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Le Lys rouge/VII

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Calmann-Lévy (p. 111-123).


VII


Le rapide de Marseille était formé sur le quai, où couraient les facteurs et roulaient les camions dans la fumée et le bruit, sous la clarté livide qui tombait des vitrages. Devant les portières ouvertes, les voyageurs en long manteau allaient et venaient. À l’extrémité de la galerie aveuglée de suie et de poussière, apparaissait, comme au bout d’une lunette, un petit arc de ciel. Grand comme la main, l’infini du voyage. La comtesse Martin et la bonne madame Marmet étaient déjà dans leur coupé, sous le filet chargé de sacs, les journaux jetés près d’elles sur les coussins. Choulette ne venait pas, et madame Martin ne l’attendait plus. Il avait pourtant promis de se trouver à la gare. Il avait pris ses arrangements pour le départ et reçu de son éditeur le prix des Blandices. Paul Vence l’avait amené, un soir, à l’hôtel du quai de Billy. Il s’était montré doux, poli, plein de gaieté spirituelle et de joie naïve. Elle se promettait, depuis lors, quelque plaisir à voyager avec un homme de génie, et si original, d’une laideur pittoresque, d’une folie amusante, vieil enfant perdu, plein de vices sincères et d’innocence. Les portières se fermaient : elle ne l’attendait plus. Aussi n’avait-elle pas dû compter sur cette âme impulsive et vagabonde. Au moment où la machine commençait à pousser des souffles rauques, madame Marmet, qui regardait par la portière, dit tranquillement :

— Je crois que voici M. Choulette.

Il longeait le quai, boitant d’une jambe, le chapeau en arrière sur son crâne bossué, la barbe inculte et traînant un vieux sac de tapisserie. Il était presque terrible, et, malgré ses cinquante ans, avait l’air jeune, tant ses yeux bleus étaient clairs et luisaient, tant son visage jauni et creusé avait gardé d’audace ingénue, tant jaillissait de ce vieil homme ruineux l’éternelle adolescence du poète et de l’artiste. En le voyant, Thérèse regretta de s’être donné un compagnon si étrange. Il allait, jetant dans chaque voiture un regard brusque, qui devenait peu à peu mauvais et méfiant. Mais quand, arrivé au coupé des deux dames, il reconnut madame Martin, il sourit si joliment et lui donna le bonjour d’une voix si caressante, qu’il ne lui restait plus rien du farouche vagabond errant sur le quai, rien que la très vieille valise de tapisserie qu’il tirait par les anses à demi rompues.

Il la plaça dans le filet avec un soin minutieux, parmi les sacs corrects, enveloppés de toile grise, où elle fit une tache éclatante et sordide. On vit alors qu’elle était semée de fleurs jaunes, sur un fond couleur de sang.

Très à son aise, il fit compliment à madame Martin des pèlerines de son carrick carmélite.

— Excusez-moi, mesdames, ajouta-t-il, j’ai craint d’être en retard. Je suis allé entendre ce matin la messe de six heures à Saint-Séverin, ma paroisse, dans la chapelle de la Vierge, sous ces jolis piliers absurdes qui montent au ciel en devises de mirliton, comme nous, pauvres pécheurs que nous sommes.

— Alors, lui dit madame Martin, vous êtes pieux aujourd’hui.

Et elle lui demanda s’il emportait le cordon de l’ordre qu’il fondait.

Il prit un air grave et contristé.

— Je crains bien, madame, que M. Paul Vence ne vous ait fait à ce sujet beaucoup de mensonges absurdes. Il m’est revenu qu’il allait semant dans les salons que mon cordon est un cordon de sonnette, et de quelle sonnette ! Je serais désolé qu’on pût se laisser prendre un moment à des inventions si misérables. Mon cordon, madame, est un cordon symbolique. Il est représenté par un simple fil qu’on porte sous les vêtements après qu’un pauvre l’a touché, en signe que la pauvreté est sainte, et qu’elle sauvera le monde. Il n’y a de bien qu’en elle ; et depuis que j’ai reçu le prix des Blandices, je me sens injuste et dur. Il est bon de savoir que j’ai mis dans mon sac quelques-unes de ces cordelettes mystiques.

Et, montrant du doigt l’horrible tapisserie couleur de sang rouillé :

— J’y ai mis aussi une hostie qu’un mauvais prêtre m’a donnée, les œuvres de M. de Maistre, des chemises et diverses autres choses.

Madame Martin leva les yeux, un peu effarée. Mais la bonne madame Marmet gardait sa placidité coutumière.

Tandis que le train roulait à travers les laideurs de la banlieue, sur cette frange noire qui borde tristement la ville, Choulette tira de sa poche un vieux portefeuille dans lequel il se mit à fouiller. Le scribe, caché sous le vagabond, se révélait. Choulette était paperassier sans vouloir le paraître. Il s’assura qu’il n’avait perdu ni les bouts de papier sur lesquels il notait au café ses idées de poèmes, ni la douzaine de lettres flatteuses que, salies, tachées, coupées à tous les plis, il portait sur lui constamment, prêt à les lire à des compagnons de rencontre, la nuit, sous les becs de gaz. Ayant reconnu qu’il ne lui manquait rien, il ôta du portefeuille une lettre pliée dans une enveloppe ouverte. Longtemps il l’agita dans sa main avec un air d’impudence mystérieuse, puis il la tendit à la comtesse Martin. C’était une lettre de présentation que la marquise de Rieu lui avait donnée pour une princesse de la maison de France, une très proche parente du comte de Chambord, qui, veuve et vieille, vivait retirée aux portes de Florence. Ayant joui de l’effet qu’il pensait produire, il dit qu’il verrait peut-être cette princesse ; que c’était une bonne personne, et pieuse.

— Une vraie grande dame, ajouta-t-il, et qui ne montre pas sa magnificence par des robes et des chapeaux. Elle porte ses chemises six semaines et quelquefois davantage. Les gentilhommes de sa suite lui ont vu des bas blancs, très sales, qui lui tombaient sur les talons. Les vertus des grandes reines d’Espagne revivent en elle. Ô ces bas sales, quelle gloire véritable !

Il reprit la lettre et la renferma dans son portefeuille. Puis, s’étant armé d’un couteau à manche de corne, il attaqua de la pointe une figure à peine ébauché dans la poignée de son bâton. Cependant il s’en donnait lui-même des louanges :

— Je suis habile dans tous les arts des mendiants et des vagabonds. Je sais ouvrir les serrures avec un clou et sculpter le bois avec un mauvais eustache.

La tête commençait à paraître. C’était un maigre visage de femme, qui pleurait.

Choulette y voulait exprimer la misère humaine, non point simple et touchante, telle que l’avaient pu sentir les hommes d’autrefois, dans un monde mêlé de rudesse et de bonté, mais hideuse et fardée, à cet état de laideur parfaite où l’ont portée les bourgeois libres penseurs et les militaires patriotes, issus de la Révolution française. Selon lui, le régime actuel n’était qu’hypocrisie et brutalité. Le militarisme lui faisait horreur.

— La caserne est une invention hideuse des temps modernes. Elle ne remonte qu’au xviie siècle. Avant, on n’avait que le bon corps de garde où les soudards jouaient aux cartes et faisaient des contes de Merlusine. Louis XIV est un précurseur de la Convention et de Bonaparte. Mais le mal a atteint sa plénitude depuis l’institution monstrueuse du service pour tous. Avoir fait une obligation aux hommes de tuer, c’est la honte des empereurs et des républiques, le crime des crimes. Aux âges qu’on dit barbares, les villes et les princes confiaient leur défense à des mercenaires qui faisaient la guerre en gens avisés et prudents ; il n’y avait parfois que cinq ou six morts dans une grande bataille. Et quand les chevaliers allaient en guerre, du moins n’y étaient-ils point forcés ; ils se faisaient tuer pour leur plaisir. Sans doute n’étaient-ils bons qu’à cela. Personne, au temps de saint Louis, n’aurait eu l’idée d’envoyer à la bataille un homme de savoir et d’entendement. Et l’on n’arrachait pas non plus le laboureur à la glèbe pour le mener à l’ost. Maintenant, on fait un devoir à un pauvre paysan d’être soldat. On l’exile de la maison dont le toit fume dans le silence doré du soir, des grasses prairies où paissent les bœufs, des champs, des bois paternels ; on lui enseigne, dans la cour d’une vilaine caserne, à tuer régulièrement des hommes ; on le menace, on l’injurie, on le met en prison ; on lui dit que c’est un honneur, et, s’il ne veut point s’honorer de cette manière, on le fusille. Il obéit parce qu’il est sujet à la peur et de tous les animaux domestiques le plus doux, le plus riant et le plus docile. Nous sommes militaires, en France, et nous sommes citoyens. Autre motif d’orgueil, que d’être citoyen ! Cela consiste pour les pauvres à soutenir et à conserver les riches dans leur puissance et leur oisiveté. Ils y doivent travailler devant la majestueuse égalité des lois, qui interdit au riche comme au pauvre de coucher sous les ponts, de mendier dans les rues et de voler du pain. C’est un des bienfaits de la Révolution. Comme cette révolution a été faite par des fous et des imbéciles au profit des acquéreurs de biens nationaux et qu’elle n’aboutit en somme qu’à l’enrichissement des paysans madrés et des bourgeois usuriers, elle éleva, sous le nom d’égalité, l’empire de la richesse. Elle a livré la France aux hommes d’argent, qui depuis cent ans la dévorent. Ils y sont maîtres et seigneurs. Le gouvernement apparent, composé de pauvres diables piteux, miteux, marmiteux et calamiteux, est aux gages des financiers. Depuis cent ans, dans ce pays empoisonné, quiconque aime les pauvres est tenu pour traître à la société. Et l’on est un homme dangereux quand on dit qu’il est des misérables. On a fait même des lois contre l’indignation et la pitié. Et ce que je dis ici ne pourrait pas s’imprimer.

Choulette s’animait, agitait son couteau, tandis que, sous le soleil frileux, passaient les champs de terre brune, les bouquets violets des arbres dépouillés par l’hiver et les rideaux de peupliers au bord des rivières argentées.

Il regarda avec attendrissement la figure sculptée sur son bâton.

— Te voilà, lui dit-il, pauvre Humanité, maigre et pleurante, stupide de honte et de misère, telle que t’ont faite tes maîtres, le soldat et le riche.

La bonne madame Marmet, qui avait un neveu capitaine d’artillerie, jeune homme charmant, attaché à sa profession, était choquée de la violence avec laquelle Choulette attaquait l’armée. Madame Martin n’y voyait qu’une fantaisie amusante. Les idées de Choulette ne l’effrayaient pas. Elle n’avait peur de rien. Mais elle les trouvait un peu absurdes, elle ne pensait point que le passé eût jamais été meilleur que le présent.

— Je crois, monsieur Choulette, que les hommes ont été de tout temps ce qu’ils sont aujourd’hui, égoïstes, violents, avares et sans pitié. Je crois que les lois et les mœurs ont toujours été dures et cruelles aux malheureux.

Entre La Roche et Dijon, ils déjeunèrent dans le wagon-restaurant et y laissèrent Choulette seul avec sa pipe, son verre de bénédictine et son âme irritée. Dans le coupé, madame Marmet parla avec une tendresse paisible du mari qu’elle avait perdu. Il l’avait épousée par amour ; il lui faisait des vers admirables, qu’elle avait gardés et qu’elle ne montrait à personne. Il était très vif et très gai. On ne l’eût pas cru à le voir plus tard fatigué par le travail, affaibli par la maladie. Il avait étudié jusqu’au dernier moment. Souffrant d’une hypertrophie du cœur, il ne pouvait se coucher, et passait la nuit dans son fauteuil, avec ses livres sur une tablette. Deux heures avant sa mort, il essaya de lire encore. Il était affectueux et bon. Dans sa souffrance il garda toute sa douceur.

Madame Martin, faute de trouver mieux, lui dit :

— Vous avez eu de longues années heureuses, vous en gardez le souvenir ; c’est encore une part de bonheur en ce monde.

Mais la bonne madame Marmet soupira, un nuage passa sur son front tranquille.

— Oui, dit-elle, Louis fut le meilleur des hommes et le meilleur des maris. Pourtant, il m’a rendue bien malheureuse. Il n’avait qu’un seul défaut, mais j’en ai cruellement souffert. Il était jaloux. Lui si bon, si tendre, si généreux, cette horrible passion le rendait injuste, tyrannique, violent. Je vous assure bien que ma conduite ne prêtait pas au soupçon. Je n’étais pas coquette. Mais j’étais jeune, fraîche ; je passais pour presque jolie. Cela suffisait. Il m’empêchait de sortir seule, me défendait de recevoir des visites en son absence. Quand nous étions au bal ensemble, je tremblais d’avance des scènes qu’il me ferait en voiture.

Et la bonne madame Marmet ajouta en soupirant :

— C’est vrai que j’aimais la danse. Mais il a fallu y renoncer. Il en souffrait trop.

La comtesse Martin laissait paraître sa surprise. Elle s’était toujours figuré Marmet comme un vieux monsieur timide et absorbé, un peu ridicule entre sa femme grasse, blanche, si douce, et le squelette coiffé de bronze et d’or de son guerrier étrusque. Mais l’excellente veuve lui confia qu’à cinquante-cinq ans, quand elle en avait cinquante-trois, Louis restait jaloux comme au premier jour.

Et Thérèse songea que Robert ne l’avait jamais tourmentée de sa jalousie. Était-ce de sa part une preuve de tact et de bon goût, une marque de confiance, ou ne l’aimait-il pas assez pour la faire souffrir ? Elle ne le savait pas et elle n’avait pas le cœur à tâcher de le savoir. Il aurait fallu fouiller dans des tiroirs de son âme qu’elle ne voulait pas ouvrir.

Elle murmura sans y prendre garde :

— Nous voulons être aimées, et quand on nous aime, on nous tourmente ou on nous ennuie.

La journée s’acheva en lectures et en rêveries. Choulette n’avait pas reparu. La nuit couvrit peu à peu de ses cendres grises les mûriers du Dauphiné. Madame Marmet s’endormit d’un sommeil paisible, reposant sur elle-même comme sur un amas d’oreillers. Thérèse la regarda et songea :

— C’est vrai qu’elle est heureuse, puisqu’elle aime à se rappeler.

La tristesse de la nuit lui entra dans le cœur. Et, lorsque la lune se leva sur les champs d’oliviers, voyant passer ces douces lignes de plaines et de coteaux et couler les ombres bleues, Thérèse, dans ce paysage où tout parlait de paix et d’oubli et rien ne lui parlait d’elle, regretta la Seine, l’Arc de Triomphe et ses rayons d’avenues, les allées du Bois, où, du moins, les arbres et les pierres la connaissaient.

Soudain, avec une brusquerie sournoise, Choulette se jeta dans le wagon. Armé de son bâton noueux, le visage, la tête tout enveloppés de lainages rouges et de peaux farouches, il lui fit presque peur. C’est ce qu’il voulait. Ses attitudes violentes et sa mise sauvage étaient toujours étudiées. Sans cesse occupé d’effets puérils et bizarres, il se plaisait à paraître effrayant. Prompt lui-même à l’épouvante, il était content d’inspirer les terreurs qu’il éprouvait. Un moment auparavant, comme il fumait sa pipe, seul, au fond du couloir, il avait ressenti, en voyant la lune courir dans les nuées sur la Camargue, une de ces peurs sans cause, une de ces peurs d’enfant, qui bouleversaient son âme imagée et légère. Il était venu se rassurer auprès de la comtesse Martin.

— Arles, dit-il. Connaissez-vous Arles ? C’est la pure beauté ! J’ai vu dans le cloître de Saint-Trophime des colombes se poser sur les épaules des statues, et j’ai vu les petits lézards gris se chauffer au soleil sur les sarcophages des Aliscamps. Les tombes sont maintenant rangées des deux côtés du chemin qui mène à l’église. Elles sont en forme de cuve et servent la nuit de lit aux malheureux. Un soir, me promenant avec Paul Arène, je rencontrai une bonne vieille qui étendait des herbes sèches dans la tombe d’une vierge antique, expirée le jour de ses noces. Nous lui souhaitâmes une bonne nuit. Elle répondit : « Dieu vous entende ! Mais un sort mauvais veut que cette cuve soit ouverte du côté du mistral. Si la fente se trouvait dans l’autre partie, je serais couchée comme la reine Jeanne. »

Thérèse ne répondit rien. Elle était assoupie. Et Choulette frissonna dans le froid de la nuit, ayant peur de la mort.