulée par le valet de chambre, le maître d’hôtel, le chasseur, enfin par tous les dignitaires de l’antichambre. Aussi dans son enivrement, jamais elle n’avait habillé sa maîtresse avec plus de recherche et de coquetterie. Valentine, charmée de ces soins qu’elle n’aurait peut-être pas osé prendre, se laissa parer docilement, car elle était si émue, sa main tremblait si fort, qu’elle ne pouvait attacher une épingle sans se piquer.

Ce petit supplice terminé, Valentine resta seule, seule avec sa pensée !

Oh ! qu’elle était douce cette pensée ! Edgar devait venir à quatre heures, elle l’attendait ! Une attente douteuse est déjà un si vif plaisir ! qu’est-ce donc quand on est sûre qu’il va venir, quand il l’a promis ?

Madame de Champléry passa dans son salon, le tableau de Smargiassi frappa ses regards, elle se rappela soudain l’adresse qui l’accompagnait et compara cette écriture avec celle du billet joint au bouquet de fleurs d’oranger ; elle vit que c’était la même et porta le billet à ses lèvres en s’écriant :

— Qu’il faut m’aimer, pour deviner ainsi tout ce que je pense !

Puis rangeant divers objets sur les étagères de son élégant et modeste salon, elle songea que M. de Lorville n’y était jamais venu, et elle se demanda comment il se pouvait qu’elle n’eût jamais reçu chez elle celui qu’elle allait épouser.

Alors toute l’invraisemblance de sa situation lui apparut ; le doute commença à la tourmenter, mais bientôt il fut dissipé : Edgar ne pouvait se jouer d’elle. Malgré l’originalité, la gaieté de son esprit, sa conduite et ses manières ne permettaient pas de le soupçonner d’une étourderie offensante.

À vingt-quatre ans, M. de Lorville jouissait déjà de la considération d’un homme mûr ; personne n’avait l’idée de le traiter légèrement. C’était une chose remarquable que cette expression de sévérité sur ce visage si jeune, si gracieux ; c’était un problème merveilleusement résolu, que d’être imposant à son âge, avec un frac à la mode, avec un gilet de chez Blain et une canne de chez Verdier. Néanmoins, les hommes les plus distingués lui pariaient avec déférence. Sous cette enveloppe d’élégant, ils devinaient un juge, un critique impartial, — et l’impartialité est si imposante !

L’heure s’avançait, et madame de Champléry sentait ses émotions se presser enfouie dans son cœur. Au moindre bruit elle frissonnait ; l’idée de le revoir, lui qu’elle aimait, lui qu’elle avait tant craint de perdre, lui qui décidait de son sort sans la consulter ; cette idée, pourtant si douce, la jetait dans un trouble impossible à dépeindre.

Toute autre femme, à la place de Valentine, se serait tirée de l’embarras de cette première entrevue en feignant le dépit d’un petit orgueil étonné, en demandant si l’on avait le droit de disposer ainsi de son avenir et de son cœur avant d’y avoir été autorisé par son consentement. Mais Valentine était de trop bonne foi pour se plaindre d’une présomption dont elle était si heureuse, et pour minauder sur une union qu’elle désirait. Enfin, Edgar ne pouvait être dupe de cette finesse : comment Valentine aurait-elle cru pouvoir abuser celui qui avait pénétré son secret d’une manière si inconcevable ?

Quatre heures sonnèrent !… Valentine agitée sentit sa pensée se troubler ; toutes ses idées se brouillèrent ; cherchant à se remettre, elle prit un livre et essaya de le parcourir pour retomber ainsi dans la réalité par l’imagination d’un autre.

Elle croyait avoir choisi un recueil de poésies ; mais, après avoir lu un quart d’heure, elle découvrit que l’ouvrage qu’elle tenait était une brochure sur l’hérédité de la pairie. Elle la jeta aussitôt sur la table, car elle venait d’entendre un tilbury s’arrêter brusquement à sa porte. L’oreille d’une femme qui attend reconnaît aussi vite le pas du cheval aimé que la voix qui lui est chère, et Valentine, qui avait tant de fois guetté l’arrivée de M. de Lorville chez sa belle-mère et chez madame de Fontvenel, ne put douter que ce ne fût lui. Son anxiété redoubla ; l’émotion de la joie a ses angoisses, ses étouffements comme celle de la douleur.

Elle entendit ouvrir la porte de l’antichambre et la voix d’Edgar qui demandait si madame de Lorville était visible ; il se reprit aussitôt :

— Madame de Champléry, veux-je dire.

Il voulait demander si madame de Champléry était chez elle, et dire son nom pour qu’on l’annonçât ; mais, dans sa préoccupation, il avait confondu la question et la réponse, et Valentine ne put s’empêcher de sourire de sa méprise.

Ce sourire la soulagea. Bientôt tout le sérieux de son bonheur lui revint. M. de Lorville fut annoncé, il entra et la porte se referma sur lui.

Oh ! qui pourra se figurer le charme répandu sur toute la personne de cet aimable jeune homme, paré de l’émotion la plus touchante, ennobli des sentiments les plus généreux ! Que d’éclat il y avait alors sur ce visage si gracieux, triste à force de bonheur, calme à force d’agitations, mais qu’un regard passionné enflammait ! Quelle douceur, quelle dignité dans son maintien, quel air de protection caressante, de tendre supériorité ! D’où lui venait tant d’assurance ? de l’assurance avec l’amour ! Elle lui venait d’une conduite pure et sans calcul, d’un dévouement dont il était fier… Une action noble nous donne tant d’aplomb, tant d’autorité et tant de grâce !

Valentine avait essayé de se lever pour recevoir M. de Lorville, mais elle était si tremblante qu’elle fut contrainte de rester assise sur son canapé. Edgar vint s’asseoir auprès d’elle, et resta quelques moments immobile à la contempler en silence. Magnétisée par ce regard, elle leva les yeux ; jamais elle n’avait paru plus belle qu’en cet instant. Son teint, éblouissant de fraîcheur, était encore animé par cette agitation fiévreuse, ses yeux inspirés étaient à la fois doux et brillants ; il y a toujours tant de charme dans le visage joyeux d’une femme qui a pleuré ! Edgar la contemplait avec adoration.

— Valentine, s’écria-t-il d’une voix émue, que je suis heureux ! vous m’aimez !

Au son de cette voix si chère, que depuis longtemps elle n’avait pas entendue, et qui disait son nom pour la première fois, l’émotion de Valentine fut si subite qu’elle ne put retenir ses larmes ; pour les cacher, elle pencha son front sur le bras d’Edgar, qui la serra tendrement sur son cœur.

Ah ! comme il battait vivement ce jeune cœur où la joie était sans mélange : extase, sympathie, enchantements, délices inconnus des rêves ! Un pareil moment vaut toute une vie !

Alors ils parlèrent de leur amour, comme tous ceux qui aiment, comme tous ceux qui ont aimé ; ils parlèrent avec confiance comme d’anciens amis, comme de nouveaux amants, ce qui se ressemble ; et Valentine s’étonna de se sentir si parfaitement à son aise auprès de M. de Lorville qui lui faisait si grand’peur ; car peu à peu elle s’était rassurée, peut-être en voyant que l’attendrissement d’Edgar était encore plus vif que le sien ; et puis, les âmes les plus craintives l’ont éprouvé, une émotion profonde triomphe aussi promptement de l’embarras qu’un grand péril de la timidité.

— Quel plaisir, disait Edgar, de passer notre vie ensemble ! Quelle douce harmonie existera entre nous, qui nous entendons si bien, qui avons les mêmes idées, les mêmes sentiments, les mêmes goûts ! je sais tout cela, moi ! Me pardonnez-vous d’avoir eu tant de présomption, d’avoir osé deviner mon bonheur ?

Ces mots rappelèrent à Valentine tout le merveilleux de la conduite d’Edgar, et réveillèrent sa curiosité.

— Il faut bien que je vous pardonne, dit-elle ; mais expliquez-moi ce mystère, je vous en conjure.

Edgar sourit et voulut lui répondre ; mais comment trouver des mots pour raconter froidement le passé, quand elle était là si belle, si près de lui ! enfin quel homme serait jamais assez imprudent pour distraire de sa tendresse la femme qu’il aime par des récits merveilleux ?

Cependant les yeux de Valentine le questionnaient.

— Que vous importe ? dit-il. Avouez que je ne me suis pas trompé, que vous m’aimez ; que je l’entende de votre bouche ! et un jour…

— Oh ! dites-moi, interrompit Valentine, par quel prodige vous devinez ainsi toutes mes pensées, même celle que je voulais me cacher ; ce mystère a quelque chose d’effrayant qui m’inquiète ; je vous en supplie, parlez ; dites la vérité, de grâce, ou j’en perdrai l’esprit !

— Je ne le puis, j’ai promis le secret ; mais n’avez-vous pas confiance en moi ?

— Non, reprit Valentine avec vivacité, depuis quelque temps votre merveilleuse pénétration me tourmente ; il y a de la magie dans cette pénétration, à laquelle personne n’échappe… Ne riez pas de mon inquiétude, ajouta-t-elle d’un ton suppliant. Je conviens avec joie de tout ce que vous avez lu dans mon cœur ; je vous aime, je suis heureuse, je l’avoue, je le répète avec délices ; mais, à votre tour, ayez pitié de ma raison, révélez-moi ce mystère !

Edgar était, pour ainsi dire, jaloux de son talisman et de l’effet qu’il produirait sur l’imagination exaltée de Valentine ; il voulut distraire sa curiosité en parlant de ce prodige comme d’une chose indifférente.

— Ce mystère, dit-il, est beaucoup moins extraordinaire que vous ne l’imaginez. Bientôt je vous l’expliquerai, et vous verrez qu’il ne méritait pas de vous occuper si longtemps.

M. de Lorville prononça ces mots de ce ton doux et décidé qui ne laisse aucune espérance, et Valentine, qui était dans une de ces dispositions où l’esprit épuisé par le cœur, incapable d’analyser et de contrarier, adopte aveuglément toutes les croyances, se contenta de cette réponse, qui ne lui aurait pas suffi dans toute autre circonstance.

De désespoir, elle questionna alors M. de Lorville sur son prétendu mariage avec mademoiselle de Sirieux.

— Il en a été question ; répondit-il ; mais mon père ignorait… notre amour ; il a été ravi de l’apprendre, et nous attend avec impatience à Lorville. Vous savez que nous partons samedi, après la messe.

— Je ne sais rien de cela, reprit Valentine en rougissant ; quoi ! c’est samedi ?

— Oui, samedi ; nous arriverons à Lorville le jour même. Oh ! que mon père sera heureux de vous revoir ! Il se fait une fête de vous nommer sa fille.

— Ma pauvre mère ! s’écria alors Valentine, qu’elle serait heureuse aujourd’hui… Edgar, comme elle vous aimerait !

Et Valentine se mit encore à pleurer, et Edgar l’embrassa de nouveau pour ses larmes.

— Chère Valentine, dit-il, ne troublez pas mon bonheur par des regrets si amers.

— J’ai perdu si jeune, répondit-elle, ceux qui m’aimaient !

— Hélas ! oui, mais songez que moi aussi je vous aime, et que je suis jaloux de tous vos souvenirs.

— Il en est un pourtant que je dois rappeler au jour de mon bonheur, dit Valentine en rougissant ; il est un nom que je ne prononce jamais qu’avec respect et que j’ai promis de vous faire chérir…

— Je devine, interrompit Edgar en voyant le trouble de Valentine : celui de M. de Champléry. Ah ! croyez que personne plus que moi ne bénit et ne révère sa mémoire.

— Mon vieil ami, s’écria Valentine, vous aviez raison de compter sur ma reconnaissance ; je sais aujourd’hui combien vous m’aimiez !

Et elle se remit à pleurer pour la troisième fois.

La pauvre Valentine n’avait peut-être pas versé tant de larmes pendant toute sa vie que dans ce seul jour de bonheur !


XXV.

M. de Lorville était parvenu à calmer le désespoir et l’indignation de madame de Clairange en lui persuadant qu’elle seule avait, par ses insinuations ingénieuses, décidé Valentine à se remarier, et que c’était à son adresse maternelle qu’ils devaient tous deux leur bonheur !

— Le monde sait cela, avait-il dit pour l’entraîner, et chacun a rendu justice à votre zèle et surtout à votre habileté dans toute cette affaire. Quant à moi, avait-il ajouté avec ce ton doux et faux qui séduit toutes les femmes médiocres, et qu’il savait être tout-puissant sur elle, vous ne doutez pas de ma reconnaissance !

Cette ruse d’Edgar avait réconcilié Valentine avec sa belle-mère, qui, ne laissant jamais échapper une occasion de briller d’une manière sentimentale, voyait dans la cérémonie de ce mariage un avenir d’émotions convenables à figurer, d’attitudes nobles et qui embellissent à imiter, de sentiments touchants à parodier, enfin un beau rôle de mère qui devait faire valoir, devant un public digne d’elle, les éminentes qualités de son cœur.

Les instances d’Edgar et de Valentine n’avaient pu empêcher madame de Clairange d’évoquer à la hâte ses parents, amis et indifférents, pour le jour de la signature du contrat ; solennité inconvenante que les veuves savent ordinairement éviter. C’était le surlendemain, et certes il fallait une grande diligence pour ameuter tant de monde en si peu de temps.

Il n’y a que la vanité qui sache être si active. Valentine avait beau rappeler à sa belle-mère que M. Laréal n’était point guéri, qu’il était même plus mal que le soir où elle avait tout sacrifié pour lui, madame de Clairange ne l’écoutait point. Que lui importaient alors M. Laréal et sa jambe cassée ? Ce malheur lui était inutile, aujourd’hui qu’elle pouvait paraître sensible at home, et faire de l’effet sans se déranger.

M. Laréal, sa maladie et les soins charitables furent donc mis de côté ce soir-là ; madame de Champléry fut condamnée au supplice de voir son bonheur observé, pesé, commenté, dérangé par cent personnes que son mariage n’intéressait pas, ou qui peut-être en étaient contrariées.

Edgar cherchait à la consoler de cet ennui par les mots les plus aimables ; étant seul avec elle dans le salon en attendant que sa belle-mère fût prête et que les invités fussent arrivés, il lui adressait les flatteries les plus gracieuses sur sa beauté et sur sa parure ; mais Valentine ne se montrait pas résignée.

— Comme je vais m’ennuyer pendant cette soirée ! disait-elle. Que répondre à tous ces compliments qu’on se croira obligé de m’adresser ? quelle contenance avoir pour ne pas paraître trop embarrassée ou ridicule ? Quand j’aurai regardé deux ou trois fois mon éventail en faisant une révérence, je ne saurai plus quelle attitude prendre, ce moyen de contenance déjà un peu usé ne pourra plus servir. Si j’avais au moins un lorgnon comme celui-ci, ajouta-t-elle en désignant celui d’Edgar, je m’amuserais à regarder çà et là, et j’aurais plus d’assurance… L’habitude de lorgner, continua-t-elle en souriant, donne un air malveillant qui ôte l’air gauche, et c’est pour cela, je crois, qu’avec des yeux excellents vous portez toujours ce lorgnon.

— Voulez-vous que je vous le prête ce soir ? dit Edgar ; je pensais justement à vous l’offrir.

— Non, merci, reprit-elle ; j’y vois plus clair avec mes yeux.

— Vous croyez ? dit Edgar en dissimulant mal un sourire ; je vous affirme que si vous aviez ce lorgnon pour observer tout ce monde, vous ne vous ennuieriez pas un instant.

— Comment ! reprit Valentine étonnée, il est donc bien extraordinaire ?

Puis tout à coup, saisie d’une idée :

— En effet, je me rappelle… M. de Fontvenel et M. Narvaux m’ont souvent fait remarquer ce lorgnon comme une singularité dont ils voulaient pénétrer le mystère, et qui…

— Vraiment ? interrompit Edgar inquiet.

— Oui, reprit Valentine, nous avions même formé le projet d’en exiger le sacrifice, et de vous en donner un autre plus joli ; je ne me souviens plus trop des détails de ce grand complot, je sais seulement que j’en étais.

— Si cela est ainsi, dit Edgar un peu troublé, il faut, pour déjouer leur complot, que vous soyez du mien, et que vous me promettiez toute la discrétion que réclame un secret important.

— Oh ! je vous jure d’être discrète, s’écria Valentine en voyant que M. de Lorville parlait sérieusement.

— Je puis me fier à vous ? reprit-il en hésitant encore.

— Je pourrais m’offenser de cette question, mais j’aime mieux répondre tout simplement, oui.

— Eh bien ! dit Edgar, aujourd’hui que nos intérêts sont les mêmes, il est temps de vous révéler un secret qui vous expliquera toute ma conduite.

— Parlez, reprit avec impatience Valentine, qui, entendant déjà plusieurs voitures entrer dans la cour de l’hôtel, prévoyait qu’Edgar n’aurait pas le temps d’achever sa confidence ; on vient… dites-moi…

— Il est déjà trop tard pour vous expliquer cette merveille, tâchez qu’on ne la remarque pas, et surtout cachez bien votre étonnement lorsque…

Edgar n’en put dire davantage ; on annonça madame de Fontvenel, son fils et sa fille ; et Valentine se hâta de cacher le lorgnon dans sa ceinture, se réservant d’en faire l’épreuve dès qu’elle le pourrait sans être remarquée.

Madame de Clairange sachant que plusieurs personnes étaient déjà réunies dans son salon, s’y rendit aussitôt ; elle était pâle, n’ayant point mis de rouge, contre son ordinaire, non pas par oubli, car elle avait pensé à n’en pas mettre. L’air triste d’une femme sensiblement émue lui paraissait indispensable ce jour-là.

Valentine aurait bien voulu essayer en la regardant le lorgnon qui la préoccupait si vivement ; mais il n’y avait pas encore assez de monde dans le salon pour qu’un seul de ses mouvements passât inaperçu. D’ailleurs, chacun lui parlait, s’occupait d’elle, et lorsqu’on est soi-même l’objet de l’observation de tous, on est mal placé pour observer.

Les membres des deux familles admis à entendre la lecture du contrat arrivèrent. Madame de Montbert, qui venait pour la première fois chez madame de Clairange, fut reçue par elle avec une politesse empressée, difficile à concilier avec l’air de langueur affectueuse qu’elle avait combiné pour toute la soirée.

— Je vous ai fait bien de la peine l’autre jour, ma chère Valentine, dit madame de Montbert à sa future nièce, mais je l’ai fait exprès, et c’est mon excuse ; d’ailleurs Edgar a été si heureux du chagrin que je vous ai causé, que vous me le pardonnerez, n’est-ce pas ?

Comme Valentine s’apprêtait à répondre, madame de Clairange vint leur parler, et dès lors le supplice de madame de Champléry commença : la quantité de choses inconvenantes que sa belle-mère pouvait dire en moins de dix minutes, pour l’embarrasser, était un véritable problème ; rien ne s’expliquait moins que ce manque absolu de tact, de bon goût dans une personne que nul sentiment vif n’entraînait, et qui avait l’habitude de choisir toujours ce qu’il y a de mieux à dire ou à faire ; on ne concevait point comment, étant parvenue à simuler les vertus les plus difficiles à pratiquer, elle n’avait pu atteindre à cette qualité ; c’est que le bon goût est pour ainsi dire la pudeur de l’esprit : voilà pourquoi il ne peut s’imiter ni s’acquérir.

— Seriez-vous souffrante ? demanda madame de Fontvenel à madame de Clairange, qui paraissait attendre cette question.

— Un jour comme celui-ci est toujours si pénible pour nous ! répondit-elle en feignant de réprimer une émotion qu’elle n’éprouvait pas. Je ne puis me faire à l’idée de me séparer de Valentine. La première fois que je l’ai mariée, j’ai bien souffert ; mais j’éprouve encore plus de tristesse aujourd’hui. Depuis la mort de son mari, elle m’avait été rendue, et j’espérais la garder près de moi plus longtemps.

Sentant combien le souvenir de son premier mariage était ridicule à rappeler en ce moment, Valentine faisait tous ses efforts pour interrompre une élégie si maladroitement commencée ; mais il n’était pas facile d’arrêter madame de Clairange lorsqu’elle était lancée dans un sentiment qu’elle croyait convenable ; et le parallèle entre les deux mariages une fois établi, il fallut le subir jusqu’au bout.

Par sa situation singulière, Valentine éprouvait alors tous les genres d’embarras, le trouble d’une jeune fille qu’on marie et l’embarras d’une veuve qui se remarie. Heureusement, M. de Lorville, dont la présence ajoutait encore à ce tourment, en eut pitié, et mit fin à cette conversation en demandant à madame de Clairange si le notaire était arrivé.

— Il est là, dit-elle en montrant la porte de son second salon ; il nous attend.

Alors on passa dans le salon voisin, et chacun prit place solennellement pour écouter la lecture du contrat.

Au moment où le notaire commençait à lire, l’arrivée pompeuse d’une parente vint l’interrompre.

C’était une nouvelle mariée, éclatante d’or et de pierreries ; M. de Lorville, que l’apparition de cette femme devait émouvoir dans une telle circonstance, ne la reconnut point. Il ne pouvait deviner sous cette nuée de plumes blanches, à travers ces blondes étagées, sous ces lourdes parures, cette jeune et belle personne dont la mise si simple avait naguère séduit ses yeux ; enfin il ne pouvait reconnaître sous ce costume de grand’mère la sylphide mademoiselle d’Armilly. Pourtant c’était bien elle ; mais elle était tombée dans le tort commun aux nouvelles mariées, qui, dans leur empressement de porter les parures interdites aux jeunes personnes, s’affublent comme de vieilles femmes.

Ayant épousé un cousin de madame de Champléry, mademoiselle d’Armilly n’avait été invitée que pour signer le contrat de mariage ; et il était évident qu’elle avait hâté son arrivée pour en entendre la lecture.

Cette curiosité de parents soupçonneux ne surprit point M. de Lorville ; nul sentiment intéressé, nul étroit calcul ne pouvait l’étonner de la part de cette jeune nymphe si langoureuse dont il connaissait les sordides faiblesses. Malgré sa dissimulation, la première rivale de Valentine ne pouvait cacher son dépit ; il perçait à travers ses compliments et ses éloges offensants, qui semblaient menacer le bonheur pour lequel elle exprimait tant de vœux.

Valentine n’avait jamais aimé mademoiselle d’Armilly, peut-être bien parce que madame de Clairange la citait toujours comme le modèle des jeunes personnes, en exagérant sa douceur et sa modestie ; aussi, par un instinct conservateur de ses illusions, Valentine, qui ne voulait point tenter l’épreuve du lorgnon magique sur sa chère Stéphanie, en fit-elle l’essai sans crainte sur sa nouvelle cousine, dont la parure brillante et à effet motivait assez une attention particulière.

Le notaire continua la lecture, et chacun écoutant avec recueillement les différentes clauses du contrat, Valentine jugea que le moment était favorable. Mademoiselle d’Armilly prêtait une si grande attention à cette lecture, qu’on pouvait la lorgner longtemps avant qu’elle s’en aperçût.

Tout à coup Valentine lui vit faire un mouvement d’ébahissement à un certain article du contrat qu’elle-même n’avait point écouté. Elle saisit le lorgnon et se mit à la regarder. D’abord, Valentine resta un moment stupéfaite et comme épouvantée de cette merveille. Quoique M. de Lorville l’eût prévenue et qu’elle lui eût promis de ne donner aucun signe d’étonnement, il lui fut impossible de cacher sa surprise, elle porta subitement la main à ses yeux, comme une personne qui croit rêver ; et chacun la voyant ainsi émue imagina qu’elle essuyait des larmes d’attendrissement et de reconnaissance, touchée des sacrifices que M. de Lorville faisait en sa faveur et que cet acte lui apprenait ; mais Valentine ne savait rien de tout cela, et le talisman que venait de lui confier Edgar l’occupait bien plus que la fortune qu’il lui assurait. Elle n’apprit même cette clause du contrat que par la pensée de sa cousine, qui se disait : « Il lui reconnaît cinq cent mille francs ! il est bien généreux ! si j’avais su cela… » Puis attachant sur son mari un regard plein de tendresse qui semblait dire : Je vous aime, elle pensait : « Je n’aurais pas été réduite à épouser cet homme si laid, pour si peu ! »

Il y avait un contraste si comique entre ce regard tendre et cette réflexion pleine de dégoût, que, malgré la solennité d’un tel moment, Valentine se prit à rire… Un coup d’œil de M. de Lorville la ramena au sérieux convenable ; alors elle essaya de se rappeler toute la conduite d’Edgar et de se l’expliquer par ce talisman dont elle était confidente.

À la place de Valentine, une autre femme aurait frémi de cette découverte, et aurait bien vite cherché dans sa mémoire, si, depuis qu’elle connaissait M. de Lorville, elle n’avait eu aucune pensée qu’elle eût désiré lui cacher ; mais madame de Champléry savait trop combien elle gagnait à être devinée pour avoir rien à craindre du passé.

« C’est pour cela qu’il m’a aimée, pensait-elle ; ce lorgnon semble avoir été inventé pour faire valoir mon caractère, pour moi seule enfin, qui ai des défauts si visibles et qui ne dissimule jamais que mes bons sentiments. »

Puis elle se perdit en conjectures sur l’histoire de cette merveille, et ce ne fut qu’après un certain temps qu’elle se sentit assez remise de son trouble pour essayer une seconde épreuve.

Madame de Clairange, placée en face d’elle, avait les yeux baissés, la tête languissamment penchée, le bras appuyé mollement sur le coussin d’un canapé, et elle paraissait décidée à rester quelque temps dans cette attitude commandée par la mélancolie. Valentine profita de ce moment pour braquer le lorgnon sur sa pensée.

« Oui, c’est bien comme cela, se disait madame de Clairange, que serait aujourd’hui la mère de Valentine ! » — Ainsi mademoiselle Mars pourrait se dire en étudiant un rôle nouveau : « C’est bien comme cela que mademoiselle Contat l’aurait joué. »

Malgré le triste souvenir que cette pensée réveillait dans l’âme de Valentine, elle en sourit dédaigneusement, et pour se distraire, elle fixa ses yeux sur madame de Montbert, dont l’air mécontent la préoccupait.

« Je ne sais vraiment, pensait-elle, ce qu’a Valentine ce soir ; elle ne fait que rire de la manière la plus inconvenante. »

Cette leçon rendit madame de Champléry à elle-même ; elle renonça au plaisir d’étudier ainsi ses amis, et elle redevint aussitôt grave et triste, comme il convenait de l’être en paraissant écouter cette lecture solennelle.

Cependant cette lecture se termina ; chacun vint à son tour signer le contrat de mariage, et les conversations s’engagèrent. Cette soirée tant redoutée, Valentine la trouvait fort amusante ; dès qu’on la laissait seule un instant, elle se mettait à lorgner : on comprend l’intérêt et le plaisir qu’elle y trouvait.

Les principaux membres de la famille ayant signé, vint le tour de M. de Fontvenel. Valentine remarqua que la plume tremblait dans sa main ; elle l’observa avec curiosité, et cette pensée l’émut profondément : « Du courage, se disait-il, elle ne m’a jamais aimé, et ne sait pas combien je la regrette… Je ne dois pas être triste, mon ami sera si heureux ! »

Touchée de ce noble sentiment, elle s’approcha de lui et lui tendant la main : — Vous serez toujours notre meilleur ami, dit-elle de ce ton affectueux qui guérit toutes les blessures.

M. de Fontvenel lui baisa la main avec reconnaissance, touché de voir qu’elle l’avait compris. Il est si doux d’être assisté dans une grande émotion par celle qui la cause !

Après M. de Fontvenel, un jeune homme que M. de Lorville venait de présenter à Valentine s’approcha de la table pour signer : c’était ce même publiciste qu’Edgar avait rencontré dans la maison de la rue du Bac, et avec lequel il s’était lié depuis intimement. Madame de Champléry, frappée de la physionomie spirituelle du jeune écrivain, le lorgna pendant qu’il signait.

« Pauvre Angéline, notre mariage est bien incertain ! » pensait-il.

Puis, cédant la plume à un autre, il s’éloigna en se disant :

« Que toutes ces femmes sont gracieuses ! la duchesse de… est ravissante ; Angéline est jolie, mais elle n’a pas cette tournure, cette aisance de manières des femmes du grand monde… Sa lettre de ce matin m’a fait bien de la peine, elle pleure nuit et jour !… pauvre enfant !… mais n’importe, je ne dois plus lui écrire, son père s’opposant à cette union… ce serait manquer à l’honneur… et d’ailleurs, c’est une folie à mon âge que de vouloir me marier… Dans quatre ans, si mon grand ouvrage a du succès, je serai au conseil d’État, et je pourrai choisir. »

« Voilà un jeune homme qui ne manque pas d’ambition ! pensa Valentine. Ah ! s’il possédait ce talisman !… »

Pendant ce temps, Edgar se plaisait à contempler l’étonnement de madame de Champléry à chaque nouvelle observation que le lorgnon lui fournissait, et souriait de toutes les ruses qu’elle employait pour regarder sans être vue. Toutefois, il éprouvait un sentiment confus de dépit : il en voulait à Valentine de l’oubli qu’elle semblait faire de lui, et il se demandait pourquoi elle ne cherchait pas à deviner sa pensée.

— Parce que je la sais ! dit-elle en passant rapidement devant lui ; et M. de Lorville fut saisi à son tour d’entendre ainsi répondre à une idée qu’il n’avait pas exprimée.

— Mille compliments ! mille compliments, cher Edgar ! s’écria alors une voix bien connue de Valentine ; recevez tous mes vœux sincères, ah ! bien sincères, on n’en doute pas. Ce n’est pas Frédéric Narvaux qui a jamais trompé personne (ses amis, du moins) ; car pour les femmes, je n’en répondrais pas, je ne me fais pas meilleur que je ne suis.

— Des vœux aussi sincères sont sûrs d’être bien accueillis, répondit M. de Lorville d’un ton railleur. Crois que j’en suis pénétré ; va, mon cher, je te dois plus que tu ne penses…

— Vous l’entendez, dit M. Narvaux à une personne avec laquelle il venait d’arriver. Puis il se mit à causer avec elle d’un air de confidence qui excita la curiosité de Valentine ; elle prêta l’oreille et entendit M. Narvaux dire à voix basse :

— Sans moi, ce mariage était manqué ; Edgar était parti subitement, il ne voulait plus en entendre parler ; j’ai couru après lui, je lui ai fait sentir que les choses étaient trop avancées, qu’il ne pouvait rompre, j’ai parlé du désespoir de la pauvre madame de Champléry ; enfin j’ai tant fait, qu’il l’épouse aujourd’hui.

Valentine, ignorant à quel point M. Narvaux était habile dans l’art de mentir, crut qu’en effet on l’avait calomniée près d’Edgar ; et que sans le talisman qui lui avait permis de lire dans son cœur, il aurait peut-être cessé de l’aimer ; alors elle sut bon gré à M. Narvaux d’avoir cherché à la justifier, et se mit à le lorgner, ne doutant pas que des pensées dont l’enveloppe était si grossière ne gagnassent à être pénétrées. Son regard tomba sur lui au moment où, se vantant d’être la cause de son mariage, il pensait cela :

« Maudit mariage ! j’ai fait tout ce que j’ai pu pour l’empêcher, mais… »

Cette fois, Valentine fut si surprise, si épouvantée d’un tel excès de fausseté, qu’elle chercha des yeux Edgar, pour trouver dans le cœur où elle était aimée un refuge contre tant de malice ; puis, comme fascinée par le mal et la curiosité qu’il inspire, elle lorgna une seconde fois M. Narvaux :

« Que vois-je ? pensait-il, le lorgnon d’Edgar entre les mains de sa prétendue ! Il y a là quelque mystère… Si je pouvais lui dérober un moment ce lorgnon… oui, je veux savoir à quoi m’en tenir. »

Valentine tressaillit ; elle comprit alors tout le danger d’un pareil talisman dans les mains d’un homme méchant, et elle apprécia plus que jamais la noblesse du caractère de M. de Lorville, en se rappelant sa conduite depuis qu’il en était possesseur. Ah ! combien cette idée le lui rendait cher ! Dominée par les doux sentiments que cette réflexion faisait naître, Valentine répondit à peine aux compliments, aux adieux des parents et des amis qui se retiraient.

Quand tout le monde fut parti, Edgar lui demanda la cause de sa profonde rêverie.

— Je pensais à ce talisman, répondit-elle, au noble usage que vous en avez fait.

— Je n’ai donc pas eu tort de vous faire cette confidence ? dit Edgar.

— Au contraire ! comment ne pas vous aimer davantage, en songeant que cette pénétration surnaturelle ne vous a servi qu’à deviner ma tendresse et le malheur de votre ami ; que ce pouvoir si redoutable, vous ne l’avez employé qu’à deux actions généreuses !

— Puisque ce talisman me fait aimer, gardez-le, je n’en ai plus besoin ; la pensée des indifférents commence à m’ennuyer ; la vôtre, vous me la direz.

— Je l’accepte, dit Valentine avec tendresse, mais je vous le rendrai si jamais vous doutez de moi.

M. et madame de Lorville sont encore possesseurs de ce lorgnon ; ils le cachent avec soin aux méchants et aux ambitieux… Prudence inutile, ce talisman serait sans puissance dans leurs mains ; car il faut avoir l’esprit libre et le cœur pur pour juger le monde tel qu’il est ; il faut n’avoir rien à désirer pour regarder sans illusion, rien à cacher pour observer sans malveillance.