Le Lys rouge/VI

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 104-110).


VI


Il pleuvait. Madame Martin-Bellème voyait confusément, à travers les glaces ruisselantes de son coupé, la multitude des parapluies cheminer comme des tortues noires sous les eaux du ciel. Elle songeait. Ses pensées étaient grises et indistinctes comme les aspects des rues et des places que la pluie effaçait.

Elle ne savait plus pourquoi l’idée lui était venue d’aller passer un mois chez miss Bell. Et vraiment elle ne l’avait jamais bien su. C’était comme une source d’abord cachée par quelques brins de plantain, qui, maintenant, formait le courant d’une eau profonde et rapide. Elle se rappelait bien que le mardi soir, à dîner, elle avait dit tout à coup qu’elle voulait partir, mais elle ne remontait pas au premier filet de ce désir. Ce n’était pas l’envie d’agir avec Robert Le Ménil comme il agissait avec elle. Sans doute, elle trouvait excellent d’aller se promener aux Cascine tandis qu’il allait chasser le renard. Cela lui paraissait d’une agréable symétrie. Robert, qui était toujours très content de la retrouver, ne la retrouverait pas à son retour. Elle jugeait bon de lui donner cette juste contrariété. Mais elle n’y avait pas songé tout d’abord. Et depuis elle n’y songeait guère, et vraiment elle ne partait pas pour le plaisir de lui faire de la peine et dans l’espièglerie d’une petite vengeance. Elle gardait contre lui une pensée moins piquante, plus sourde et plus dure. Surtout elle ne voulait pas le revoir de sitôt. Sans que leur liaison fût en rien rompue, il était devenu pour elle un étranger. Il lui apparaissait un homme comme les autres, mieux que la plupart des autres, très bien d’aspect, de manières, d’un caractère estimable, et qui ne lui déplaisait pas, mais ne l’occupait pas beaucoup. Tout à coup il était sorti de sa vie. Elle ne se rappelait pas volontiers combien il y avait été mêlé. L’idée d’être à lui la choquait, lui paraissait une inconvenance. La prévision qu’ils se retrouveraient ensemble dans le petit appartement de la rue Spontini lui était assez pénible pour qu’elle l’écartât tout de suite. Elle aimait mieux croire qu’un événement imprévu, nécessaire, empêcherait leur réunion : la fin du monde, par exemple. M. Lagrange, de l’Académie des sciences, lui avait parlé la veille, chez madame de Morlaine, d’une comète qui, venue de l’abîme céleste, rencontrerait peut-être un jour la terre, l’envelopperait de sa chevelure flamboyante, la brûlerait de son haleine, donnerait à respirer aux animaux et aux plantes des poisons inconnus et ferait mourir tous les hommes dans un rire frénétique ou dans une morne stupeur. C’est cela ou quelque autre chose de ce genre qu’il lui fallait pour le mois prochain. Il n’était donc pas inexplicable qu’elle eût voulu partir. Mais qu’à son désir de s’envoler se mêlât une joie vague, qu’elle fût par avance sous le charme de ce qu’elle allait trouver, elle n’y savait point de raison.

La voiture la mit au coin de la petite rue de La Chaise.

C’est là, sous le toit d’une haute maison, au long du balcon, derrière cinq fenêtres chauffées le matin par le soleil, que, dans un étroit logement très propre, demeurait Madame Marmet, depuis la mort de son mari.

La comtesse Martin était venue la voir à son jour. Elle trouva dans le salon modeste et reluisant M. Lagrange, sommeillant dans un fauteuil vis-à-vis de la bonne dame, douce et tranquille sous sa couronne de cheveux blancs.

Ce vieux savant mondain lui était resté fidèle. C’est lui qui, le lendemain des obsèques de Marmet, avait apporté à la malheureuse veuve le discours empoisonné de Schmoll, et qui, pensant la consoler, l’avait vue suffoquée de colère et de douleur. Elle s’était évanouie dans ses bras. Madame Marmet trouvait qu’il manquait de jugement. C’était son meilleur ami. Ils dînaient souvent ensemble aux tables riches.

Madame Martin, fine et ferme dans sa veste de zibeline entr’ouverte sur un flot de dentelles, réveilla de l’éclat charmant de ses yeux gris le bonhomme qui était sensible à la grâce des femmes. Il lui avait dit, la veille, chez madame de Morlaine, comment viendrait la fin du monde. Il lui demanda si elle n’avait pas eu peur en revoyant la nuit ces tableaux de la terre dévorée par les flammes, ou morte de froid, blanche comme la lune. Tandis qu’il lui parlait avec une galanterie affectée, elle regardait la bibliothèque d’acajou, qui occupait tout le panneau du salon opposé aux fenêtres. Il n’y restait guère de livres, mais sur la tablette inférieure s’allongeait un squelette avec ses armes. On s’étonnait de voir logé chez cette bonne dame ce guerrier étrusque gardant attaché à son crâne un casque de bronze vert, et portant sur sa poitrine disloquée les lames rongées de sa cuirasse. Il dormait, épars et farouche, parmi des boîtes de bonbons, des vases de porcelaine dorée, des saintes vierges en stuc et de menues boiseries découpées, souvenirs de Lucerne et du Righi. Madame Marmet, dans la gêne de son veuvage, avait vendu les livres de travail laissés par son mari ; de tous les objets anciens recueillis par l’archéologue, elle n’avait conservé que cet Étrusque. Ce n’est pas qu’on n’eût essayé de l’en débarrasser. Les vieux confrères de Marmet lui en avaient trouvé le placement. Paul Vence avait obtenu de l’administration des musées qu’on l’achetât pour le Louvre. Mais la bonne veuve n’avait pas voulu s’en séparer. Il lui semblait qu’avec ce guerrier au casque de bronze vert, ceint d’un léger feuillage d’or, elle eût perdu le nom qu’elle portait dignement et cessé d’être la veuve de Louis Marmet, de l’Académie des inscriptions.

— Rassurez-vous, madame ; une comète ne viendra pas de si tôt heurter la terre. De telles rencontres sont extrêmement peu probables.

Madame Martin répondit qu’elle ne voyait aucun inconvénient sérieux à ce que la terre et l’humanité fussent anéanties tout de suite.

Le vieux Lagrange se récria avec une sincérité profonde. Il lui importait grandement que le cataclysme fût retardé.

Elle le regarda. Son crâne aride nourrissait à peine quelques cheveux teints en noir. Ses paupières traînaient comme des loques sur ses yeux encore souriants ; de longues peaux pendaient sur sa face jaune, et l’on devinait sous les habits un corps desséché.

Elle songea : « Il aime la vie ! »

Madame Marmet non plus ne voulait pas que la fin du monde fût si proche.

— Monsieur Lagrange, dit madame Martin, vous habitez, n’est-ce pas, une jolie petite maison dont les fenêtres, tapissées de glycine, regardent le Jardin des plantes ? Il me semble que c’est une joie de vivre dans ce jardin qui me fait penser aux arches de Noé de mon enfance et au paradis terrestre des vieilles bibles.

Mais il n’était pas charmé. La maison était petite, mal aménagée, infestée de rats.

Elle reconnut qu’on n’était bien nulle part, et qu’il y avait partout des rats, ou réels ou symboliques, des légions de petits êtres qui nous tourmentaient. Pourtant, elle aimait le Jardin des plantes ; elle voulait toujours y aller et n’y allait jamais. Il y avait aussi le Muséum, où elle n’était pas entrée, et qu’elle était curieuse de visiter.

Souriant, heureux, il s’offrit à lui en faire les honneurs. C’était sa maison. Il lui montrerait les bolides. On en conservait là de superbes.

Elle ne savait pas du tout ce que c’était qu’un bolide. Mais elle se rappela qu’on lui avait dit qu’on voyait au Muséum des os de renne travaillés par les premiers hommes, des plaques d’ivoire sur lesquelles étaient gravés des animaux dont la race est depuis longtemps perdue. Elle demanda si c’était vrai. Lagrange ne souriait plus. Il répondit avec une indifférence maussade que ces objets concernaient un de ses confrères.

— Ah ! dit madame Martin, ce n’est pas votre vitrine.

Elle s’apercevait que les savants ne sont pas curieux et qu’il est indiscret de les interroger sur ce qui n’est pas dans leur vitrine. Il est vrai que Lagrange avait fait sa fortune scientifique des pierres tombées du ciel. Cela l’avait amené à considérer les comètes. Mais il était sage. Depuis vingt ans il ne s’occupait plus guère que de dîner en ville.

Quand il fut parti, la comtesse Martin dit à madame Marmet ce qu’elle voulait d’elle.

— Je vais la semaine prochaine à Fiesole, chez miss Bell, et vous venez avec moi.

La bonne madame Marmet, le front placide sur des yeux fureteurs, garda un moment le silence, refusa mollement, se fit prier et consentit.