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Le Métier de roi/Texte entier

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 1-347).

COLETTE YVER




LE
MÉTIER DE ROI


PARIS

CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS


3, rue auber, 3




LE
MÉTIER DE ROI


PREMIÈRE PARTIE

I

Oldsburg, le joyau du Nord, la capitale de ce petit royaume de Lithuanie, si vital et si fécond qu’il a été appelé le cour de l’Europe, Oldsburg, la cité gothique et ouvrière s’endormait dans un hâtif crépuscule d’automne. Dans les rues, le bruit des voitures s’amortissait ; seuls les lourds camions de l’industrie cotonnière poursuivaient leur course fiévreuse d’une allure à fracas, poussés du matin à la nuit par l’activité de ce grand commerce de toiles et d’indiennes dont haletait la Lithuanie tout entière.

Alors une autre vie, silencieuse et plus intense, s’éveilla dans le quartier intellectuel de la ville, et la rue aux Juifs, où se faisaient vis-à-vis le Palais-Royal et l’Hôtel des Sciences, s’anima de groupes d’étudiants. Elle avait gardé le poétique aspect d’un autre âge à cause de l’impossibilité où l’on avait été de l’élargir sous peine d’endommager soit les murailles dentelées du féerique palais, soit la façade vénérable et magnifique des bâtiments de l’Université. Elle demeurait vétuste, étroite et mystérieuse. Les étudiants se recueillaient en y cheminant.

Cependant, ce soir-là, le murmure de leurs voix, leur nombre inaccoutumé, que venait grossir un fort appoint de bourgeois et de dames d’Oldsburg, leur hâte à gagner le portique et une visible surexcitation annonçaient un événement extraordinaire. C’était, en effet, au cours de mademoiselle Hersberg qu’ils se rendaient. Elle apparaissait à l’amphithéâtre de chimie pour la première fois depuis la rentrée des écoles, et les journaux avaient informé leurs lecteurs qu’elle y ferait publiquement la démonstration de sa récente découverte, celle qui avait, au cours des dernières vacances, révolutionné la chimie : la mise en liberté d’un élément nouveau, le thermium.

L’amphithéâtre de chimie s’ouvrait sur la seconde cour de l’Hôtel des Sciences. C’était le plus vaste. Il pouvait contenir jusqu’à huit cents élèves. On dit qu’il fut plein ce jour-là : en tout cas, il n’était pas sept heures et demie que les arrivants devaient chercher leur place avec peine dans les gradins supérieurs. Sur la table d’expérience, des braises rougeoyaient dans des fourneaux de terre ; une lampe à chalumeau ronflait ; huit éléments de pile répandaient d’âcres odeurs nitriques, et des cornues de verre, modelées comme un bras féminin transparent, étaient pleines à demi d’un liquide laiteux qui bouillonnait au-dessus des flammes bleues de l’alcool. Deux jeunes filles, préparateurs à l’Académie des Femmes et aides de mademoiselle Hersberg, allaient et venaient en tabliers noirs l’une surveillait les piles ; l’autre alimentait d’eau des ballons de verre. Enfin cette dernière apporta du laboratoire un petit creuset haut d’une main qu’elle déposa à la place du maître. Un chuchotement courut du bas en haut de la salle. Une porte s’ouvrit. Mademoiselle Hersberg entra.

Les quatre lustres électriques répandaient une lumière blanche qui pâlit son visage. Elle était grande et harmonieuse comme une statue ; ses cheveux noirs divisés en bandeaux drapaient un front de marbre ; les yeux étaient sombres, très beaux et d’une extrême douceur. Ils parcoururent l’amphithéâtre, et l’aspect d’une telle assemblée amena un sourire de contentement sur la physionomie grave. Puis mademoiselle Hersberg s’assit à son fauteuil. Quand elle eut rangé quelques papiers, elle prit le creuset et dit avec cette simplicité de parole qui était proverbiale à Oldsburg :

— Enfin, je puis vous montrer le thermium.

Aidée d’une pince, elle saisit dans le creuset de minuscules cristaux verdâtres qui ressemblaient à des gommes colorées d’absinthe et en disposa quatre ou cinq d’inégale grosseur sur une plaque de verre. Il y eut un silence religieux. De grands garçons de dix-huit ans retenaient leur souffle ; les femmes frémissaient. L’une des aides offrit la plaque de verre au premier des assistants, un homme à longue barbe rousse qui accompagnait une jeune fille, et pour la première fois le corps nouveau passa sous les yeux du public.

Maintenant, de rang en rang, les fragments de thermium circulaient et mademoiselle Hersberg commençait son cours. Elle racontait la genèse du thermium. Le timbre de sa voix n’avait rien de remarquable sinon une autorité dont on ne s’expliquait pas au juste la nature, car c’était tout simplement l’organe assez doux d’une femme jeune. La célèbre chimiste venait en effet d’avoir trente ans. C’était, disait-elle, en manipulant des minerais provenant des terrains houillers du Sud qu’elle y avait d’abord découvert des traces de bismuth sous la forme de tétradymite, celle si rare qui contient du tellure. Et c’est en voulant traiter ce sel par divers acides pour isoler le tellure qu’elle avait obtenu des résidus singuliers dont une particularité, entre toutes, l’avait intriguée un de ces corpuscules tombant dans de l’eau froide y avait produit un léger bouillonnement, comparable à celui qu’y aurait provoqué la chute d’une cendre ardente.

La communion d’idées qu’elle sentait exister entre elle et l’auditoire l’incitait à une certaine familiarité de ton et de parole. Elle connaissait la plupart des étudiants et étudiantes, mais la grande affluence d’aujourd’hui la déroutait un peu, et volontiers, en causant, elle fixait cet inconnu à barbe rousse, son plus proche vis-à-vis, et la délicate jeune fille enveloppée de fourrure qu’il avait amenée. Ce devait être quelque riche industriel d’Oldsburg, curieux de science. Il semblait à mademoiselle Hersberg que ces deux personnes l’écoutaient avec plus d’attention que les autres. Les autres, c’étaient, à part les étudiants, les Oldsburgeoises et quelques élégants, de nouveaux venus éparpillés dans la salle. Affectant des genres différents, exhibant des mises diverses, ils gardaient un air de famille ; on aurait dit des coulissiers de petite envergure comme on en voit le mercredi au péristyle de la Bourse. Ils bâillaient. Mademoiselle Hersberg disait, en quelques mots très retenus, sa grande émotion d’alors et ce qu’elle avait ressenti quand elle avait acquis cette certitude : les petits cristaux verdâtres impressionnaient le thermomètre, le corps nouveau émettait de la chaleur !

De gradin en gradin les corpuscules lui revenaient. Ce fut l’Oldsburgeois roux qui, en dernier lieu, reçut la plaque de verre : une fois encore il examina les fragments de thermium avec une attention passionnée. La blonde adolescente qu’il escortait se pencha elle aussi ; ils échangèrent un mot, puis elle releva les yeux sur mademoiselle Hersberg, de grands yeux avides, dévorateurs, d’enfant malade. Alors son père se leva et directement, par-dessus la table d’expérience, remit aux mains de la chimiste le très précieux élément. Elle le remercia d’un sourire sans interrompre la phrase commencée. Elle annonçait, en effet, à ce moment que devant l’auditoire elle allait renouveler l’expérience, mais cette fois en accélérant la production du précipité vert par un courant électrique. L’aide proposa les éléments de Bunsen, mais elle demanda une petite pile de Nobili, et, dans un silence absolu, procéda aux successives manipulations.

On voyait sa grande silhouette noire se déplacer en lents mouvements. Elle avait de très belles mains qui se jouaient parmi la série des fioles, qui empaumaient fortement la panse brûlante des creusets, qui dirigeaient avec délicatesse les fils légers du courant. Ses paroles se faisaient de plus en plus rares : c’étaient maintenant des mots brefs d’explication qui permettaient à l’auditoire de suivre les métamorphoses du sel de bismuth. Puis elle se tut définitivement, et debout devant l’appareil compliqué d’électrolyse, les doigts à la table, la taille infléchie vers la cornue centrale, blême, nerveuse, tremblante, elle attendait le phénomène. Toute sa féminité, en dépit de sa science, apparaissait dans cette émotion. On ne voyait plus d’elle que son épaisse chevelure noire nouée à la nuque, son beau front soucieux, et la palpitation de tout son être. Dans la cornue, des effervescences soulevaient des moutonnements d’une matière opaque.

Soudain, on entendit un petit déclenchement. Mademoiselle Hersberg avait arrêté le courant, et, redressée maintenant, une flamme aux joues, fraternisant avec tout l’auditoire, elle dit victorieusement :

— C’est fait.

Elle était redevenue la grande Hersberg, la créatrice, la première personnalité scientifique du pays. Ses aides achevèrent le démontage de l’appareil, le filtrage des liquides, la purification des résidus qui devait détruire les matières étrangères au thermium. Pour elle, emportée, malgré sa froideur apparente, par un enthousiasme intérieur, elle prophétisait l’avenir du nouvel élément, citait les applications diverses qu’on pourrait en faire en médecine, dans l’industrie, dans les laboratoires. Le jour où, non content de le faire apparaître dans sa cristallisation, on s’en serait rendu maître, lorsqu’on aurait déterminé ses atomicités, qu’on le posséderait isolé, et qu’il serait produit en masse, n’aurait-on pas dans cette matière une source calorique inextinguible, une houille verte en même temps ardente et incombustible ?

L’orgueil naïf des savants, cette simplicité dans la satisfaction de l’ouvre accomplie l’inondait, mais elle disait en même temps combien encore restait à faire. Un bienfaisant hasard l’avait conduite en ce premier pas ; des années de travail s’imposaient encore pour achever la conquête.

Elle ajoutait en souriant :

— Ce que j’ai trouvé c’est beaucoup et c’est très peu.

L’auditeur à la barbe rousse, impérieusement, réfuta le mot d’un hochement de tête, et, comme d’instinct, par un geste nerveux, ses mains se rencontrèrent, il applaudit ; aussitôt, le geste se propageant d’un bout à l’autre de l’amphithéâtre en un formidable crépitement, les applaudissements éclatèrent. Tout le monde était debout, contemplant la grande Hersberg qui, déconcertée à cette apothéose théâtrale, ne souriait plus, demeurait là, face à l’ovation, un peu farouche, plus étonnée que ravie, et souhaitant la fin de ce tapage.

Après, ce fut la débandade des élèves et des curieux par les degrés obliques et étroits qui dévalaient au travers des gradins. On entendait un brouhaha de foule. Avant de franchir les portes de sortie, des jeunes gens se retournaient pour revoir une dernière fois celle qu’ils nommaient avec un léger trouble « Hersberg ». Elle rassemblait en hâte les notes de son cours, et donnait quelques ordres à ses préparateurs, quand l’inconnu à barbe rousse, relevant le col de son pardessus, s’approcha, sur la prière de sa fille, de la table d’expérience. Tous deux s’inclinèrent encore pour examiner le thermium.

— La chaleur produite est-elle appréciable au toucher ? demanda le père.

Mademoiselle Hersberg dit en souriant :

— Non, monsieur, ces fragments sont trop peu importants. C’est un rayonnement que seul un thermomètre très sensible noterait, ou bien un épiderme d’une délicatesse exceptionnelle.

Et, involontairement, ses yeux allaient à la frêle jeune fille à la fois chétive et ardente, aux prunelles rêveuses, au front si singulièrement développé sous une chevelure de lin. Elle ajouta :

— Tenez, mademoiselle, ôtez votre gant.

Une main délicate et longue, un peu trop osseuse, apparut. La chimiste complaisante y laissa tomber un grain de thermium. La petite Oldsburgeoise rougit de plaisir.

— Oh ! dit-elle d’un ton passionné, il me semble que cela me brûle ; c’est toute l’énergie, toute la vie de ce corps nouveau que je sens. Ah ! penser que cette petite chose va en bouleverser tant d’autres grandes. Que votre œuvre est belle, mademoiselle !…

Énigmatique, le père fit un signe. La gomme glauque fut aussitôt déposée sur la plaque de verre ; la jeune fille et lui sortirent, en saluant très courtoisement la chimiste.

Alors Clara Hersberg se dirigea vers le laboratoire contigu ; mais son regard rencontra les deux aides, rigides en leur tablier noir, les bras ballants, les traits décomposés. Et elles dirent :

— Vous ne les avez pas reconnus ?

— Qui ça ?

— C’était… c’était le roi et l’archiduchesse… Les agents de police qui les accompagnent partout les attendaient, disséminés sous les arcades de la cour…

Mademoiselle Hersberg ouvrit le robinet d’eau chaude au-dessus du bassin de porcelaine blanche, et dit, tranquille, en se lavant les mains :

— Fort bien, et après ?

II

Il n’était pas neuf heures. Clara Hersberg sortit de l’Hôtel des Sciences, rue aux Juifs, et longea la grille du Palais-Royal. C’était une nuit sans lune. Au-dessus de la jeune femme, des gargouilles fantastiques allongeaient leur col écailleux entre des contreforts noirs, et au-dessus encore s’élevait la futaie des clochetons, des pinacles, qui hérissaient le palais gothique sur ses quatre faces. Mais Clara n’était ni poète, ni rêveuse ; le charme de la ville archaïque ne l’arrachait pas à ses pensées exactes. Elle ne vit pas, en cette nuit d’octobre fraîche et mystérieuse, la cité de songe que composait ce palais aux broderies de pierre, aux lucarnes pareilles à de minuscules cathédrales, entouré d’une ronde d’églises édifiées du xiiie au xive siècle. C’étaient Saint-Gelburge aux trois étages d’arcs-boutants superposés, Saint-Wilhelm primitif et trapu, Saint-Wenceslas, la basilique transparente, avec ses délicates murailles de vitraux qui se nacrent la nuit, c’était, enfin, la pesante matrone de pierre, la métropole catholique, Saint-Wolfran, placée sous le même vocable que le roi, lourde sous son soubassement comme une montagne, tendant au fond du parvis le rideau de sa façade ciselée, puis, fuselant ses formes, s’élevant de galerie en galerie jusqu’à cette flèche de fonte d’un noir d’encre sur les ciels les plus sombres, aiguille fantomatique orientant les âmes.

Les rues au tracé sinueux, ignorantes de l’alignement, gardaient leur style irrégulier les pignons se heurtaient, les fenêtres à petits carreaux apparaissaient dans l’encorbellement orné de figures grimaçantes. Et l’on rencontrait encore le beffroi juché sur son horloge monumentale ; le jaillissement d’une fontaine chantante, issue d’un motif architectural que l’Apocalypse avait inspiré ; un portail serti de roses de pierre ; l’ancien jardin d’un monastère converti en square anglais, mais où les massifs de verdure s’entremêlaient d’arceaux, de colonnettes et de statues lépreuses. Et Oldsburg gravissait ainsi une pente douce, escaladait une colline riante où les maisons du haut quartier s’espaçaient parmi les jardins, tandis qu’au sud, sur la rive gauche du fleuve, elle s’étendait encore en un sombre faubourg populaire où régnaient les farouches casernes de l’industrie. L’ensemble des cheminées d’usines, de l’autre côté de l’eau, faisait face à la cité des clochetons et des flèches.

C’était vers ce faubourg enfumé que se dirigeait Clara Hersberg.

Les quais étincelaient, les orchestres des grands cafés laissaient entendre les envolées berçantes des valses lithuaniennes si capiteuses ; les violoncelles chantaient ; l’éclat des lustres éclairait jusqu’aux berges. Les cinq baies lumineuses du foyer de l’Opéra jetaient une lueur d’incendie. Quatre autres théâtres s’échelonnaient, dominant le port ; aux entr’actes, une foule excitée en sortait bruyamment. Clara, de son marcher ferme et vif, s’engagea sur le pont central.

Alors tout devint sombre, monotone et plat, les rues, les places, les maisons. Des ruisseaux, issus d’une filature proche, roulaient encore une eau fumante ; d’autres, venant d’une indiennerie, se teintaient de fuchsine et l’on aurait cru du sang. Et mademoiselle Hersberg, qui n’avait remarqué ni les poèmes de la pierre, ni la grâce musicale des fontaines gothiques aux carrefours, ni le clinquant joyeux des lieux de fête, ni la noire splendeur du fleuve dans la nuit, devint soudainement attentive et triste ; elle suivait des yeux le ruisseau rouge, en marchant : elle soupira douloureusement. Si ce n’était pas le sang de la plèbe industrielle, est-ce que cela n’évoquait pas ses souffrances, son travail, sa vie qu’elle donnait jour à jour, goutte à goutte, pour la plus haute prospérité de la richesse nationale ?

Toute la sensibilité de la savante s’était réveillée. La pitié pour les malheureux, une pitié philosophique, raisonnée et raisonneuse, était à peu près la seule manifestation de sa vie sentimentale, et c’était cependant une vie sentimentale ardente, tout en profondeur et en force. Clara désirait le soulagement, la fin de la misère, royalement, non de telle ou telle misère privée, selon l’ordinaire bonté féminine, mais du paupérisme, comme l’y portait la méthode de son esprit scientifique. Il y avait alors en Lithuanie une confédération collectiviste établie en société mi-secrète et qu’on nommait l’Union. Clara Hersberg en était une des colonnes, et c’est pourquoi, ce soir-là, elle s’en venait à la petite salle publique où le comité délibérait.

Ce fut dans une taverne d’aspect misérable qu’elle entra. Sept à huit tisseurs à mine d’alcooliques étaient assis sur des bancs devant la chope de bière ou le verre d’absinthe ; elle passa ; le patron du débit, sans mot dire, se leva en manches de chemise, lui ouvrit une porte. Elle se trouva dans la salle du conseil.

Des bancs y étaient rangés comme pour un prêche. De l’andrinople rouge drapait les murs à mi-hauteur. Et sur une estrade exhaussée de deux marches, et qu’éclairaient deux lampes à pétrole accrochées aux murailles avec leurs réflecteurs, cinq hommes étaient assis autour d’une table de bois noir. Au-dessus d’eux, des drapeaux rouges en faisceaux flottaient. C’était sordide, obscur et malodorant

Clara Hersberg ne s’était pas encore engagée entre les bancs que l’un des hommes fut debout, les yeux fous, blême et comme béant de bonheur. Il repoussa la chaise de paille, vint à elle ; elle lai sourit et lui tendit la main. Cet homme pâle, aux boucles noires striées d’argent, anémique, exténué de rêve, c’était Ismaël Kosor, le chef de l’Union, auquel mademoiselle Hersberg était secrètement fiancée. Il la regarda en silence, toute une minute, en tenant dans les siennes les mains gantées. Les choses s’étaient voilées autour de lui. L’infinie fatigue qu’exprimait son être fiévreux, il semblait la reposer délicieusement à la vue de Clara ; et ses traits ravagés se détendirent. en une sorte d’extase. Elle lui souriait toujours, presque maternelle. Elle dit seulement :

— Cher ami…

— Venez, prononça-t-il avec une ferveur secrète, venez vous joindre à nous, vous êtes entrée ici comme une lumière…

Les quatre autres s’avancèrent pour souhaiter la bienvenue à la camarade. C’était le vieil Heinsius aux lourdes épaules, à la longue barbe blanche, l’air inspiré comme un prophète ; c’était Conrad, l’adolescent violent qui rêvait de révolutions flamboyantes ; c’étaient Johannès Karl et Goethlied, deux plébéiens épais et calculateurs, qui rebâtissaient la société future en des cahiers de chiffres pareils au compte gigantesque de quelque contremaître.

Clara dit à Ismaël :

— Je viens de faire à mon cours la démonstration de mon nouvel élément. J’ai encore produit du thermium, très rapidement même…

— Ah ! fit Kosor indifférent. Nous autres, nous venons de décider de grandes choses Si les taxes sur le blé et sur le charbon sont votées par la Chambre, l’ouvrier ne pourra plus vivre cet hiver. D’ailleurs, en prévision du renchérissement de la houille, les industriels parlent déjà d’une diminution de salaire. Alors la grève s’imposera.

— Les pauvres gens ! soupira mademoiselle Hersberg dont le visage s’assombrit, vous allez les faire souffrir davantage.

— Il le faut, dit Johannès Karl. Actuellement les salaires oscillent entre le strict nécessaire à la subsistance du tisseur et un peu moins que le strict nécessaire. Quand ils oscilleront entre un peu moins que le strict nécessaire et encore un peu moins, ils deviendront mathématiquement inacceptables.

Et il tendit une feuille de papier où il avait établi le budget d’un ouvrier sur les bases actuelles, et, au-dessous, sur les bases redoutées.

— D’ailleurs, ajouta Conrad, il est temps. d’agir.

Heinsius, le vieux sage, déclara :

— Peut-être. Il n’y aura pas à attendre énormément de cette grève en résultats immédiats. Il est bon cependant que le peuple prenne conscience de sa force. Ce qu’une génération ne fait pas, une autre le fera. N’ayons pas trop de hâte ; nous travaillons de concert avec la fatalité.

Mais tout frémissant, des yeux de braise dans son visage fripé de rides, Kosor s’écria.

— Le bonheur est urgent !

Clara Hersberg revenait à ses douces et pratiques conceptions de femme.

— Mes amis, la grève c’est fort bien, mais il faut savoir la rendre le moins douloureuse qu’il sera possible. Avez-vous dès maintenant pensé à établir une caisse qui alimenterait les grévistes pendant tout le temps de leur chômage.

— Nous avons la caisse de l’Union, dit Goethlied.

Clara secoua la tête avec indulgence.

— Oui, le premier capital collectif… C’est maigre pour nourrir dix-huit mille hommes… Vous le savez, mes amis, le peu que je possède est à l’Union. Donc tablez sur une mise de fonds qui doublera à peu près le capital actuel. Et puis nous avons des sympathies parmi les intellectuels d’Oldsburg, il faudra recourir à eux.

Déjà Johannès Karl, abattu les coudes contre la table et le visage sur son papier, crayonnait des chiffres. C’étaient des évaluations par semaine, par jour, par tête, de ce qui serait nécessaire pour soutenir les grévistes. Kosor dit :

— Toujours la plaie sociale de l’argent, cause fatale d’inégalité ! Quand nous l’aurons aboli, le règne du travail facile et nourricier commencera, et si nous n’y parvenons point par des combinaisons économiques, je sais, moi, qui ruinera le système monétaire social, c’est Ismaël Kosor dont les travaux marchent.

Lui aussi était chimiste et inventeur, mais contempteur de la scolastique, empirique, divinateur, mêlant des rêves aux formules, substituant son désir aux équations. Un jour, en faisant passer un courant électrique dans un sel de soude, il avait formé un résidu qui, lavé, étincela en minuscules paillettes, comme de l’or. Et il avait clamé sa découverte comme une contribution magistrale à la théorie de l’unité de la matière. Introduit par Clara, il avait obtenu un laboratoire à sa commodité à l’académie d’Oldsburg ; seulement les savants ne le prenaient pas au sérieux, et comme, au bout de plusieurs semaines, en dépit de tous les courants électriques, son chlorure de sodium demeurait toujours du gros sel, on lui signifia que son bail à l’Hôtel des Sciences avait pris fin. Alors il continua ses expériences en chambre, misérablement, mais inlassable, soutenu par sa chimère.

— Mes travaux marchent, continuait-il, de sa voix sourde et métallique, mettant mille fois au-dessus de l’obscur thermium de Clara cet or naissant créé un jour par lui, et jamais revu depuis ; trois piles fonctionnent actuellement chez moi, l’expérience doit aboutir demain, et, cette fois, je suis sûr du résultat. D’ailleurs, la semaine prochaine, j’irai à Hansen, où l’École municipale de Chimie met un laboratoire à ma disposition ; j’opérerai sur une plus grande échelle, et l’on pourra apprécier en grammes l’or produit. Comprenez-vous, comprenez-vous la formidable perturbation : l’or apparaissant chaque fois que l’on reproduira l’expérience selon que je l’aurai formulée, l’or créé en masse, abondant, roulant sur le marché et submergeant de lui-même, sans aucune révolution, les misérables petites pièces auxquelles on attribue actuellement la représentation de la fortune publique et qui perdraient, du fait de cette surproduction, jusqu’à leur valeur intrinsèque ?

— Oui, dit Clara éblouie, cette ruine de l’or par l’or, quelle intervention bienfaisante dans l’enfantement de la société future : elle s’édifierait alors d’elle-même sans secousses. Avec le salariat auraient péri l’extrême richesse et l’extrême misère.

Elle avait la crédulité des gens de science que rien ne peut étonner ; Kosor était son grand homme et elle croyait en son génie d’inventeur. Mais Goethlied, qui avait bâti la cité de demain sur d’autres fondements et qui avait besoin que l’argent et l’or subsistassent pour que sa théorie de citoyen fonctionnaire d’État fût vraie et applicable, protesta en faveur de l’ancienne base d’échanges.

— Oui, Goethlied, oui, dit Kosor doucement, de ce ton persuasif et insinuant qui, plus que ses paroles, gagnait l’âme des foules ; cependant, cher ami, vous voyez bien que nous piétinons sur place ; la société ne veut pas se laisser entamer. Mais l’abolition de l’or, ce serait l’expropriation naturelle. Le jour où j’aurai tué l’or en le créant, les riches se regarderont, stupides, comme si le contenu de leurs coffres-forts s’était soudain changé en cailloux. Le roi lui-même, incapable de solder les gages de sa domesticité chamarrée, car, évidemment, le papier-monnaie, ne représentant plus rien, n’aurait plus cours, — verrait tomber tout son luxe et tout son prestige, et partant toute son autorité ; son autorité qui tient dans l’or de ses caisses, dans l’or de ses uniformes et des aiguillettes des aides de camp. Wolfran à bas, et c’est le règne de la république unioniste qui commence, la démocratie s’organisant elle-même en toute dignité

Tous l’écoutaient en silence, avec le rayonnement de disciples quand le maître parle. Clara elle-même se laissait bercer à ce grand rêve d’une révolution pacifique qui assurerait le bonheur à tous sans avoir versé une goutte de sang. Puis, l’esprit plein encore de sa leçon récente à l’amphi-théâtre, elle y revint, ramenée par Kosor.

— Vous ne savez pas, Ismaël, le roi, il était à mon cours, tout à l’heure ; il est venu incognito assister à ma démonstration de la genèse du thermium ; je ne le reconnaissais pas ; j’ai même, sans le savoir, échangé quelques mots avec notre grand monarque.

Elle riait, Kosor secoua la tête.

— Non, vous vous êtes trompée, il aurait eu trop peur. Vous savez bien que depuis le jour où il reçut, en plein faubourg, un fer à cheval au visage, il ne sort plus que précédé de ses licteurs et suivi de sa garde prétorienne, il ne circule plus qu’en carrosse blindé. Vous vous êtes trompée, Clara, c’était un autre, quelque beau garçon roux que vous aurez pris pour lui.

— Lui ou un autre, qu’importe ! dit Clara. Vous pensez bien que Sa Majesté ne m’a pas éblouie.

Alors, tous accablèrent le roi. Au faubourg, on ne le nommait plus que par le sobriquet de Paincher. Comment ! À une époque où, grâce au progrès, le blé vous arrivait de partout, d’Amérique, de France, d’Allemagne, à un prix si minime, voici que des lois de protection rétablissaient des tarifs de famine ! Il favorisait ainsi les agriculteurs, hommes peu intéressants, pour la plupart petits propriétaires possédant le sol qu’ils cultivaient. La preuve qu’ils constituaient une caste jouissante et satisfaite, c’est que toute la campagne lithuanienne demeurait réfractaire aux théories collectivistes de l’Union. C’était à ces gens-là qu’allait la sollicitude du gouvernement royal qui, pour les avantager, exténuait la grande majorité du prolétariat.

Chacun disait son mot. Clara elle-même frémissait à la formidable inégalité qui plaçait un homme si haut et la majeure partie de la nation si bas. Goethlied et Johannès Karl évaluaient le nombre des familles qu’on aurait pu nourrir rien qu’avec les folles prodigalités de la cour. La pitié de Kosor pour la plèbe des grands centres, qu’il avait seule connue, s’exprimait en phrases passionnées : une ferveur apostolique embellissait son être chétif. Clara sentait pour lui un respect grave et tranquille.

Quand les quatre meneurs eurent quitté la salle du comité, elle et Kosor demeurèrent seuls sous les drapeaux rouges qui pendaient.

— Tu remontes seule à ta maison, lui dit-il, là-haut…, dans cette nuit ?

— Mais, Ismaël, comme toujours.

— Elle est gaie ta maison solitaire ?

— Elle n’est pas triste, Ismaël, elle est pleine de travail, de pensée, d’espoir.

— Quel espoir ?

— Tu le sais bien, mon ami, celui d’y vivre avec toi le jour où la cause aura triomphé, où nous aurons droit au bonheur, l’ayant donné à nos frères.

Il resta silencieux, abattu ; puis, au bout d’un instant, d’une voix sourde :

— Je voudrais être le chien qui te garde, le serviteur qui t’obéit, le tapis que tu foules, le feu qui te réchauffe, le lit où ton corps repose.

Elle lui prit la main fortement comme celle d’un enfant que l’on apaise.

— Tu es mon frère, mon ami, la lumière de ma conscience, tu seras un jour le compagnon de toutes mes heures…

— Ah ! cria-t-il les bras tendus, je t’aime, Clara !

— Chut ! dit-elle en se reculant, écoute…

Dans le débit contigu, des voix d’ivresse entamaient la Chanson du Charbon, que le petit Conrad, poète, avait écrite en vue des nouveaux décrets. C’était une complainte d’une tristesse infinie, avec des claironnements de révolte. Kosor et Clara demeurèrent muets, repris par la griserie humanitaire ; puis ils sortirent ensemble. Sur le trottoir, ils se séparèrent.

III

C’est sous le règne du roi Wenceslas, père de Wolfran, que le vieux docteur Kosor avait jeté l’éclat de son génie révolutionnaire. Toujours en lutte avec l’État, la plupart du temps emprisonné, inondant la Lithuanie de brochures communistes, de pamphlets, de libelles, préparant des complots, fomentant des insurrections, accueilli tantôt en Allemagne, tantôt en France, il n’avait pas cessé de prêcher toute sa vie la simpliste formule de l’expropriation généralisée, du partage des biens, et il était mort déporté, à la petite colonie pénitentiaire que possédait la Lithuanie, dans le Pacifique.

Descendant d’une riche famille de médecins oldsburgeois, il s’était dépouillé de tout bien gardant seulement, dans le haut de la ville, une petite maison blanche entourée d’un jardin. C’est là qu’il demeurait quand il n’était ni détenu, ni proscrit. Jamais on ne lui avait connu de compagne. Mais il avait élevé le petit Ismaël, le fils d’un frère, et comme il était lui-même savant chimiste, il s’était efforcé de lui inculquer cette science qu’adorent les révoltés. À dix ans, le neveu faisait avec l’oncle des réactions dans l’étroit laboratoire ouvert sur le jardin.

Un jour, un médecin de service à l’une des maternités d’Oldsburg parla au docteur Kosor d’une petite fille qui venait d’y naître et dont la mère, élégante et inconnue, morte peu après la naissance de l’enfant, avait pris de telles précautions que son identité n’avait pu être établie. Le révolutionnaire, qui approchait alors de la cinquantaine et dont la sensibilité s’aiguisait chaque jour davantage du fait de sa vie apostolique, ne résista pas à l’impulsion qui le poussait à prendre cette orpheline. Ses amis ne s’expliquèrent pas son acte. Il était pourtant très logique chez un être plein d’affectivités, qui n’avait jamais connu de tendresse féminine et qui entrevoyait, au déclin de son existence, la possibilité d’une paternité d’emprunt. L’homme mûr rêvait d’une Antigone pour ses vieux jours, et il adopta le nouveau-né fragile qui reçut le nom d’Hersberg, d’un village lithuanien voisin de la frontière russe.

Le petit Ismaël venait d’avoir dix ans. Déjà grave comme l’homme qu’il copiait en tout, il s’associa à l’acte paternel. Une femme de service fut louée pour élever le bébé : le gamin la surveillait farouchement, berçait lui-même l’enfant, la comblait de soins, lui apprit à marcher. C’était, à ses yeux, une petite statue merveilleuse et délicate qu’il craignait toujours de briser.

La Lithuanie ne jouissait pas alors de la constitution libérale qu’elle devait recevoir de Wolfran V, au début du règne de ce prince. Pas de représentation nationale, une autocratie redoutable, nulle liberté de presse, le crime politique terriblement puni. Quand, pour avoir signé quelque factum trop virulent, le docteur Kosor devait se soumettre à ce qu’il appelait familièrement « une absence », le sérieux Ismaël travaillait seul à la maison et surveillait la fillette. Au bout de quelques mois, on voyait arriver au logis le maître, la barbe allongée, les cheveux blanchis, auréolé de son martyre ; ses enfants adoptifs couraient au-devant de lui dans le jardin ; il les caressait en pleurant. Ismaël était véritablement le fils de son esprit ; il le nourrissait de tendresse humanitaire et de science. Clara était la plus jolie enfant qu’on put voir, la plus gracieuse, la plus spirituelle. Le docteur vieillissant s’attendrissait à la trouver chaque jour plus charmante ; il l’imaginait à vingt ans, radieuse, instruite et belle. Ismaël en aurait trente, il aurait hérité son œuvre, il la mènerait à bien. Et Kosor, qui connaissait maintenant la tristesse des vieillards qui s’éteignent sans descendance, désirait qu’une race naquit de ces beaux enfants élevés dans la lumière, Il les mariait en rêve. Il mourrait dans leurs bras, emportant dans le tombeau la noble image de leur jeunesse, de leur force et de leur amour.

Ce ne devait pas être la fin de ce patriarche de la révolte. Clara n’avait pas dix-huit ans. C’était une magnifique adolescente à la cérébralité virile que toutes les sciences passionnaient également. Elle préparait l’Académie d’Oldsburg et avait choisi l’agrégation de chimie par admiration pour les deux hommes qui orientaient sa vie. Son charme, sa douceur faisaient l’orgueil du vieux Kosor, et Ismaël, de toute la fougue de sa jeunesse, l’aimait.

Ce fut à ce moment qu’un parti libéral se créa en Lithuanie, en dehors de toute attache avec les révolutionnaires. Le roi Wenceslas, inflexible devant les nécessités de l’époque, réfractaire à toute concession, mécontentait jusqu’à la bourgeoisie. Le vieux Kosor crut le moment favorable à l’éclosion du grand complot dont il avait caressé l’idée toute sa vie. Il tenta de s’assurer les forces militaires ; il se multiplia, fonda des sections dans toutes les places armées du royaume, se fournit de fusils et organisa une petite cohorte d’un millier de tisseurs, de sans-travail et de repris de justice. On devait s’emparer de la personne du roi le jour où il se rendrait au ChâteauConrad, résidence d’été, situé à un kilomètre environ du faubourg. Ismaël dirigeait le mouvement provincial. Les révolutionnaires, une fois maîtres du roi et de l’armée, le seraient aussi du gouvernement. Wenceslas servirait d’otage.

Mais le vieux roi possédait une police incomparable. Le complot fut déjoué et avorta. Les perquisitions faites chez le docteur Kosor amenèrent son arrestation, celle d’Ismaël et des principaux fauteurs. Ces derniers furent condamnés au bannissement à temps. Pour le vieillard, ce fut la déportation,

Il ne devait pas voir l’épanouissement de Clara, sa jeune gloire, les travaux qui la rendirent à vingt-cinq ans célèbre dans l’Europe. Il mourut dans l’île lointaine, quelques années après y être arrivé. Clara Hersberg demeurée seule dans la petite maison, parmi les jardins de la ville haute, sentit son cœur se briser ; l’amertume qu’elle n’avait point encore connue y pénétra, et elle s’indigna pour la première fois avec chaleur contre l’ordre établi, qu’elle n’avait jusqu’ici critiqué que par complaisance. Ses sentiments révolutionnaires étaient plus faits d’amour que de haine ; mais la tristesse de cet exil et de cette mort solitaire l’arma soudain. Elle eût encore été plus âpre, si le grand régulateur qu’est le travail n’avait occupé désormais toutes ses facultés.

À l’avènement de Wolfran, Ismaël Kosor fut amnistié et revint à Oldsburg. Il avait trente-cinq ans. Inconsciemment, la forte Clara qui avait fait seule sa vie, attendait de lui le soutien que la plus vaillante femme souhaite, d’instinct. D’ailleurs, peu tournée aux songeries, elle voyait en lui, avec un grand calme, le compagnon futur auquel les vœux de son père l’avaient destinée. Mais l’homme qui revint alors n’avait plus l’armature morale qui avait fait jusqu’ici sa haute stature philosophique : l’influence du grand vieillard. Abandonné à lui-même, le rêve plus que la pensée le dominait ; il ne possédait plus cette belle santé spirituelle qui peut se rencontrer chez les apôtres des doctrines les plus diverses. Le régime de la détention avait en outre ruiné son être physique. Son existence semblait une succession d’impressions nerveuses et violentes. Quand ils s’étreignirent, Clara l’accueilli comme un frère blessé.

Elle était déjà chargée de cours à l’académie d’Oldsburg. Elle y dirigeait le laboratoire de chimie expérimentale. Sa situation était assurée, presque brillante, tandis que, réfractaire à tout classicisme, suivant jusque dans la science sa fantaisie, concevant la chimie comme un art, Ismaël était encore à trente-cinq ans dans l’incapacité de gagner sa vie. Son nom, ses condamnations lui fermaient la porte des laboratoires industriels. Alors il se glorifia d’apprendre un métier manuel et se fit cordonnier.

Il avait soif de Clara ; son amour le consumait ; mais elle ajournait sans cesse l’union, et il se résignait, l’ayant toujours traitée en femme presque divine. Elle lui paraissait mystérieuse, insaisissable, incompréhensible il était pour elle le compagnon d’enfance dépourvu de secret et d’inconnu. Il était amoureusement curieux d’elle elle ne l’était pas de lui. Elle commandait leur destinée, car sa nature pondérée se sentait la plus forte. D’ailleurs sa belle carrière pleine de joie la satisfaisait ; pourquoi se donner si vite ? Il y avait dans la certitude de l’union future, dans leur tendresse mutuelle, une joie paisible qui contentait pleinement la jeune fille, et sans s’expliquer ses résistances elle les justifiait ainsi aux yeux d’Ismaël :

— Tu sais bien qu’en pensée je suis déjà ta femme. Mais si je t’appartenais dès maintenant, notre bonheur ruinerait notre œuvre. Notre maître, lui, ne s’est jamais permis d’aimer. Il savait bien que les tendres délices de l’amour absorbent les énergies et qu’un pasteur d’hommes se doit tout à son troupeau. Tu as recueilli son héritage, Ismaël ; le prolétariat souffre ; comment serais-tu tout à ta tâche si nous, nous étions tout l’un à l’autre ? Vois tous les meneurs, les philosophes, les prophètes ils ont repoussé la femme de leur vie. Tu n’es point seul. Je t’aime tendrement, je serai à toi le jour où tu auras triomphé.

— Et notre jeunesse, gémissait-il, notre jeunesse qui s’en va sans que nous l’ayions baignée dans la lumière de l’amour.

Qu’importe la jeunesse ! reprenait Clara, notre attachement se rit des ravages du temps ; la beauté que nous cherchons l’un dans l’autre, les années n’y touchent que pour l’ennoblir Quand tu auras recréé le pays, ne seras-tu pas pour moi comme un dieu ?

Alors il déserta la maison de la haute ville qu’il abandonnait à la fille adoptive du vieux Kosor et il s’établit dans une mansarde de l’obscure rue aux Juifs, près du Palais-Royal, comme une bête qui se tapit dans l’ombre, l’œil sur son ennemi. C’est de là qu’il agitait le pays, préparant la révolution sociale.

Le communisme du docteur Kosor avait évolué. On n’en était plus à la doctrine simpliste du partage des biens. L’appropriation ne s’effectuerait plus en faveur des citoyens, mais au profit de l’État. Le collectivisme était né avec ses rouages compliqués de société d’artifice, créée de toutes pièces. Et c’était une organisation savante qui exigeait des statisticiens, des calculateurs. Déjà les révolutionnaires étaient des bureaucrates : prélude à l’universelle administration future.

Il y avait encore dans le pays un parti républicain qui se fût arrangé de la situation économique actuelle à condition que la démocratie accédât au pouvoir. Mais ce parti avait été très affaibli à l’avènement du jeune roi qui, en donnant satisfaction à tous les desiderata du mouvement libéral bourgeois formé sous le dernier règne, avait détaché du bloc républicain tous ces mêmes libéraux entrés par mécontentement dans l’opposition. Wolfran avait, dès la première année de son règne, acheté leur loyalisme au prix d’une constitution. Trois cents représentants du pays nommés par le suffrage universel composaient une Chambre de délégués. Ce parlementarisme était cependant superficiel du fait même qu’une Chambre-Haute, formée de cinquante nobles que le roi nommait, proposait les lois à la Délégation, et, en cas de désaccord, possédait le pouvoir de la dissoudre de concert. avec le grand maréchal d’État, chef du gouvernement. Mais les mandataires du peuple discutaient le budget, votaient les lois et parfois les modifiaient. La liberté de la presse avait été instaurée, et les délits politiques ne ressortissaient plus qu’aux tribunaux correctionnels. C’était assez pour satisfaire l’immense contingent de la classe moyenne : le peuple pensant, à la culture modeste, celui qui vit, avec tant de dignité, dans une médiocrité stricte mais décente, et qui s’occupe plus à l’embellir qu’a en tirer sujet de haine. Wolfran, à ne considérer que cette portion si honorable de la nation, était donc extrêmement populaire. Mais les partis révolutionnaires avaient trop trituré les masses profondes du prolétariat, on avait trop cultivé ses sentiments d’envie, et aussi la misère y était trop affreuse pour qu’il pût aimer le grand responsable dans son luxe, dans son prestige et dans son autorité à qui l’on croyait tout le mal imputable. Quant aux provinces agricoles du Nord-Ouest, aux régions montagneuses du Sud-Est, leur population tranquille et inculte, parfaitement indifférente à la politique, ne comptait guère.

C’est à cette page de son histoire que Wolfran V commença de mettre à exécution son système protectionniste. Et il sembla, dès lors, que tout l’effort accompli par lui depuis six années pour conquérir son peuple eût été rendu vain. Le pays s’indigna. Les plus conciliants, les plus faciles, se sentirent mûrs pour l’opposition dès que leur bourse se trouva touchée par l’enchérissement des denrées. Toute la presse se souleva ; seul le Nouvel Oldsburg, journal officiel, défendit le principe. On comptait à juste titre sur la résistance de la Chambre. Elle se composait, pour le plus grand nombre, des délégués de la démocratie industrielle ils devaient opposer leur veto et n’y manquèrent pas. Les nouveaux droits de douane furent repoussés à une écrasante majorité. La Haute-Chambre délibéra un jour et une nuit. Elle siégeait au Palais même. On raconta qu’il y eut, cette nuit-là, une continuelle allée et venue du grand maréchal d’État, entre la salle de séances et le cabinet royal. Le lendemain, la Lithuanie connut qu’en vertu des pouvoirs donnés par la constitution, la Haute-Chambre avait dissous celle des délégués.

Ce fut, par tout le royaume, un énorme tumulte. La poigne royale crevait le rideau constitutionnel derrière lequel, depuis six ans, elle se dissimulait ; elle apparaissait musclée et inflexible, et la nation, pleine encore de ses illusions de liberté, se cabra. Il y eut des manifestes, des réunions républicaines, des articles de journaux, des brochures unionistes. Cependant, brusquement, avant les nouvelles élections législatives, les tarifs douaniers votés par la Chambre-Haute commencèrent d’être appliqués.

En ce temps-là, Ismaël Kosor était à Hansen, le grand port lithuanien ; penché sur ses piles, il surveillait la miraculeuse éclosion de l’or. Clara Hersberg, en blouse blanche, manipulait le thermium devant une vingtaine d’élèves, en son laboratoire de chimie expérimentale. Bien qu’elle se crût douloureusement atteinte par ce coup qui blessait en même temps son orgueil libertaire et sa pitié pour l’ouvrier, elle était toujours plus prise par sa science que par sa sociologie. Elle n’eût point été sociologue sans les deux Kosor ; au lieu qu’en dépit de tout elle eût été savante. Et quand Ismaël n’était point présent pour exciter sa foi révolutionnaire, cette foi s’attiédissait. Un seul fait ressortait à ses yeux la plèbe allait souffrir davantage. Elle avait déjà promis toute son épargne ; elle aurait voulu donner, donner…

Et ce fut alors que dans sa vie d’une rectitude si absolue survint un événement singulier, ce qu’elle aurait appelé un phénomène de la destinée le fait le plus inattendu, le plus dissemblable de ceux dont avait été tissée son existence.

C’était un matin de novembre ; quatre grandes baies vitrées laissaient pénétrer un jour blanc dans le laboratoire où quinze à vingt expériences se poursuivaient à la fois, conduites par autant de jeunes hommes. Les tables d’expériences couraient au long des fenêtres, et les élèves y manipulaient en silence, quand un garçon de service entra, s’approcha de mademoiselle Hersberg et lui remit la carte d’un personnage qui désirait la voir. Clara versait un acide, goutte à goutte, dans une éprouvette délicate ; d’un regard, elle lut la carte déposée sur la table.

COMTE W. THAVEN
chef de la maison civile de sa majesté

Élevée dans le dédain de la royauté et le mépris de la Cour, elle ne se troubla pas pour la visite d’un tel dignitaire. Aussi ce fut avec la plus grande tranquillité qu’elle répondit, sans s’interrompre :

— Priez d’attendre dans mon cabinet.

Comme chef de service à l’Académie, elle y possédait un petit bureau où elle pouvait recevoir et où elle traitait généralement les questions. administratives relatives à ses fonctions. Quand elle y entra, dix minutes plus tard, elle vit un vieillard imposant, serré dans une redingote, les cheveux gris en brosse, la moustache épaisse, rude et argentée, l’œil dur et le cou puissant.

— Mademoiselle, dit-il sans préambule, Sa Majesté m’envoie vers vous. Elle a apprécié votre science, votre art d’enseignement, elle désire en faire jouir Son Altesse Royale l’archiduchesse d’Oldsburg, dont la haute intelligence s’est formée près des premiers maîtres du royaume. Je viens donc, au nom de Sa Majesté, vous faire la proposition suivante : vous dirigeriez désormais les études scientifiques de Son Altesse, un laboratoire vous serait fourni au palais et aménagé selon vos désirs ; vous y auriez de même un appartement et seriez traitée sur le pied des dames de la cour, c’est-à-dire que deux caméristes seraient attachées à votre service, un valet de chambre et, de plus, une voiture serait mise à votre disposition. Comme Sa Majesté n’entend pas que la nation perde à son bénéfice un professeur de votre mérite, il vous sera loisible de poursuivre vos travaux à l’Hôtel des Sciences, vos cours, vos expériences et votre direction des laboratoires. Sa Majesté vous propose un traitement de 10.000 marks.

— Mais, dit Clara qui avait écouté à demi souriante, comme s’il se fût agi d’une colossale plaisanterie, le roi…

Le courtisan ne la laissa pas interrompre.

— La plus entière liberté vous serait laissée pour établir le programme des études. Cependant, la santé délicate de votre élève exigeant de grands soins, le nombre d’heures de travail quotidien serait déterminé par les médecins de Son Altesse. Un mot encore. Sa Majesté connaît vos sentiments libertaires et le lien qui vous attachait au vieil ennemi du trône. Votre caractère lui inspire néanmoins assez d’estime pour qu’elle vous convie malgré tout à ce ministère de confiance. Il est fait appel à votre loyauté, bien entendu, pour que la femme de science seule pénètre au palais et qu’elle y dépouille la femme de parti. La science n’a point d’opinion. Son Altesse, dont l’intelligence est remarquable, sera votre élève au même titre qu’une jeune fille de l’académie de femmes.

— Je remercie le roi, dit Clara qui commençait à pâlir, mais…

— Un mot encore, reprit froidement le vieillard : il m’est interdit par Sa Majesté de recevoir de vous aujourd’hui aucune réponse. Dans huit jours, après que vous aurez pesé la proposition royale, vous m’écrirez, je vous prie. J’ai tout dit. La question est claire. J’ai l’honneur, mademoiselle, de vous présenter mes hommages.

Et, militairement, il se retira avec l’impersonnalité de ceux qui parlent au nom d’un autre. Visiblement, le vieux royaliste n’avait point parlé là au sien. La libertaire ne lui avait pas inspiré cette confiance étrange qu’il avait plu au Maître de ressentir pour elle. Il avait délivré son message dans son obéissance absolue de vieux courtisan au bon plaisir du jeune souverain et Clara avait senti en l’écoutant son inimitié. Mais la nervosité de mademoiselle Hersberg avait d’autres causes qu’elle ne démêlait pas. Sa réponse était prête : elle n’était pas du bois dont on fait les dames d’honneur, et il y aurait eu trop criante apostasie dans le fait d’aller, elle, la libre Hersberg, jouer. son rôle dans la comédie pompeuse, de l’autre côté de la rue… Hésiter, discuter, elle n’y pensait même pas. Mais alors, pourquoi être si troublée ?

Elle demeurait là, oubliant l’expérience en cours. Elle se souvenait de la leçon sur le thermium et de l’auditeur à barbe rousse dont elle s’était si peu souciée, dès qu’elle l’avait su le souverain. Alors elle cherchait à ressusciter en sa mémoire la petite archiduchesse. Ah ! oui, elle revoyait tout à coup la longue main aux phalanges osseuses, le grand front bombé, les yeux très caves, très bleus, très doux et très ardents. Et elle se rappelait comme la jeune fille s’était écriée en recevant dans le creux de sa main le petit grain de thermium :

« Il me semble que cela me brûle. »

Ainsi c’était ce jour-là que Clara avait gagné l’estime de Wolfran. « Quel honneur ! » pensait-elle, avec son ironie cruelle d’unioniste. Pendant une heure, à quelques mètres d’elle, on l’avait épiée, étudiée, dévisagée, on avait sondé son cerveau et son âme, et l’homme qui lui avait fait subir cet examen clandestin était l’incarnation de tout ce qu’elle détestait, c’était la clef de voûte de toute l’organisation économique à détruire. Elle lui avait plu. Il allait jusqu’à solliciter sa présence au palais. Il lui confiait sa fille. Il fallait, pensait Clara, traiter bien légèrement les convictions d’une femme comme elle, ne pas la prendre au sérieux. Et c’était ce qui la blessait. Ne comptait-elle donc pas dans l’Union qu’on la redoutait si peu dans l’autre clan ? « La Science n’a pas d’opinion. » Le mot devait être de Wolfran. Il était juste.

Mais il ne s’agissait pas seulement dans l’occasion de professer près d’une jeune Altesse : il fallait vivre au palais, transiger avec tous les principes libertaires, fraterniser avec les courtisans, s’incliner devant le monarque. Or il y avait son bon maître mort dans l’abominable exil, il y avait son fiancé persécuté, il y avait le peuple avec ses privations et l’iniquité de son état social, il y avait le grand rêve d’une humanité fraternelle, égale et heureuse. Et toutes ses idées l’habitaient, tressaillaient en elle, l’empêchaient de pactiser avec l’artisan de tant de misère !

Tout à coup, elle se souvint que Kosor, trois jours plus tard, devait rentrer à Oldsburg. Cette pensée l’apaisa, comme si elle avait eu besoin d’un allié contre l’invite royale.

IV

Dans la glorieuse et sombre rue aux Juifs, après les splendeurs gothiques du palais et la majesté de l’Hôtel des Sciences, la ligne des façades devenait tortueuse ; les maisons se pressaient, étroites, quelquefois sordides. On y voyait des échoppes en contre-bas du trottoir et des vitrines à petits carreaux qu’éclairait le soir une lampe charbonneuse. Puis l’étal rose d’un boucher avec ses quartiers de viande enveloppés d’un suaire, ses bêtes éventrées et béantes, mettait une lumière vive dans la noire eau-forte de la rue. À droite de la boutique, un corridor humide s’enfonçait dans l’immeuble. Ce soir-là, en sortant de l’amphithéâtre, mademoiselle Hersberg se dirigea vers cette demeure, s’enfonça dans le passage, gagna un escalier obscur que deux misérables lampions peuplaient d’ombres et où la pointe de sa bottine devait chercher chaque marche. Arrivée au troisième palier, elle s’arrêta, sa main gantée palpa la muraille, devina une porte. Elle y frappa en disant à mi-voix :

— Ouvrez, c’est moi, Clara Hersberg.

Et brusquement la porte s’ouvrit. Kosor apparut. Derrière lui, une lampe à l’acétylène d’un insoutenable éclat découpait sa chétive silhouette. Il dit avec une sorte de religion :

— Oh ! c’est toi ! tu es venue si vite !

Et il saisit sa main, qu’il baisait à travers le gant. Mais elle, en souriant, se dégagea et chercha une place où s’asseoir dans le taudis. Une longue table posée sur deux tréteaux s’emplissait d’empeignes poussiéreuses, de souliers éculés, de pièces de cuir, et ce désordre s’aggravait encore d’un encombrement de cornues, de creusets, de piles. Des cendres blanches formaient un tas sur le bois même ; dans un ballon de verre, on voyait un résidu jaunâtre. Trois-chaises étaient pareillement surchargées de brochures, de journaux, de chaussures. Précipitamment, Kosor dégagea l’une d’elles, l’offrit à Clara. Dans sa jaquette de drap noir, avec le chapeau sobre et harmonieux qui empruntait à la femme son élégance, elle avait l’air d’une reine en visite chez un pauvre. Elle demanda très affectueusement :

— Eh ! bien, cher ami, es-tu content ? Tes expériences à Hansen ?…

Adossé contre la table, il ne répondit que par un geste qui indiquait la lassitude et le désespoir. Clara, qui le connaissait si verbeux quand il s’agissait d’une idée précieusement caressée, attendait qu’il parlât de sa genèse de l’or. Mais il gardait un absolu silence. On n’entendait que le ronflement sourd de la lampe, — un appareil compliqué qu’il avait passé des mois à construire lui-même, alors que pour deux marks, au bazar, il aurait eu un système d’éclairage plus commode. — Soudain, en levant les yeux sur le pâle visage situé à contre-jour, Clara y vit briller deux larmes qui roulaient dans la petite barbe noire ; les prunelles demeuraient fixes et vagues, la bouche exprimait une douleur infinie.

— Oh ! Ismaël, s’écria-t-elle, qu’as-tu ? Qu’est-il arrivé ?

Elle fit un pas vers lui. Mais lui retenant ses pleurs et tragique :

— Rien, rien ne s’est produit. Toute l’école était là, à m’épier. Ils m’ont bafoué !

Le mot se changea en un sanglot rauque, et l’homme s’abattit la face sur sa table. Clara voyait son maigre corps que l’idée comme un cancer rongeait, tout secoué de spasmes. Alors elle comprit l’indicible échec, l’effondrement, l’anéantissement de l’être qui avait rêvé la plus formidable action humaine, la transformation du monde économique, qui en croyait tenir tous les fils et qui devait, en fin de tout, convenir de son impuissance, comme les autres. Il pleurait son rêve ; il avait escompté l’instauration du bonheur et de la douceur universelle, et c’était son cœur embrasé qui saignait.

Clara, blême de pitié, laissait aussi couler ses larmes. Bientôt il se redressa, aiguillonné par un ressaut de son désir d’inventeur :

— Et pourtant je l’avais vu, l’or, impalpable, luisant au fond du creuset ; il avait adhéré à mes doigts. Il avait rayonné parmi le cristal du chlorure. Est-ce que le phénomène n’aurait pas dû se reproduire mathématiquement, chaque fois que je répétais l’expérience ? Qui sait si, un jour plus tard, l’or ne serait pas apparu ? que dis-je un jour, une heure, peut-être une minute ! connaît-on les forces que l’on dirige quand on tient les fils du courant ? Oui, qui dira jamais si je n’ai pas brisé mes piles à la veille du triomphe ! La molécule d’or était peut-être en formation, prête à naître — et eux, ils me mesuraient le temps, ces scoliastes ; ils me répétaient : « Encore huit jours… encore trois… encore un, et il faudra y renoncer… ». On me traitait en pauvre homme à mesure que le terme approchait. Alors, oui, Clara, je te l’avoue, j’ai connu la fureur de la destruction, j’ai tout brisé et maintenant on me croit fou !

Elle lui caressait le front, maternellement.

— Pauvre ami ! répétait-elle, pauvre ami !

— Pourquoi lutter toujours si je dois échouer toujours ? J’ai soif du bonheur des hommes, je m’use à construire la cité heureuse ; quand un plan demeure sans succès, j’en conçois un autre, et quand je les offre, l’humanité les repousse. Je souffre, Clara !

Elle murmurait à son oreille :

— Courage les frères souffrent encore plus que toi. La misère empoisonne jusqu’à leur amour. Les petits enfants ont faim et froid. La tuberculose décime les adolescents. L’homme ne connaît aucun des charmes de la vie. Les vieillards sont comparables à des bêtes usées qu’on est impatient de voir mourir. Il y a des gens gorgés de luxe et des millions d’autres que leur affreux labeur ne nourrit même pas. Tu seras l’artisan de l’égalité et de la justice.

Il reprenait :

— Je n’ai plus de courage, je n’ai plus que ton amour, je ne t’ai jamais tant aimée. L’humanité est lointaine, elle est anonyme : Mes frères ? Je leur suis inconnu. Tandis que toi, tu es là ; je sens tes mains dans les miennes. Clara, je t’ai tenue naissante dans mes bras. Tu m’as émerveillé avant même de me connaître. Toute ta jeune vie avec ses phases les plus exquises m’est présente en même temps. Ton développement a charmé mon adolescence. Je t’aime à tous les âges, car je t’ai toujours admirée. Je revois tes bras nus délicats et potelés, je te vois petite fille aux boucles brunes plus mystérieuse encore qu’à présent. Je te vois à quinze ans, et le pli de ta bouche et l’ombre de tes cils, à l’époque où je m’exténuais à surprendre ta pensée. Je te revois à mon retour d’exil. Oh ! que tu étais belle avec ta sombre et grave coiffure, ces voiles de tes cheveux entr’ouverts au-dessus de ton regard. L’humanité, qu’elle périsse de misère ! Il n’y a que toi, tu entends ? Tu m’as juré d’être ma femme, reste, aujourd’hui, l’heure est venue.

— Pas encore, dit-elle presque rude en s’arrachant de ses bras, comme si une épouvante lui venait d’avoir donné sa parole. Pas encore. La cause a besoin de toi, je n’ai pas le droit de te prendre.

Il la considéra une minute en silence, puis, redevenu ombrageux :

— Oh ! pardon, fit-il, je ne suis qu’un pauvre hère, j’oubliais… Qu’ai-je à t’offrir, moi, en dehors de mon adoration ? Ta science t’a comblée d’honneurs. La mienne ne m’a même pas donné de pain.

— Tu fus mon maître pourtant, dit Clara avec bonté, et tu es un grand génie, plein de divinations et de lumière.

— Ah ! prononça-t-il, désespéré, je ne suis rien, puisque je n’ai pas su me faire aimer de toi. Alors elle se récria tendrement. Mais si, elle l’aimait. N’était-il pas son affection unique, n’emplissait-il pas tout son cœur ? Voyait-elle dans l’avenir une autre perspective que celle de leur union ? Ne vivait-elle pas pour lui ? Mais elle était plus sage, elle avait la vue nette du devoir. Quel rôle aurait-elle joué en consentant à servir d’obstacle à sa mission ? Il l’en aurait maudite un jour peut-être.

Et elle trompait ainsi la passion de Kosor en le berçant par sa parole, en le berçant rien qu’au son de sa voix apaisante et unie.

— Il est d’autres moyens d’entamer l’apathie sociale qu’une révolution monétaire. Il y a l’influence, il y a la conquête du pouvoir. Rien n’est perdu. Courage, lève-toi, la tâche est belle. Les camarades sont loyaux et t’aideront. Que penserait de toi le vieil Heinsius, ou bien le brave et rude Goethlied de te voir lâche, désertant pour une femme ? Le comité, en ton absence, a dû préparer la grève. Tu n’as seulement pas repris contact avec les frères depuis ton retour. Écoute, voici l’heure de la sortie des filatures. Viens avec moi, viens te baigner dans le peuple, viens voir la misère.

Il s’abandonnait à elle, il se leva sans mot dire et la suivit. Ensemble ils descendirent l’escalier infect et se trouvèrent dans la rue. Elle l’emmena vers le faubourg.

La lune se levait et la ville s’éclairait d’une lueur douce. Ils traversèrent la place d’Arines qui s’étendait devant la façade du palais. Une architecture de broderie divisée en trois bâtiments enclosait la cour intérieure. Deux escaliers aux rampes de pierre ciselée y descendaient à droite et à gauche, le premier venant de la chapelle royale, l’autre de la salle du trône. Une tourelle hexagonale aux fenêtres en ogives flanquait le bâtiment central. Une grille monumentale à volutes de fer forgé fermait la cour. La place était bleuâtre et déserte. La statue du roi Conrad se dressait au centre. À l’extrémité de la rue du Beffroi apparaissait la pâle cathédrale de Saint-Wolfran, dont les tours inégales, l’une effilée et l’autre trapue, blanchissaient et s’ouataient au clair de lune, tandis que la flèche d’un noir cru pointait vers un ciel gris perle.

Ismaël et Clara s’engagèrent dans l’avenue de la Reine qui descendait vers les quais. De lourds monuments la bordaient, dont on voyait les fenêtres étinceler derrière la ramure dépouillée des files de platanes. C’étaient les ministères, leurs bureaux, leurs salons, leurs archives. Ces bâtiments massifs, la vie intense qu’on y devinait les impressionnèrent, comme l’eussent fait des forteresses imprenables. La vie, d’ailleurs, on la sentait partout dans la ville, hâtive, empressée, haletante en cette fin de jour. Les camions chargés de coton filé roulaient vers les magasins excentriques, d’autres amenaient aux gares de gigantesques rouleaux qui étaient des pièces de toile neuves tissées. Sous terre, un grondement périodique annonçait le passage des trains de Hansen emportant des marchandises vers le grand port lithuanien. Des camelots arrivaient au pas de course, criant les journaux du soir avec les dépêches commerciales. Une foule assiégeait les bureaux de poste et les fils aériens, transmetteurs de l’activité industrielle, suspendaient au-dessus de la cité le vol entrecroisé des phrases, des ordres, des commandes, des offres, des tarifs et des cours. À mesure qu’on approchait du port de commerce, les sifflets des remorqueurs en partance se faisaient entendre ; ils s’en allaient lentement, traînant au fil de l’eau les lourds chalands où s’arrimaient jusqu’au bord les fûts de sapins de Lithuanie. Du pont on les voyait à peine à la lueur jaune et dansante que leurs falots laissaient tomber sur les vagues du fleuve. Au faubourg, la fièvre s’accroissait encore ; des panaches de fumée se gonflaient et se boursouflaient aux faîtes des cheminées d’usine dont la futaie hérissait ce quartier de la ville ; les filatures se succédaient au long des rues rigides, et dans toutes c’était comme un regain de fureur au travail. Par les grandes baies on apercevait au plafond des ateliers la fuite vertigineuse des courroies de transmission : les claviers du métier se déplaçaient, pareils à des mâchoires géantes broyant leur proie ; et l’on entendait du dehors l’essoufflement du monstre de fonte, la bête haletante de la machine pressée, harcelée, donnant un dernier effort, dont tout le sous-sol trépidait. Pendant que la bâtisse vomissait à la rue des ruisseaux d’eau fumante, traînées sanglantes de la fuchsine, ou rinçure laiteuse et chlorée des pièces de cotonnades, les carreaux souillés des fenêtres s’emplissaient d’une buée tiède, et, tout frémissants dans leur châssis, on les aurait dits baignés d’une sueur d’angoisse.

Ismaël et Clara ne se disaient rien. Ils venaient de sentir ensemble la formidable activité sociale, cet engrenage aux mille rouages divers où chaque unité humaine représentait une fraction infime, mais nécessaire, du mouvement général. Depuis l’enfant chargé à l’usine de verser de minute en minute une goutte d’huile à l’aisselle d’un clavier, jusqu’au monarque présidant la Chambre-Haute parmi les cariatides d’or de la salle du trône, tout l’organisme fonctionnait frénétiquement, dans une cohésion, une harmonie simulant à merveille la perfection. Et la formule de cette organisation avait beau être à base d’inégalité, le roulement de l’engrenage était si colossal, la vitesse acquise si folle, et la force du tout si redoutable, que les deux révolutionnaires éprouvaient intimement leur impuissance. Façonner un autre monde, d’après une autre synthèse ?… Quel géant réussirait cette gageure ?

Soudain partit dans l’air nocturne le sifflet déchirant d’une sirène, puis deux, puis trois, puis plusieurs ensemble, discordants, à contretemps, dans un chœur affreux d’animaux en furie. En même temps la porte d’une des ruches s’ouvrit, et les laborieuses abeilles en sortirent. C’étaient des femmes en sarraux bleus que de minuscules houppettes de coton répandues sur leur cou, sur leurs manches, sur leurs pâles cheveux de Lithuaniennes, avaient poudrées. Beaucoup retenaient cette neige légère de coton jusque dans leurs cils au travers desquels brillaient des yeux étranges. Elles sortaient par grappes d’amies, lâchant de gros mots par plaisir, s’injuriant, se plaignant, toutes amères, toutes assombries d’une tristesse bruyante, débordante, tumultueuse. Elles portaient à la main la petite gamelle d’émail qui avait contenu la soupe du matin, car on déjeunait à l’usine. Elles frissonnaient au vent d’hiver, déjà rude ; maigres, mal vêtues, elles se hâtaient vers la crèche où les attendait la progéniture en bas âge, tandis qu’une marmaille plus âgée battait le ruisseau dans des ruelles infectes. Enfin le pas lourd des hommes retentit. Les blêmes artisans, tous alcooliques, étiolés dans l’air chaud des ateliers, se mêlèrent aux femmes. Ils se taisaient, trompant le froid de leurs membres en s’entourant le col d’épais cache-nez de laine.

La rue s’emplit. Un murmure sourd, un bourdonnement s’y enflait lentement. D’autres usines dégorgeant d’autres centaines d’ouvriers, la masse plus compacte s’allongea encore. C’était une cohue épaisse s’encombrant elle-même, se refoulant. Les hommes envahissaient les débits, les femmes couraient aux charcutiers, aux herbières qu’on assiégeait. Il y eut des disputes pour un crédit qu’une marchande refusait. Une odeur forte d’humanité flottait, que couvraient l’odeur de la fonte et celle de la sueur mêlées, issues des ouvriers de la machine. Puis insensiblement le troupeau se dilua, les ménagères emportant leur gamelle fumante, pleine d’un brouet ou d’une herbe cuite, couraient maintenant au logis, récoltant en cours de route des grappes de petits enfants loqueteux qui pleuraient de sommeil. Les maisons se repeuplaient. On voyait les fenêtres s’y allumer une à une. C’était l’heure du repas du soir qu’on prenait insuffisant, mal préparé ou avarié dans des chambres glaciales, parmi le désordre des lits et des eaux sales abandonnés en hâte le matin pour courir à l’usine. C’était l’heure où l’on s’efforçait de composer tant bien que mal une famille ; mais à peine si l’on se connaissait, on était un assemblage d’êtres animalement mêlés, jamais unis. Le foyer sans douceur répugnait à l’homme ; la loi d’airain qui condamne la femme au travail extérieur faisait de la maison quatre murs d’abri dont était banni tout charme. Les enfants, nés souffreteux après une gestation épuisante, grandissaient dans la rue, ignorant presque le visage de leur mère. Et dans ces rencontres de hasard, tous mécontents les uns des autres, on exhalait en plaintes ou en injures le fiel dont on était saturé. Souvent l’homme hésitant à rentrer demeurait à boire avec d’autres.

— Tu vois, disait seulement Clara, tu vois, Ismaël… L’humanité le reprenait comme une maîtresse qui n’a qu’à se montrer pour que l’on tombe à ses pieds. Sa flamme renaissait, son rêve l’envahissait de nouveau. Ah ! refaire la société cruelle, verser l’abondance de la vie à cette malheureuse plèbe, dignifier ces bêtes humaines, niveler les monstrueuses inégalités mères de tant d’abjection, ôter aux repus pour combler les affamés !

— Tu vois comme il faut les aimer, avoir pitié d’eux : toi qui parlais tout à l’heure de les abandonner.

Comme Clara disait cela, dans la rue sur le trottoir dégagé, ils virent passer une vieille tisseuse dont les rhumatismes retardaient la marche ; elle paraissait cent ans ; des mèches jaunes retombaient sur son visage, chaque pas lui coûtait un soupir douloureux. Ce devait être une ancienne ourdisseuse dont on utilisait encore à l’usine les suprêmes forces pour quelque enfantine besogne. Elle rentrait seule, emportant en son taudis quelques déchets de nourriture au fond de sa gamelle et si mûre pour la mort elle devait encore lutter pour vivre puisqu’on sentait dans son misérable corps tout l’effort d’une journée de travail. Cette vieille femme condamnée à un sort si dur synthétisait toute la misère de sa caste. Ismaël et Clara la considérèrent jusqu’à ce qu’elle eût disparu dans les ténèbres ; quand ils s’entreregardèrent, tous deux pleuraient.

— L’œuvre est grande, soupira Kosor, ce n’est pas trop de donner toute sa vie pour elle.

Pendant longtemps encore, ils errèrent dans le faubourg, arpentant les rues, écoutant ce qui leur semblait être le colossal soupir de la fatigue humaine. À la fin, Clara le sentant maître de lui, lui conta, comme ils s’en revenaient vers la ville, la visite de l’émissaire royal, et la proposition de Wolfran. À vrai dire, depuis trois jours, l’épisode avait dans son imagination perdu la vivacité première. C’était devenu un souvenir sans importance et qui se classait déjà parmi les choses à oublier. Il y avait eu là pour elle, au premier moment, le trouble de la surprise. Mais l’étonnement s’était émoussé ; on disait le roi plein de fantaisies inattendues ; elle avait fait les frais d’un de ces caprices royaux. Elle ne pouvait, attribuant si peu de grandeur à la personne du prince, en attacher à sa distinction. Très simplement elle répétait les paroles du courtisan, et le refus qu’elle entendait opposer au désir de Wolfran lui semblait si naturel et nécessaire, qu’elle oubliait même de l’exprimer. Tous deux, à ce moment, franchissaient le pont. Oldsburg, baignée de la lumière lunaire, s’offrait à eux, étagée dans sa pente douce jusqu’aux jardins de la ville haute. Les toits s’argentaient. L’avenue de la Reine s’éployait majestueusement. Au bout, le palais féerique régnait dans une vapeur verdâtre qui le rendait presque irréel. Puis, alentour les églises lançaient leurs clochetons et leur tour, et la métropole, Saint-Wolfran, sa flèche noire et géante. Soudain, Kosor s’arrêta net, il toucha le bras de son amie, ses pupilles s’élargissaient, ses yeux se dilataient sous l’effet de quelque vision intérieure.

— Clara, dit-il sourdement, Clara, il faut aller au palais.

Elle fut interdite à son tour, et son sourire laissa entendre qu’elle croyait à une ironie.

— Si j’ai encore quelque ascendant sur toi, écoute-moi, Clara, accepte ce poste. Tu iras au palais, je te le demande, je le veux.

— Mais pourquoi, reprit-elle, enfin doutant vraiment encore qu’il fût sérieux, pourquoi ce mensonge à toute ma conduite passée, cette vie de dame d’honneur au milieu de la domesticité chamarrée, dans un milieu que je méprise ? Quelle sorte de personnage jouerai-je là ? Je hais le roi.

Kosor la dévisagea tendrement.

— Pauvre amie, je crois bien que tu ne hais personne, tu as le cœur le plus doux, le plus conciliant, et ta grandeur est telle que, même dans ce milieu, tu continueras ta vie simple et belle de femme de science. Oui, oui, va au palais. Je sens proche l’heure de l’action. Ma destinée s’illumine et se précise. Tu m’as conduit au faubourg au milieu de la formidable activité sociale ; c’est la destinée qui t’a dit de me mener là, à ce moment donné. J’ai conçu d’une façon très spéciale en même temps l’énormité de l’œuvre et son urgence. Oui, s’attaquer à la société cela paraît impossible ; cependant il le faut. Seulement, avec nos idées que nous opposons à la terrible machine sociale, nous ressemblons un peu sottement à des enfants qui souffleraient sur une locomotive lancée à toute vitesse, pour l’arrêter. Voilà ce que nous avons fait jusqu’ici. Désormais c’est l’action qui s’impose. Il s’agit de se ruer aux chaudières en pleine course et de renverser la vapeur. Celui qui aura fait cela aiguillera ensuite à son gré la marche. Le moment est arrivé, je le vois, je le sens avec une lucidité excessive. Le sang coulera peut-être. Rien ne doit nous arrêter. Pour un temps encore je renonce à toi, Clara, ma lumière. Si j’ai le droit de renoncer au bonheur et d’offrir ma triste vie pour les frères, je n’ai pas celui d’exposer la tienne. Ce qui va se passer, je l’ignore, mais j’affirme que ce sera terrible et sanglant, et que beaucoup lutteront qui ne verront pas le triomphe. Sois au moins en sécurité, et que la torture de te savoir menacée n’entrave point la liberté de mes coups.

— Comment, reprocha-t-elle, doucement mais indignée, tu m’écartes comme un obstacle aux heures de péril ? Tu voudrais qu’à l’heure du danger je fuie !

— Il y a autre chose, dit Ismaël. Au palais tu serviras mieux l’Union qu’en pleine agitation du faubourg, tu seras pour nous l’intelligence dans la place. Songe à tout ce qui se passe derrière ces murailles et que nous ignorons !

— Je n’irai pas là cependant pour tenir un rôle infâme de duplicité, dit-elle vivement. Kosor n’en était pas à ces scrupules près. Il exécrait la royauté, maladivement, avec frénésie ; contre elle, toute arme lui était bonne ; cependant il connaissait l’âme timorée de la savante : il comprit.

— Sans trahir, tu peux nous éclairer. Et puis quelle influence tu peux exercer ! N’est-ce point là ce qui plairait à ta douceur combattre nos ennemis par le moyen tout spirituel des arguments ? Nous autres, nous clamons la vérité au vent de Lithuanie qui l’emporte toi, qui mangeras le pain du tyran, tu pourras, avec ta suavité, ta persuasion, la lui démontrer face à face.

Ils avaient remonté en devisant l’avenue de la Reine et gagné la place d’Armes. Derrière les ferronneries géantes, la cour d’honneur du palais dormait déserte. Les fenêtres de la Renaissance, où de fines nervures de pierre divisaient les vitraux plombés, montraient çà et là les points de feu d’un lustre. Un monde s’agitait derrière ces façades et, au centre de ce monde, une volonté agissait, une seule, qui pouvait, à son gré, la félicité ou le malheur d’une nation. Pas un bruit ne s’entendait. Pas une ombre n’apparaissait. On eût dit le château enchanté des légendes. Cependant treize cents personnes le peuplaient et un homme unique était leur raison d’être. Cet homme était en dernière analyse la personnification du pays. Tous les fils de l’activité nationale, il les tenait dans sa main. Le mystère du roi se mêlait à celui de cet édifice de rêve. Clara s’était arrêtée sur la place, et ses yeux fixés à la glorieuse façade ne s’en détachaient pas.

— C’est vrai, dit-elle enfin, un seul être pourrait, sans qu’il fût besoin de convulsions sociales, ni de terreurs révolutionnaires, établir le fonctionnement de la collectivité fraternelle. C’est lui, car il est l’État. Les transformations économiques réclamées par l’équité s’accommoderaient de n’importe quelle forme gouvernementale. Pourquoi celui qui possède déjà l’outil du pouvoir ne serait-il pas l’architecte de la cité future ?

Kosor n’y croyait pas. Il méprisait Wolfran, et ce n’était pas transformer savamment l’État qu’il souhaitait, mais le jeter par terre pour y substituer la souveraineté démocratique. Cependant tel était son secret désir de voir en sûreté la femme qu’il aimait qu’il parut donner dans cette utopie. L’effervescence des grands meneurs l’enfiévrait de nouveau. Puisqu’il fallait renoncer à métamorphoser la société par la destruction du système monétaire, on recourrait aux brutales secousses ; un plan nouveau fulgurait déjà en traits de feu dans son cerveau. Mais tout ce qu’il concevait de tragique, il voulait l’épargner à Clara. Il entendait qu’elle fût à l’abri. D’ailleurs c’était placer à point et en haut lieu une patronne puissante pour l’Union. Il le lui dit :

— Tu protégeras les frères, Clara. Qui sait, tu seras peut-être celle qui aura le plus contribué à l’œuvre.

Indécise, plus troublée encore qu’après la visite du vieux courtisan, mademoiselle Hersberg considérait toujours les magnificences du logis royal. Et, soudain, le palais hallucinant qui la prenait par une force étrange lui apparut comme un refuge de paix et de travail. « Vous y auriez, avait déclaré le comte Thaven, un laboratoire à votre commodité, aménagé d’après vos ordres. » Une sorte de faiblesse lui venait qui sollicitait un asile. Elle se voyait à l’abri d’Ismaël, pour un temps…

— Ah ! je ne sais que faire, dit-elle à la fin. Puis-je oublier que ce gouvernement a persécuté jusqu’à la mort notre pauvre grand maître, puis-je oublier cette mort tragique ?

— Il s’agit bien d’oublier ! s’écria le meneur impérieux, non, non, souviens-toi toujours, au contraire, et ne va point pour pactiser, mais pour vaincre.

DEUXIÈME PARTIE

I

Une voiture de louage s’arrêta, rue aux Juifs, devant une des portes basses du palais. Clara Hersberg en descendit.

— C’est là ? demanda-t-elle au cocher avec étonnement, en désignant cette poterne au fronton de roses, pareil au portail latéral d’une chapelle gothique.

Elle s’était toujours vue, — depuis sa résolution d’accepter l’invite de Wolfran, gravir les nobles escaliers de la cour d’honneur. Il lui semblait qu’un peu de la pompe intérieure aurait prévenu et accompagné la Science qui s’introduisait en sa personne dans le logis royal. Mais comme elle se rendait d’abord chez le comte Thaven, on l’avait conduite tout simplement à l’aile du bâtiment qu’habitaient les grands officiers du palais.

— C’est là, répliqua le cocher.

Le marteau ciselé retomba sur l’ais de chêne sculpté : elle entra froide, raidie, un masque de dureté, de dédain, sur son beau visage altéré. La porte franchie, elle se trouva sous un porche de pierre dont les murailles dégradées par l’humidité retenaient encore de larges pans de fresques antiques. Les nuances avaient disparu, seules les couleurs crues demeuraient : pourpre des manteaux, indigo des robes de reine, or des couronnes. Et la fille adoptive du vieux Kosor se sentit toisée par ces hautaines figures mi-effacées qui la traitaient en intruse.

Un laquais se présenta. Elle demanda le comte Thaven. Alors ce fut, derrière l’homme à culotte courte qui la précédait, une course à travers le décor grandiose dont la magie la stupéfiait. D’abord deux escaliers de marbre blanc à la rampe de fer forgé dont les volutes emprisonnaient l’emblème de la royauté lithuanienne : le cygne héraldique au long col replié. On arrivait ainsi au second étage, celui de ces mansardes princières, cintrées comme des nefs de basiliques, et qu’embellissaient encore les lucarnes, ces petits ædicules ouvragés comme des reliquaires, posés sur la pente du toit d’ardoise, qu’ils hérissaient magnifiquement d’un jeu d’ogives entrecroisées et flamboyantes.

Là commença la fuite des salles traversées, entrevues dans la lueur grise d’un matin de décembre. Des chambres s’ouvraient, à droite, sur une cour intérieure. À gauche, des fenêtres à vitraux plombés laissaient apercevoir l’Hôtel des Sciences. Clara regrettait d’être venue. Elle se rappelait son bon maître, ce qu’il avait enduré du pouvoir, ce qu’il lui avait rendu de haine. Toute son éducation libertaire se retrouvait intacte. Comment, docile aux suggestions d’Ismaël, avait-elle accepté ce parti ? Elle aurait voulu reculer, mais il était trop tard, le palais l’aspirait, la buvait !

— Si madame veut s’asseoir, dit le laquais.

Elle était dans le cabinet du comte Thaven. Bientôt le chef de la maison civile entra. La paupière lourde et fripée, la moustache blanche tombante, le torse bombé dans le veston matinal, il s’inclina, maussade et courtois à la fois, devant la jeune femme. La silhouette puissante s’enlevait entre la mappemonde bleuâtre posée sur son bureau, et la bibliothèque composée d’antiques manuscrits à dos de parchemin qu’il collectionnait activement. Clara, si simple et modeste lors de ses triomphes, trouva aujourd’hui cette introduction humiliante. On aurait dit l’embauchage d’une subalterne. Le vieux courtisan lui demanda tout net si elle voulait être conduite sur le champ à son appartement. Il s’informa même de ses bagages. Mais elle, raidie d’orgueil devant l’hostilité du milieu, déclara :

— J’aimerais voir mon élève auparavant, monsieur.

Il sourit.

— Son Altesse vous fera demander, mademoiselle.

Il dut percevoir le soubresaut que Clara ne put réprimer, car il ajouta :

— Soyez sûre que Son Altesse a grande hâte de vous connaître et que vous lui serez présentée au plus tôt.

Le cœur de Clara battait très fort. Elle faisait appel à tout son calme pour rester sereine ; elle dit encore :

— Et le roi, pourrais-je causer avec le roi ?

Une transformation indéfinissable changea les traits du vieil homme à cette question ; quelque chose de farouche, de sacré et d’hermétique lui donna la physionomie d’un prêtre à qui l’on vient de parler trop légèrement de son dieu. Il n’était plus ironique, ni indulgent, ni hostile, il était de marbre, et prononça :

— Non, mademoiselle, non. Sa Majesté ne reçoit personne actuellement. Inutile de demander une audience. Plus tard, peut-être…

C’étaient des mots très ordinaires, et cependant plus que la magnificence de cette cité royale, plus que la gloire ambiante, ils impressionnèrent la savante. Treize cents, ils étaient treize cents à graviter autour de cette figure mystérieuse, à briller de ce soleil, et tous marqués de cette religion qui inspirait à ce vieillard comme une épouvante à parler du jeune souverain dont il eût pu être le père ! Était-ce ridicule, était-ce grandiose ? À coup sûr c’était en disproportion avec le pauvre homme, mortel, caduc et secrètement débile, qui commandait à la Lithuanie.

— Mademoiselle, je suis à vos ordres, fit le vieux courtisan, impérieux et impatient.

Elle se laissa conduire encore.

Elle revit les vestibules à colonnettes et les salons, puis on passa dans une autre aile où logeaient les dames d’honneur. C’étaient, dans les corridors étroits, un va-et-vient de chambrières emportant sur des plateaux les porcelaines souillées des reliefs du premier déjeuner pris au lit, l’agitation du ménage matinal tout le va-et-vient qui précède dans un grand hôtel cosmopolite le décorum du plein jour. Une jeune femme, tout en frisons blonds, sortit d’une chambre, en chemisette de soie brodée couverte de diamants. Elle serra la main du comte au passage.

— Bonjour, comte, ça va ?

Si affairée qu’elle fût, le vieillard la retint, et présenta :

— Madame Czerbich, lectrice de Sa Majesté ; mademoiselle Hersberg, de l’Académie d’Oldsburg, professeur de chimie de Son Altesse.

Les deux femmes se dévisagèrent ; l’une plus curieuse encore que l’autre : c’était la petite Autrichienne. Elle grillait de demeurer, mais il était évident que son service l’appelait. Elle dit gentiment, en reprenant sa course :

— On se reverra au déjeuner.

— Nous voici arrivés, prononça le comte, en frappant à une porte qu’ouvrit aussitôt une jeune servante. Votre appartement sera petit, mademoiselle, mais il communiquera directement avec le laboratoire sis dans la tourelle, et c’est pourquoi nous en avons déplacé madame Czerbich pour vous l’offrir. Cette fille vous servira en compagnie d’une autre camériste et d’un valet de chambre. Voici votre cabinet, et voici le téléphone ; si vous avez la moindre réclamation à présenter, appelez-moi ou l’un de mes secrétaires, et il y sera fait droit immédiatement. Vous êtes désormais ici chez vous, et Son Altesse désire que vous y soyez le mieux possible. J’ai tenu à vous introduire moi-même en gage de l’estime où Leurs Majestés vous tiennent. Bonjour, mademoiselle. Enfin, elle se retrouvait seule, et il lui sembla être en prison. D’instinct elle marcha vers la fenêtre qui s’ouvrait entre une table de travail et un canapé gothique tout de bois sculpté, dont le siège était un coffre. La fenêtre — l’une de ces lucarnes gothiques dont le toit était hérissé — donnait vue sur la cour d’honneur et on dominait de là toute la place d’Armes, ainsi que la pente de la fuyante allée de la Reine, qui continuait le pont. Cette longue perspective plut à Clara ; elle rentra dans l’appartement, visita sa chambre, toute tendue d’un vieux damas vert-pomme usagé, flétri et charmant. Mais elle n’aima ni le baldaquin, ni les courtines, ni le tapis épais, ni la mollesse des sièges, ni le flottant, l’indécision des murailles en tapisserie, ni le gracieux du meuble, ni cette tendre nuance, éteinte et voluptueuse. Elle aurait voulu la nudité de la pierre sculptée, la gravité de chaises en bois blanc rangées autour d’une table brute. Austère, rude à elle-même, elle méprisait le luxe et jusqu’à l’élégance de la vie usuelle comme une offense aux misérables. Elle laissait la nuit, en plein hiver, sa fenêtre ouverte au vent du nord, et se plaisait. par macération, à recevoir jusque sur son lit les flocons de cette neige lithuanienne si fine et si glaciale. Et quand elle entra dans le cabinet de toilette, meublé de tous les appareils d’une hydrothérapie raffinée, elle se rappela sa petite maison blanche des hauts quartiers où elle devait casser la glace dans les brocs, chaque matin des jours de grand froid, pour l’ablution du réveil.

Le petit salon la séduisit encore moins avec ses meubles français du xviiie siècle, ses tentures de perse à fond blanc, les médaillons dorés des fauteuils, le tapis gris-perle, la pendule ornée d’amours en Saxe. Là-bas, elle s’en était toujours tenue au parloir du vieux Kosor : la grande salle du rez-de-chaussée carrelée, sans feu, meublée d’une énorme table et de douze chaises d’acajou. Des congrès s’y étaient tenus pour bouleverser la face du monde, tout enfant, elle y avait vu siéger, terribles et passionnés, les amis de l’éternel révolutionnaire. Il lui semblait que c’était encore le sanctuaire de la grande Idée. Mais ici quelle frivolité ! Et elle soupira en ouvrant encore une porte.

Cette fois elle se rasséréna. Une muraille à six pans, dont chacun se creusait d’une fenêtre en ogive, enclosait une grande pièce vide, dallée et froide, mais immense et lumineuse. C’était l’ancien atelier de Wolfran qui, enfant, y avait appris la menuiserie. Clara comprit que son laboratoire serait là et qu’elle y exercerait un empire que le souverain ne connaissait pas, certes, quand il régissait, souvent illusoirement, la nation. Sa vraie demeure serait ici. Un banc de bois y était resté sans avoir même ôté son chapeau ni ses gants, elle s’y assit et pensa…

Son âme était triste. Elle se sentait changer de vie. Un peu d’elle-même venait de mourir. Et ce sombre palais dont la mystérieuse lumière humaine, le roi, restait secrète, invisible, ne ressemblait plus qu’à une énorme administration, une vaste communauté. Ah ! le naïf Ismaël, qui avait cru que son influence de savante métamorphoserait ici l’engrenage social dès qu’elle aurait posé le doigt sur la cheville du mouvement initial le souverain. Le souverain ? Il paraissait n’exister que virtuellement ici. C’était un principe : on pouvait le haïr ; il se dérobait, se faisait intangible. Que serait-elle ici ? une institutrice, rien de plus. Et quel dépaysement ! Où était la brûlante atmosphère humanitaire respirée trente années ?

On frappa, la porte s’entr’ouvrit ; la jeune chambrière venait jusqu’ici la chercher.

— Madame de Bénouville demande mademoiselle.

— Qui est-ce ? interrogea Clara, lassée. La gouvernante de l’archiduchesse, expliqua tout bas cette jeune Oldsburgeoise futée. Apparemment elle vient chercher mademoiselle pour la conduire à Son Altesse. Mademoiselle peut avoir confiance ; c’est un bon cœur, une Française. Mademoiselle désire-t-elle changer de costume pour aller là-bas ?

— Non, merci, dit Clara. Je garde cette robe. Elle était en noir, comme toujours. Sa jaquette de drap, unie mais bien taillée, moulait son beau corps. Ce fut avec une hostilité sourde qu’elle se rendit au salon.

Une petite vieille dame, à large figure de cire sous une mantille noire à bavolet, fit trois révérences dans une jupe de soie raide. Ses beaux yeux bruns d’une jeunesse excessive luisaient sous d’épais bandeaux démodés et demeurés blonds. Ils n’étaient que bonté, douceur et indulgence. Elle dit :

— Ah ! mademoiselle Hersberg, chère mademoiselle Hersberg. soyez la bienvenue. Son Altesse veut vous voir. Elle vous demande depuis ce matin. Elle n’y tient plus. Daignez me suivre bien vite, bien vite, mademoiselle Hersberg.

Clara prononça âprement :

— Je suis aux ordres de… Son Altesse.

Et elle songeait tout en allant :

« C’est pour satisfaire aux caprices de cette enfant gâtée que je suis ici. Certes Ismaël n’avait point envisagé ainsi la chose. Cette poupée de parade, inutile et désœuvrée, pourrie par la flatterie, fantaisiste et vaniteuse, s’est voulu donner le genre de devenir intellectuelle et scientifique. Mon rôle ici tiendra de la domesticité. L’ignorance des princes est proverbiale. Cette petite me commandera de manipuler devant elle pour s’amuser de mes expériences. Et ce sera tout. Ah ! j’avais mieux à faire dans la vie ! »

Elle s’étonnait maintenant d’avoir pu fuir Ismaël. Une tendresse gonflait son cœur. Quel mauvais calcul de s’être refusée à ce pauvre ami pour tomber dans ce monde abhorré !

Elle allait sans rien voir. La petite vieille dame trottinait devant elle. On descendit un étage ; la soie de la robe raide criait sur les marches. On parcourut la galerie de tableaux, on traversa le vestibule de la chapelle et l’on parvint aux appartements royaux. Une porte laissée entrebâillée par une camériste et un petit salon apparut, tendu de damas jaune, plein d’une lumière jaune que répandait la fenêtre drapée de mousseline orange. Des jonquilles garnissaient une jardinière. La petite vieille dame mit un doigt sur sa bouche, avec respect, et prononça en se retournant :

— Le boudoir de la reine.

Ce fut ensuite la salle dite des Rois, où se trouvaient toutes les statues de la dynastie rangées comme en une basilique le long des murailles peintes à fresque. Le parquet ciré les reflétait :

— C’est ici, dit madame de Bénouville en soulevant une portière.

Une antichambre toute fleurie de roses thé, et l’on fut tout de suite dans ce que l’Altesse appelait son atelier. Elle y crayonnait quelquefois ; on n’y aurait pu peindre, tant les vitraux coloriés des deux larges fenêtres ménageaient, transformaient la lumière. On aurait dit plutôt l’ombre mystique d’une chapelle. La pièce, très spacieuse, était encombrée de meubles d’art ; des bouts d’étoffes antiques couvraient les sièges ; il y avait des statues, des bustes dont le blanc cru faisait tache, de vieux bahuts allemands, l’or d’une harpe, et ce fut seulement au bout d’une minute qu’au fond de la salle Clara vit une forme blanche s’agiter doucement entre les bras l’osier d’une chaise longue. Une main, sortant des flots de dentelle d’un peignoir, lui faisait des signes. La savante reconnut la main d’enfant maladive aux trop longues phalanges. Elle s’avança.

Son Altesse Royale Wanda, archiduchesse d’Oldsburg, héritière du trône de Lithuanie, était allongée, pâlie, émaciée et souffreteuse, au fond de ce lit de repos où l’on immobilisait son genou malade. Seul son buste délicat se mouvait un peu. Elle se redressa en disant :

Oh ! que je vous remercie d’être venue ! Que je suis heureuse ! Si vous saviez, si vous saviez…

Clara, raidie, impassible et défiante, repartit : C’est moi qui vous ai beaucoup de reconnaissance, mademoiselle.

Et derrière elle, la vieille gouvernante soufflait :

— Altesse… On dit : Altesse.

Mais l’archiduchesse ayant surpris ces suppliantes admonestations, sourit :

— Non, ma bonne Bénouville, je vous en prie, pas d’étiquette. Il n’y a ici qu’une Altesse, et ce n’est pas moi, qui me sens tellement ignorante près d’une femme comme mademoiselle Hersberg.

Mais Clara ne désarmait pas : elle demeurait grave et reprit :

Il faudra que Votre Altesse me soit très indulgente. Je ne suis qu’une roturière ; je n’ai aucune idée des usages de la cour. Je ne connais que les formules de ma chimie et point celles du cérémonial. J’ai vécu toujours librement…

Ses yeux de feu, quand elle parla de sa liberté, prirent une poignante expression elle revoyait en pensée le vieux prophète indomptable, la radicale indépendance de la vie menée jusqu’alors, et Kosor qui disait que c’est un crime d’obéir. La délicate princesse comprit-elle son sentiment ? Elle riposta, secouant la tête gaiement :

Je ne vous donnerai pas de leçon, mademoiselle, j’en prendrai, je suis déjà fière d’être votre disciple. Vous me procurez la première grande joie complète de ma vie ; je vous la conterai ma vie, si cela ne vous ennuie pas ; elle ne fut pas bien gaie. N’est-ce pas, ma bonne Bénouville ?

La vieille Française eut un profond soupir, elle ajouta :

— Son Altesse n’est pas d’une forte santé. Elle a connu plus la chaise longue que les carrosses de fête. Une simple jeune fille est plus heureuse souvent que l’enfant d’un grand souverain. Que de joies défendues ! Son Altesse n’en a guère goûté d’autres que celles de l’étude. Elle en a souvent abusé. C’est une femme moderne. Elle sait tout.

— Bénouville, vous devenez flatteuse. Qu’est-ce que mademoiselle Hersberg va penser de moi et de la cour ?…

Clara ne daigna pas répondre.

— J’ai eu de grands maîtres, reprit l’Altesse, étendue de nouveau, mais point des plus grands, puisque je ne vous avais pas encore eue.

— C’est Votre Altesse qui flatte maintenant, fit Clara avec un sourire forcé. Quand nos leçons commenceront-elles ?

La vieille Bénouville déclara :

— Voilà. Son Altesse, qui souffre d’une arthrite au genou, vient de subir une petite rechute de son mal ; oh ! ce ne sera rien : une légère tumeur sans gravité, mais les médecins exigent un repos absolu de tout le corps. D’ici une ou deux semaines, elle pourra se rendre au laboratoire de la tourelle ; en attendant, Son Altesse désirerait que les leçons aient lieu ici.

Clara répéta glaciale :

— Je suis aux ordres de Son Altesse.

Cette fois, l’archiduchesse ne protesta pas. Elle avait fermé les yeux. Ses paupières closes étaient deux globes délicats et transparents, frangés de cils pâles, sous ce front extraordinaire, bombé, renflé, d’un blanc de lait, au veinage violâtre. La chevelure de lin s’écrasait sur un coussin de soie rose. Le corps allongé dans ce peignoir blanc semblait svelte et démesuré, comme celui des vierges grecques. Une angoisse passa sur le visage de la vieille dame. Elle se pencha, ne put retenir une exclamation :

— Vous souffrez, mon enfant chérie ?

Wanda secoua la tête.

— Presque pas, mais si vous étiez gentille, chère amie Bénouville, vous iriez me chercher mon éther.

De son pas de souris, la vieille dame traversa l’atelier, s’empressant sur un simple mot de son idole ; Clara était demeurée seule près de la chaise longue. Il y eut un silence. Les yeux fermés toujours, l’archiduchesse prononça sourdement :

— Il ne faut pas me traiter en ennemie, mademoiselle Hersberg.

— Mais, Altesse…

Le profil sur le coussin ne bougea pas, mais le long de la joue frêle, Clara vit glisser une larme, et la jeune fille continuait.

— … On ne me trompe pas. J’ai beau être prisonnière depuis dix-sept ans derrière les murs de ce palais et souvent dans les rideaux de mon lit, j’ai beau mener une vie plus cloîtrée et plus recluse que la plus austère religieuse, je sens, je devine et je sais bien des choses. Je sais qui vous êtes, mademoiselle Hersberg : vous êtes contre nous. J’ai beaucoup étudié l’histoire du règne de mon grand-père et l’histoire du grand révolutionnaire que fut le docteur Kosor. Il voulait le bien du peuple, lui aussi. Il s’est sacrifié pour le peuple. Combien de manières il y a de s’immoler à cette cause-là… Si vous saviez… Mais vous nous croyez les ennemis des pauvres gens. Le roi s’opposait à ce que vous veniez. Il me disait toujours : « Il y a une barrière infranchissable entre cette femme et nous. » Cependant, c’était votre grand admirateur et je le suppliais. Je ne suis pas une enfant gâtée. Mon père n’écoute pas tous mes caprices. Seulement, lorsqu’il a de grandes choses à me refuser, il m’en concède de moins graves : un jour, c’était le cas. Nous sommes allés vous entendre au cours de chimie, oui, le roi et moi, incognito, nous étions à l’amphithéâtre, le soir de la leçon sur le thermium, et vous ne nous avez pas reconnus. Mais c’était si beau, vous avez été si naturelle, si émouvante, que le roi, lui aussi, s’est mis à partager ma sympathie. À vous voir, il semblait que la sérénité de la science vous baignât tout entière, qu’il n’y eût pas de place en vous pour la haine, et il vous a appelée. Un instinct secret m’avertissait que vous viendriez. En effet, vous êtes venue, mais de grâce ne voyez en moi qu’une élève docile, dévouée, admirative. Moi, je ne hais personne, oh ! personne.

Clara frémit et répondit, plus touchée qu’elle n’eût voulu l’avouer :

— Je suis ici une simple femme de science. La science est le terrain sacré où tous peuvent s’entendre.

— Donnez-moi votre main, dit Wanda.

Clara tendit sa main gantée qui fut pressée longuement, silencieusement, et elle entendit. l’ardente adolescente murmurer :

— Moi aussi j’aime mon peuple, mademoiselle Hersberg.

Mais Clara ne devait comprendre que plus tard le sens caché de cette phrase. L’amie Bénouville arrivait avec le flacon d’éther. La petite princesse de légende s’efforça de se redresser. D’un geste vif d’instinct, Clara remonta les coussins pour qu’elle pût se tenir assise. Les yeux tristes eurent un tendre sourire. La savante comprit qu’elle pouvait se retirer. De peur qu’elle ne s’égarât, on la fit escorter jusqu’à son appartement par la première camériste de Wanda.

II

Cette sensibilité d’enfant charmante devait contribuer encore au trouble qu’éprouva Clara pendant ces premières journées. Son dépaysement et son ennui se fussent soulagés dans une franche amertume : mais la jeune fille l’attendrissait, la désarmait. Alors elle essayait de séparer de l’idée royale cette frêle adolescente ; c’était impossible. Wanda régnerait un jour, si l’on parvenait à prolonger sa vie débile. Comment aimer cette future souveraine ? Mais comment ne pas subir son charme ? Ce furent des heures affreuses.

À part l’accueil si touchant de l’Altesse tout blessait Clara. La réserve de Wolfran V qui ne l’avait pas même mandée près de lui, celle de la reine qu’elle n’avait pas même aperçue, la retenue des dames d’honneur au repas pris en commun, et qui fit que la jeune femme demanda d’être servie le soir chez elle. L’hostilité dont l’accablait le palais était écrasante ; elle s’y complaisait, elle la savourait, rachetant ainsi l’espèce de compromission où Ismaël l’avait entraînée mais son âme n’était point faite pour l’animosité qui agitait à ce moment sa belle vie intérieure.

La première nuit, en s’endormant sous les falbalas décolorés des courtines princières, elle crut voir devant son lit la haute figure du vieux Kosor, son grand front d’ivoire, sa barbe d’argent, ses yeux bleus flétris et chargés de rêve. Il était triste, plein de reproche. Avait-elle oublié, semblait-il dire, les longues proscriptions dont il avait souffert, la guerre impitoyable que la royauté et lui s’étaient faite, les terribles représailles de Wenceslas, et la déportation finale avec la mort au pénitencier du Pacifique ? Elle, sa fille, dormait aujourd’hui magnifiquement sous le toit du souverain, elle mangeait le pain de sa table, elle pactisait avec la petite-fille du tyran et à quel moment ? À l’heure même où le roi sevrait douloureusement le peuple de pain et de charbon. Les lois de protection allaient commencer de faire sentir leurs effets : la misère s’installait au faubourg. Et, dans la tiédeur des calorifères, Clara pouvait-elle se désintéresser de ceux qui souffraient du froid, dans les logis sans feu, de l’autre côté de l’eau ?…

« Cher ami, écrivait-elle le lendemain à Ismaël, je connais ici toutes les angoisses de l’exil. Que suis-je venue faire dans ce palais ? Évangéliser Wolfran ? Quelle ironie ! À peine s’il paraît exister dans cette architecture féerique où tout un monde s’agite autour de lui, vit de sa majesté sans même voir son visage. Mon élève, néanmoins, est une jeune fille agréable, dépourvue de toute morgue, et dont la maladie car elle est plus atteinte encore qu’il ne l’est dit officiellement — a sans doute vaincu l’orgueil. Je déteste le peuple des dames d’honneur parmi qui je vis, non pas à cause du dédain dont elles m’ont foudroyée dès le premier repas, mais pour leur risible importance et leur nullité. Je crois que je les effraye. L’une d’elles a essayé de m’apprivoiser, c’est madame Czerbich, la lectrice de la reine. Je n’ai point compris grand’chose à ses allusions sur l’égalité. Je pencherais à croire qu’elle professe des idées avancées. Ce serait fort amusant. Elle est Autrichienne et paraît très évaporée. Il y a à table un grand luxe de toilettes. On achèterait des vaisseaux de charbon avec le prix des bijoux qu’elles portent sur leurs épaules, et nos pauvres tisseurs auraient de quoi réchauffer leurs petits. Où en est la grève, mon ami ? tu sais que je m’exonère un peu du remords en pensant que, si je jouis ici des prodigalités princières, j’y suis en somme une simple institutrice à gages, et que ces gages seront un petit appoint à la caisse de l’Union. Courage, Ismaël ! Je te conjure de n’être pas violent, mais actif. Je crois à la grève. J’en espère beaucoup. Ce sera la première tentative d’organisation prolétarienne en Lithuanie. Je le comprends aujourd’hui mieux que jamais ce n’est qu’au prix d’une évolution politique que nous aurons l’évolution sociale. Mais je crois que cette métamorphose bienfaisante de l’État peut s’accomplir sans convulsion. Organise des conférences, écris des brochures. Il nous faut augmenter dans l’Union le contingent intellectuel, nous faire des adeptes parmi les professeurs, les instituteurs ; tous ceux qui ont un moyen d’action morale. Il nous faut aussi posséder l’Armée si nous voulons éviter l’effusion du sang. Mon ami, certes, je souffre ici, mais il se peut que ce séjour me soit profitable. Mon point de vue s’élargit étrangement, ma foi libertaire s’échauffe et je n’ai jamais si bien compris combien tu m’es nécessaire, cher appui de mon cœur, sans qui je ne puis vivre. Je n’ai que toi au monde, mon ami, souviens-toi de cela. »

Ce fut comme Clara signait cette lettre qu’un billet de la reine lui fut remis, l’invitant au thé du soir.

— Mademoiselle a de la chance, lui dit sa petite camériste qui, très au courant des choses de la cour, devina l’invitation. Il y a des personnes à Oldsburg qui donneraient dix ans de leur vie pour être priées au thé de la reine et qui ne le seront jamais. Mademoiselle arrive et elle y va. C’est que la reine a une fière envie de plaire à mademoiselle. Et pour mademoiselle qui n’aime pas l’étiquette, ce sera bien agréable, car la réception se fait sans aucune cérémonie ; on est à peine quinze ou dix-huit ; souvent des personnes de la ville, des professeurs comme mademoiselle ou des artistes, quelquefois les dames des hauts dignitaires, celles qui trouvent Sa Majesté trop sans-gêne…

Clara se surprit à éprouver de cette invitation un plaisir extrême. Sa curiosité mal satisfaite depuis qu’elle était au palais allait donc se contenter ; elle verrait Wolfran, elle le jaugerait, elle le pénétrerait. N’était-ce point, pour la libertaire qu’elle était, une faveur exceptionnelle que de pouvoir asseoir ses opinions sur un examen aussi minutieux ? Quelle supériorité cette connaissance intime du souverain lui donnerait sur ses frères et quelle conception lucide elle prendrait de la révolution au sein même du principe politique à détruire !

À la nuit, l’archiduchesse la manda pour un choix de livres de science. Madame Bénouville lui dit :

— Vous allez connaître Sa Majesté, vous verrez comme elle est charmante. Chère mademoiselle Hersberg, vous serez subjuguée, subjuguée…

Clara sourit sans répondre. Et comme la vieille dame trottinait à la recherche des livres, la petite Altesse dit à la savante :

— Il faudra beaucoup aimer cette chère Bénouville. Elle est venue de France autrefois pour élever papa, elle l’a entouré de soins comme elle le fait pour moi-même aujourd’hui. Il dit que c’est le plus grand cœur de femme qu’il connaisse.

— Je l’ai déjà jugée, dit Clara, elle est bonne. Mais la vieille dame revenait, chargée de volumes classiques.

Nous commencerons par le plus élémentaire, dit Clara, celui-ci.

— Je l’ai lu, dit Wanda.

— Bon, c’est une excellente assise pour nos leçons : nous passerons au second.

— Je l’ai lu aussi.

— Parfait, dit Clara, surprise. Voici une chimie anglaise un peu abstraite. Lisez-vous. l’anglais, Altesse ?

— Mais oui, et j’ai aussi beaucoup étudié ce livre-là.

— Que suis-je venue faire ici ? dit alors gaiement l’académicienne. Madame de Bénouville a raison, Votre Altesse sait tout.

— Hé ! À quoi voulez-vous que j’aie passé ma jeunesse, murée comme je l’étais par les maladies et par… les circonstances ? Quand j’étais petite, je sortais souvent avec Bénouville, j’allais dans les magasins d’Oldsburg, dans les bazars : quelquefois, dans la rue, les gens me regardaient drôlement. Un jour, on m’a reconnue : je traversais un jardin public, plein d’enfants de mon âge, il y a eu un petit mouvement… de curiosité…, de sympathie…

— Je me rappelle l’incident, continua Clara charmée à son insu, on vous acclama, les fleurs du jardin furent arrachées, votre gentille Altesse en fut couverte. C’était joli comme une légende…

— C’est un beau souvenir pour moi, ait l’adolescente en fermant les yeux.

Clara la considéra une minute. La Lithuanie adorait poétiquement cette petite princesse de rêve qui figurait ses destinées. Qu’y avait-il donc de mystérieux dans cette jeune fille maladive pour qu’un peuple se troublât à son seul nom… Elle était débile, misérable, incapable de se tenir debout, elle ignorait sans doute le premier mot de la politique, mais se fût-elle couchée en travers du seuil royal, que la révolution justicière et frénétique, accourant hérissée de fusils et de piques pour anéantir le pouvoir du roi, se fût arrêtée hésitante, à sa vue. « Pourquoi se demandait Clara ? Qu’est-ce donc qu’une jeune reine ?… »

Wanda poursuivait :

— Depuis cette aventure, mes libres promenades ont pris fin. Ce qui est permis à la plus simple fille d’Oldsburg ne me l’est pas. Mon père est intervenu. Il a bien fait. D’abord, je pouvais rencontrer tout autre chose que la sympathie…, et puis, il y a une seconde raison…

— Laquelle ? interrogea Clara, sans songer.

L’archiduchesse sourit :

— Cette raison-là, vous ne la comprendriez pas, mademoiselle Hersberg… Elle relève de conceptions absolument… royalistes.

— Son Altesse s’est consolée dans l’étude, expliqua la vieille Bénouville avec de petits soupirs. L’étude est un bon dérivatif quand le cœur souffre ; mais il faudrait de la santé…

— Quelle erreur ! reprit l’Altesse. Je n’ai point le cerveau malade.

Elle avait dit cela avec une sorte d’orgueil. Et, une fois encore, Clara contempla ce front singulier de penseuse, ces yeux bleus étranges d’enfant précoce dont toute la vie intellectuelle avait été vécue au lit, entre les murs fermés d’un palais-prison, mais toutes fenêtres ouvertes sur l’univers de la pensée humaine.

III

Il était neuf heures, ce même soir, quand madame de Bénouville vint chercher Clara pour la conduire au thé de la Reine. Après avoir examiné la toilette de la savante, dont l’extrême simplicité lui suggéra encore quelques légers soupirs, elle lui demanda la permission de lui piquer, dans les cheveux, une toute petite aigrette de diamant, qu’elle ne portait jamais, expliqua-t-elle, et qui eût rehaussé sa tenue. Mais Clara refusa.

Pardonnez-moi, dit-elle affectueusement, en serrant les vieilles mains ridées, je ne veux pas de bijoux, jamais, en aucune circonstance. Ma conscience souffrirait Je veux protester… Il y a trop de misérables, voyez-vous, trop d’affamés.

— Je croyais que vous aviez un deuil de cœur, fit la Française romanesque et sentimentale.

— Je porte un deuil de cœur, en effet, dit Clara, celui de l’affreuse misère lithuanienne.

— Ah ! reprit la bonne Bénouville, les yeux mouillées, votre idée est bien émouvante, chère mademoiselle Hersberg, mais si le luxe était détruit, la misère ne s’accroîtrait-elle pas encore ?

Clara la jugea simple d’esprit et négligea de répondre. Elle était d’ailleurs un peu nerveuse à la pensée de se trouver en face de Wolfran et la préoccupation de tenir dignement son singulier rôle de commensale-ennemie, l’inquiétait. Ce qui était facile près de la charmante Altesse cessait de l’être près du souverain haï. Elle demeura silencieuse pendant le long trajet, évitant même de demander à sa vieille compagne si le roi serait là. Elle s’attendait à un éblouissement de dorures, de lumières, de chamarrures, de diamants, pensant que la réception aurait lieu dans le boudoir jaune. Elle fut bien étonnée quand madame de Bénouville l’introduisit dans une petite bibliothèque bourgeoise que meublait simplement une grande table ronde à tapis vert portant une mappemonde. Trois lampes à pétrole, deux sur la cheminée, où flambaient des bûches, et une sur la table, illuminaient agréablement les boiseries blanches. Il y avait là une dizaine de personnes, assises ou debout, causant par groupes, les femmes en petit décolleté, les hommes en smoking ; une femme, penchée vers l’âtre, tisonnait et, le dos tourné à la porte, prononçait, quand Clara entra, la phrase suivante :

— Le roi les enverra joliment promener…

Mademoiselle Hersberg, les yeux vacillants, cherchait la barbe rousse de Wolfran. Elle ne reconnut que les frisons blonds de madame Czerbich et l’air de vieux général du comte Thaven. Il y eut, parmi les personnes présentes et averties, une légère agitation de curiosité ; Clara était très belle, plus pâle que de coutume, les yeux dilatés, ses bandeaux noirs gonflés au-dessus des tempes, et austère, dans sa robe noire, comme l’idée même qu’elle incarnait. Un profond silence se fit. Trois femmes imposantes et guindées étaient assises devant l’embrasure d’une fenêtre. Une seconde, Clara hésita à discerner la reine ; mais madame de Bénouville la prévint et, la guidant vers celle qui tisonnait, prononça en tortillant les barbes de sa coiffure :

— J’amène à Votre Majesté notre grande chimiste nationale.

— Ah ! mademoiselle Hersberg, fit l’exubérante souveraine, en tendant les deux mains, je suis enchantée, ravie. Depuis hier, je n’ai pas trouvé une minute pour vous voir ; vous êtes tout à fait aimable d’être venue ce soir. Dans la journée, vraiment, c’est impossible de causer, on n’a pas le temps.

Et avec une ostentation de laisser-aller qui visait évidemment les trois personnes cérémonieuses rigidement assises devant la croisée, elle ajouta en riant :

— La maison est lourde, vous savez !

— Sa Majesté n’ajoute pas qu’elle est la première maîtresse de maison du royaume, lança étourdiment madame Czerbich.

Clara répondit, très déroutée :

— Moi, je suis heureuse de dire à la mère de mon élève la véritable admiration que j’ai conçue pour ce jeune esprit.

— N’est-ce pas que Wanda est exquise ? Ma foi, une archiduchesse n’est pas nécessairement une sotte !

— Oh ! qui pense cela ? protesta Clara.

La prime-sautière Gemma fit un geste vague et malicieux.

— Que sais-je…, nos adversaires, je suppose. Nous pouvons bien l’avouer, ici, entre nous…

Gemma n’avait pas quarante ans. Princesse italienne, elle avait apporté à cette cour du Nord son soleil, sa gaieté, sa joie de vivre. Wolfran l’avait épousée par amour, et ils composaient, après dix-huit années de mariage, le ménage le plus bourgeoisement uni. Ne se tutoyaient-ils pas dans l’intimité, au grand scandale des hauts dignitaires de la cour, nourris des vieux principes protocolaires du roi Wenceslas ? La simplicité de la reine lui avait créé d’irréconciliables adversaires au sein même du palais ; on la disait d’esprit médiocre, peu instruite et de bon sens vulgaire. C’était une forte brune, d’un embonpoint accusé, au teint de citron, aux yeux voluptueux et bistrés. Elle avait ce qu’on nomme le regard de velours : elle voulait charmer les gens malgré eux et caressait Clara, dont elle n’ignorait rien, de ce regard coquet et enjôleur.

Clara n’avait pas répondu. La reine dit encore :

— Surtout, pas d’expériences dangereuses au laboratoire, n’est-ce pas, mademoiselle Hersberg ? La chimie me fait une peur horrible…, toutes ces choses qui explosent !…

— Que Votre Majesté se rassure ! Nous ne confectionnerons pas d’explosifs, dit Clara gaiement.

Plusieurs des hommes se mirent à rire, et trouvèrent fine et franche l’attitude que prenait crânement et spirituellement l’unioniste. Cet enjouement à rappeler qu’elle appartenait au parti révolutionnaire plut à quelques-uns. Mais le comte Thaven se mit à mâchonner ses joues ; son col épais tressauta dans ses plis. Une des trois dames, raide comme un marbre, déclara solennellement :

— La chimie est une science qui a fait de grands progrès.

— Grâce à des esprits puissants comme celui d’une Hersberg.

Cette phrase dite très haut, celui qui l’avait prononcée manœuvra pour se rapprocher de Clara. C’était un grand jeune homme fluet et ondulant, dont les yeux gris s’étaient attachés à la chimiste dès qu’elle avait parlé de Wanda. Dans cette pièce étroite et modeste, ces yeux-là semblaient voir des choses invisibles et immenses, plonger en des lointains merveilleux, suivre des apparitions de beauté. Au hasard, Clara le prit pour un de ces artistes qu’on disait familiers de ces réunions intimes. Il s’adressait à elle maintenant :

— C’est une joie pour moi de pouvoir féliciter la créatrice du thermium.

— Oh ! Monsieur, se récria Clara avec sa belle simplicité, je n’ai rien créé. Les inventions sont la résultante d’un long enchaînement d’expériences successives. Nous faisons tous notre métier, chacun noue et rive son chaînon au chaînon précédent, — je me suis trouvée au dernier, à l’aboutissement.

— C’est-à-dire que vous avez apporté le chaînon du génie.

Alentour, la conversation générale était tombée depuis l’arrivée de mademoiselle Hersberg, n’étant pas vraisemblablement de celles qu’on eût pu poursuivre en sa présence. Un personnage assez singulier, petit, membré délicatement, serré dans une redingote, les cheveux grisonnants, les yeux bleus acérés, causait en anglais avec un jeune lord contre le rayonnage empli de livres, et il ne quittait pas du regard Clara ni l’interlocuteur de celle-ci,

— Ma petite Czerbich, dit la reine, vous seriez gentille de m’apporter ma tapisserie.

Et comme elle souffrait de cette gêne subtile que la venue de l’intruse avait amenée dans la réunion, elle s’écria, dans sa jovialité irrésistible

— Voyons, messieurs, je vais avoir un écheveau de laine à dévider, lequel de vous va me tendre ses bras ?

Un vieillard colossal, en petite tenue de général, le col et les parements brodés d’or, la moustache en brosse, le front magnifique, les cheveux blancs tout plats sur la nuque, déclara :

— Celui à qui Votre Majesté fera l’honneur d’un signe.

— Eh bien, duc, vous croyez que c’est facile ! Si je choisis le plus jeune, ce sera trop sans-façon, mais si je désigne le plus âgé, je serai très impolie. Voyons, vous, un homme de gouvernement, donnez-moi un conseil.

Clara, qui se sentait en confiance près de son jeune voisin, lui demanda :

— Qui est ce monsieur officiel ?

— Un gros morceau, fit le jeune homme à mi-voix ; un de ceux avec qui l’on ne badine pas : le duc de Zoffern, grand maréchal d’État, et c’est la duchesse que vous voyez en satin écarlate, assise devant la fenêtre, entre la comtesse Thaven et la comtesse Hermann Ringer, grande maîtresse de Sa Majesté.

— On croirait une impératrice, lança Clara enfantinement.

— Vous ne saviez pas si bien dire, mademoiselle.

Clara suivait d’assez près la politique pour connaître que le grand maréchal d’État, premier ministre du royaume et fougueux autoritaire, était en opposition avec Wolfran, que ces deux hommes se disputaient et s’arrachaient sans cesse le pouvoir sous les dehors d’une rigide courtoisie. On disait que toutes les concessions accordées aux libéraux par le jeune souverain, il les avait enlevées de haute lutte sur l’ancien conseiller de Wenceslas et, les yeux pleins d’une curiosité presque naïve, elle scrutait le potentat secret de la Lithuanie.

— Je dois paraître bien dépaysée ici, expliquait-elle, j’ignore tout de la cour et je suis plus à ma place dans un laboratoire, parmi mes fioles, mes piles et mes éprouvettes, que dans un salon.

— Moi non plus, je ne suis guère homme de salon, dit l’inconnu.

Cependant, la petite comédie de la reine se poursuivait à propos de l’écheveau de laine. Elle y paraissait prendre un plaisir extrême. Madame Czerbich avait apporté le métier, les pelotes et une brassée de laine vieil or que Gemma prit et souleva en l’air. Sa physionomie si chaude, si expressive, devint extrêmement malicieuse. Elle disait en soliloque :

— Je n’ai jamais trouvé que le métier de dévidoir ait rien de noble. C’est pourquoi je suis très embarrassée. Pourtant, si je savais faire honneur à quelqu’un de ces messieurs…

Le grand maréchal déplaça son herculéenne stature, parcourut des yeux toute la pièce, et son regard vint s’attacher avec persistance sur le compagnon de Clara ; tout le monde observait le jeune homme, machinalement ; il paraissait tout désigné et se divertissait lui-même à ce jeu. Mais à la fin, la reine, avec la mine d’une femme qui prépare un bon tour :

— Puisque vous voulez bien trouver honorable de me rendre ce léger service, duc, je ne puis que jeter mon dévolu sur vous. Voici le tabouret, veuillez le prendre et me faire l’amitié de me tendre vos deux poignets.

Il y eut un petit sifflement rauque, à peine perceptible : c’était la grande maréchale, duchesse de Zoffern, dressée dans sa robe rouge, qui, voyant son mari dans cette posture, respirait un peu fortement. Ses membres géants gênaient le maréchal qui était à demi accroupi devant la souveraine, levant ses gros poings velus. L’écheveau se tendait, rigide ; parfois le brin de laine s’accrochait à son poil. Gemma dévidait imperturbablement :

— Voyez, mademoiselle Hersberg, disait-elle, sans interrompre son travail : les mères font de la tapisserie, les filles font des sciences. C’est le progrès.

— Il faut se méfier du progrès, dit avec peine la maréchale qui étouffait de colère.

Ils n’aimaient pas la reine, ni elle, ni le duc. Gemma les payait de retour ; elle n’était pas fâchée de se venger de la contrainte officielle où ces deux solennels courtisans la tenaient en vertu d’une autorité morale héritée du précédent règne. Le maréchal ne bronchait pas.

— Mais non, le progrès a du bon, opina, pour faire sa cour, la comtesse Thaven secrètement enchantée.

C’était pour Clara un coin de rideau levé sur les petites intrigues de cour. Elle ouvrait des yeux curieux sur ce spectacle si neuf. Elle répondit à son tour :

— Son Altesse, qui veut être une femme accomplie, devra savoir aussi faire de la tapisserie, madame, et bien d’autres choses qu’elle n’apprendra que de Votre Majesté.

Plusieurs personnes virent des sous-entendus dans cette phrase où Clara se préoccupait uniquement de mettre une intention aimable. Alors, on parla de l’instruction des femmes, de leurs capacités, de leurs attributs. Le comte Thaven, tout en faisant ses réserves quant aux princesses, personnes d’exception, était d’avis qu’une aiguille ou une écumoire leur sied mieux qu’une plume ou un livre. La grande maîtresse de Sa Majesté aimait, pour une jeune fille, quelque teinture de lettres, d’histoire et d’astronomie qui, disait-elle, est poétique. Madame Czerbich, à qui la reine en passait beaucoup, avoua qu’elle était féministe, et réclama jusqu’à des droits politiques pour ses sœurs.

— Êtes-vous féministe, mademoiselle Hersberg ? demandait-elle de sa voix aiguë.

Clara riait, disait qu’elle n’en savait rien, ses revendications portant ailleurs. Le jeune lord, avec un accent prononcé, annonça qu’en Angleterre, ces idées feraient avant peu une révolution. Madame de Bénouville trouvait tout cela très hardi. Elle agitait, sur ses frêles épaules, sa large figure de cire aux beaux yeux tristes ; ses dentelles flottaient, et elle assurait que, dans son pays, les femmes avaient un tact charmant pour dissimuler, sous les dehors les plus bourgeois et les plus simples, un développement cérébral quelquefois excessif. Là-dessus, le mystérieux personnage en redingote, qui n’avait encore rien dit, prit la parole :

— Les Françaises sont dans le vrai, déclara-t-il. L’avenir des peuples est lié à l’épanouissement intellectuel des femmes, mais il dépend aussi de leur épanouissement intégral et, si elles se déclassaient comme femmes en devenant savantes et qu’il fallût payer de leur grâce, de leur santé physique, de leur vocation maternelle, l’élévation de leur esprit, ce serait un progrès à rebours.

Clara se pencha vers son voisin et demanda :

— Comment s’appelle cet homme de bon sens ?

La reine, ayant fait de l’écheveau de laine une belle boule d’or ronde et pelucheuse, délivra le maréchal, qui se redressa pareil à un Hercule engourdi d’avoir filé. Il était furieux, mais il restait assez fort pour sourire sous sa moustache drue.

— Quand toutes les dames seront devenues scientifiques, nous connaîtrons, nous autres, de petites industries du genre de celle-ci.

La vieille maréchale eut un mot superbe :

— Un écheveau de laine est moins lourd que le bâton, monsieur ; consolez-vous.

Près de Clara, le jeune homme, qui avait hésité une minute, répondit enfin :

— Monseigneur Bertie, duc d’Oldany, prince d’Irlande.

— Le duc Bertie ! répéta Clara surprise.

Et elle vit son interlocuteur tout crispé.

Les journaux connaissaient assez mal le rôle que jouait à la cour cet énigmatique personnage de nationalité étrangère, et dont on disait, pourtant, que lui et le roi ne se quittaient pas. Il ne possédait aucun titre officiel, mais il logeait au palais, et, depuis six ans, ne s’était pas éloigné trois fois d’Oldsburg. Il avait en lui quelque chose de secret, de discret et de modeste. Mais à peine parlait-il, ses yeux bleu d’acier devenaient impérieux, dominateurs, irrésistibles ; son geste était court, précis, coupant. On sentait un de ces hommes qu’il faut dix ans pour bien connaître et dont on ne sait jamais le dernier mot. Le bruit courait qu’il était le bras droit de Wolfran. Se sentant regardé par Clara, il l’observa à son tour. Tous deux, une seconde, se considérèrent. Il semblait que, dans ce milieu d’intelligences mondaines, ces deux cerveaux supérieurs, la savante et l’homme d’État, se fussent flairés et reconnus d’instinct comme deux nobles animaux qui se rencontrent parmi d’autres, et, dès lors, ne peuvent plus se négliger.

Maintenant, la reine, penchée sur son métier, piquait l’aiguille dans le canevas. Ses opulents cheveux noirs, tordus en casque, toujours à la mode d’il y a vingt ans, lui donnaient une silhouette encore jeune, malgré son embonpoint. Elle paraissait fort absorbée par sa tapisserie, mais ne l’était pas assez néanmoins pour que ses prunelles, furtivement, n’observassent tout son monde avec le souci et le soin d’une bonne maîtresse de maison. Elle demanda le jeu de tric-trac pour madame de Bénouville, qui l’adorait, et elle pria la comtesse Hermann Ringer de servir d’adversaire à la vieille dame. On apporta l’échiquier pour le grand maréchal et le comte Thaven. Les deux vieillards, qui se détestaient, écoulaient un peu de leur bile dans leur bénigne animosité de joueurs. Il fallait les voir, tête contre tête, presque aussi gigantesques l’un que l’autre : le duc, majestueux, le front beau, les cheveux d’argent, la moustache hérissée ; le comte, farouche, coiffé en brosse, le poil gris, puissant et engoncé, avec un cou de taureau : ils fronçaient le sourcil, calculaient, grognaient sourdement. L’un était le maître familier et terre à terre, l’administrateur du coffre-fort royal, possesseur de tous les secrets intimes de Wolfran. L’autre était le pseudo-imperator de la Lithuanie, qui comptait le premier pour un fétu. On entendait les petits coups secs des dés que la bonne Bénouville jetait avec une sorte de passion. La reine interrogea le jeune Anglais sur une pièce nouvelle qu’on donnait depuis trois jours à l’Opéra d’Oldsburg. À dix heures, on apporta le thé. Clara disait à son compagnon :

— Mais le roi… n’assiste-t-il jamais à ces soirées intimes ?

L’inconnu répondit évasivement :

— Quelquefois…

Et la savante, très à l’aise près de ce jeune homme dont elle était visiblement l’aînée et que ses propos dénonçaient clairement pour quelque riche amateur d’art, d’esprit rêveur et distingué, se confia peu à peu, avec l’abandon des personnes de science :

— J’aurais voulu voir le roi ce soir, je ne le cache pas ; j’ai vécu dans un milieu où il n’était pas aimé. Je suis, monsieur, la fille adoptive du docteur Kosor. C’est vous dire…

— Je le savais, mademoiselle, fit seulement le jeune homme.

— N’est-ce pas, je ne peux pas être royaliste ? Il est loyal à moi de l’affirmer très haut, et devant tous. Au surplus, je ne suis pas ici pour faire de la politique. Mais je ne me défends pas de certaines curiosités.

— Votre cas est très intéressant, pensait tout haut l’inconnu.

— J’ai été nourrie de sociologie, d’amour humain, reprit Clara. J’ai désiré d’un grand désir le bonheur du peuple.

Le jeune homme sourit tristement.

— Je crois, mademoiselle, que, quand vous connaîtrez Sa Majesté, vous constaterez qu’elle n’en a pas moins soif que vous. Ah ! le bonheur du peuple, où est-il ? où est-il ?

— Mais, commença Clara, il me semble que…

Elle allait apporter le dogme unioniste si simple, si sûr de soi, du nivellement des classes et de l’égalité ; une pudeur la retint d’être si affirmative au sein d’un monde qui pensait à l’opposé. Elle se tut. Le jeune homme reprit :

— Ce désir est une grande et belle religion qui a beaucoup de sectes. Kosor lui-même, le grand perturbateur, a fait son œuvre, car seul, parmi l’ivraie qu’il a semée, le bon grain a levé. Qui peut dire si les sages réformes libérales du nouveau règne n’ont pas été en partie inspirées par le chimérique vieillard ?

— Vous croyez ? dit ardemment Clara dont les yeux se baignaient de larmes.

L’hommage au vieux Kosor, d’être rendu dans un tel lieu, dans le sanctuaire même de la royauté, prenait à ses yeux une singularité magnifique dont elle était bouleversée. Elle ajouta :

— Ah ! monsieur, si vous l’aviez connu ! Quelle noblesse, quelle âme !…

— C’est ainsi que je l’imagine, fit le jeune inconnu dominant l’humanité, jamais satisfait, insatiable, et là où le vulgaire hasarderait timidement une loi nouvelle, appelant avec des rugissements de lion la dislocation sociale. Il faut aux sociétés de ces êtres sublimes et fous ; ils en sont les ferments nécessaires. Sans eux, elles ressembleraient à des pains sans levain, nulle énergie n’agiterait leur masse. Tout perfectionnement est laborieux, les gouvernements le savent. Pour obtenir d’eux une simple mesure législative il faut la clameur des grands révolutionnaires demandant le bouleversement de tout.

— Vous n’êtes pas royaliste non plus ? interrogea Clara.

Le jeune homme sourit, ce sourire, détendant son visage pensif, dévoila sa jeunesse

— Mais si, dit-il, riant tout à fait, je suis très royaliste.

À cette minute, la reine lui fit de la main un petit signe familier. Il accourut. La table à thé était toute servie devant Gemma. Elle lui dit :

Vous laissez votre voisine mourir de soif, offrez donc cette tasse de thé à mademoiselle Hersberg.

On entendait par tout le salon le choc des porcelaines. C’étaient de fines coupes lithuaniennes transparentes et chiffrées d’un G d’or. Les petites cuillers étaient marquées du cygne royal. Madame de Bénouville avait perdu la partie et s’en montrait fort contrite. Le grand maréchal et le comte Thaven jouaient toujours parfois leurs gros doigts, laissant le cavalier ou la tour, saisissaient la soucoupe sur le guéridon proche ; silencieux, ils évitaient de se regarder et la tasse tremblait visiblement quand ils la portaient à leurs lèvres.

Le duc Bertie, rigide dans sa redingote, buvait à petits coups, méthodiquement. Il s’approcha de Clara comme le jeune inconnu tendait à celle-ci le sucre et la crème.

— Eh bien, mademoiselle Hersberg, que dites-vous de cette intimité, de cette simplicité qu’on trouve ici

Qu’il connût son nom surprit la savante. Il le devait connaître, à la vérité, puisque, vraisemblablement, avant qu’elle arrivât, la reine avait averti ses invités qu’on aurait ce soir la roturière, l’ennemie. Mais le duc d’Oldany planait si haut, si loin, il semblait si altier, si indifférent, que Clara, oubliant sa propre valeur, admettait qu’il ne fit d’elle aucun cas,

— J’apprécie cette simplicité comme je le dois, monseigneur, répondit-elle froidement.

— Je pensais qu’elle vous plairait, ajouta-t-il, intentionnellement.

— Elle me plaît, monseigneur.

— À la bonne heure ! dit le duc.

Il lui parut ironique et elle conçut contre lui de l’antipathie. Il ne cessait de l’examiner ; ses yeux accusaient une forte myopie et il avait, pour lui parler, assujetti sur son nez le lorgnon au cristal épais. Il poursuivit :

— Cet agréable laisser-aller ne peut être toujours de mise dans une cour. Vous connaîtrez d’autres aspects de la vie royale, mademoiselle. Ne vous en offusquez pas, ils sont nécessaires, je crois que vous les comprendrez.

— Je ne sais, dit Clara, qui sentait toute son inimitié lui gonfler le cœur devant ce mystérieux personnage qu’on avait dit l’artisan des lois de protection.

L’Irlandais, d’un geste, fit tomber le lorgnon et prononça finement :

— Allons donc ! une Hersberg est faite pour tout comprendre.

Et comme elle ne répondait rien, il l’interrogea du regard, une minute. Devant son silence, il demeura flegmatique, puis, lentement, s’éloigna. Clara, rêveuse, buvait en pensant à des choses angoissantes. Quand le duc d’Oldany se fut écarté, elle dit à son compagnon qui la débarrassait de la tasse :

— On le dit tout-puissant en politique. Est-ce vrai ?

Le jeune homme s’était rembruni :

— Il collabore étroitement avec Sa Majesté, dont il se fait appeler le secrétaire particulier. Au fond, ce sont deux amis intimes ; dans les actes royaux, il est impossible de démêler la part du prince. Je pencherais à croire que le roi saurait se passer de ces lisières et gouverner seul ; il a pour cela toute l’autorité et la force morale et la divination nécessaires. Mais il ne se cache pas pour déclarer que ce conseiller lui est indispensable. C’est d’une grande modestie.

Gemma, qui travaillait sans relâche, comme une bourgeoise affairée, avait repris la conversation sur le sujet musique. La musique, comme tous les arts, captivait cette chaleureuse Italienne. Le jeune lord et la comtesse Thaven mêlaient aux siens leurs propos. Le duc Bertie, de son air froidement persifleur, les écoutait parler d’opéras, de compositeurs et de concerts. Soudain, on se tut. Les causeries particulières s’arrêtèrent. Le grand maréchal demeura en suspens, l’index sur le fou de l’échiquier. La reine s’était redressée, sa main potelée tenait encore en l’air l’aiguille enfilée d’un long brin de laine rouge, et elle fredonnait à mi-voix, sur un timbre charmant, la cavatine de la dernière pièce. Elle balançait imperceptiblement la tête à la cadence des mesures, et sa main levée, avec ce brin de laine, en dessinait le rythme. Cet air gracieux et touchant, modulé par cette femme très simple qui était une reine, impressionna beaucoup Clara, qui passait ce soir par des émotions si étranges. Elle dit à son voisin :

— Mon élève, l’archiduchesse d’Oldsburg, ne ressemble pas à sa mère : c’est donc du roi qu’elle tiendrait son intellectualité, sa gravité, et même, si j’ose dire, cette majesté involontaire dont on ne peut lui en vouloir, tant on la sent innée et mitigée de grâce.

Le jeune homme frémit ; il prononça comme malgré lui :

— N’est-ce pas… vous n’avez pu la voir sans l’aimer ?

Clara voulut se reprendre :

— Je l’ai peu vue, mais j’ai fort bien senti son grand charme au demeurant, je ne possède aucune raison pour résister à la sympathie qu’elle m’inspire ; Son Altesse est une enfant.

— C’est une femme, reprit l’inconnu, mystérieusement.

— Je la plains de devoir être reine un jour et d’être, à dix-sept ans, une Altesse royale privée de toutes les joies de l’adolescence. Que ce métier d’Altesse semble rude, monsieur !

— À qui le dites-vous, mademoiselle ! reprit-il, amusé.

Clara, intriguée par ce mot, considéra un instant son interlocuteur de toute la soirée, et comme il souriait elle s’enhardit :

— Vous avez été pour moi, monsieur, le plus obligeant des guides dans ce monde officiel où je me serais perdue. Vous m’en avez nommé tous les personnages, tous — sauf vous-même, suis-je indiscrète en vous demandant d’aller jusqu’au bout ?

— Auparavant, et avec une liberté réciproque, mademoiselle Hersberg, permettez-moi de vous interroger : qui pensiez-vous donc que je fusse ?

— Un artiste, dit Clara.

— Tant mieux, dit gaiement le jeune homme ; les princes du sang adorent qu’on les prenne pour des artistes. Hélas ! je ne suis qu’un modeste amateur de sculpture, Géo de Hansen.

— Le prince de Hansen, répéta Clara, le cousin germain de Sa Majesté… ?

Ses beaux yeux charmeurs riaient, et elle jouait un embarras qu’elle n’aurait su éprouver. Elle reprit :

— J’ai commis d’épouvantables bévues, monseigneur.

Lui, très diverti, la rassura :

— Au contraire, c’était beaucoup plus gentil de la sorte, vous m’avez parlé tout à fait librement, j’en étais très touché. Le protocole est parfois assommant ; vous m’en avez délivré une soirée, j’étais ravi. D’ailleurs, moi aussi, je me sentais en confiance, mademoiselle Hersberg. La reine avait repoussé la tapisserie et ramassait les laines éparses. C’était ainsi qu’elle levait la séance et donnait congé. Clara, selon le cérémonial, devait se retirer la première, madame de Bénouville vint la chercher.

— Chère mademoiselle Hersberg, j’espère que vous avez bavardé avec monseigneur de Hansen !

— Trop peut-être, fit Clara.

— Pas assez, dit le prince, mais nous recommencerons.

La vieille dame secouait la tête, la contemplait complaisamment, l’admirait. Mais Clara, toute pâle, avait retrouvé son masque de froideur. Une moiteur couvrait son front. Accoutumée à tout voir, madame de Bénouville demanda :

— Vous n’êtes pas bien ?

— Si, mais je me souviens… j’ai lu que le baise-main était de rigueur aux réceptions de la reine ; faudra-t-il faire ce geste ?

La vieille dame eut une moue amusée.

— Que non que non ! Sa Majesté a supprimé tout cela.

En effet, d’un mouvement large et sympathique, Gemma tendait ses mains, et avec plus d’expansion encore elle répéta sa phrase d’accueil.

— Mademoiselle Hersberg, je suis absolument enchantée de vous connaître ; quand j’aurai une minute, je tâcherai d’aller, sinon écouter vos leçons, du moins vous serrer la main au laboratoire.

IV

Clara Hersberg possédait une trop belle santé morale pour ne pas rétablir vite l’équilibre dans sa vie spirituelle, malgré tant d’émotions extérieures. Elle régla son existence, partagea ses heures entre l’École des sciences et les leçons de l’archiduchesse, et retrouva peu à peu cette paix des gens de science, si ferme, si nécessaire à leurs travaux. La chimie fit qu’elle oublia vite l’Altesse en Wanda. Cette fois, le genou de la princesse mit à guérir une rapidité dont les médecins se montrèrent surpris. Le grand désir qu’elle avait de se tenir enfin debout sembla vaincre le mal. Elle marcha. Un matin, Clara montait ses piles dans le laboratoire de la tourelle, presque entièrement aménagé, quand on frappa à la porte qui ouvrait sur le vestibule des dames d’honneur. C’était l’archiduchesse dressée sur ses béquilles et qui venait seule la surprendre. Elle portait une robe grise, un petit col de lingerie et deux tresses flottantes, à la mode des campagnes lithuaniennes. Clara jeta un cri d’étonnement :

— Comment, c’est vous, Altesse, toute seule ?

Et elle se précipita d’instinct pour soutenir ce corps si débile, d’un geste féminin et affectueux. L’Altesse en parut avoir une obligation singulière. Elle remerciait avec ferveur pour un si menu service et tomba très lasse sur un escabeau de bois. La chimiste courut chercher un fauteuil et y installa soigneusement la jeune fille. Celle-ci lui serra la main en disant :

— Vous êtes bonne pour moi.

— Mais, Altesse…

— Vous serez mon amie.

— Votre Altesse me gâte ; mais elle oublie qu’elle sera reine un jour, tandis que moi…

— Vous êtes reine aussi, mademoiselle Hersberg, et dans un domaine supérieur que je ne connaîtrai jamais.

— Sa Majesté a dit avec raison : « Il y a un » abîme entre cette femme et nous. » C’est Votre Altesse qui me l’a rapporté.

— Oui, mon père a dit cela. Mais je le cherche l’abîme, je ne le trouve pas, ma chère, ma grande Hersberg !

— Ah ! fit Clara, que cette amitié tentait délicieusement, que n’êtes-vous une jeune fille ordinaire !

— J’ai un cœur pourtant comme une jeune fille ordinaire, dit l’Altesse.

Et elle se mit à pleurer doucement. Ses larmes troublèrent extrêmement Clara, qui avait toujours vécu dans l’éloignement de toute compagne, de toute tendresse de femme, entre les deux Kosor exaltés, passionnés et ténébreux. Elle reprit :

— Qu’arriverait-il si, au jour où Votre Altesse régnera, je suivais ma destinée et que je fusse impliquée dans quelque mouvement dirigée contre le trône ? Tout mon passé, toutes mes affections, toute ma foi m’entraînent contre l’idée dont vous êtes le symbole, Altesse. Oui, je crois cette idée mauvaise, je la déteste, et je vous aime bien pourtant.

Elle s’attendrissait elle-même, sans le savoir. Wanda repartit :

— C’est comme moi, vous.

Elles demeurèrent un instant silencieuses. Machinalement Clara revint à ses piles. Devant chacune des six fenêtres de la pièce hexagonale, il y avait une table large pour les manipulations. Le bois en était tout neuf, satiné, fleurant le sapin’. L’acide aurait vite fait d’y mordre. Beaucoup des ustensiles étaient encore dans leurs caisses, sous les tables. Clara fixait les fils aux éléments voltaïques. L’archiduchesse reprit ses béquilles, s’approcha et dit :

— Puisque je suis mieux et que j’ai pu venir jusqu’ici, commencerons-nous aujourd’hui le fluor ?

La savante acquiesça. Si l’on n’avait pas tous les appareils nécessaires, on enverrait un domestique les emprunter à l’amphithéâtre, en face. Wanda disait :

— J’ai tout appris théoriquement. Je ne connais rien des joies de l’expérimentation.

Alors la manipulation commença. Les deux jeunes femmes revêtirent des blouses, et Clara, en mouvements lents, aisés et précis, mena l’opération.

Elles se penchaient toutes deux pour suivre l’expérience. Cet appareil suranné de la vieille alchimie, la forme barbare de la cornue, le dessin cabalistique du tube de verre, cet aspect éternel que garde le mobilier de la science quand la science va toujours se transformant, rendait Wanda songeuse. Il y a dans la chimie une poésie spéciale qui dilue l’imagination et prédispose au rêve. Un corps allait naître sous les yeux de la « grande Hersberg ». On percevait un crépitement léger qui se produisait dans la cornue. Par la baie ogivale, l’œil enfilait, par delà l’immense place d’Armes, l’avenue de la Reine. Au loin, quelques cheminées d’usine pointaient par-delà le fleuve. À gauche, c’était la flèche de Saint-Wolfran qui s’élevait, un peu verdâtre, dans un ciel pâle d’hiver. Wanda disait :

— Serai-je reine, jamais ? Quand j’aperçois la cathédrale, ce n’est point les fastueuses cérémonies du sacre que j’évoque, mais bien plutôt les funérailles qu’on me fera un jour. Ça doit être très somptueux des funérailles d’archiduchesse. Je vois le grand vaisseau gothique superbement tendu de draperies blanches semées de larmes d’argent ; au milieu, le catafalque monumental tout blanc aussi, parmi les innombrables petites flammes jaunes des cierges, prisonnières de la cire, et les grandes flammes bleues des torchères qui sont sinistres ; l’orgue pleure, les violons du théâtre, les violoncelles pleurent, une cantatrice de l’Opéra chante un psaume lugubre, et le clergé y mêle ses répons douloureux.

— Mais c’est fou, Altesse, c’est fou, dit Clara. Et elle agitait le tube de verre où le gaz fluorhydrique venait se condenser en gouttelettes.

— Votre Altesse est pleine de vie.

— Vous croyez ? les médecins pas. On a bien peur que je n’aille pas jusqu’à mes vingt ans, allez !

— Les médecins se trompent, affirma Clara. Vous vivrez, Altesse ! Laissez de telles idées. Voyez, notre expérience se parachève. Voici l’acide ; malheureusement, cette solution n’est pas pure. Il s’y mêle de l’acide fluosilicique, à cause de la silice que contient toujours le spath fluor.

— C’est ennuyeux, s’écria Wanda qui s’abandonnait vite aux mille choses captivantes de l’existence réelle : moi qui croyais que nous pourrions procéder à l’électrolyse ce matin.

Et de nouveau elle se penchait, suivait dans le tube l’arrivée lente des bulles de gaz ; mais c’était pour reprendre un peu après :

— Si je mourais, Géo régnerait… Qu’est-ce que vous pensez de lui, maintenant que vous le connaissez ?

— Qui donc ? dit Clara.

— Le prince Géo de Hansen. Vous m’avez conté l’autre jour votre aventure. Vous avez beaucoup causé au thé, chez maman.

Il est charmant, répondit Clara, distraite.

L’Altesse, fatiguée, avait repris son fauteuil. poussa un soupir et murmura :

— Nous nous aimons.

C’est là un propos qu’une femme n’entend jamais avec indifférence. Clara se retourna vers son élève, les traits tout éclairés d’une lumière joyeuse. Elle ne disait encore rien ; elle pensait au prince, si jeune, si vibrant, et de si délicate intelligence, et comme il s’était écrié au sujet de l’archiduchesse : « C’est une femme ! » avec cet air émerveillé d’un adolescent amoureux. Ah ! ils s’aimaient… ? et l’idylle s’évoquait fraîche, douce et jolie.

— Vraiment ? prononça-t-elle, souriant à cet amour comme on sourit à une musique touchante, vous me paraissez dignes l’un de l’autre, Altesse.

Mais Wanda ne se déridait pas ; elle était extrêmement triste ; elle posa son menton dans sa main et dit avec mélancolie :

— Nous ne sommes pas heureux.

On la sentait encore prête à pleurer. Clara était debout devant elle : on aurait dit la Force devant la Faiblesse, et leur contraste expliquait leur mutuelle attirance. L’archiduchesse reprit :

— On veut nous séparer.

— Comment, fit Clara déjà hostile à tout ce qui blessait la tendresse de ces beaux enfants, quelle raison aurait-on ? Le prince est de sang royal, d’une supérieure intelligence, assorti à l’âge de Votre Altesse.

— Oui, déclara la jeune fille pressée de s’expliquer sur son amour, mais le roi…

À ce moment, la porte s’ouvrit et madame de Bénouville qui, depuis une heure, cherchait sa pupille envolée, arriva le visage consterné, ses bons yeux pleins de reproche.

— Oh ! Altesse ! est-il possible de m’inquiéter de la sorte ?

Wanda se penchait, la prenait aux épaules, l’embrassait.

— Ma vieille amie, ne vous fâchez pas : où vouliez-vous que je fusse, sinon près de mademoiselle Hersberg, et que voulez-vous qu’il m’arrivât près d’elle, hormis d’être séduite par ses théories subversives, et de devenir unioniste à mon tour… D’ailleurs, ne niez pas, vous adorez mademoiselle Hersberg, vous me l’avez dit.

Madame de Bénouville hocha son long visage bénévole et déclara :

— Certes… mademoiselle Hersberg a l’âme trop droite pour ne pas revenir un jour de ses erreurs…

Clara préparait le carbonate de potasse : elle sourit affectueusement sans répondre, mais l’Altesse dut suivre la vieille dame en emportant son secret, et son amour resta, pour la savante, imprécis, mystérieux et poétique.

V

Un soir, à l’issue du cours qu’elle donnait toujours à l’Hôtel des Sciences, Clara monta chez Kosor à l’improviste et le surprit dans sa mansarde. Il poussa un cri :

— Oh ! tu reviens !

Elle s’attendrit à le retrouver si pauvre, quand elle vivait dans le faste. Elle l’étreignit, le baisa au front, vit les fils blancs plus fournis dans ses boucles noires.

— Je ne reviens pas ; je viens je viens en courant, il me tardait de te revoir.

Il la contemplait ardemment, sans lui rien dire. Ses yeux fous étaient angoissés, interrogateurs. Mais la voyant si tranquille, si sereine toujours, il se recula tristement vers le fond de la chambre en murmurant :

— Chaque fois que tu arrives ainsi dans mon taudis avec ta beauté, ta jeunesse, ta lumière, j’imagine que…

— Quoi ? Qu’imagines-tu ?

— Ah ! rien, mais j’ai trop soif de toi, tu es ma chimère, ma divine chimère, toujours fuyante. Je t’adore quand même tout t’est permis, je ne t’importunerai jamais de mon amour.

Il se prit la tête et dit, comme malgré lui :

— … Pourtant je me figure que c’est ainsi que tu viendras. Un soir, tu ouvriras ma porte, tu diras : « Me voici », et ma vie, que tu as toujours dédaignée, tu la ramasseras comme une chose tienne, et tu comprendras peut-être alors quel était le don que je t’avais fait…

— Cher ami, murmura Clara en lui caressant doucement l’épaule, ce jour viendra en effet. En attendant, tu es aimé.

— Je n’ai pas de compagne ! gémit-il.

Et tragiquement :

Væ soli !

— Est-ce que déjà je ne te suis pas associée étroitement ? Où en est ton œuvre ? Tiens, j’ai touché mes premiers appointements ; je n’ai besoin de quoi que ce soit ; je te les apporte, pour toi, pour la grève.

Il se ranima, comme électrisé à ce mot.

— Merci, l’idée marche ; les tisseurs commencent à refuser le travail. Chaque jour on débauche une centaine de tisseurs. Une filature a dû complètement cesser le travail. Demain une délégation d’industriels doit se rendre au palais pour obtenir de Wolfran le retrait des décrets. Ils disent que les nouveaux tarifs des houilles ne leur permettent aucune concession aux revendications des grévistes. La crise est aiguë. Il serait plaisant que satisfaction fût donnée au prolétariat par l’entremise du capital ; pour la cause, il serait préférable que leur démarche échouât. Le prolétaire doit savoir ne compter que sur lui-même c’est la guerre qu’il lui faut.

— La délégation des industriels ne verra point le roi, dit Clara.

— Pourquoi ? demanda Ismaël.

Mais elle avait trop parlé, et refusa d’être plus explicite. La vérité, c’est que depuis plusieurs semaines, Wolfran était au lit, souffrant de ce même mal héréditaire et secret de la famille régnante, qu’il avait transmis à sa fille. C’était un mystère farouchement voilé que ces abcès fréquents des membres, de la hanche surtout, qui atteignaient l’harmonie et l’esthétique de ce corps royal fier et sacré. Le souverain ne devait être connu que dans sa splendeur physique, sain, fort, puissant. On cachait la tare, on se refusait à l’avouer. Et c’était seulement la veille. qu’au laboratoire, dans un moment d’expansion et d’intimité où Clara se plaignait à l’archiduchesse de n’avoir pas encore été mandée près du roi, Wanda, confiante, avait tout dit.

Pourquoi refusera-t-il de recevoir cette délégation ? demandait haineusement Kosor. Pour la première fois, Clara troublée fit un mensonge, fruit de sa situation équivoque.

— Il ne reçoit personne en ce moment. On dit qu’il travaille beaucoup. Moi-même, je n’ai pu le voir.

Car il lui eût paru impossible de trahir Wanda.

— Tu ne l’as pas encore vu ?

— Non, répondit Clara ; il se dérobe.

— Il te dédaigne ! fit âprement le révolutionnaire.

Alors ce fut un flot de questions. Était-elle heureuse ? Rendait-on justice à sa valeur ? l’avait-elle pas à souffrir ? Que pensait-elle de la famille royale ? Y avait-il vraiment dans la dynastie une force qu’on ne pût briser ? Et Clara expliquait son existence de travail partagée entre ses deux laboratoires, son cœur hanté par le souvenir d’Ismaël et la pensée de la plèbe du faubourg. Elle était assurément bien traitée au palais, mais le palais ne comptait guère pour elle. Murée dans son rêve intérieur, dans son idée, les décors pouvaient changer autour d’elle sans que rien bougeât dans le monde qui était à elle. Levée tôt, avant le jour, elle écoutait par la fenêtre ouverte les sifflets des usines appelant au labeur les malheureux tisseurs transis. C’est là-bas qu’était son âme et elle épiait la fumée que soufflaient les cheminées de filatures — comme des houppes aériennes et légères de coton — pour savoir si de-ci, de-là, le travail ne cessait point. Ah ! qu’elle avait hâte de voir le prolétariat organisé, constitué et armé. Parfois, le soir, les étudiants sortant de l’Hôtel des Sciences entonnaient la chanson du Charbon, la belle chanson du petit Conrad ; et elle en jouissait comme si c’eût été à travers la ville le cri de ralliement qui fit battre à l’unisson toutes les poitrines unionistes. Et c’était une âpre joie pour elle de penser que Wolfran l’entendait aussi, du fond de ses appartements magnifiques, et qu’il en devait être déchiré. La force mystérieuse des Rois ?… quelle illusion ! Elle ne l’avait nullement sentie. Ces gens-là n’avaient aucune grandeur, sinon cette majesté subjective que leur prêtait le peuple. L’archiduchesse gracieuse et poétique possédait le charme de l’adolescence et de la maladie réunies dans un jeune être très noble. Mais la reine n’était qu’une bourgeoise aimable et épaisse ; la morgue des grands courtisans n’était que ridicule. Quant à Wolfran, ce devait être quelque homme de bureau entouré de deux ou trois scribes considérables, qui gérait le pays à la plume comme une grosse administration. Combien, à côté de cette froide politique dépourvue d’envol, de générosité, de sentiments, paraissait admirable la conception unioniste de l’État démocratique, où tout était amour, sacrifice mutuel, coopération bienfaisante !

Et tous deux ardents, exaltés, ils évoquèrent jusqu’à la nuit le Roi de la cité future idéale et bienheureuse.

La délégation des industriels d’Oldsburg vint, en effet, au palais pour obtenir une modification aux décrets de protection. Sept messieurs corrects montèrent, vers trois heures de l’après-midi, l’escalier monumental des appartements royaux. Mais ils ne virent point Wolfran. Le duc d’Oldany, en sa qualité de secrétaire personnel de Sa Majesté, les reçut. L’entrevue fut secrète. Elle se prolongea deux heures, dans la salle des petites audiences, sorte de parloir monacal aux murs blancs, hérissés de trophées marins. Fragile, menu, en veston court, le duc Bertie écouta d’abord impassiblement les doléances des grands filateurs, qui venaient, statistiques en main, lui faire toucher du doigt leur ruine imminente. À la fin, tous parlaient à la fois, lançaient des chiffres, déclaraient ne plus vouloir risquer d’énormes capitaux sans espoir de bénéfice, se plaignaient de la grève, des exigences ouvrières, furieux au fond de ne voir qu’un intermédiaire au lieu du maître, et se montrant d’autant plus fermes que, devant leur tapage, le flegmatique étranger se taisait. Quand ils furent las de récriminer, monseigneur Bertie prit la parole de sa voix fluette et singulière qu’accompagnaient le geste tranchant et le regard bleu d’acier, insoutenable. Son discours fut bref. Impérieux, dominateur, il se retrancha derrière Sa Majesté. Sa Majesté n’interviendrait point. La fortune de quelques industriels n’entrait pas en considération quand il s’agissait de la direction générale de l’industrie lithuanienne. La Lithuanie regorgeait de charbon. Ne fallait-il pas forcer l’exploitation des gisements du Sud ? Non, non, jamais une loi intéressant à ce point la prospérité nationale ne serait touchée. Avant quelques années, le pays se suffirait à lui-même pour la houille et pour le blé ; les richesses abonderaient, les salaires d’eux-mêmes remonteraient ; d’ici là, le patriotisme et le loyalisme invitaient les chefs d’usine à aider, par quelques sacrifices, à cette laborieuse poussée d’une branche d’activité nouvelle.

Il fut sec et dur ; on ne pouvait, avec autant de flegme, se montrer plus impitoyable. Le ton des voix s’abaissa ; ces riches bourgeois, si tumultueux tout à l’heure, étaient matés. Ils ne savaient par quoi. L’homme étrange qui les maîtrisait ainsi n’avait ni prestance, ni faconde, ni éloquence, ni titre. Il se leva. Ils partirent silencieux.

Cependant, cette cherté du charbon commençait à être tragique du fait de l’abaissement de la température.

Le froid devenait chaque jour plus mordant, il s’insinuait dans le sol, dans les choses, comme à l’approche d’un cataclysme silencieux, d’une congélation universelle. Et sur le quai d’Oldsburg, depuis une semaine, les enfants du faubourg, le sang bleui, grelottants, venaient voir couler à fleur d’eau des glaçons polis et transparents. Un matin, — le bruit s’en répandit par toute la ville, — l’eau ne coula plus. Figé d’un bord à l’autre, rugueux et gercé avec des teintes d’albâtre et le désordre d’un chaos, le fleuve n’était plus qu’un cadavre entre ses rives ondulantes.

Alors on se mit à parler des fêtes de la cour, les fêtes dites « de la glace » qui se donnaient chaque hiver au Château-Conrad, hors la ville.

Enfin, la neige eut son tour après que l’eau, partout, se fut durcie comme un métal. La neige tomba trois jours durant sur Oldsburg, sur la campagne environnante, s’accrochant aux clochers, aux gargouilles, aux lucarnes, aux rosaces, aux branches d’arbres, laissant à tout son liséré délicat et lumineux. Un ciel entier d’ouate grise se résolut ainsi dans le blanc rayonnant des paysages. Puis le soleil se montra. Alors ce fut l’étincelante apothéose du froid : une ville blanche de féerie se dressa sous le firmament d’un bleu foncé. Saint-Gelburge posait sur des arcs-boutants. cotonneux le soubassement de son clocher aux reliefs de givre. Au long de la rue aux Juifs, le palais étalait sa monumentale ciselure finement ourlée de bordures splendides, et les gargouilles s’élançaient comme des hermines chatoyantes hors des murs noirs. Et pendant que la cathédrale retenait aux sculptures de son porche des lambeaux déchirés de neige souple et molle, la flèche, la flèche sombre et fantastique des nuits sans lune, montait aujourd’hui blanche et floconneuse jusqu’aux altitudes allégées de l’air pur. Ce jour-là, les grilles géantes du palais s’ouvrirent sur la place d’armes pour livrer passage au cortège royal. C’étaient neuf calèches aux chevaux piaffants, auxquelles vint se joindre la petite escorte des quinze pages de la reine. Les troupes disséminées sur les chaussées de la place s’avancèrent pour encadrer la file des voitures à mesure qu’elle se formait. Il y avait là un détachement de cavalerie, un détachement de cuirassiers, un détachement de la Garde. Les uniformes verts des premiers mettaient une note austère dans le spectacle ; les cuirasses des seconds, étincelant superbement, annonçaient la gloire des souverains ; les grands manteaux blancs des Gardes du corps accentuaient l’aspect théâtral de cette marche royale. À toute vitesse les calèches s’engagèrent dans l’avenue de la Reine. Une foule élégante, qui stationnait là, sous les arbres givrés, depuis le matin, lançait des acclamations. On voyait luire dans des milliers de visages des yeux curieux ; on sentait la fièvre, le désir éperdu de violer le mystère royal, de pénétrer le secret des voitures, de voir Wolfran, Gemma, l’archi-duchesse. Mais les cavaliers maintenaient ce flot humain au ras des trottoirs, et les calèches filaient à fond de train, dérobant les figures princières. Le feu des aiguillettes, l’or d’un bijou, l’étincelle d’un regard anonyme, brillaient parfois au passage. C’était tout.

Cependant mademoiselle Hersberg avait été conviée à la fête. Elle occupait la troisième voiture avec son élève, madame de Bénouville et cette merveilleuse duchesse de Saventino, sœur du prince Géo, et altesse royale, qui s’était mésalliée par amour à un petit duc italien. Il n’était pas de plus célèbre beauté en Europe. Elle était sotte autant que magnifique. Mais Wanda l’aimait d’avoir Géo pour frère et de s’être montrée une grande amoureuse. Toutes deux peletonnées au fond de la calèche se souriaient, se disaient des enfantillages, goûtant la gaieté de ce beau jour. Parfois Wanda s’arrêtait et devenait grave en regardant mademoiselle Hersberg si sombre, si austère dans sa jaquette noire, sous les bandeaux noirs de ses cheveux, et dont les yeux semblaient toujours lire au-delà des contingences. De terribles préoccupations assiégaient, en effet, l’âme de Clara. Le travail avait cessé dans la plupart des filatures ; le peuple du faubourg commençait d’endurer toutes les horreurs du chômage et le cœur de l’unioniste se serrait de tristesse. Sa sensibilité féminine souffrait maintenant des mesures héroïques où son esprit viril avait eu part. On allait traverser le faubourg pour atteindre le Château-Conrad. Toutes ses angoisses s’avivaient. Puis le roi serait là, et depuis près de deux mois qu’il se dérobait, une curiosité défavorable, presque mauvaise, avait grandi en elle, lui donnant une hâte maladive de le connaître, d’affirmer devant lui son inimitié. Pourrait-elle simuler le respect et la déférence ? Son cœur gros d’indignation. battait lourdement dans sa poitrine. Ah ! non, elle le viderait son cœur ; tout ce qui l’étouffait, toute l’injustice du régime, elle le dirait à cet homme malfaisant. Qu’avait-elle à craindre ? Qui l’obligeait aux bassesses du cérémonial ? N’était-elle pas souverainement libre ?

— À quoi pensez-vous, mon amie ? lui demanda la petite Altesse, affectueusement.

Wanda était charmante. Son costume de patineuse, fait de drap blanc, simulait l’uniforme du régiment de la Garde, et elle portait une petite toque blanche, comme les soldats, sur les bouffants de ses cheveux.

Clara répondit avec hardiesse :

— Je pense que nous allons traverser la région de la grève.

En effet, on passait le fleuve. Les acclamations avaient cessé : la froideur des trottoirs vides semblait sinistre comparée à l’encombrement de l’avenue de la Reine. Nulle sympathie. Souvent des groupes de tisseurs qu’on croisait s’arrêtaient. Ils restaient couverts, haineux, farouches.

— Oh ! Dieu ! fit Lina de Saventino, comme c’est imprudent de passer par ici. C’est un quartier à attentats.

— Madame, dit Clara offensée, vous ne connaissez pas la dignité du peuple.

— Merci, dit la jolie duchesse, je sais surtout qu’une bombe est vite lancée.

— Moi, je n’ai pas peur du peuple, dit Wanda en souriant à la savante.

Ce mot fut comme un baume sur les nerfs de Clara. On roulait maintenant sur la chaussée principale du faubourg. On devait craindre une manifestation, car l’allure des chevaux s’accélérait encore. À droite et à gauche, les chevaux des cuirassiers, en file serrée, caracolaient sous la lumière crue d’un jour de gelée sèche, les armures légères reflétaient le soleil ; puis, après les neuf calèches, c’était la troupe bleue des pages, montés sur de petits chevaux lithuaniens aux jambes déliées et qui disparaissaient dans une nuée de poussière. Le tonnerre du détachement de cavalerie venait ensuite avec un crépitement d’étincelles jaillies du pavé sous le fer des sabots. Une splendeur passait avec ce cortège royal.

La voiture tourna. On franchissait les grilles du parc. Au fond le Château-Conrad apparut. C’était un pavillon carré couronné de balustres, avec un portique soutenu par des colonnes doriques en porphyre rose. Les pelouses s’arrondissaient sous le tapis de neige. Des sapins de toutes essences dressaient leurs cônes majestueux. Le lac apparaissait dans un vaporeux lointain. Tout alentour les bois étincelaient de givre. Les roues glissaient sans aucun bruit. Enfin la calèche s’arrêta devant le portique. L’archiduchesse demanda :

— Donnez-moi votre bras, Clara ; le roi serait fâché si l’on s’apercevait que je boite.

L’amie Bénouville parut un peu contristée de cette faveur accordée à l’unioniste. On franchit le vestibule dit « des Muses » à cause des statues mythologiques dont il était peuplé, et toutes les dames se trouvèrent bientôt réunies dans le vestiaire, une vaste salle pleine de glaces où elles ajustèrent leurs toilettes.

Quatre dames d’honneur s’empressèrent autour de la reine. Elle était en satin mauve, avec un dessus de point d’Angleterre. La grande maîtresse de Sa Majesté et la grande maréchale en damas rouge donnaient le ton du cérémonial. Il y avait là aussi les deux vieilles sœurs du roi Wenceslas, les douairières de Hansen, tantes du roi, de Géo et de Lina : deux figures parcheminées et pareilles, pleines de morgue, et qui semblaient accabler de leur mépris jusqu’à la reine. Elles avaient des robes de velours noir ornementées de broderies d’argent. La duchesse de Saventino, gaie comme une folle, et qui écrasait son rire dans un mouchoir de dentelle, dit à Wanda :

— Les tantes ressemblent à deux chars funèbres, ne trouvez-vous pas ?

Un moment, la comtesse Thaven, fort affairée et qui conduisait la fête, s’approcha de l’archi-duchesse et lui demanda si l’on pouvait compter qu’elle patinât. La jeune fille très secrètement répondit que oui, que son genou fonctionnait bien et qu’elle était suffisamment habituée à la glace pour l’affronter aujourd’hui, quoique boitant un peu. Alors Clara surprit une discussion chaude et mystérieuse entre la reine et la grande maréchale. Gemma inquiète, alarmée, se refusait à admettre qu’on exposât sa fille à une chute qui pourrait ramener de nouveaux accidents tandis que la hautaine maréchale, dont l’autorité morale dirigeait bien des choses à la cour, semblait exiger que ce geste de parade eût lieu. Alors Clara comprit le sens de toute cette fête. Il fallait montrer, dans un jour comme celui-là, le précieux bibelot national, mettre en avant cette idéale beauté de la future souveraine, exciter l’imagination des jeunes soldats présents, impressionner les journalistes qu’on tolérait dans le parc, avec quelques invités triés. Ce divertissement, futile en apparence, cachait de profonds, de graves et politiques desseins. C’était une représentation offerte à la nation pour entretenir le prestige royal. En effet, la reine apparaissait tout autre, somptueuse, altière, imposante, et, Clara le remarqua, cet éclat venait moins de sa personne que de l’appareil théâtral qui l’entourait. D’ailleurs, outre l’éclat des bijoux, le scintillement des pierreries, la richesse des costumes, il y avait dans cette assemblée autre chose d’indéfinissable, et l’égalitaire qu’était Clara le sentit tout à coup, quand, dans ce milieu inexprimablement noble, elle eut conscience de sa roture et en conçut de la gêne. Qu’avaient donc ces femmes, qui les grandissait ainsi ? Elles ne possédaient, pour la plupart, ni beauté, ni attrait, ni savoir, ni talent. Et Clara soudain pensait qu’elle avait été mise au monde dans un hôpital, élevée par deux hommes farouches, nourrie d’une science unique au fond de laboratoires solitaires.

Au même instant ; Gemma, qui était prête, se dirigea vers le grand salon où toutes les dames la suivirent.

Le grand salon était encore vide. Il en parut plus vaste. Au fond une tribune à balustres dorés était soutenue par trois colonnes. Des cariatides de marbre supportaient l’ornement de la corniche. Les trois fenêtres énormes ouvraient sur le pare. On voyait le lac glacé, les sapins, et dans le fond Oldsburg avec ses tours, ses clochetons et ses flèches.

La reine avait laissé les libres propos dont elle était coutumière. Elle s’avança lentement vers une des fenêtres pour jeter un coup d’œil sur le lac. Lentement, les dames de la cour se déplacèrent derrière elle. D’instinct, Clara se mit la dernière. On aperçut des promeneurs dans une allée lointaine : c’étaient quelques membres de la magistrature, de la petite noblesse d’Oldsburg et de l’armée, qui avaient su se faire inviter et à qui ce coin de parc était réservé. On échangea quelques paroles sur le temps.

Alors dans la boiserie opposée une porte s’ouvrit dont le chambranle était orné de filets d’or, un colonel du régiment de la Garde entra ; il portait l’uniforme blanc, la tunique demi-longue, les aiguillettes d’or, les bottes molles et hautes, le ceinturon à gland de soie, l’épée à petite garde, et le baudrier de passementerie bleue. Une toque étroite coiffait ses épais cheveux roux. On y voyait luire un cygne minuscule en égrisée de diamant. Sa barbe rousse couvrait à demi sa croix de commandeur du Cygne Blanc. C’était Wolfran V.

Il s’arrêta, parcourut des yeux la masse clinquante des dames de la cour, et, parmi elles, reconnut la robe noire de la chimiste qu’il avait paru chercher. Aussitôt un flot d’uniformes passa la porte, derrière lui. Ce fut d’abord la colossale silhouette du grand maréchal d’État sanglé dans le sombre dolman vert des officiers de cavalerie, le prince Géo en officier de marine, le duc d’Oldany, petit et fluet, en tunique rouge de l’armée anglaise, le comte Saltzen, maître des cérémonies, en capitaine des gardes blancs, le duc Abélard Poltaw, grand chambellan en colonel des hussards gris, le duc de Saventino, mari de Lina en officier de l’armée italienne, le comte Austather, chef de la maison militaire en général, puis les six aides de camp de service près du roi. Et encore le grand veneur, le grand échanson, en officiers d’état-major. Ces draps rouges, verts, gris, blancs, l’or des aiguillettes, les brochettes de décorations qui étoilaient de diamants les poitrines, ces chamarrures, ces broderies d’argent, ces galons, ces épaulettes multicolores, tous ces visages hermétiques et figés ne composaient qu’un cadre splendide à la figure du roi. Grand, imposant, la démarche harmonieuse, le port de tête légèrement impérieux, il s’avançait maintenant vers la reine : derrière lui les princes et les courtisans réglaient leur pas sur le sien et les saluts commencèrent. Le chassé-croisé se faisait lentement, comme rythmé à une sorte de cadence fixée au préalable. C’était pour Clara la révélation d’un monde inconnu dont elle ne serait jamais. Elle n’analysait plus, elle sentait. Elle sentait une atmosphère différente, des êtres nouveaux, distants d’elle, convenables à leur milieu. Leur retenue, leur attitude, leur harmonie, leur élégance, tout se complétait. L’arrogance des douairières devenait hiératique, la hauteur de la grande maréchale s’accentuait en beauté. Et ces hommes et ces femmes, en leur magnificence d’élite, n’étaient que des satellites gravitant autour d’un soleil le roi. Il passait, majestueux dans son indolence, sans le vouloir, sans y songer. Tous les yeux sans cesse étaient dirigés vers lui. Souriait-il, vingt personnes souriaient ; ouvrait-il la bouche, le silence se faisait. C’était l’idole. Tout à coup, il vint droit à Clara. Elle eut un grand frisson.

— Mademoiselle Hersberg, je suis heureux de pouvoir enfin vous dire combien nous avons été satisfaits, la reine et moi, de vous voir près de notre fille. Wanda vous aime extrêmement. Et je ne parle pas aujourd’hui comme souverain à une de nos plus grandes gloires nationales, je parle comme père, à la femme infiniment digne et respectable qui a si bien su occuper au Palais, avec tant de délicatesse, de noblesse, une place que les circonstances faisaient difficile.

Il sourit, la contempla une seconde avec sympathie. Le front serein et pâle de Clara frémissait légèrement sous les touffes noires de ses cheveux ; un brillant de fièvre glaçait ses beaux yeux levés sur Wolfran. Elle répliqua sans nul souvenir de l’impertinence projetée :

— Je remercie Votre Majesté.

Lui s’attardait près d’elle.

— Mais c’est moi qui vous suis reconnaissant, mademoiselle Hersberg. La vie de ma petite Wanda n’est pas gaie ; elle a eu cet austère caprice de s’instruire ; vous lui avez apporté de grandes joies. J’avais redouté d’abord bien des éventualités dangereuses. Mais il y a certaines loyautés irrésistibles devant lesquelles on ne peut éprouver que de la confiance.

Clara balbutia au hasard une phrase restrictive.

— Je suis entièrement dévouée à Son Altesse.

Mais Wolfran reprenait :

— J’espère que nous causerons quelquefois, soit chez la reine le soir, soit à votre laboratoire que j’ai dessein de visiter. J’y ai appris l’état de menuisier, autrefois !

Ils sourirent ensemble. Trente personnages furtivement observaient l’étrange colloque du souverain et de la roturière. Le duc Bertie, dans une encoignure où son uniforme anglais faisait une tache rouge, avait ajusté son lorgnon, et sa physionomie était singulière ; les douairières exprimaient de la férocité. Le vieux Zoffern, droit comme un bronze, suivait sévèrement la scène. Les dames d’honneur passaient l’examen de la robe de drap noir que portait Clara. La reine, comme pour justifier Wolfran près des douairières, leur expliquait à voix basse :

— Cette Hersberg est la plus célèbre chimiste du royaume.

La grande maréchale, indignée, disait au comte Poltaw.

— On la dit fille naturelle de l’abominable Kosor.

Mais, dans l’embrasure d’une fenêtre, la petite Altesse avait entraîné le prince Géo. Ils parlaient peu ; leurs regards se miraient l’un l’autre. L’archiduchesse avait les lèvres mi-ouvertes, des lèvres d’une délicatesse excessive, dont le sourire montrait la pointe des dents, et le bel officier de marine, au sombre habit relevé d’or, contemplait · suavement ces tendres lèvres, il les baisait en pensée, les admirait, les adorait. Wanda lui dit :

— Le temps m’a duré, Géo, jusqu’à aujourd’hui…

Et lui, avec la puérile sollicitude des amants très jeunes :

— Avez-vous eu très mal au genou ?

Et elle expliquait qu’en souffrant, elle pensait à lui, ce qui rendait sa douleur délicieuse. Ils avaient les propos purs et touchants de deux enfants qui s’aiment et s’émerveillent à se mieux connaître. Leur amour comportait une grande mélancolie. Ils en parlaient comme d’un mal qui les eût minés.

— Moi, les nuits, je reste éveillée longtemps.

— Ah ! moi je me décourage. Toute action me pèse, tout visage entrevu m’importune. Il n’y a qu’un visage au monde, pour moi.

Ils s’exhortaient :

— Prenons patience. Voyez Lina.

— Oh ! Lina, elle est heureuse, elle !

Et la petite Altesse s’enfonçait davantage dans l’embrasure de la croisée. Le bleu de ses yeux s’assombrissait, se frêle poitrine se gonflait, elle murmurait âprement :

— Nous nous aimons trop, Géo !

Un large mouvement se dessinait autour d’eux ; ils n’en voyaient rien : les groupes se formaient, le couple royale franchit le portique aux colonnes de porphyre, la cour suivit, le patinage allait commencer. Une voix prononça :

— Altesse !

C’était Clara qui, demeurée en arrière, avait pensé à rappeler les jeunes gens à la réalité. Ils lui sourirent, contents qu’elle sût leur secret. Le prince dit :

— Ah ! mademoiselle Hersberg, la charité d’un coin du parc où causer tranquilles une demi-heure, on ne nous la fera pas !

— Vous savez, Géo, déclara l’Altesse un doigt levé, je n’irai sur la glace que soutenue par vous :

Clara était très attendrie. Elle contemplait ces deux jeunes êtres si fervents, persécutés dans leur amour. Le roi s’opposait à leur union : il les arracherait un jour l’un à l’autre. Ses yeux se mouillèrent.

— Chère Altesse, dit-elle, vous êtes heureuse aujourd’hui.

La frêle adolescente se redressa, dans un élan de passion.

— Oui, je suis heureuse ! fit-elle en regardant son prince, oui, je suis heureuse !

Il baissa la tête, ne répliqua rien, tous trois descendirent au parc. À ce moment la fête s’ouvrait.

Des femmes de chambre, des laquais attachaient les patins aux pieds de leurs maîtres. La reine se promenait nonchalamment sur le chemin déblayé de neige qui ceignait le lac. On y avait disposé des braseros rougeoyants. Une chaleur intense s’en dégageait. L’air vibrait au-dessus, pareil à une fumée rapide. Que de maisons, où des êtres humains mouraient de froid, on aurait chauffées avec ce charbon gaspillé en plein vent ! Une bise sifflait, les femmes reboutonnaient étroitement leurs fourrures. Clara songeait âprement. Parfois son regard cherchait, parmi les uniformes multicolores, le grand uniforme blanc du roi. Elle le vit rire avec ses jeunes aides de camp. Il y eut une anxiété. C’était le moment où il devait prendre possession de la glace en compagnie d’une des dames présentes. Laquelle choisirait-il ? il demeurait énigmatique. Le lac était pareil à un vaste miroir de cristal. Cette eau durcie paraissait mystérieuse, attirante : qui en déflorerait la surface vierge ? Wolfran s’avança, dans sa tranquille omnipotence, vers le groupe escortant la reine. La beauté de la duchesse de Saventino l’arrêta au passage, on crut qu’elle serait l’élue ; mais il poursuivit, contourna la masse des dames d’honneur, toutes pâlissantes ; puis désinvolte, jeune encore par sa gaieté, sa souplesse corporelle, ses vivacités prime-sautières et jouissant de la stupeur qu’il préparait à la cour, il vint jusqu’à madame de Bénouville, pencha vers elle sa haute taille, lui murmura quelques mots à l’oreille. La vieille gouvernante protestait, son visage, trop grand pour sa taille menue, s’agitait sous les dentelles du chapeau. Elle riait et s’indignait tout à la fois Mais presque de force, Wolfran l’enlaçait et l’entraînait. Il fit un signe pour qu’on lui apportât des patins. Un moment plus tard, les deux silhouettes disparates fuyaient ensemble sur la plaine irréelle, le souverain tout blanc dans son poétique uniforme de guerrier du Nord, la petite vieille dame toute noire et tremblante qu’il soutenait en s’inclinant. Alentour les sapins majestueux drapés de neige laissaient traîner jusqu’au sol leur robe riche. Puis les taillis brodés de givre se faisaient plus légers, plus vaporeux ; vers le fond, ils se perdaient en une buée grisâtre où marquaient seuls les conifères au dessin brutal. À ce moment la musique du régiment de la garde, cette phalange merveilleuse, célèbre dans toutes les capitales d’Europe, entama, au fond d’un bosquet dépouillé, les premières mesures langoureuses et charmantes de l’air national lithuanien.

C’était une sorte de cantique suave et berceur, auquel les modulations du cuivre communiquaient une force angoissante. Ces douces harmonies glissaient au ras de la glace polie, se diluaient. aux branchages givrés, s’amollissaient à l’acoustique sourde de la neige éparse partout. Et là-bas, élégant, charmeur et tendre, le roi fuyait toujours, devenait plus lointain, plus invisible, entraînant une pauvre vieille femme débile qui avait bercé son enfance. On les sentait perdus dans les réminiscences d’antan, rappelant des souvenirs, se souriant en silence. Le souverain, par ce suprême honneur, avait voulu payer quarante années de dévouement admirable. Sur la berge, les dames, les princes, les courtisans, les soldats goûtaient une émotion qu’ils dérobaient savamment. On louait le roi avec mesure. Clara se taisait. Au son de cette musique de rêve, d’étranges combats se livraient en son âme. Elle discutait avec elle-même, éperdument. L’acte affectueux du roi venait de la toucher au plus sensible d’elle-même. Elle se disait : « L’homme qui a eu ce geste de bonté est-il haïssable ? » Elle se sentait prise, roulée dans le tourbillon du monde nouveau, de ce monde ennemi dont il semblait qu’elle ne pût jamais être, et qui l’absorbait, qui l’aspirait cependant comme le fleuve boit le ruisseau. Elle se retenait : elle évoquait le vieux Kosor proscrit, Ismaël prisonnier, les tisseurs réduits à la famine et l’inégalité, la monstrueuse inégalité d’une société dont une monarchie était la base. Il fallait haïr Wolfran Elle le devait à sa conscience, à la mémoire de son maître, au lien qui l’enchaînait au chef même de l’Union. Mais elle était émue, émue à pleurer. Son noble. cœur, dont une infrangible volonté avait toujours régi tous les mouvements, connaissait maintenant des battements qu’elle n’autorisait pas. Et elle se serait reprise, pensait-elle, si cette implacable et voluptueuse musique n’eût continué à verser en elle une griserie, mêlée aux éblouissements de la fête.

Car la fête se déroulait maintenant avec l’animation calme et brillante des cours. L’archiduchesse avait retrouvé ses allures d’oiseau ailé. Elle était infatigable, le prince Géo la conduisait en des méandres fous. Leurs girations, leurs voltes, leurs glissades les faisaient pareils à deux êtres fantastiques des légendes du Nord de qui c’est l’élément que cette glace transparente. Puis ce fut la troupe bleue des petits pages, qui exécutèrent sur le lac la Chacone à la reine, que jouait la musique de la cavalerie riche en fifres et en hautbois. À son tour, la garde vint évoluer et reconstituer des jeux antiques de la Grèce. Au premier rang, debout, Wolfran se repaissait de ces spectacles esthétiques. Il était orgueilleux de sa garde ; il manifestait un enthousiasme qui excitait l’adresse de ces fiers jeunes hommes. Et c’était à lui qu’au milieu de ces magnificences revenait sans cesse le regard de Clara.

On goûta au Château-Conrad. Clara Hersberg connut l’opulence d’un gala de la reine. Mais tout passa devant elle comme des scènes qu’elle aurait lues dans un livre. On revint au clair de lune. Dans la voiture, Wanda lui demanda :

— Mon amie, on dirait que vous êtes fâchée ?

Ce mot la fit sursauter. Elle dit sans trop savoir :

— Oh ! non ; j’ai vu le roi… Le roi a été très bon pour moi, oh ! très bon.

TROISIÈME PARTIE

I

Les journées du roi étaient toujours fort chargées. Il se levait à sept heures, et déjeunait avec la reine et l’archiduchesse C’était le moment des causeries familiales on s’attardait un peu devant les rôties et la théière dans la petite salle à manger de Gemma. Dès huit heures et demie, il était à son courrier, parcourant les lettres qui s’amoncelaient sur son bureau. Ensuite, au salon des Rapports, il s’enfermait avec le comte Thaven pour les questions budgétaires de la maison civile ; après quoi, il recevait les chefs de cabinet des divers départements pour les signatures. Et il expédiait cette colossale besogne avec une si prestigieuse rapidité qu’à onze heures il était prêt pour les audiences. Sa patience était légendaire parmi les royalistes. L’heure du déjeuner restait subordonnée au nombre des visiteurs, à la durée de leur visite, car jamais le roi ne s’était permis de renvoyer sans la recevoir une personne, si modeste fût-elle, conviée à ces réceptions matinales. C’est pourquoi ce repas, la plupart du temps si tardif, il le prenait seul pour ne pas imposer à la reine une longue attente. Souvent, la promenade en automobile en compagnie de Gemma devait être supprimée, l’après-midi, avant le second travail des signatures, à cause de cette longueur des audiences matinales.

Mais, ce matin-là, il avait dit à l’aide de camp.

— Mademoiselle Hersberg doit venir aujourd’hui, elle est de la maison de l’archiduchesse, je la recevrai la première et dans mon cabinet : veuillez donner des ordres en ce sens.

Aussi, à peine arrivée dans l’antichambre où patientait depuis une heure une nombreuse assistance, Clara fut conduite aux appartements privés de Sa Majesté. L’aide de camp la reçut, souleva une portière, et au fond d’une pièce sombre, tendue de tapisseries anciennes, elle vit Wolfran, en petite tenue de général lithuanien, qui écrivait à un bureau de chêne. Le visage du prince s’éclaira de sympathie. Il la fit asseoir près de lui, disant en lui serrant la main :

— C’est un très vif plaisir pour moi de causer avec vous, mademoiselle Hersberg.

Malgré cette ignorance de toute timidité qu’elle devait à l’extrême simplicité de son esprit, Clara était oppressée, le cœur pesant, les paupières battantes.

— Sire, reprit-elle d’une voix altérée, depuis que j’ai vu Votre Majesté au Château-Conrad, il y a dix jours, et que votre personne m’est apparue si différente de la figure amèrement dépeinte par les ennemis de Votre Majesté, une idée m’accompagne sans cesse, m’obsède au point que j’ai comme malgré moi demandé cette audience.

Wolfran, sanglé dans le dolman noir brodé d’étoiles, se tenait des deux mains à l’accoudoir du fauteuil de bureau. Un rayon de soleil vint jouer dans sa chevelure rousse, abondante et rebelle. Il voulait plaire, il souriait :

— Encore une fois, vous êtes la très bienvenue, redit-il ; s’il m’était permis de vous être agréable, je m’estimerais très satisfait.

— Voici, dit Clara, les yeux baissés : je suis unioniste ; je suis la fille adoptive du révolutionnaire Kosor ; tous ses sentiments humanitaires revivent en moi ; je ne puis renier ni lui, ni ses idées, je me dois trop à lui et à elles ; que Votre Majesté excuse ma franchise…

— Mais elle vous honore, mademoiselle Hersberg.

Clara poursuivit plus bas :

— J’ai toujours combattu l’idée royale. Je ne crois pas…, il ne me paraissait pas bon que l’homme fût entièrement soumis à un autre homme, comme le sujet l’est au souverain. Peut-être me trompais-je. Là n’est point l’essentiel de ma foi ; une conviction bien autrement assurée et irréfutable la constitue, où je ne redoute pas l’erreur : je crois au droit qu’a le peuple d’être heureux, je crois au devoir qui nous incombe d’améliorer son, sort, à l’obligation de l’aimer, de l’aider. Je me suis donnée toute à cette idée, et là je sais que je ne me trompe pas. Or, à cette heure, Sire, le peuple souffre plus que jamais. Les nouveaux décrets concernant les tarifs douaniers pour le charbon et le blé ont rendu sa misère intolérable. Trente mille êtres humains endurent la faim et le froid. Cependant, Votre Majesté est toute-puissante, elle l’a prouvé. Que ces droits, au lieu d’être augmentés, soient. supprimés, c’est aussitôt le régime d’un relatif bien-être, le prix du pain réduit de moitié, le chauffage permis aux pauvres et surtout le relèvement des salaires dans l’industrie où le budget de la houille sera sensiblement allégé.

Wolfran la considérait sans répondre. La beauté de cette femme si ardente dans sa revendication humanitaire l’impressionnait peut-être peut-être était-il seulement ému par la limpidité de cette âme supérieure qui conservait la naïveté de concept des révolutionnaires simplistes.

— Mademoiselle Hersberg, dit-il enfin, croyez-vous parler ici à un ennemi du peuple ?

— Non, Sire, mais je parle à un grand de la terre dont le peuple est bien loin.

Il secoua la tête :

— Le peuple, dit-il, si vous saviez !

Ses yeux brillaient. Il ajouta :

— Je ne suis pas indifférent à ses souffrances.

Clara le sentait vibrer secrètement ; elle s’enhardit :

Alors, Sire, ne soyez pas sourd à l’immense clameur qui monte vers vous ; laissez toute politique, écoutez votre cœur.

Il sursauta, et les deux poings sur son bureau

— Que j’écoute mon cœur ? Que j’écarte la politique ? Ma politique est donc un jeu de cruauté ? un plaisir de tyran ? un amusement néronien ? Alors je suis le bourreau, l’instrument du malheur national ? Vous, la plus franche, la plus sincère de l’opposition démocratique, vous me le criez en pleine face ; toute la haine révolutionnaire vient de passer par votre bouche !

Elle pâlit, le vit se lever. Sa haute taille bouchait le jour de la fenêtre dont il était proche. Il roulait et froissait sa barbe dans sa main, puis, après quelques pas fiévreux :

— L’ami du peuple ! l’ami du peuple !… pas même son ami, entendez-vous, son serviteur, son forçat, voilà ce que je suis. Le pouvoir ! Qu’est-ce-que le pouvoir ? Est-ce mon ambition qui me l’a fait briguer ou bien l’ai-je trouvé dans mon berceau, comme une tâche écrasante qu’on ne peut repousser !

L’emportement enflait sa voix, il ne regardait plus Clara, mais loin au-delà, plus loin qu’Oldsburg, jusqu’aux confins extrêmes de la Lithuanie. Ses yeux devaient voir des villes, des fleuves, des montagnes, des prairies, des champs, des forêts et des mines, et jusqu’à la mer rose qui baigne la côte lithuanienne dans l’embrasement boréal des soirs d’hiver.

— Et ce n’est pas trente mille tisseurs amers et envieux qui me tiennent à la chair, c’est, à proprement parler, mon peuple, ma nation, ma race, c’est douze millions de Lithuaniens dont la vie sociale reflue vers moi comme le sang va au cœur. Je suis le fonctionnaire esclave de ce pouvoir, de ce devoir formidable ; je ne puis pas m’évader. Tous mes instants, toutes mes pensées, toutes mes activités appartiennent à mon peuple. Je n’ai pas le droit d’exister en dehors de lui. Le fonctionnaire ordinaire remplit sa fonction et ensuite il est libre ; il a sa vie publique et sa vie privée. Moi, je n’ai même pas de vie privée ; mes affections intimes, l’idée de mon peuple les domine, les régente. Je suis sa chose. Et quand, après des méditations, des recherches, un effort surhumain, j’ai donné une loi économique qui est une contribution à l’impulsion méthodiquement imprimée au pays depuis que je suis sur le trône, pour sa grandeur, pour sa prospérité, des cœurs sensibles veulent anéantir mon œuvre et disent Retirez cette loi, n’écoutez que votre cœur !

Son regard peu à peu revint à Clara qui l’écoutait très pâle. Ce beau visage anxieux levé sur lui apaisa ce coup d’exaltation, reste d’une ferveur juvénile que la maturité n’avait pas éteinte. Il se rassit et, d’une voix plus douce :

— Mademoiselle Hersberg, je vous jure que je désire être compris de vous ; vous êtes une loyale ennemie. Je sais que l’Union me déchire ; mais il me déplairait qu’une femme comme vous me méconnût. La grande Hersberg ne peut être le disciple aveugle d’un parti. Voulez-vous essayer de me comprendre ?

— Oui, Sire ; je souhaite même d’être convaincue.

— Eh ! bien, mademoiselle Hersberg, la Lithuanie, dont les destinées me sont confiées, ne se compose pas des trente mille tisseurs d’Oldsburg chers à l’Union. La Lithuanie est, à mes yeux, une personnalité morale que je dois faire toujours plus puissante, plus florissante, plus glorieuse. À côté des trente mille tisseurs dont les souffrances me navrent autant que vous, il y a sept millions d’agriculteurs que l’invasion des blés étrangers ruine. J’aime aussi les agriculteurs ; ils sont courageux, nécessaires et mènent une vie normale, saine, digne ; ils sont les meilleurs agents de la richesse nationale. Oh ! je sais ! les doctrines collectivistes de l’Union élèvent un mur entre votre société et des gens pour qui la petite propriété c’est la vie. Vous n’aurez jamais de pires ennemis que les agriculteurs. Mais ignorez-vous qu’en rétrécissant le champ d’activité terrienne, vous provoquez un afflux de bras à l’industrie, augmentant ainsi la misère citadine, car les salaires s’abaissent quand l’offre est supérieure à la demande.

— Dans l’État-idéal, interrompit Clara, comme il y aura du pain pour tous, la multiplicité des travailleurs ne fera qu’alléger le travail de chaque unité.

Wolfran négligea volontairement l’interruption et poursuivit :

— Quant au charbon, la crise sera passagère : l’an prochain, les Oldsburgeois se chaufferont à la flambée des houilles lithuaniennes. Déjà on creuse les puits dans le Sud. Nos ingénieurs déploient une énergie fébrile ; les concessions s’arrachent là-bas ! Ne fallait-il pas protéger l’industrie naissante contre l’arrivée en masse des charbons étrangers ? Vous dites que les tisseurs meurent de froid. La municipalité a mis du charbon à la disposition des pauvres. Pourquoi le comité de l’Union est-il intervenu, interdisant aux grévistes toute participation à cette libéralité ?

Clara rougit.

— Il semblait à nos frères, dit-elle, que cette aumône insultait à la dignité des travailleurs.

— Non, reprit Wolfran, il semblait à l’Union que l’âme du peuple sentirait là le bon vouloir de l’autorité et c’était ébranler son enseignement. de haine. On m’oppose l’héroïque résistance des ouvriers, mais, c’est moi qui ai donné au prolétariat le droit de grève. J’ai protégé la grève ; qu’on me nomme arbitre, on verra vers qui vont mes sympathies. L’Union s’en garderait encore ! Ce que veut l’Union, je le sais, moi, c’est cultiver la misère, l’amertume, l’envie, dans l’âme du peuple, comme on cultive des ferments dans une cuve, en vue de l’effervescence finale. Vous êtes une poignée de meneurs qui combinez la dislocation sociale, et pour qui la masse prolétarienne n’est qu’une armée de soldats qu’on discipline. Mais de quel droit détruire un ordre qui satisfait le pays ?

Clara resta songeuse, une longue minute, puis, de cette voix suave et lente d’une femme inspirée qui laisse échapper un peu de son rêve intérieur, très bas, sur un timbre timide, tremblant, elle dit :

— Chacun de nous porte en soi l’image de la cité bienheureuse, de la cité d’amour que nous voulons bâtir pour les hommes. C’est une vision lumineuse, un ineffable tableau vers lequel notre regard s’oriente toujours. Quand la société actuelle nous a bien désespérés par la vue de ses abominations, nous retournons à notre spectacle intérieur et nous voyons la concorde, la paix, la beauté dans la justice. Et nous ne sommes pas des fous, pas des illuminés ; la poésie de nos conceptions est étayée sur une science ; nous sommes des calculateurs et des statisticiens ; tout fut envisagé par le côté pratique. Le travail, la production, la consommation, nous avons tout divisé, équitablement, entre les hommes. Nous ne sommes pas odieux, Sire, nous nous sommes donnés à l’humanité pour l’aider à franchir plus vite l’étape, nous la pressons vers le bonheur, vers l’égalité, vers l’amour. Le temps est proche où le révoltant partage des riches et des pauvres ne sera plus ; où une parité fraternelle dissipera toute haine. Nous ne possédons qu’un principe social : De chacun selon ses forces ; à chacun selon ses besoins.

Elle se tut son émoi était visible ; elle attendait la colère du prince ; mais il ne réfuta rien. Il souriait imperceptiblement, sans ironie. Plusieurs fois sa longue main glissa sur son front, et Clara, depuis plusieurs minutes, était silencieuse, qu’il semblait l’écouter encore, les yeux clos. Puis, soudain, pareil à quelqu’un qui revient de très loin, il repartit avec un grand calme :

— La société n’est pas un organisme artificiel dû au génie de quelque philosophe : elle est la résultante fatale de millions de relativités. C’est un corps vivant ; vous voulez faire un automate. Vous êtes des chimériques.

— Des chimériques prêts à donner leur vie pour leur chimère.

— Un particulier peut vous juger sur votre générosité ; celui dont vous méditez de saper l’œuvre et qui est le gardien de l’ordre organique de l’État doit aller droit à vos illusions. Eh bien, je le déclare Heinsius est un faux prophète ; le petit Conrad, un poète détraqué ; Kosor, un illuminé.

Clara eut un sursaut.

— Kosor est un esprit nourri fortement, Sire ; c’est, d’ailleurs, un grand chimiste.

— Non, mademoiselle Hersberg, non ; dites un grand alchimiste. L’esprit réglé, pondéré, vraiment scientifique, c’est le vôtre. Kosor cherche encore la pierre philosophale !

Clara dit fièrement, mais très bas :

— Je lui suis engagée… Je serai sa femme un jour.

Le roi fit seulement :

— Ah !

Si renseigné qu’il fût, il devait ignorer ce détail, car sa surprise était visible. Il demanda quand s’accomplirait leur union ; mais elle formula le vague même qui était dans son esprit à ce sujet. Plus tard… : elle ne savait pas encore…

Alors Wolfran se leva et, revenant au but de l’audience avec une certaine acrimonie, très fermement, il pria la jeune femme de ne plus revenir sur cet objet.

— Le peuple des provinces, par des élections récentes, dit-il, a manifesté sa confiance dans mon gouvernement. Je n’écoute pas seulement Oldsburg et le faubourg de la ville, mais la profondeur, la masse de la population. Celle-ci s’appuie sur son roi. Il ne lui fera pas défaut.

À la porte, il tendit la main à Clara, qui paraissait affligée.

— D’ailleurs, dit-il, dans mon refus, sachez bien qu’il n’entre aucune malveillance personnelle à votre endroit.

Elle fit un geste de tristesse et disparut.

II

Les jours passèrent, l’audience du roi avait laissé Clara sur une impression trouble et pénible. Elle s’humiliait de n’avoir pas su convaincre Wolfran, de lui avoir abandonné les arguments les plus forts et, dans d’autres instants, se reprochait de l’avoir mécontenté par un parler trop libre. Le jugement qu’il portait sur elle l’intriguait, l’inquiétait. Elle était certaine de n’avoir pas répondu, dans cette entrevue rapide, au bien qu’il avait conçu d’elle auparavant. L’archiduchesse fut même adroitement questionnée à ce propos. Mais le roi n’avait rien laissé transpirer de cet entretien. D’ailleurs, l’Altesse, à ce moment, semblait être en délicatesse avec son père. Le prince Géo devait avoir fait des ouvertures que le roi aurait repoussées. Quoi qu’il en fût, la mère, qui caressait secrètement l’idée de ce mariage d’amour et le favorisait de toutes ses forces, avait autorisé le prince, qui était bon sculpteur, à commencer le buste de Wanda. Le côté clandestin de l’aventure se parait de la pieuse intention d’une surprise à faire au roi. Madame de Bénouville était d’abord seule dans la confidence. Clara y fut mise, à son tour, en sa qualité de « meilleure amie ». Même, quand la ressemblance commença d’apparaître, elle fut conviée à se rendre à la salle de musique de Wanda, que l’artiste avait choisie comme atelier pour sa lumière douce et mystérieuse.

C’était en février, une fin d’après-midi. Madame de Bénouville, qui écrivait dans le petit salon de son élève, indiqua discrètement à Clara le couloir intime qu’elle pourrait prendre pour ne rencontrer personne.

— Ils sont là, les pauvres enfants, dit-elle avec sa mélancolie de vieille femme indulgente.

Clara entendit les sons filés et lointains de l’orgue ils la guidèrent. Elle ouvrit une porte étroite. La salle de musique apparut semblable à une chapelle avec ses trois baies Renaissance, aux vitraux plombés. Aux murailles tendues de drap rouge sombre, était accrochée une collection d’instruments de musique anciens violes ventrues de la vieille Lithuanie, psaltérions d’Allemagne, somptueuses guitares andalouses, luths gracieux du Moyen âge français, violons signés de maîtres florentins. Deux pianos longs et un clavecin s’alignaient à droite. Au fond, luisaient de leur morne éclat les tuyaux du grand orgue dont le buffet gothique fermait la salle. Et, assise aux claviers, toute blanche, sa carnation nacrée lumineuse même dans la pénombre, Wanda jouait amoureusement, pour son prince, d’anciens lieds lithuaniens. Il était debout près d’elle, très pâle, les bras croisés. Tous deux paraissaient avoir pleuré. Ils reconnurent Clara et s’écrièrent ensemble :

— Enfin, voici mademoiselle Hersberg !

— Il ne faut pas vous interrompre, Altesse, s’écria Clara, jetant au passage un regard au petit bloc de terre grise où quelques traits commençaient de naître, je veux vous entendre, moi aussi.

— Les gens de science détestent la musique, fit en riant la jeune fille.

— Que sais-je, moi ! je n’ai jamais entendu de musique, avoua la savante en montant les degrés de l’orgue, mais j’aimerai la vôtre, chère Altesse.

Le prince lui serra la main longuement, comme à un complice de son triste amour. Wanda considérait avec complaisance cet accord sympathique de deux êtres qu’elle chérissait, et pendant que ses yeux leur souriaient, ses mains harmonisaient d’instinct, sur l’orgue, la tendre et puérile chanson de terroir :

      L’ami de mon cœur est parti sur la mer.
      Étoile scintillante qui le regardes,
      Pourquoi sembles-tu pleurer ce soir ?

Elle n’avait tiré que trois jeux : le cor lointain, le hautbois et la voix humaine. Mais les forces de l’instrument, quoique retenues, donnaient à cet air simple et touchant une ampleur héroïque. Il se déroulait avec une émotion majestueuse. Il contenait toutes les larmes des fiancées et des veuves qu’il avait hantées en leurs attentes tragiques. Et celle qui symbolisait la nation y mettait à son tour sa propre peine. Clara éprouvait des sensations neuves et étranges ; le monde féerique de l’imagination lui était entr’ouvert tout d’un coup. Son cœur se hâtait ; ses mains frémissaient, ses paupières se mouillaient.

— Oh ! dit-elle avec cette ferveur naïve, cette sincérité enfantine des esprits scientifiques, je crois que j’aime la musique !

Le prince fut flatté de la voir à ce point vibrante.

— Celle de Wanda est si impressionnante, murmura-t-il.

L’archiduchesse soupira :

— Je joue comme je souffre.

Elle portait, pour poser le costume national : les cheveux tressés, la calotte brodée d’or, la guimpe de mousseline plissée, le corselet de velours noir. Ses longues mains osseuses se croisèrent sur ses genoux : elle les regardait en silence. Un peu de rose monta aux joues du prince.

Une atmosphère surchargée d’amour flottait dans cette pièce singulière, comme l’encens dans une église. Clara en était tout oppressée. L’archiduchesse leva vers le prince ses yeux magnétiques et rêveurs, qui exprimaient une si grande tendresse. Clara dit tout bas, avec un geste d’impuissance :

— Ah ! je voudrais vous donner le bonheur.

— Le bonheur, dit le prince — et sa voix trahissait une colère contenue, il serait loin d’ici, dans le secret, dans la médiocrité, dans la liberté.

— Il ne faut plus parler de cela, Géo, fit vivement Wanda.

Sans doute avaient-ils eu tous deux la pensée de renoncer à leur rang pour obtenir le droit de s’aimer. Clara eut encore l’idée que monseigneur de Hansen, en gage de désintéressement, avait revendiqué cette déchéance dont l’archiduchesse repoussait l’idée. Un profond mystère enveloppait cette idylle. Pourquoi le roi s’opposait-il à cette belle union si riante ? Que méditait-il ?

— Vous devez être heureux, en dépit de tout ! se laissa-t-elle aller à dire.

— Nous ne le serons pas, murmura Wanda. Maman nous a permis ce buste,… et puis je crois que cela sera fini.

— Wanda, dit le prince, encore cinq minutes de pose avant que la nuit tombe !

Elle reprit la pose avec sa docilité gracieuse de jeune fille qui aime, et, du bout de son pouce, le prince, saisi d’une idée, creusa d’un coup l’attache du nez. Aussitôt, la physionomie extraordinaire du front éclata complète. Clara jeta une exclamation. L’archiduchesse se leva pour venir voir. Le prince était debout, devant la sellette qui supportait cette petite tête fragile et sombre. Ses doigts ne pétrissaient plus la terre molle, ils la caressaient, l’effleuraient, dessinaient idéalement sous l’arcade sourcilière l’amande des yeux. Il soupira :

— Ah ! ces yeux, ces yeux, je les clorai pour ne pas trop mentir à leur vie, à leur pensée…

Puis ses doigts, ses mains longues d’artiste, s’élevèrent un peu, ils épousèrent étroitement le creux des tempes, le doux renflement du front. Il était comme seul vis-à-vis de son ouvrage. Il balbutiait des mots qu’on n’entendait pas. Soudain, on le vit se pencher, appuyer ses lèvres sur cette petite tête brune, l’étreindre, donner à l’image, comme s’il venait de l’apercevoir vivante, un à-coup de cette passion dont il n’avait jamais témoigné l’ardeur à son enfantine amante.

Wanda étouffa un sanglot ; elle s’appuya sur Clara :

— Oh ! ma pauvre Hersberg, quoi qu’il arrive, jamais, jamais je n’oublierai Géo !

Le chagrin de ces deux êtres charmants parut trop cruel à Clara ; sa nature énergique lui souffla un mot :

— Il faut lutter !

Le prince, blanc comme une cire, se retourna en l’entendant :

— Non, mademoiselle Hersberg, on ne lutte pas contre le roi, surtout quand ce roi s’appelle Wolfran V.

Et plus amicalement, sur un ton qui rappelait leur premier entretien, mais empreint cette fois d’une poignante mélancolie :

— Vous ne savez pas, vous ne pouvez pas savoir, vous, libertaire, ce qu’est le loyalisme. Mais, tenez, vous allez l’apprendre le suprême bonheur est là, devant moi. Vous connaissez assez ma chère Wanda pour apprécier ce que représente son amour ; nous nous appelons, nous nous souhaitons l’un l’autre de toutes nos âmes, et nous nous séparerons cependant ; elle ira vers d’autre destinées plus hautes, et je ne murmurerai pas. Le roi l’aura voulu.

Il attendait que l’unioniste se récriât. Mais elle resta silencieuse. Est-ce que le mot de roi dont elle s’était ri si longtemps possédait vraiment un sens impénétrable pour impressionner des milliers d’êtres, pour commencer à la troubler elle-même ?

— Voilà ce qu’est le loyalisme, mademoiselle Hersberg, finit le prince.

Clara murmura indécise :

— Votre foi me semble belle…, je ne puis l’avoir…

La petite porte s’ouvrit timidement. Madame de Bénouville revenait prendre sa place de duègne près des jeunes gens auxquels, dans sa judicieuse bonté, elle avait ménagé ce long tête-à-tête. L’archiduchesse fit un effort de courage pour ne pas affliger la chère vieille dame :

— Amie Bénouville, montrez donc à mademoiselle Hersberg la collection de la reine Bertha.

C’étaient des instruments de musique qu’elle voulait parler. Ils avaient appartenu à cette charmante et lointaine souveraine, l’aïeule de Wolfran, si éprise d’art, de musique surtout, et de bibelots. Lorsque le Château-Conrad avait été bâti, vers la fin du xviiie siècle, elle y avait réuni cette collection Et madame de Bénouville expliqua comment le roi, qui reproduisait mille traits de cette grand’mère dont il possédait tous les goûts, avait fait transporter au Palais d’Oldsburg les instruments de musique auxquels l’humidité du Château-Conrad était funeste. Il avait vingt ans alors, et il aimait tant jusqu’au toucher de ces belles choses, qu’il s’était enfermé ici, dans cette salle, avec les tapissiers, pour les disposer lui-même

— Alors, dit Clara, Sa Majesté attachait tant de prix à ces souvenirs du vieux temps ?

La vieille dame souriait de plaisir rien qu’à parler de lui.

— Il avait des goûts si élevés et si vifs, et il apportait tant de fougue à les satisfaire ! Je l’ai vu, à quatorze ans, passer une nuit dans le laboratoire de la tourelle, qui était alors son atelier de menuiserie, pour achever une table dont les pieds se fendaient à mesure qu’il les arrondissait au tour. À l’aube, il était frémissant et épuisé au milieu des éclats du bois. Tout pâle, il retenait ses larmes et repétait : « Je ne suis même pas un bon ouvrier ! »

Clara, les lèvres mi-ouvertes, écoutait. Elle savait ainsi tous les traits de l’enfance royale, évoquée jour à jour par l’ancienne gouvernante. Un enfant délicieux et rêveur, un adolescent généreux, un jeune homme poète et exalté, tel était le personnage du passé que l’unioniste avait appris à connaître. Elle concevait, pour cet être ardent de jadis, un intérêt dont l’impérieux souverain d’aujourd’hui n’obtenait pas tout le bénéfice. Comment l’enthousiaste de quinze ans, dont on lui avait montré la photographie aux yeux noyés d’idéal, comment le prince d’une bonté passionnée, était-il devenu le dur monarque autocrate et implacable ? Bien que madame de Bénouville se montrât fort réservée sur ce passage délicat, Clara savait qu’à vingt ans ; prince héritier ayant déjà parcouru l’Europe, il avait eu avec le roi Wenceslas et le grand maréchal d’État, — le terrible duc de Zoffern, qui, à cinquante ans, arrivait alors au pouvoir, — des scènes tragiques. où, futur maître de la Lithuanie, il plaidait pour la liberté. À quelques années de là, il était parti pour les Indes anglaises. Dans l’intervalle, des choses s’étaient accomplies que madame de Bénouville passait invariablement sous silence.

— Il avait tous les enthousiasmes de la reine Bertha, répétait toujours la vieille Française. Ce soir-là, mise en verve, elle se ressouvint d’une autre histoire. Et elle raconta le coup de folie intrépide : l’enfant avait une quinzaine d’années ; il vit sur le toit du palais, d’une pente si périlleuse, des couvreurs en l’exercice de leur métier de mort et, bouleversé tout d’un coup devant ce fait que des hommes aux gages de son père risquaient leur vie pour son bien-être, il échappa à son précepteur, ôta sa petite veste, enfila l’échelle derrière un manœuvre et alla parader là-haut, sur les ardoises, avec ce mot qui avait fait pâmer les braves gens : « Je suis l’archiduc Wolfran ! »

— Eh bien, mademoiselle Hersberg, que dites-vous de cela ? demanda le prince Géo.

Curieux, les deux jeunes gens et la vieille dame de cour l’interrogeaient du regard, mais ils la virent si émue qu’ils n’insistèrent pas.

Wanda, pour faire diversion, tourna le bouton de l’électricité, et monseigneur de Hansen, dénichant un orgue de Barbarie, qui tenait là sa place comme curiosité, en chercha la manivelle. C’était un instrument neuf manufacturé à Paris. Le prince fit à Wanda un signe malicieux. Ils avaient l’un et l’autre, en dépit de leur gros souci amoureux, un fond d’extrême gaieté. On les entendit chuchoter joyeusement, penchés sur la petite boîte musicale. Soudain il y eut quelques grincements de mécanique et les premières mesures claironnantes de l’hymne français s’envolèrent dans un roulement monotone.

— Amie Bénouville, amie Bénouville ! criait l’Altesse, les yeux brillants, c’est pour vous que Géo joue cela !

La vieille dame s’arrêta, interdite et ravie. Le prince, s’amusant comme un gamin, activait la manivelle. L’air prenait un entrain fou. Madame de Bénouville, un peu énervée par la bouffée d’air natal qui lui montait au cerveau avec cette Marseillaise, soupirait :

— Oh ! les chers enfants ! Oh ! les pauvres enfants !

Clara se sentait le cœur dans un bien-être inconnu…

III

La nature douce et facile de Clara s’accommodait de cette vie de recueillement qu’elle menait au palais. Ses méditations devenaient exclusivement scientifiques. Les chimistes sont des poètes. Leur esprit vague dans un monde plus vaste que notre univers visible : leur incessante recherche de la molécule et de l’atome ressemble à une épopée, et ils édifient sans cesse, dans l’hypothèse et le rêve, des systèmes sur lesquels ils équilibrent et assoient tous les phénomènes tangibles, comme une cité sur un nuage. Au surplus, à ce moment, la grande Hersberg imaginait un appareil simplifié pour l’électrolyse ; elle en dessinait les plans qu’elle dictait au fabricant d’instruments de précision. Elle n’avait pas non plus résolu complètement le problème d’isoler le thermium ; elle y travaillait patiemment, sans hâte, avec cette belle certitude que, si elle n’y parvenait pas, un autre finirait l’œuvre. Et quand son cerveau de femme, lassé du labeur abstrait, revenait aux contingences, elle trouvait la tendre amitié de l’Altesse, cette sérénité conventuelle régnant en cette partie du palais qu’elle habitait, l’impression d’un ordre immense dans l’État. Elle s’abandonnait à une sorte de tiédeur.

Quatre journaux lui arrivaient, chaque matin, les plus importants de la presse lithuanienne. C’étaient le Nouvel Oldsburg, organe officiel du gouvernement ; la Presse libre libéral, qui après avoir représenté l’opposition sans cesse étouffée sous Wenceslas, allait aujourd’hui un peu plus avant que Wolfran ; l’Avenir, républicain ; et enfin la feuille de l’Union : l’Alliance, où écrivaient beaucoup d’étudiants et dont Ismaël était l’âme. Bien que la situation se tendît de plus en plus à Oldsburg — car on commençait à sentir s’éveiller trop fortement l’intérêt des intellectuels à l’égard des grévistes, alimentés de subsides inépuisables, — Clara parcourait tout au plus la première page de ces journaux. On aurait dit qu’à peine échappée à l’emprise des deux Kosor, elle retournait naturellement à l’unique appât qui dût tenter son esprit, cette souveraine chimie dont elle aurait vécu.

Cependant, ce matin-là, en manchette, dans l’Alliance, un titre la fit sursauter. Un attentat contre le Roi au faubourg. Elle dévora la première colonne. L’incident y était raconté sans commentaires, avec la joie secrète de révolutionnaires qu’un reste de censure muselle encore. C’était la veille au soir, dans la grande rue du faubourg l’automobile du roi, revenant du Château-Conrad, suivait la chaussée à petite allure. Quatre agents cyclistes la précédaient, quatre autres la suivaient. Son escorte ordinaire de dix gardes blancs environnaient la voiture, un coupé fermé où le souverain, qui conduisait lui-même, était assis auprès de son aide de camp, le colonel Rodolphe. La rue était passablement houleuse et les bandes d’enfants, échappés de l’école, apportaient un appoint aux bandes de tisseurs qui déambulaient le long du trottoir. Soudain, à la hauteur de l’église, une pierre partit, creva la vitre du coupé et s’y engouffra, L’automobile fit halte ; agents et gardes se massèrent autour de la voiture. Cependant, sur le trottoir, les grévistes, dont pas un n’avait bronché, continuaient leur processionnement lent de désœuvrés. Deux des cyclistes allaient se précipiter pour rechercher l’auteur de l’agression, quand le colonel Rodolphe, baissant la glace brisée, les rappela et leur communiqua l’ordre royal qui était de ne tenir aucun compte de l’accident. Puis, ronflante et trépidante, l’automobile avait repris sa route. Le journal, sans apprécier l’acte, concluait à l’état d’esprit hostile qu’il révélait chez le prolétariat. Pour la seconde fois, Wolfran V était attaqué et blessé dans ce même faubourg que ses décrets avaient affamé…

L’unioniste sentit une rougeur lui monter au visage. La légende du gamin jetant le caillou ne la trompait point. Seul un tisseur pouvait avoir fait cela, et toute une foule solidaire avait couvert le geste sous son impassibilité pour ne pas démasquer le coupable. Clara était très agitée et ne démêlait pas ses sentiments divers. Avant tout, elle était indignée. Blesser, faire couler le sang ; mais où était le principe d’amour qui la charmait dans l’Union ? Elle pensa que Wolfran eût pu être tué, elle imagina l’homme jeune et puissant qu’elle avait vu si exubérant de vitalité, ramené gisant au fond du coupé noir, et elle frissonna.

Au même instant, comme elle éprouvait en pensant à l’Union cette gêne, cette honte que nous inspire la mauvaise action de qui nous tient de près, la sonnerie du téléphone l’appela dans son cabinet de travail. À l’appareil, elle reconnut la voix de la comtesse Hermann Ringer, grande maîtresse de Sa Majesté, qui l’invitait au thé du soir, de la part de la reine.

Elle avait eu moins d’émotion à s’y rendre une première fois qu’elle n’en éprouva ce soir-là en se dirigeant vers la bibliothèque de la reine. Mais aujourd’hui c’était une douce émotion de son cœur ; ah ! que cette invite des souverains l’avait touchée dans de telles circonstances où on lui montrait de la sympathie pour la séparer nettement du souvenir même de l’attentat ! Vraiment, ne plus haïr lui semblait très bon ; elle n’était point faite pour la haine. Ne pouvait-on, sans mentir à sa religion sociale, détacher les individualités de l’idée qu’on détestait ?

Elle pénétra dans le petit salon-bibliothèque où la lampe à pétrole dorait le tapis vert de la table ronde. On ne vit point entrer la nouvelle venue : toutes les personnes présentes étaient massées près de la cheminée, penchées, examinant attentivement un objet dont l’aspect leur arrachait de sourdes exclamations. Celui qui, se redressant, aperçut le premier Clara, fut le roi. Il était en colonel de hussards ; le relief des brandebourgs semblait élargir sa poitrine ; la tête légèrement renversée projetait en avant la barbe rousse ; un pansement blanc lui enserrait le front. Il sourit silencieusement et tendit la main à mademoiselle Hersberg.

— Oh ! Sire, s’écria-t-elle avec tout l’élan de sa nature spontanée, ce qui est arrivé est odieux ; je suis indignée, indignée.

— Baste ! fit-il légèrement, vous en verrez peut-être bien d’autres !

La reine intervint, elle tenait à la main un caillou de la grosseur d’une petite pomme.

— Tenez, mademoiselle Hersberg, voyez, voici la pierre.

Après tout le monde, Clara prit le morceau de silex ; elle le roulait dans sa grande main fine, elle était haletante ; ses yeux se relevèrent, allèrent au front blessé de Wolfran : ils étaient pleins d’une alarme indicible. Elle murmura :

— Ce ne peut être qu’un fou…

— Oh ! un fou !… prononça une voix ironique.

Et elle aperçut monseigneur Bertie, duc d’Oldany, qui la dévisageait curieusement à travers le cristal du lorgnon. Le grand maréchal d’État, dont la silhouette herculéenne écrasait le prince hollandais, ajouta sous sa terrible moustache en brosse :

— Ils sont trente mille atteints de la même folie !

Froningue, le grand peintre officiel d’Oldsburg, qui avait été invité à l’intime soirée, déclara solennellement :

— Votre Majesté, en défendant la recherche des coupables, a donné un grand exemple de clémence et de magnanimité…

Précisément, d’une voix très altérée et que nul autre que le roi n’avait entendue, Clara venait de dire la même chose en des termes plus simples. Wolfran répartit :

— Qu’ils me fassent sauter s’ils veulent, je sais ce qui attend aujourd’hui les chefs d’État, et je ne tiens pas à la vie, mais pas d’histoire pour si peu ! C’était de quoi tuer un moineau. Le pays a d’autres questions plus sérieuses à trancher.

Il avait parlé avec enjouement ; pourtant une autorité calme, mystérieuse, une puissance émanait de lui. D’ailleurs il semblait n’avoir prononcé que pour Clara ces phrases d’indifférence.

— Est-ce que Votre Altesse souffre ? lui demanda-t-elle.

À ces mots, où toute la sensibilité féminine se faisait jour, il parut triompher. S’il avait fait inviter Clara au thé de ce soir, en effet, c’était dans un geste de coquetterie politique, parce qu’il avait mesuré la sentimentalité de cette libertaire, et qu’il voulait se présenter à elle dans cet appareil de victime. Pour un peu, il eût arraché le bandeau et montré le trou sanglant de la plaie afin de faire jaillir du cœur même qu’il devinait impressionnable et tendre, la réprobation contre l’Union coupable. Sans savoir pourquoi, il tenait à conquérir cette ennemie. Il avait expliqué un jour au duc Bertie :

— Il nous faut Hersberg ; son esprit collectiviste est d’un mauvais exemple pour la jeunesse intellectuelle des écoles.

— Mais nous l’aurons quand il vous plaira, avait répondu le confident énigmatique.

Aussi, ce soir-là monseigneur d’Oldany observait-il la chimiste jusqu’au fond de l’âme, eût-on pu dire. Même il se rapprocha d’elle, et sans que son œil d’acier cessât de la déchiffrer, plus incisif et plus déterminé que Wolfran, il entreprit de discuter avec elle. Après tout, l’acte de la veille, comme le notait triomphalement l’Alliance, indiquait un état d’esprit général. Cette agression était une victoire pour l’Union. Et il ajoutait :

— Qu’en dites-vous, mademoiselle Hersberg ?

Elle répliqua, torturée :

— Si la doctrine de l’Union a inspiré cet attentat, c’est qu’elle a été mal interprétée, car elle n’est que fraternité, amour mutuel.

— Oh ! oh ! dit le duc, c’était donc l’amour du souverain que vous inculquiez aux tisseurs ? Clara se souvint des pamphlets, des caricatures injurieuses qui tapissaient les murailles au local du comité. Elle insista cependant :

— Nous n’avons jamais prêché la violence.

Sans perdre absolument le fil d’un entretien qui le passionnait, le roi, par urbanité, dut se rapprocher de son peintre. Froningue menait grand tapage avec le duc de Zoffern ; tous deux tonnaient contre les grévistes : le maréchal, en parlant, abattait régulièrement sur le marbre de la cheminée son poing velu et cordé ; sa mâchoire proéminait ; tout son vieux corps vibrait du désir de la répression. Le roi écoutait Zoffern sans le contredire. Il écoutait aussi le duc Bertie, qui disait à Clara :

— L’humanité est aisément haineuse. Elle l’est d’autant plus qu’on en descend l’échelle sociale. Vous croyiez répandre les semences de l’égalité : vous avez développé l’envie, et l’envie féroce. Quand on veut être le bienfaiteur du prolétariat, améliorer son sort, il faut agir en silence et ne pas tenir de discours. On ne discute pas avec le peuple ; on le conduit.

Il ajouta froidement :

— Et on peut l’aimer ainsi d’une excellente manière.

Clara éprouvait une antipathie contre lui et le désir de le combattre.

— Mais, monseigneur, s’écria-t-elle, il est de la dignité du peuple de se diriger lui-même. Nous l’éclairons sur ses intérêts, mais la fraternité qui nous anime nous défend de nous dire ses maîtres. Où est la justice dans une nation où ne règne pas l’égalité ?

Le duc Bertie fit tomber son lorgnon. Il souriait. Un discret persiflage se cachait dans son sourire. Il reprit :

— L’égalité ? Pourquoi l’égalité ? l’égalité, cela n’existe pas. En tout cas l’inégalité n’est pas une injustice.

— Monseigneur, vous faites du paradoxe, dit Clara, frémissante.

— Mais pas du tout, dit le duc.

À ce moment la porte glissa sans bruit, l’Irlandais se retourna au frôlement d’une jupe ; quelques cordes tressaillirent dans son impassible visage. L’archiduchesse était là. Elle venait pour offrir le thé. Elle portait sur sa robe de guipure un tablier de dentelle bise. L’arrivée de cette impénétrable jeune fille changea l’atmosphère du petit salon. Il n’y eut plus d’yeux que pour elle.

On apporta le thé. Les femmes se groupèrent autour de la reine. L’archiduchesse servit le roi, puis le grand maréchal qui ébranla toute la pièce en se précipitant pour prévenir cette attention ; sa confusion n’était pas jouée : il semblait vraiment souffrir, lui qui eût voulu mener le père comme un enfant, de recevoir des mains de la fille une tasse de thé. À la veille de prononcer au Parlement un discours d’orientation générale, il avait, avec Wolfran, des discussions tragiques dont il sortait écumant. Mais, en public, il se serait couché sur le passage du prince, en exemple de soumission fanatique.

Lorsque Wanda vint au duc Bertie, soutenant la soucoupe d’une main et le sucrier de l’autre, Clara remarqua une ride légère, une courte ride verticale, qui donnait au grand front de la jeune fille une singulière expression de souffrance et de dureté. Il leva les yeux vers elle en la remerciant, et Clara ne reconnut pas le duc persifleur, dur, métallique. Il était grave et comme confus. Il s’attardèrent l’un près de l’autre, parlant à mi-voix d’un livre prêté par l’Irlandais à l’Altesse. Celle-ci disait :

— Cette réfutation des doctrines de l’Union m’a beaucoup plu ; je n’avais jamais si bien compris l’esprit collectiviste. Je sais pourquoi vous me l’avez fait lire, duc ; c’est que vous redoutiez pour moi l’influence de quelqu’un. Mais, soyez tranquille, cette personne n’a jamais profité de mon amitié pour m’imposer des idées que je ne dois pas avoir. Même, si vous me l’aviez permis, j’aurais aimé lui communiquer ce livre. Cette pauvre Hersberg, j’aimerais tant la guérir…

— Il est trop tôt, fit le duc Bertie. Attendez. Plus tard.

Comme si elle devinait que l’on s’occupait d’elle, Clara considérait furtivement ce groupe singulier de la plus charmante des jeunes filles et du plus froid des hommes. Le duc, sans vider sa tasse de thé, revint à l’ennemie.

— Comprenez bien, mademoiselle Hersberg, que les unionistes ont été de faux pasteurs. Je sais que vous nous préparez une société idéale et béatifique dont quelques amateurs se pourlèchent d’avance. Mais pour une poignée d’êtres détachés de tout qui l’acceptent de confiance, il y a la majorité humaine qui aime de toutes ses forces l’ordre où elle est bercée depuis des siècles. C’est une patrie spirituelle, le cadre de vie sanctifié par les ancêtres c’est la douceur des habitudes séculaires, les souvenirs, la sécurité, c’est le passé, enfin, le passé si cher à l’homme ! On le défendra, si vous l’attaquez ! L’acte d’hier…

— Allons, duc, laissez un peu de paix à mademoiselle Hersberg, interrompit le roi qui s’était insensiblement rapproché ; nous sommes ici dans un petit cénacle intime d’où est exclue l’âpreté des discussions ; nous sommes entre amis, n’est-ce pas, mademoiselle ?

— Sire, si l’on considère non les idées mais les personnes, et si l’amitié dont vous parlez signifie, en ce qui me concerne, respect, estime, dévouement, Votre Majesté ne saurait mieux dire…

— Mais certainement, fit Wolfran gaiement ; il n’y a pas d’idées ce soir ici, il n’y a que des individus tous capables de sympathiser.

Le duc sourit à la dérobée il but une gorgée de thé et considéra le roi avec une certaine admiration amusée ; visiblement, il le trouvait habile à séduire, charmeur, capable de réduire, par une certaine grâce dominatrice, son pire ennemi. L’uniforme de hussard, si brillant, contribuait, avec la haute taille, à l’empire du prince. En parlant, il portait d’instinct la main à son front comme pour en assujettir le pansement. Quelle femme, pensait l’Irlandais, ne se serait pas intéressée à lui !

Et Clara, mise d’accord avec sa conscience par le subtil prétexte qu’on n’était là que des intellectuels dignes les uns des autres, et qu’on ne représentait plus nulle opinion, se laissait aller doucement à la confiance. Son élève s’assit à ses côtés. La reine lui fit un compliment sur sa robe ; l’aide de camp la contemplait avec une curiosité marquée et complaisante ; le peintre Froningue dessinait imaginairement ses beaux traits. Une atmosphère délicieuse la baignait ; et comme pour accentuer encore l’agrément de cette heure, Wolfran, rapprochant un siège, lui demanda familièrement, pendant que tout le monde, ravi, prêtait l’oreille :

— Voyons, mademoiselle Hersberg, parlez-nous du thermium…

IV

L’archiduchesse, le front barré de ce pli vertical qui la rendait si grave, qui révélait presque une âme tourmentée, bouleversée de tempêtes sous le masque impassible, frappa chez mademoiselle Hersberg ; il était huit heures du matin, elle pensait surprendre son amie au lit. Mais personne ne lui répondit. La jeune femme de chambre qui survint lui dit avec une révérence :

— Son Altesse trouvera mademoiselle au laboratoire. Mademoiselle, depuis quelques jours, y travaille dès six heures.

Wanda se rendit au laboratoire en passant par le vestibule extérieur. Elle était angoissée. À sa vue, Clara, qui nettoyait une fiole, sa blouse. blanche toute éclaboussée de taches lie de vin, s’écria :

— Oh ! quelle bonne visite.

— Je viens voir, fit la jeune fille, si vous avez bien dormi.

— Mais oui, chère Altesse, j’étais fatiguée, j’avais un peu veillé…

— Vous étiez demeurée à lire les journaux ? dit Wanda.

— Je n’ai plus le temps de lire les journaux ; depuis quelques jours, en dehors de nos leçons, je suis une idée qui aboutira, je pense, à la solution définitive de la question du thermium.

— Ah ! dit l’archiduchesse.

— Oui, continua la chimiste — et tout son rêve intérieur transparaissait dans ses yeux de dormeuse éveillée ; — le roi, l’autre semaine, m’a montré mon devoir. Nous autres, nous mettons une sorte de fantaisie dans nos recherches. L’inconnu se laisse entrevoir au hasard d’une expérience, nous nous acharnons à le dévoiler, à le posséder, et quand, d’aventure, nous réussissons à le saisir, à le déterminer, la besogne semble finie, nous nous en désintéressons, nous cherchons autre chose. Cependant, le roi m’a dit une grande parole : « Vous avez produit un corps nouveau dont l’industrie, la médecine, des milliers d’êtres souffrants peuvent bénéficier ; c’est une paternité glorieuse mais pleine d’obligations. On attend de vous le thermium utilisable, vulgarisable, vous n’avez pas le droit de vous arrêter en chemin. » Le roi disait vrai. J’ai compris que les paresses de mon esprit étaient coupables. J’ai recommencé à travailler avec une sorte de fièvre.

L’archiduchesse s’efforça de sourire.

— Vous créez la houille verte, celle que vous prophétisiez à l’amphithéâtre la première fois que je vous ai vue… Grâce à vous il n’y aura plus de grèves, plus d’émeutes, plus de misère méchante et jalouse… Il serait temps que vous nous la donniez, Clara, la houille verte, la houille inextinguible !

La savante, sans remarquer l’émotion extrême de la jeune fille, continua :

— Ce n’est pas moi qui la donnerai, d’autres viendront après moi finir l’œuvre ; mais, en attendant, je dois lui apporter ma contribution tout entière ; il faut isoler le thermium ; je tâtonne, j’essaye ; tous les réactifs y passent. Ce matin, un ballon d’acide m’a éclaté dans les doigts…, voyez ma blouse…

— Clara, demanda l’Altesse, vous ne croyez pas qu’il y ait dans le peuple des forces plus terribles que dans la matière inerte ?…

— Tenez, répliqua la chimiste, qui n’entendait point, regardez ces résidus dans le creuset : c’est du thermium cristallisé. Rien ne l’attaque…

— Clara, interrogea encore la jeune fille, n’avez-vous point vu Ismaël Kosor ces jours-ci ?

À la vérité, Clara Hersberg, la veille, avait reçu du meneur un billet passionné et incohérent où il parlait de mort possible, de mission inéluctable, et de l’amour qui le tuait. Elle l’avait lu comme la prière obsédante d’un enfant impérieux, sans s’attacher à comprendre les allusions qu’il faisait à des événements proches. Le thermium seul la préoccupait et le désir de contenter les vœux de Wolfran. Elle expliqua distraitement à l’Altesse que depuis de longues semaines elle n’avait point revu Kosor : à peine avait-elle fini son cours à l’Hôtel des Sciences qu’elle passait à son laboratoire de l’École, où ses élèves cherchaient aussi sous sa direction. Ah ! quand le nouvel appareil pour l’électrolyse serait construit…

— Mais alors, interrompit l’archiduchesse avec une sorte d’impatience contenue, vous ne savez rien ?

— Quoi ? dit la savante.

— Voyez, dit l’Altesse en écartant un peu la mousseline des rideaux qui flottaient aux baies de la tourelle.

C’était un matin de mars pur et léger succédant aux jours boueux du dégel. L’atmosphère était si claire, les objets si nets et si précis, que par delà la place d’Armes, blanche et poudreuse, par delà le vaste vestibule en pente douce que formait l’avenue de la Reine, on apercevait le pont, la chaussée du faubourg, ses maisons, ses échoppes, ses voitures, ses tramways, ses camions, ses autos, ses bicyclettes. Et plus loin encore, là où l’œil, se brouillant, ne distinguait plus rien, un fourmillement noir, une vague sombre semblait avancer.

— Qu’y a-t-il ? demanda Clara distraitement.

L’archiduchesse, les pupilles dilatées, ses yeux dévorateurs fixés sur ce lointain, tenait toujours le rideau levé et ne répondit pas.

Clara filtrait un résidu. Elle ne connaissait ni impatience, ni anxiété, ni secrètes transes. Elle cherchait simplement, et toutes ses forces passaient dans son labeur. Vibrante et nerveuse, après un long silence, l’archiduchesse reprit :

— Mon amie, je suis venue dans l’intention de passer la journée près de vous.

Clara se redressa surprise.

— J’ai donné des ordres pour qu’on me serve dans votre appartement, continua Wanda ; je ne voulais pas vous quitter aujourd’hui, ma pauvre Hersberg.

— Aujourd’hui ? interrogea la savante.

L’archiduchesse souleva encore une fois le rideau, qu’elle laissa retomber en disant seulement :

— Les voilà…

Les singularités qu’elle n’avait pas remarquées jusqu’ici chez son élève frappèrent soudain Clara. Elle vit l’archiduchesse oppressée, raidie. D’instinct, à son tour, elle dégagea les carreaux.

Une cohorte pressée, tassée emplissait le pont là-bas ; nulle voiture ne roulait plus ; l’avenue de la Reine avait été désertée tout à coup ; et vers cette solitude, comme un tourbillon lentement pompé par le vide, la masse noire de la foule innombrable et enrégimentée s’avançait d’une allure régulière, presque majestueuse. Le front atteignit le quai de la rive droite, la colonne comblait de sa largeur la largeur même du pont ; quant à sa base, on la cherchait en vain : l’océan noir couvrait la chaussée du faubourg, se confondait au loin avec les confins imprécis du quartier suburbain. Clara, d’une voix étranglée, ne prononça qu’un mot : « Les tisseurs ! »

Au même instant, un coup de tonnerre qui grondait au sud de la ville se rapprocha, s’enfla, fit trembler les vitres du palais, et l’on vit déboucher sur la place d’Armes, par une rue adjacente, un premier escadron de cavalerie arrivant au grand trot, dans un nuage de poussière que dorait le soleil et que tordait le vent. La troupe se rangea sur les parties latérales de la place. Au même instant, la foule noire commençait de s’engouffrer dans l’avenue de la Reine. On distinguait les vestons décolorés des ouvriers, le long sarrau des artisanes. Plusieurs tenaient leur enfant accroché à leur cou. Un homme marchait à leur tête, petit et frêle. Clara se crispa des deux mains à la table d’expérience. Elle avait reconnu Kosor. L’archi-duchesse comprit le coup d’émotion qui la frappait là, tout endormie en sa sécurité de savante. Murée dans ses laboratoires, reprise par cette léthargie mystérieuse de l’inventeur qui travaille en somnambule, elle avait laissé naître et croître, sans y prendre garde, le mouvement qui aboutissait à la manifestation d’aujourd’hui. L’Union n’avait pu la tenir secrète. Les journaux l’avaient annoncée, la police en avait suivi la préparation, le cabinet royal l’avait réglementée, fixant l’heure où elle aurait lieu, la limite où elle s’arrêterait, le temps qui lui serait accordé. Mais Clara, l’âme de l’Union, l’amie passionnée de la foule, la femme qui ne possédait au monde que sa robe, après avoir tout donné pour le peuple, les yeux fixés sur son éternelle électrolyse, n’avait rien su. Quel réveil après la douceur du songe scientifique !

Silencieusement, l’archiduchesse passa dans une des pièces voisines, qui était le cabinet de son amie. Elle vit une liasse de journaux intacts, sous leur bande encore close. Elle les apporta au laboratoire où Clara demeurait béante devant la vitre. Mademoiselle Hersberg lui dit :

Je comprends, maintenant, je comprends. tout il les amène au roi dans leur misère.

— Mon amie, dit Wanda, quoi qu’il arrive, je reste près de vous.

Clara dit merci d’un air distrait, puis ouvrit le journal de l’Union. L’article de tête y était signé du jeune Conrad. Le poète y célébrait, dans une langue passionnée, la magnificence de l’acte d’aujourd’hui. Le peuple oubliant ses rancunes et l’iniquité de sa condition, confiant, épris de paix, puissant comme un cataclysme et doux comme un jour de printemps, venait en masse au chef de la nation. Il ne demandait pas la guerre, mais du pain, du charbon, une parcelle du patrimoine de sa race. Il ne faisait pas une prière ; il exposait ses volontés, impérieuses mais calmes. Ses volontés, c’étaient le retrait des décrets homicides, la suppression des tarifs douaniers. « On verra, s’écriait l’adolescent, trente mille hommes silencieux, désarmés, défiler en ordre sous les fenêtres royales. L’humanité en appelle à un homme. Cet homme est Wolfran V. L’humanité attend son verdict. »

— Rien ! murmura Clara d’une voix sourde, je ne savais rien.

Elle se redressa, revint aux fenêtres. La procession s’avançait avec une lenteur calculée, sans un cri ; le piétinement seul de tant d’êtres marchant en cadence composait un grondement formidable. Au moment où Kosor mettait le pied sur la place, l’innombrable armée répandue sur le faubourg le couvrait toujours, se perdant là-bas à l’horizon. Ismaël allait tête nue. On le vit lever les yeux vers le palais, et il s’avança, nerveux, le visage creusé, ses boucles noires dansantes sur son front blême.

Clara, droite comme une statue, le regardait, impassible derrière la vitre.

Alors les tisseurs apparurent dans leur dénuement. Ils portaient leurs vêtements de travail, usés, troués. Leurs visages étaient malingres, terreux et féroces. Ils montraient dans leur pauvreté l’arrogance du nombre, l’orgueil du troupeau qui se sait invincible. Le palais merveilleux leur inspirait du dédain ; ils le criblaient de regards ironiques. Les femmes étaient hantées par l’idée de voir surgir le roi à quelque balcon. Jamais pareil étalage de la misère prolétarienne ne s’était offert à Clara.

La plèbe, l’idole oubliée, revenait la tenter, la reprendre, L’ivresse sociologique lui montait au cerveau. Ceux qui souffraient, ceux qu’on ignorait dans leur taudis, tous étaient là dans un pêle-mêle angoissant, tous réclamaient la justice, l’égalité, le droit au bonheur. Et Clara se sentait envahie d’une tendresse ardente. Elle aurait voulu donner tout, se donner elle-même, combler le véhément désir populaire. Elle était ressaisie. Des larmes roulaient dans ses yeux.

Les premiers rangs des tisseurs touchaient maintenant aux grilles du palais. Au lieu de dessiner le mouvement tournant qui eût fait écouler la foule par la rue du Beffroi et permis au défilé tout entier de passer en vue du palais, Kosor demeurait là, stationnait devant la grille. À droite de la tourelle centrale, le corps de garde était hermétiquement clos ; pas un garde blanc n’apparaissait. Les troupes qui encadraient la place demeuraient immobiles. Parfois un cheval hennissait dans le silence. Le flot des tisseurs arrivait toujours. C’était l’affluent régulier qui grossit le lac. Bientôt les corps commencèrent à se tasser, mais comme les manifestants avaient adopté une marche d’une grande lenteur, c’était imperceptiblement que la masse s’élargissait. Peu à peu elle s’étendait, paisiblement, comme une nappe d’eau venue d’un fleuve débordé qui s’étale ; elle. prit les formes de la place. Mais Kosor refusait de mener la première vague vers le déversoir qui s’offrait la rue du Beffroi. On stagnait là, on se pressait, on s’étouffait.

Et soudain, devant ce palais obstinément muet, qui offrait à la formidable visite populaire un visage fermé, Ismaël Kosor fut saisi d’une colère orgueilleuse. Trente mille âmes lui obéissaient, évoluaient à son seul geste, se résumaient en lui ; frêle et chétif, il personnifiait les forces d’une cité ; une armée terrible faisait corps avec lui, et on lui répondait par un méprisant silence ? Et sa voix creuse, mais vibrante, s’éleva tout à coup. Il criait :

— Le roi, nous voulons voir le roi ! Nous voulons parler au roi.

Et du sein de la masse profonde, une colossale rumeur s’éleva, une clameur à contre-temps qui se propageait, s’enflait, issue bientôt de la foule tout entière, lasse de s’être tue :

— Le roi ! Le roi !

Brusquement Clara quitta la fenêtre de la tourelle ; sa main fiévreuse cherchait en tremblant le bouton de la blouse, l’arracha, enleva la manche. L’archiduchesse, très calme, un peu plus pâle encore que de coutume, lui demanda ce qu’elle faisait. Clara répondit :

— Je descends.

— Non, mon amie, ne descendez pas.

— Je descendrai, fit l’unioniste haletante. La fragile Altesse la saisit aux poignets fortement.

— Votre devoir est de demeurer près de moi.

— Mon devoir, dit Clara, il est en bas, là, près de cet homme à qui j’appartiens par ma promesse plus que vous n’appartenez à monseigneur de Hansen… Mon devoir est près du peuple à qui je suis vouée depuis mon enfance ; je suis consacrée au peuple, moi ; j’ai vécu par l’idée de le conduire au bonheur, et aujourd’hui qu’il se réveille, où suis-je ?

Elle frissonna et continua de se dévêtir farouchement.

Wanda, sereine, la dominait et dit avec froideur :

— Vous flairez l’émeute, et vos appétits de révolutionnaire se ravivent ; vous croyez le grand jour venu et vous regrettez de n’être point mêlée au tourbillon de la populace ; vous voulez prendre rang dans la bataille, et si tout à l’heure le palais est envahi, si le moment est venu du massacre, c’est vous qui conduirez les insurgés dans nos chambres que vous connaissez bien…

Le visage de Clara se décomposa, sa blouse tombait à ses pieds ; elle demeura immobile, incertaine et tragique.

— Il faut prendre parti, ma chère Hersberg, disait l’archiduchesse d’une voix étrange ; il faut prendre parti… Dans quel clan vous rangez-vous ? Voici le peuple, le peuple idolâtré, et voilà les souverains exécrés.

À ce moment, des cris de femmes retentirent aigus et stridents ; la chimiste et l’Altesse se précipitèrent au carreau. Elles virent une bande d’artisanes, plus véhémentes, plus impétueuses que les hommes, filtrer dans la masse, se ruer aux grilles qu’elles secouaient en lançant éperdument l’appel au roi.

Le roi ne répondit pas, mais la porte du corps de garde s’ouvrit, dans la cour d’honneur, et un homme en sortit, serré dans un pardessus au col de fourrure. C’était le ministre de la police. Il vint et harangua brièvement la multitude. Sa Majesté avait toléré la manifestation, à condition qu’elle fût calme et silencieuse, respectueuse de l’ordre et des pouvoirs publics. Sa Majesté n’entendait nullement parlementer sur une sommation de la foule. Elle recevrait en audience, sur demande préalable, telle ou telle délégation des tisseurs qui voudraient exposer les revendications du prolétariat, c’était tout.

Mais il était trop tard. Le désir de commander maître avait été exacerbé chez la bête humaine ; elle n’en démordrait plus. Kosor même eût été impuissant désormais à endiguer la marée. Tous se précipitaient aux grilles. C’était le roi qu’on voulait. On voulait qu’il apparût là, au balcon de la tourelle où l’on avait vu la reine le soir des noces royales. On n’était pas venu parler à des pierres. On exigeait que Wolfran fût le témoin ostensible de la muette représentation théâtrale. Et les admirables ferronneries, aux dorures éteintes, commençaient de s’ébranler sous la poussée.

— Mais que Sa Majesté se montre ! Qu’elle apaise le peuple ! murmurait Clara.

— Et après ? dit l’Altesse.

Il y eut une sonnerie de trompette qui déchira l’air. L’officier, commandant des troupes, poussa son cheval et dut faire une sommation, mais elle se perdit dans le murmure de tempête que soufflait l’émeute. Longeant les bâtiments latéraux du palais, des gardes blancs apparurent ; aussitôt, une détonation, que ne parvint pas à étouffer l’épouvantable clameur populaire, retentit, on vit une fumée légère, comme celle d’une cigarette. C’était un revolver qui venait de partir, « tout seul », fut-il expliqué plus tard, par les intéressés.

Ce fut la charge. Elle fut meurtrière. On devait évaluer plus tard à seize ou dix-sept mille le nombre des tisseurs entassés ce matin-là sur la place. Ce fut dans ce flot de chair humaine qu’entra le poitrail des chevaux. Derrière les vitres on entendait l’immense gémissement d’angoisse monter de la foule. Elle se défendait. De toutes parts les bras se levaient, l’acier des revolvers luisait, les coups crépitaient. Le pistolet des cavaliers riposta. On vit un enfant, frappé dans un arbre, tomber le front sanglant. Aux fenêtres des ministères, des fantassins apparurent, le fusil à l’épaule.

— Mais que le roi se montre ! gémissait Clara en se tordant les mains.

L’archiduchesse se rapprocha, autant pour fuir le spectacle que pour consoler son amie.

— Ma pauvre Hersberg ! murmurait-elle, ma pauvre Hersberg !

Et elle la tenait prisonnière dans ses bras.

Si maîtresse d’elle toujours, la chimiste avait dû s’asseoir : elle n’avait plus une larme. Elle disait sourdement :

— Laissez-moi, Altesse, laissez-moi. Je vous ai aimée, oh ! oui, aimée tendrement, mais je ne suis pas de votre parti, je ne puis pas en être ; je n’en serai jamais. Je suis avec ceux qu’on tue en bas ; je sens mon sang couler, mes membres se rompre ; oh ! pauvres gens ! pauvres gens ! tant de misère et une telle mort ! Oui, je suis contre le roi ; le roi responsable de tant de crimes…

— Ma pauvre Hersberg répétait tendrement l’Altesse.

— Il n’avait qu’un geste à faire, continuait Clara, un geste d’amour, de fraternité humaine ; on l’eût acclamé. Le peuple est bon. Lui n’a pas voulu. Oh ! pourquoi ? pourquoi ?

Pourtant, il leur sembla que la fusillade s’éteignait ; elles firent un effort et se traînèrent à la vitre. La place se dégageait en effet ; les manifestants fuyaient par la rue du Beffroi. Ils défilaient en silence devant le palais stupides, effrayés, ils considéraient une quinzaine de cadavres, autant d’agonisants à leur dernier soubresaut, qui demeuraient là, les membres étalés sur le sol, On voyait deux ou trois gamins morts et une jeune femme blonde dont le sarrau de tisseuse portait au flanc une énorme étoile sanglante. Et ils passaient entraînés dans le mouvement tournant, harassés, et ne comprenant pas. Clara reconnut le vieil Heinsius dont la haute taille et les bras levés dominaient la foule. Le vent éparpillait les flammes blanches de sa barbe légère. À la manière des vieillards, il devait rappeler que tout ce qui était accompli, il l’avait prévu. Sur le pont, d’autres tisseurs cheminaient encore, en route pour le palais, ignorant tout. Mais ils ne devaient pas même franchir le fleuve. Un second escadron de cavalerie survint par le quai, coupa la colonne en deux tronçons, repoussa les nouveaux venus, dispersa ceux qui demeuraient sur l’avenue. Le soleil était déjà haut dans le ciel. On apercevait là-bas le scintillement des baïonnettes.

Clara se penchait, les yeux rivés aux corps rigides que le flot, en passant, avait abandonnés là c’était pitié de voir son anxiété à dévisager les cadavres. Elle cherchait Ismaël. Elle disait :

— Je crois l’entendre qui m’appelle.

De nouveau elle voulut descendre. Mais l’archiduchesse lui fit observer que les soldats rangés l’arme au clair sur les quatre faces du palais ne la laisseraient point passer. Elle retomba dans un silence désespéré que Wanda ne voulut plus troubler. Il était midi quand la place fut définitivement nettoyée. Les cadavres et les blessés furent enlevés. Il ne demeura plus que des flaques de sang. L’Altesse s’approcha de Clara, la baisa au front, et disparut.

Un quart d’heure plus tard elle revenait triomphante.

— Mon amie ! mon amie ! criait-elle, j’ai fait téléphoner par monseigneur d’Oldany lui-même au ministère de la police. Kosor n’est point. parmi les victimes ni parmi les personnes arrêtées.

Clara prit sa tête dans ses mains et se mit à pleurer, enfin, comme si tout le cauchemar passé eût été aboli et qu’elle en conservât seulement en elle l’ébranlement.

À deux heures, la sonnerie du téléphone l’appela dans la pièce voisine. Elle prit le récepteur qui lui chuchota à l’oreille :

— Mademoiselle, veuillez vous trouver à la nuit tombante dans la salle de musique de l’archiduchesse. Veuillez vous y rendre dans le plus grand secret.

— Qui me demande ? interrogea Clara.

— Le roi, répondit plus discrètement encore l’appareil.

« Tant mieux, pensa-t-elle avec un éclair de haine dans le regard, je vais le voir et comme je ne puis plus demeurer ici, que déjà de cœur et d’esprit je suis loin, qu’il ne peut plus y avoir rien de commun entre ce massacreur et moi, je parlerai hardiment. Ah ! plus de compromissions, je suis la sœur du peuple, la sœur des tués, et lui un homme qui pouvait d’un geste aujourd’hui répandre la paix, le bonheur, et qui n’a semé que la mort. »

Et elle chercha dans ses tiroirs la photographie du vieux docteur Kosor qu’elle n’avait pas regardée depuis fort longtemps. Ce noble visage au front haut, dont les yeux bleus souriaient d’un beau sourire triste, dont la barbe de neige accentuait l’expression majestueuse, l’impressionna plus que jamais. Il semblait lui dire : « Hé bien, tu as voulu connaître les grands, tu t’es laissé prendre à leur prestige menteur tu vois maintenant ce qu’ils sont : les ennemis du pauvre ! »

Elle conservait le carton dans le creux de sa main. Qu’elle se sentait bien à ce grand vieillard, l’héritière de sa pensée, de son âme généreuse et révoltée ! Et il lui venait une honte de n’avoir pas toujours montré, devant le roi, la fierté farouche des libertaires.

« Que me veut Wolfran ? se demandait-elle aussi en songeant à ce singulier rendez-vous du soir. »

Elle y alla d’un pas ferme, résolue à laisser éclater son indignation. Tant mieux si l’explication devait être orageuse. Au cas où le roi essayerait de se disculper, elle plaiderait la cause populaire. L’Union qu’elle symbolisait tiendrait tête au pouvoir. Elle dirait : « Ils étaient venus paisibles et confiants, ils s’adressaient à vous comme à leur père, ils espéraient tout de votre bonté. Et vous les avez fait chasser à coups de fusil ou à la pointe des baïonnettes ! »

Comme elle traversait le vestibule de Wanda, elle rencontra madame de Bénouville, qui lui demanda ce qu’elle faisait chez Son Altesse, Obéissant à un scrupule irréfléchi, Clara répondit pour se conformer à l’ordre donné au téléphone :

— Son Altesse m’a engagée à voir son buste éclairé aux lumières.

— Je vous accompagne, chère mademoiselle Hersberg.

Clara expliqua :

— Madame, vous savez si je vous aime bien ! Mais, un soir comme celui-ci, c’est un peu de solitude que je vais chercher là-bas… du recueillement, de la nuit et du silence.

— Pauvre cœur sensible ! soupira la vieille Française, pauvre cœur impressionnable et si troublé !

Et l’unioniste continua son chemin par le corridor secret. Lorsqu’elle entra par la porte dissimulée, la salle de musique était dans l’obscurité. Elle poussa au hasard le premier bouton d’électricité. Une lampe isolée s’alluma au fond, près de l’orgue, dont les tuyaux ternes eurent un pâle éclat. Les murailles, vêtues de drap rouge, s’empourpraient au voisinage de la lumière, puis elles passaient à la couleur tragique du sang répandu ; près de la grande porte, elles devenaient noires ; les violes et les cithares y ressemblaient à de sombres escargots géants grimpant vers la corniche en régulières théories. Muets et massifs, les pianos, les harmoniums, obstruaient le passage. Clara demeura debout près d’une harpe dorée dont la volute reflétait la lumière lointaine. Elle s’efforçait à déchiffrer l’intention royale. Peut-être était-ce un congé qu’avec tant de mystère on allait venir lui signifier ici. L’humiliation qu’elle ressentit à cette pensée stimula encore son orgueil de libertaire.

Une stalle de chêne était adossée au mur. Après un long quart d’heure d’attente, Clara, lassée, vint s’y asseoir. Elle rêvait dans la de l’extrême fatigue. Là-bas, au fond de l’immense pièce, la petite ampoule électrique, ressemblait à une étoile dans la nuit. Un peigne d’écaille tomba des lourds cheveux de la jeune femme ; à ce choc, des cordes semblèrent frissonner, il y eut un concert singulier, presque imperceptible, de plus de cent instruments vibrant ensemble. Le frémissement s’en éteignit lentement. Tout se tut. Le silence absolu régna dans cette chambre d’harmonies, comme dans une basilique. Le pâle visage penché de Clara endormie paraissait un visage de cire.

Soudain elle eut un sursaut, ses yeux s’ouvrirent, elle fut debout : la porte à deux battants s’était entre-bâillée, et une forme blanche hésitait sur le seuil. Wolfran V était là, en colonel des gardes blancs, tel qu’il lui était apparu la première fois, lors des fêtes de la Glace. Quand il l’aperçut, dressée devant sa stalle, la main sur l’accoudoir, dans la posture d’une femme qui accorde une audience, il se dirigea vers elle de son allure nonchalante et légèrement hautaine.

— Ah ! mademoiselle Hersberg, murmura-t-il quand il l’aborda.

Elle vit ses traits si douloureusement contractés, ses yeux, qui la pénétraient jusqu’à l’âme, si pleins de désolation, que les mots qu’elle avait préparés, elle les oublia soudain. Elle demeurait muette, illisible ; elle prit en tremblant la main que le souverain lui tendait. Il dit :

— Voilà une affreuse journée !

Clara se contenta de demander :

— Combien de morts ?

— Dix-sept.

— Ah ! soupira-t-elle en détournant la tête.

Wolfran leva les bras, ses lèvres allaient commencer une phrase ; mais il se tut, ses bras retombèrent dans un geste d’accablement et d’impuissance. Alors Clara, d’une voix mal assurée, se mit à réciter l’objurgation préparée : Ils étaient venus paisibles et confiants…, ils s’adressaient à Votre Majesté comme à leur… Mais elle comprit soudain qu’elle mentait, car ils étaient venus en vérité haineux et pleins de défiance, comme un troupeau qui s’insurge contre son maître, et elle n’osa pas achever. D’ailleurs, Wolfran lui fit signe de s’asseoir dans la stalle de chêne, et avec ce mélange d’autorité et d’affabilité dont il était coutumier :

— Il y aura des répressions sévères ; désirez-vous beaucoup que Kosor soit épargné ? Je sais qu’il vous est cher, et j’aurais du chagrin à vous contrister. C’est pourquoi je suis venu ce soir. Avant une heure, il doit être arrêté dans une maison meublée du faubourg où il s’est caché et dont voici l’adresse. Johannès Karl et Conrad étaient déjà pris tout à l’heure. Le vieil Heinsius l’est, sans doute, au moment où je vous parle. Je veux un exemple sérieux et que mon peuple perde l’habitude de ces mouvements d’ensemble qui sont des à-coups de révolution et finiront toujours dans le sang. Kosor était le chef de celui-ci. Il sera poursuivi avec la dernière rigueur. Je ne vous le cache pas ; ce sera la longue détention. Cependant, de vous à moi… Voici un laissez-passer du ministre de la police qui vous permet un dernier entretien avec votre ami. Je m’engage à ce que d’ici une heure sa liberté soit respectée. Voyez ce que vous pouvez faire dans ce délai ; vous avez à choisir entre diverses ressources, telles que la voiture close et le train de Berlin à cinq heures cinquante-huit… Vous serez seule responsable, s’il y a évasion…

Il eut un vague sourire et reprit :

— Néanmoins, tant qu’il sera en territoire lithuanien, les poursuites pourront être exercées contre lui. Actuellement, un cordon d’agents cerne son refuge, mais je vous le répète, pendant une heure encore il sera libre.

Clara écoutait haletante. Elle dit enfin :

— Votre Majesté lui accorde l’exil…

— Je ne lui accorde rien du tout, mademoiselle Hersberg, dit le roi se redressant brusquement. C’est à vous que je veux donner toute licence de le voir une dernière fois, connaissant l’ingéniosité des femmes et à quoi je m’expose… Ismaël Kosor est un illusionniste dangereux. Il y a entre cet ami du peuple et moi cette différence qu’il se réjouit du sang versé et que moi j’en ai subi une torture. Il recommencerait volontiers la tentative d’aujourd’hui. S’il reste dans l’incapacité de nuire à la nation et que vous ayez une grande joie à le sauver…, pendant une heure mes yeux seront fermés.

— Ah ! Sire, dit-elle le cœur gros, comme un enfant qui va pleurer, je n’ai pas compris de tout ce jour la conduite de Votre Majesté ; j’aurais voulu comprendre pour me soumettre, mais non, je ne puis pas, je ne m’explique rien.

— Vous m’avez maudit ?…

La tête de Clara fléchit dans un mouvement d’aveu.

— Il ne faut pas me maudire, mademoiselle Hersberg, jamais ; il ne le fallait pas aujourd’hui surtout où j’ai tant souffert. Quand on gouverne un peuple, voyez-vous, on ressemble à l’homme qui tiendrait dans sa main la clef d’une écluse formidable. Est-ce qu’on doit être sévère pour lui, même lorsqu’on ne s’explique pas tout le jeu de ses mouvements mystérieux ? Ah ! il est dur d’être responsable à ce point… Je sens la Lithuanie entière frémir… Mille désirs divers et contradictoires montent vers moi… Tous les partis se réclament de la vérité et de la justice. Mais moi je sais qu’il n’y a qu’une vérité, et je conduis mon peuple à sa lumière. Je sais où je vais, je sais où je vais, par le tonnerre du ciel !

Il était blême, tout contracté, un spasme le secoua et tout seul dans cette pénombre où il se dressait, blanc comme un marbre, il parut à Clara plus grand qu’un homme. L’essence de la monarchie lui fut révélée dans un éclair. Elle avait vu le roi.

Et il restait là, perdu dans ses pensées. Ses yeux fixés dans le vague y contemplaient sans doute encore la foule et non point la fourmilière humaine qui avait un moment, le matin, envahi la ville, mais la multitude même de son peuple avec ses passions, ses besoins, ses misères, sa véhémente soif de bonheur.

— Ah ! soupira Clara, brisée, peut-on savoir où est la vérité ?

Wolfran, revenu aux contingences, tira sa montre :

— Mademoiselle Hersberg, vous n’avez plus que cinquante-deux minutes.

Elle tressaillit, le regarda, il lui souriait affectueusement et elle s’en trouva toute réconfortée.

— Je remercie Votre Majesté, balbutia-t-elle.

Cette fois, il lui prit les deux mains qu’il garda dans les siennes une seconde.

— J’ai voulu vous donner une marque d’estime, dit-il.

L’image d’Ismaël était encore lointaine et confuse dans l’esprit de Clara, au moment où sa voiture, dont elle se servait pour la première fois, arrivait à la ruelle avoisinant le port marchand où se cachait le fugitif. La scène de la salle de musique avait laissé en elle un souvenir trop vif. Elle revoyait sans cesse Wolfran dans sa tunique blanche, surchargée de passementeries, de décorations, si divinement impérieux, si troublant de certitude et de sécurité devant l’angoisse populaire : « Je sais où je vais ! » Véritablement il s’érigeait devant le regard de son âme pareil à une lumière vigoureuse et stable, un phare puissant au milieu de la mer, la nuit. Mais elle allait à Ismaël, il fallait penser à Ismaël, il fallait sauver Ismaël. Et elle se disait : « Quelle sensibilité cache le cœur de ce prétendu tyran, quelle délicatesse pour épargner, en dépit de tout son entourage, l’homme que j’aime. »

La voiture s’arrêta devant une maison haute et noire où, d’étage en étage, apparaissaient des fenêtres éclairées.

Au même instant, bien qu’une minute auparavant la ruelle eût paru déserte, quatre agents en civil entourèrent la jeune femme et, brutalement, lui interdirent l’accès de la maison meublée. Mais elle fit voir le laissez-passer du ministre de la police, qui fut examiné avec curiosité et pendant un long moment. Enfin, on lui permit d’entrer. À l’entresol, une grosse femme lui demanda ce qu’elle voulait et la conduisit à la chambre où se cachait l’homme traqué. Elle ouvrit. Ismaël Kosor, les bras croisés sur son torse maigre, attendait l’arrestation. Il vit Clara, poussa un cri :

— Toi ! c’est toi !

— Pauvre ami ! dit-elle, saisie de pitié, pauvre ami !…

Le compagnon de son enfance, le frère qui avait embelli d’une si forte tendresse ses premières années, l’homme silencieux et passionné dont l’amour dorait aujourd’hui sa glorieuse jeunesse comme un astre lointain dont on ressent la bienfaisante chaleur, était là devant ses yeux, pauvre, banni, traqué comme une bête. Les cités le repoussaient, les lois l’accablaient, la société le vomissait, il n’était plus qu’un vaincu ; ses hardiesses du matin avaient abouti à un massacre, et l’on voyait encore du sang couleur d’encre sur ses vêtements en désordre. Il subissait la honte de l’échec et celle de la réprobation. Clara le serra contre son cœur en pleurant.

— Tu ne seras pas pris, murmura-t-elle, je viens te sauver.

— Comment le pourrais-tu : la maison est cernée, la fuite est impossible.

— Viens, lui dit-elle, viens avec moi, j’ai obtenu…

— Quoi, interrompit-il, les yeux caves, béants, et un tremblement aux membres, nous fuyons tous deux ? Tu veux ? Tu es venue me prendre ?

Et comme devenu fou soudain, avec un rire de bonheur suprême qui transfigurait le farouche meneur en une apparition de la béatitude humaine :

— Nous partons tous les deux ? Tu vas être ma femme enfin, tu m’aimes assez pour cela ? Où m’emmènes-tu ? Non, je ne veux pas le savoir, que ce soit au bout du monde ou dans le désert que m’importe… Je ne suis qu’un homme à la fin. Ah ! comme nous nous aimerons !

Clara sentit une telle force dans cet appel, que prise de peur, elle se rejeta en arrière comme à l’aspect d’un abîme. Non, non, elle ne voulait pas ! L’illusion du malheureux l’irrita au lieu de la toucher ; elle le détrompa vite avec une sorte de plaisir qui démentait sa bonté coutumière.

— À quoi songes-tu ? Puis-je quitter Oldsburg ? Je te dis que j’ai obtenu la faveur d’une dernière entrevue avec toi, et que ton arrestation soit retardée d’une heure. Pendant ce délai, je t’emmène dans ma voiture jusqu’à la gare, tu prends le train de Berlin, demain tu seras loin de la Lithuanie, en sûreté.

Il la regardait, hébété. Il dit :

— Tout seul ?… À quoi bon ?

— Si tu demeurais ici une demi-heure encore, demain ce serait le cachot, les fers et la longue captivité. Le gouvernement paraît disposé aux pires représailles, mon ami, mon pauvre ami !

— Le gouvernement, dit-il, je le méprise ; le roi n’est qu’un assassin. Ah ! si tu avais vu comme moi nos frères tomber sous les balles de sa garde ! Des femmes foudroyées, un projectile dans la gorge, et qui ne pouvaient pas mourir… J’ai vu cela, moi ! Qu’avaient-ils fait, cependant ? Appelé Wolfran, éperdument, dans leur détresse ! Ah ! le beau monarque à la gloire facile ! Mais son heure viendra, je le jure !

Clara devint toute blanche.

— Des nécessités s’imposent, déclara-t-elle doucement, de dures nécessités, à ceux dont c’est la fonction de maintenir l’ordre.

— L’ordre ? ricana Kosor, il n’y a d’ordre véritable que dans la justice et l’égalité, tu le sais bien.

Elle reprit avec plus de vivacité :

— Viens, il est temps de partir. Je sais les décisions sont formelles et qu’on ne te touchera pas avant l’heure.

Il demanda de qui Clara tenait cette grâce. Elle dit qu’elle la tenait du roi même. Alors il s’obstinait à n’en vouloir plus profiter.

— D’ailleurs, je ne me soucie plus de rien. Quand je t’ai vue, j’ai eu un coup de folie. Il m’a semblé que le soir bienheureux que j’attends était arrivé après l’épouvantable journée que j’ai vécue. Je ne savais ce que je disais. À présent, tout m’est égal.

— Viens, supplia Clara. Les minutes fuient. Encore un peu, et ce serait trop tard.

— Que ferai-je là-bas ?

— Tu travailleras, tu étudieras, tu chercheras encore la vérité.

— La vérité, je l’ai trouvée.

« Hélas ! pensa Clara, tout le monde la possède donc ! »

Et elle détourna la tête. La chambre meublée lui apparut dans la laideur de ses tentures de serge rouge. Le luxe du palais avait lentement instruit ses yeux. Elle souffrait d’entendre les paroles passionnées d’Ismaël dans ce décor trivial. Elle se pencha encore vers lui.

— Je suis presque riche, maintenant ; tu ne manqueras de rien, tu laisseras la cordonnerie, tu retourneras aux nobles travaux de notre bon maître.

— Le travail des mains est le plus noble de tous, dit orgueilleusement le révolutionnaire.

Clara expliquait à présent :

— Il m’eût été doux de te suivre, mais alors, quelles ressources aurions-nous eues ? L’humble place que je tiens au palais suffit à nos doubles besoins. Je reste pour te donner le signal du retour.

Alors il se résigna et franchit la porte derrière elle. Ils tâtonnèrent ensemble dans l’escalier obscur. Clara redoutait la rue et l’éventualité d’une scène que Wolfran n’eût point suffisamment prévue. Mais les ordres avaient été donnés minutieusement. Pas un officier de police ne fut aperçu. Haletante, elle poussa Ismaël dans le coupé en jetant au cocher le nom de la gare d’Allemagne. La voiture fila. Tous deux se taisaient. L’un était un automate inerte, l’autre brûlait d’une fièvre étrange. Quand les feux qui, chaque soir, illuminaient la façade de la gare, apparurent, Ismaël saisit Clara, l’étreignit désespérément dans l’ombre de la voiture. Il ne dit qu’un mot :

— Te reverrai-je ?

— Mais oui ! fit-elle en se dégageant.

Elle courut prendre son billet. Des sifflets retentirent. Ils se serrèrent la main en silence. Un flot de voyageurs passait, Kosor s’y mêla. Un moment encore, Clara put suivre des yeux la tête aux boucles noires, trop grosse pour les épaules grêles ; puis elle cessa de voir le fugitif : il avait gagné la voie.

Une impression d’allègement, de délivrance envahit Clara. Elle voulut se l’expliquer en murmurant : « Enfin, il est sauvé ! »

Comme elle franchissait le portique de la gare, un sourd grondement l’avertit que le train partait. Son allégresse redoubla, une allégresse obscure qu’elle attribuait, par illusion, au service qu’elle venait de rendre à son frère d’adoption. Cependant, elle renvoya sa voiture et voulut regagner le palais à pied.

La ville se ressentait encore de la convulsion du matin. Toutes les boutiques étaient closes comme au soir d’une fête, mais par endroits des arbres avaient été saccagés, et les chaussées demeuraient désertes. De temps à autre une patrouille de gardes à cheval dont les manteaux blancs flottaient au vent de la nuit apparaissait. Ils arrivaient au galop, à grand fracas, arrachant au pavé de la poussière et des étincelles ; ils allaient droit devant eux. Quand ils avaient disparu, le crépitement des fers retentissait encore au loin dans le silence.

Clara éprouvait de grands troubles d’esprit. Elle se voyait impuissante à juger l’acte royal. Ni l’approuver, ni le condamner. Pourtant, que serait-il arrivé si l’on eût lâché la bride à cette multitude surexcitée autant par l’alcool que par la passion révolutionnaire ? Sans nul doute, l’envahissement du palais, l’insurrection, la faillite du pouvoir, et ensuite ?… Étaient-ils prêts, eux, les unionistes, à improviser incontinent un État organisé ? Mais, en cheminant, elle atteignit la rue du Beffroi. La fusillade avait éclaté jusque-là ; elle aperçut à terre une flaque de sang, un peigne de femme, et des débris blancs sanguinolents. pareils aux déchets de quelque abattoir. Et son cœur, gonflé de pitié, lui fit concevoir de plus profondes incertitudes. N’avait-on pas fait bon marché de vies humaines ?…

Enfin, au bout de la rue, le palais royal dressa ses clochetons, ses ogives, ses pinacles, ses lucarnes, ses ferronneries. Cette souveraine beauté dominait les horreurs de la vie. Un apaisement se fit en la jeune femme. Wolfran était là. Elle allait savoir…

QUATRIÈME PARTIE

I

— Eh bien, mademoiselle Hersberg, est-ce l’engin qui m’est destiné que vous fabriquez là ?

En blouse blanche, penchée sur un verre où elle agitait une poudre noire, devant la baie centrale du laboratoire, Clara sursauta. En entendant frapper à la porte, elle avait cru reconnaître la main de son élève. À cette voix, elle se retourna, vit le roi et le duc Bertie. Ils arrivaient à l’improviste, tous deux en veston d’intérieur, Wolfran qui gardait une inconsciente majesté jusqu’en ce déshabillé matinal ; le duc, frileux et serré dans l’étroit vêtement de laine.

— Ah ! si Votre Majesté vient pour m’arrêter, dit en riant la chimiste, elle a bien d’autres motifs…

On était au lendemain de cette séance fameuse du parlement lithuanien, où le gouvernement, interpellé par un délégué républicain « sur les massacres de la place d’Armes », s’était défendu par l’organe du grand maréchal d’État. Le duc de Zoffern avait, en effet, répondu par un discours mémorable de politique générale où l’on avait cru entendre les échos du règne précédent. Sans ménagement, sans réticence, le vieux géant avait laissé parler son intransigeance en dénonçant le péril unioniste et les complaisances coupables. dont les intellectuels favorisaient ce mouvement. C’était un coup de tonnerre dans le ciel bleu du gouvernement libéral. Certes, il avait totalement oublié de présenter la monarchie sous cet appareil discret, réservé, moderne dont aujourd’hui doivent user les rois. Sous sa moustache farouche, ses lèvres n’avaient laissé passer que des mots de puissance et de répression. Après ce discours, la situation était celle-ci il avait de beaucoup dépassé les intentions de Wolfran V, poétiquement épris de liberté et de dignité nationales ; il avait même mal interprété les désirs politiques du duc Bertie, dont l’idée avait été d’inventer un complot unioniste qui eût permis de rechercher jusqu’aux intellectuels, inspirateurs inavoués du parti, et d’arrêter leur zèle. Le soir, au palais, un conseil secret et tumultueux avait été tenu entre les trois personnages qui dirigeaient le destin lithuanien. Wolfran, fougueux comme un jeune homme, et le vieil homme d’État s’étaient pris de querelle, mais d’une querelle tragique où l’un, écumant de colère et étouffant de réserve, de contrainte religieuse, clamait magnifiquement sa théorie du pouvoir absolu, pendant que l’autre, dilettante et sentant ce joug du vieux serviteur, en arrivait aux mots cruels. Il était une heure du matin quand le duc de Zoffern jeta au roi sa démission. Wolfran l’eût acceptée, excédé qu’il était de la doctrine et de l’autoritarisme du grand maréchal. Mais un troisième acteur silencieux avait assisté au drame. Il y avait jusque-là joué le rôle de secrétaire modeste et curieux. C’était monseigneur Bertie, duc d’Oldany. À ce moment, il intervint. Il affecta de voir une boutade dans la menace du vieillard. Au fond, il était très effrayé. Il avait senti mieux que Wolfran ce qu’un roi pouvait faire d’un instrument si puissant et l’éclat qu’une monarchie modernisée tirerait longtemps encore de cette vieille et superbe colonne qui soutenait le trône depuis un quart de siècle. Le maréchal était, dans le monument constitutionnel tout neuf, le morceau de l’architecture antique, somptueuse et noble, qui stylise l’édifice. Bertie le lui dit carrément :

— On ne peut pas se passer de vous, duc, vous êtes la Tradition.

Wolfran comprit et repoussa le défi de l’insupportable censeur. Tout s’arrangea. L’idée de complot subsistait claire et nette ; on irait jusqu’à invoquer le délit d’opinion à propos des fonctionnaires du corps enseignant suspects de sympathies unionistes ; et les perquisitions allaient commencer.

C’était au matin de cette nuit historique au cours de laquelle devait s’orienter la politique d’action de Wolfran, qu’il arrivait souriant et léger au laboratoire de Clara, ayant aux lèvres un mot de cette blague française dont une madame de Bénouville jeune, pimpante et lointaine lui avait jadis donné la clef.

— Voyons, mademoiselle Hersberg, demanda le duc Bertie, pour quelle raison seriez-vous arrêtée ? Mettons les choses au point…

Et, faisant tomber son lorgnon, il fixait sur Clara son regard aigu qu’adoucissait un peu le voile des cils pâles.

Elle le détestait, mais en subissant le curieux prestige de son intelligence. Il était d’une surhumaine lucidité. Puis c’était une âme profonde et machiavélique de dictateur. Au surplus, il ne lui avait jamais témoigné que de la sympathie et il semblait aujourd’hui lui en montrer d’une qualité plus intime.

— Mais le complot ? interrogea-t-elle en essuyant au torchon ses belles mains noircies ; il me semble, monseigneur, qu’on y trouverait bien matière à m’inculper…

— Oldany, disait le roi qui s’était approché de la table d’expériences et revenait à sa plaisanterie, dites-moi si cette poudre n’est pas suspecte !

— Les bombes ? cela n’existe pas, lança le duc.

— Et puis, après tout !… fit Wolfran.

Et il eut un geste d’élégante insouciance. Clara prit la parole :

— Votre Majesté peut avoir des ennemis politiques ; mais ce sont des philosophes et point des assassins.

— Laissez donc, dit Wolfran, vous verrez que j’y passerai comme les confrères…

— Il ne faut pas cultiver cette idée ; elle est déprimante, observa le duc.

— Mais non, elle est piquante, je vous assure ; elle vous crée un état d’âme singulier. D’abord cela devient une habitude et toute habitude est agréable à l’homme. On sort, il fait beau, on goûte un instant le charme de vivre et l’on dit : « Peut-être sera-ce au détour de cette rue, au coin de cette place, au bout de cette avenue. » Et l’on attend. C’est, en expectative, l’inconnu de la mort, l’éclat de la foudre, la gloire d’être anéanti au plein de sa vitalité : le coup de théâtre ne va pas sans beauté. Je ne saurais dire quelle sérénité un peu passive vous donne une telle espérance.

À la vérité, depuis l’attentat du faubourg, la menace latente semblait s’être précisée. Les imaginations en étaient obsédées, le conseil des ministres avait émis le vœu que le roi fit doubler son escorte, et de nouveau l’idée de l’automobile blindée avait hanté les esprits. Mais Wolfran s’égayait de tant de précautions et de zèle. Il avait coutume de dire que la minute où, d’aventure, la vigilance s’endort, est précisément celle que choisit le destin opiniâtre, et que cette minute-là est inévitable. Et il laissait aller, sincèrement dégagé de toute inquiétude. Son seul souci était la peine où vivaient les deux tendres femmes qui l’adoraient la reine et l’archiduchesse.

— Ah ! si ma femme et ma fille n’étaient point si anxieuses, je vous assure que moi !…

Et il riait d’un beau rire de santé, de paix et de vie qui défiait la mort. Mais une lame froide avait touché Clara au cœur. L’image de l’attentat se dessinait à ses yeux avec la couleur de boucherie, de carnage, qu’elle était trop avertie pour ne point concevoir. Un jour, un garçon de laboratoire, qui travaillait sous ses ordres à l’amphi-théâtre, s’était fait, par imprudence, sauter le bras en manipulant un explosif. Elle revit l’horrible aspect des chairs déchiquetées. Elle considéra un instant Wolfran plein de force, dans l’attrait de sa jeune maturité. Les répressions qu’on préparait allaient réveiller tant de haines… Et elle ne proféra pas un mot. La blancheur de son vêtement de travail dissimula celle de son visage. Le duc Bertie, avec un évident désir de plaire, s’écria :

— Tout cela ne nous dit pas s’il faut arrêter mademoiselle Hersberg.

— Estimez-vous, monseigneur, que je sois dangereuse pour l’ordre établi ?

— Quand une personne de votre valeur professe une opinion, elle est toujours dangereuse pour ses adversaires, mademoiselle.

— Je suis unioniste, dit-elle, se reprenant à sourire.

— Évidemment, dit le duc, dont la bouche exprimait toute l’ironie et tout le scepticisme où il excellait.

— Je suis la fille de cœur du docteur Kosor.

— Nous le savons.

— Je suis engagée au meneur qui est en exil sous la menace d’une arrestation.

— C’est encore acquis.

— J’ai alimenté la grève de mon argent.

Elle le déclara fièrement, poussée par un étrange besoin de franchise et d’abandon.

— Nous ne doutions pas que la femme généreuse et sensible que vous êtes en eût agi ainsi.

Elle passa lentement la main sur son front.

— Et je sais tout de l’Union… les noms, les règles, les projets.

Aussi nous garderons-nous de vous interroger.

Elle dit encore, et ses beaux yeux s’emplirent de larmes :

— La maison que j’ai héritée de mon père adoptif est pleine de ses lettres, des lettres de l’homme qui m’aime et de celles de nos amis.

Le duc Bertie répondit :

— Nulle perquisition ne l’offensera.

Et le roi songeait :

« Pourquoi se confesse-t-elle de la sorte… pourquoi ? »

Cependant, ce simple colloque avait bouleversé Clara au delà de toute expression. Et, dans son extrême émotion, cette fille de trente ans, l’âme harmonieuse, qui avait scruté les énigmes les plus ardues de la vie physique et de la vie sociale, qui avait donné au monde une substance nouvelle, dont le cerveau en gestation allait créer demain peut-être une branche d’industrie formidable, se sentit le désarroi d’un enfant. Elle ne pouvait plus rien céler de ce que cachait son cœur ; elle le mit à nu, en des phrases qui révélaient ses angoisses présentes :

— Vous me parlez ainsi par bonté, vous désirez voir en moi une amie. Ah ! je voudrais, je voudrais que ce fût possible. Tout m’attire ici : la noblesse morale des personnes, l’estime qu’on me montre, le charme de mon élève, la sympathie de Votre Majesté, tout, tout. Je souhaiterais n’être pas une ennemie. Mais jamais ces tendances si douces ne prévaudront contre ma foi, jamais, jamais…

Elle était toute crispée. Les deux hommes l’admiraient en silence, belle et tragique, ses lourds cheveux couvrant ses tempes, la courbe opulente de son bandeau noir touchant l’arc léger du sourcil. Elle était assise sur une chaise basse. Derrière elle, les cornues de verre, les alambics et les éprouvettes faisaient à sa silhouette un fond de mystère. Nulle part ne pouvaient mieux éclater sa grandeur de savante et sa débilité de femme. Elle était accablée, éperdue. Mais elle se redressa pour chanter le credo qui impérieusement lui montait aux lèvres.

— Je crois au règne du bonheur humain, je crois à l’avènement de l’égalité parmi les hommes, je crois à l’abolition de la misère ; j’ai vu la cité de justice et d’amour, la cité dont chacun des nôtres porte au-dedans de soi, comme en un globe de cristal, la lumineuse maquette. Les plans en sont dressés, les chiffres prêts, la conception parachevée. L’exécution seule attend. Comment pourrais-je, alors que mes yeux s’emplissent encore d’une telle vision, nier un avenir si beau, si cher, revenir à ceux qui maintiennent le passé avec ses douleurs, ses iniquités, ses haines ? Je ne puis pas, je ne puis pas.

Un sentiment de pitié les prit devant cette glorieuse jeune femme, coutumière des sciences précises, en proie aujourd’hui à une crise cruelle de doute qui n’était que trop visible. Des deux hommes, le moins susceptible de s’émouvoir qui était l’Irlandais, dit avec une nuance de compassion dans le ton :

— Personne ne vous demande le sacrifice de vos convictions, mademoiselle Hersberg, vous êtes trop loyale pour qu’on ne vous fasse pas crédit. Essayez seulement de nous comprendre. Au surplus, vous demeurerez toujours une ennemie très respectée.

Mais Wolfran reprit, d’une voix singulière :

— Avoir vu la cité future et la nier, on le peut. Avoir fait un rêve et se réveiller, est-ce impossible ?

Le réveil est affreux alors, dit Clara.

— Le réveil, c’est la vie, dit Wolfran.

Cette visite dont Clara ne devait s’expliquer l’objet secret que plus tard, allait briser définitivement la glace entre l’unioniste et le prince étranger. Il était venu, lui dit-il, poussé par la curiosité de la contempler à l’œuvre, maniant le feu et l’air, faisant et défaisant les corps. Tout l’intéressait, la chimie autant que le reste, affirmait-il encore ; il aurait voulu tout savoir. Les sciences exactes le reposaient de la politique, science incertaine. Il déclara qu’il n’était pas artiste. Cette phrase s’accompagne toujours chez ceux qui la prononcent d’une intention de mépris pour l’art.

Clara pensa au charmant prince de Hansen, si subtil et spirituel, qui effleurait par manière de jeu les pensées les plus ardues, toutes les philosophies, toutes les opinions, tous les arts, toutes les chimères. Jeune, poète, esprit gracieux, amateur de talent, héros du plus tendre et du plus triste roman, il demeurait écrasé sous la supériorité mystérieuse de ce petit homme frêle, fluet, que la nature avait dessiné en grisaille et qui, partout, en paraissant, émettait de la puissance. Le rapprochement entre ces deux êtres dissemblables, elle l’avait déjà fait plusieurs fois avec une arrière-pensée qui la troublait extrêmement. Aussi le duc la fit-il tressaillir quand il lui demanda en examinant du thermium :

— Et que tirez-vous de votre élève ? Son Altesse mord-elle à la chimie ?

Elle répondit que l’archiduchesse possédait un esprit d’une extraordinaire rapidité, qui précédait souvent les lenteurs de la démonstration.

— Son Altesse est douée des facultés les plus diverses, dit le duc, et cette forte mentalité qui la rend apte à de sévères études n’enlève rien à sa délicate féminité. Il n’est pas possible qu’il existe en Lithuanie d’adolescente plus parfaite, j’entends au point de vue des qualités de l’esprit et du cœur.

L’homme qui persiflait toujours avait dit ces mots gravement, et ses paroles semblaient. répondre à une secrète émotion.

— Je l’aime tendrement, fit Clara.

Le duc Bertie, sans rien ajouter, roula entre ses doigts une perle verte de thermium, comme pour en éprouver la mystérieuse température. Clara éteignit un fourneau à gaz sur lequel de l’eau bouillait en chantonnant dans un ballon de verre. Le silence se prolongea longtemps. Ce fut Wolfran qui, se rapprochant de la jeune femme, reprit la causerie au point où elle avait dévié :

— Quand vous penserez encore à ces choses, mademoiselle Hersberg, venez me voir. Oui, c’est cela, venez un matin après l’heure des rapports. Souvent, le lundi, le cabinet de la Marine n’est pas trop chargé, et j’ai moins de signatures à donner ; il me reste parfois un petit quart d’heure libre. Venez le lundi, à l’occasion, nous échangerons des idées intéressantes. Inutile de demander d’audience ; je préviendrai le colonel Rodolphe. Seulement, je vous prie, n’en parlez pas aux Zoffern…

Elle remercia. Le prince irlandais déclarait :

— Je suis heureux, très heureux d’avoir visité le laboratoire de mademoiselle Hersberg et vu du thermium. C’est extrêmement curieux.

« Il n’est pas sincère, pensait Clara, là n’était pas le but de sa démarche. Pourquoi est-il venu ? »

Cependant elle était trop peu femme pour déchiffrer jusqu’au bout les desseins de ce politique.

Après le départ des deux princiers personnages, sans goût au travail, elle éteignit les feux, se dévêtit de sa blouse et revint à sa chambre. On lui remit une lettre. Elle était de Kosor. Elle débutait ainsi :

« Exilé par la grâce de cette magnanime canaille. de Wolfran… »

II

À la fin d’avril, le prince Géo qui, après l’achèvement du buste de l’archiduchesse, s’était retiré à Hansen, revint brusquement à Oldsburg. Clara le sut par sa femme de chambre, qui le tenait d’une camériste de la comtesse Thaven. Elle en eût été vite avertie d’ailleurs par les yeux rougis de son élève chez qui l’arrivée du prince ouvrait toujours une source de larmes. Ce matin-là, Wanda entra tout en pleurs et se jeta dans les bras de son amie.

— C’est fini, s’écria-t-elle, c’est fini.

Et, comme Clara l’interrogeait, elle expliqua en sanglotant que le duc de Hansen avait été mandé au palais par le roi et qu’il allait partir chargé d’une mission dans le Pacifique. Le gouvernement le mettait à la tête d’une commission d’officiers de marine désignés pour inspecter les colonies lithuaniennes en Océanie et accomplir un voyage d’études au Japon. Sans doute s’agissait-il de préparer un traité de commerce, peut-être aussi d’établir une ligne de navigation régulière entre le Japon et les îles lithuaniennes ; mais il s’agissait surtout de briser le dernier lien entre deux cœurs si pleins l’un de l’autre.

— C’est fini, répétait-elle, je ne le reverrai plus…

— Vous le reverrez, au contraire, pauvre petite Altesse, disait Clara, cette croisière ne sera pas éternelle.

— Elle ne sera pas éternelle et Géo reviendra, mais alors moi je n’aurai plus le droit de le revoir.

Clara comprit qu’une archiduchesse n’est point libre de sa personne, que cette jeune fille supérieure, malgré l’originalité de son esprit, sa forte vie morale et les tendresses passionnées de son cœur, serait offerte comme une prime d’État et au gré des intérêts publics à tel ou tel prince indifférent. Elle n’était qu’une captive. On l’arrachait à l’homme qu’elle aimait pour la donner ailleurs, mais à qui ?

— Ah ! Clara, disait-elle, et c’était pitié de l’entendre expliquer ainsi sa misère, ce ne serait rien que de perdre Géo si j’avais au moins le droit de garder son souvenir.

— Je comprends, fit l’unioniste indignée, on fera trafic de votre amour et le don de vous-même sera le nœud d’une combinaison politique. On vous mariera malgré vous, à quelqu’un que vous méprisez. Voilà où mènent les gouvernements individuels.

— Je ne méprise pas celui auquel on me destine, dit Wanda, seulement je n’aimerai jamais que Géo…

— Si celui qu’on vous a choisi est un honnête homme et s’il sait vous connaître, Altesse, il ne se prêtera pas au marché, à moins qu’il ne vous aime.

— Je ne sais pas s’il m’aime, je ne sais s’il aime autre chose que gouverner. C’est une âme de sphinx que je n’ai pas pénétrée. Nul ne l’a connu. Cependant je l’estime, sans même concevoir pour lui l’ombre d’une sympathie.

— Qui est-ce ? demanda enfin Clara.

L’archiduchesse, avec une gêne de pudeur que ce nom, en lui rappelant l’offrande forcée de sa personne, éveillait toujours, prononça :

— Monseigneur Bertie…

Le lundi qui suivit, après l’heure des rapports, Clara ayant abrégé ses travaux se rendit chez le roi. L’aide de camp favori, le colonel Rodolphe, sourit en la voyant ses yeux de myosotis flétris dans son grand visage glabre lui firent un signe d’intelligence, et il ouvrit la porte du cabinet royal.

Wolfran, en petite tenue de général, une cigarette à la bouche, une boîte d’allumettes en or ciselé entre les doigts, s’apprêtait à fumer. En apercevant la visiteuse, il rejeta sur son bureau la boîte et la cigarette et vint à elle.

— C’est bien de n’avoir pas oublié le rendez-vous, mademoiselle Hersberg, lui dit-il.

— Sire, il y a des rendez-vous trop honorables pour qu’on les oublie, reprit l’unioniste.

— Oh ! oh ! fit le roi en riant d’un bon rire, vous vous pliez tout à fait au cérémonial Ils s’égayèrent ensemble une seconde. Clara, malgré la familiarité de cet accueil, avait toujours cette oppression légère qui l’avait gênée à la première audience, alors que Wolfran était encore pour elle le monarque inconnu. Sa voix en était même un peu altérée. C’était une incompréhensible nervosité.

— Ah ! sire, dit-elle enfin, je ne suis pas venue pourtant réciter des formules ; je devine que vous les abhorrez d’ailleurs, que votre âme moderne cherche la simplicité, la vérité, que tout cet appareil suranné dont la monarchie s’embarrasse encore, vous pèse ; à peine le mot de Majesté peut-il monter jusqu’à mes lèvres, en dépit de toute l’autorité morale que je sens en vous, lorsque vous voulez bien causer avec moi.

Plein d’une indulgence extrême, Wolfran s’amusait visiblement d’entendre cette révolutionnaire s’exprimer avec tant de liberté. L’idée de s’offusquer ne lui vint pas. Mais il dit :

— Mademoiselle Hersberg, j’estime trop votre esprit et vous m’inspirez trop de confiance pour que je ne sois pas absolument sincère avec vous. Je mentirais si je professais pour les formes extérieures du respect nécessaire au pouvoir royal, un culte absurde. Je mentirais si je me prétendais partisan de l’étiquette rigoureuse. Je ne suis qu’un homme, et parfois un homme plein de misères ; je ne singe aucune divinité. Mais si l’individu est peu de chose, la fonction est grande, assez grande pour n’apparaître que dans une gloire. Croyez que mes goûts sont modestes et que j’administrerais volontiers le royaume du sein d’une de ces maisons paisibles et de petite apparence que beaucoup d’intellectuels habitent dans le vieux quartier du couvent Sainte-Marie. Mais si le roi vivait aujourd’hui de la sorte, la royauté, sachez-le bien, toucherait à ses derniers moments.

Il se sentait écouté avec cette attention docile qui engage tant un homme à parler. Il continua dans un complet abandon

— Entre nous, je puis énoncer hardiment cette vérité : moins vaut l’individu, plus la fonction doit s’envelopper de faste. Du temps où les empereurs se couvraient d’éclat à la tête des armées, ils auraient pu, à la rigueur, régner dans une de leurs métairies. Mais nous ne sommes plus guère que des hommes de bureau. Nous compterions à peine aux yeux de nos sujets si nous n’avions pas autour de nous la somptuosité architecturale d’un palais, le luxe d’une cour, la richesse des costumes, les représentations d’une garde brillante, et jusqu’à ce langage spécial qui fait que, nous parlant, on s’adresse à quelque chose de plus grand que nous, qui nous recouvre comme un vêtement étincelant et qu’on nomme d’un mot auguste notre majesté…

— Mais, objecta Clara, — que cette explication avait frappée, n’est-ce pas tromper le peuple que de faire usage, pour le gouverner mieux, d’un système d’illusion ?

— L’illusion n’est qu’apparente. La réalité du pouvoir royal est une force redoutable qui mérite ce culte. Les hommages dépassent le roi, montent jusqu’à la monarchie elle-même.

Clara dit pensivement :

— Il me semble…, je croyais plus conforme au principe royal que l’honneur allât à la valeur même de l’homme. Je veux dire… tant d’idées se présentent à mon esprit depuis quelque temps, et avec une si forte autorité, que j’exprime là un sentiment obscur plutôt qu’une opinion… bref, je voyais très bien l’étiquette et le cérémonial comme une reconnaissance du pouvoir individuel, un acte de foi en la valeur personnelle de Votre Majesté.

— Un roi imbécile eût subi les mêmes hommages, dit Wolfran.

— Voilà bien ce qui me révolte, conclut la libertaire.

Le roi sourit et laissa échapper trois mots :

— Moi aussi, autrefois…

Il se tut. Le silence se prolongea quelques minutes. Quel était donc, pensait Clara, ce passé singulier, couvert d’un voile que nul ne soulevait ici, cette lacune dans les souvenirs de madame de Bénouville, cette époque de la vie. du prince que, si prolixe par ailleurs, la vieille gouvernante narrait d’un soupir ? L’étape comprise entre la vingtième et la vingt-cinquième année de Wolfran demeurait mystérieuse. Des discussions politiques avec le vieux roi Wenceslas suffisaient-elles à expliquer tant de réticences ? Et Clara interrogeait du regard cet homme subtil, frémissant et ardent, dont la mentalité correspondait parfois si étrangement à la sienne. Elle l’évoquait jeune, à vingt ans… Aujourd’hui, ses yeux lumineux et rêveurs semblaient posséder toujours cette jeunesse passée…

— Parfois encore, reprit-il, je me surprends à oublier la stricte observance de ces pratiques. Mais j’ai un cerbère attentif dans la personne du vieux Zoffern ; il me rappelle à l’ordre. Cela vous fait rire ? Il a raison cependant. humaine…

— Mais la dignité

— Mademoiselle Hersberg, dit Wolfran, je vous supplie, pour la vérité, pour l’honneur de votre cerveau féminin au bel équilibre, de renoncer à cette phraséologie unioniste, qui est véritablement néfaste. Les rois s’imposent à l’imagination du peuple par la splendeur des vêtements, les chamarrures des uniformes, les broderies, les diamants des dames de la cour, et toute cette pompe d’apothéose où ils se réservent d’apparaître. Vous autres, vous vous montrez à lui dans la magnificence des mots, la sonorité des idées creuses, la duperie des formules. Vous vous en grisez vous-même. C’est pire. Comment, vous, une femme de science et de mentalité si précise, pouvez-vous donner dans une éloquence si peu substantielle ?

Clara ne répondit pas. Ses yeux baissés erraient sur des choses au hasard : un tapis de Perse au pied d’un divan, un vieil escabeau sculpté, une goutte de cire rouge tombée comme une goutte de sang sur une peau d’ours, près du bureau royal.

— Car, poursuivit Wolfran, quand vous entreprenez au laboratoire une manipulation, vous obéissez à des lois que l’expérience a lentement élaborées, vous prenez une substance et la traitez par les réactifs convenables : vous travaillez dans la vérité, dans la sûreté qu’un long exercice de votre science a donnée aux chimistes. Là pas de théories chimériques et infécondes. Mais quand vous aurez boursouflé la masse populaire avec le levain des mots, l’aurez-vous métamorphosée ? Qu’en ferez-vous ? Justice, Dignité, Égalité, Liberté, autant de belles abstractions dont l’essence doit imprégner discrètement l’action de tous les meneurs d’hommes. Mais quand il s’agit de conduire un troupeau humain, troupeau noble, troupeau supérieur, je vous l’accorde, mais troupeau, les abstractions perdent leur sens, des inscriptions sur des banderoles. légères qui volent au vent et voilà tout. Une seule théorie s’impose : tenir la main impitoyablement à l’accomplissement de tous les devoirs. Tout est là. Quand chaque citoyen fait son devoir, les droits de la cité sont saufs. Il n’y a qu’un seul mot qui ne dupe pas, qui ne monte pas les têtes, qui soit véritablement puissant, c’est le Devoir. C’est avec ce mot-là qu’un gouvernement est fort.

Clara l’écoutait avec fièvre. Il lui semblait qu’elle aimait de telles paroles, si nouvelles. Pourtant, un ressaut de sa foi unioniste la fit s’écrier avec l’accent des vieux sociologues :

— Mais le bonheur, le bonheur humain que nous voulons, que nous préparons, pour lequel nous sommes prêts à mourir… ?

— Mademoiselle Hersberg, dit le roi, il est une loi merveilleuse qui veut que le bonheur soit précisément le fruit naturel du Devoir accompli. Voilà un mot qui ne griserait pas le peuple et que vous devriez lui dire, vous qui souhaitez le rendre heureux. Vous avez prétendu le conduire à la félicité par un autre chemin, celui de ses droits…, je le crois long…

— Le Devoir souvent n’est que douloureux, objecta Clara.

— Écoutez, reprit Wolfran, je vais vous dire une légende, presque un évangile : Il y avait une fois une archiduchesse belle comme le jour…

Il s’efforçait à sourire, mais des larmes montaient à ses yeux et démentaient l’enjouement qu’il eût voulu garder. Il continua :

— Elle était aimée d’un jeune prince comblé des dons les plus charmants de l’esprit et du cœur, et elle le chérissait peut-être plus encore qu’il ne l’aimait lui-même. Leur tendresse avait la douceur, l’héroïsme et la pureté de celle qui a rendu immortelles les plus poétiques amours du passé. Ils ne vivaient que l’un de l’autre. Mais l’archiduchesse portait en elle en grande partie les destinées de son pays. Il n’était pas bon qu’elle s’unît à son prince. Les raisons les plus hautes, les plus redoutables le défendaient…

— Ah ! quelles raisons ? s’écria Clara qui devenait anxieuse et qui se refusait, comprît-elle tout le système royaliste, à admettre cette clause des mariages politiques.

Et le père, dont la voix tremblante n’était plus qu’un chuchotement, continua, torturé :

— Ici, la légende devient secrète, et seuls la connurent ceux que leur rang, leur naissance ou simplement leur mérite faisaient les naturels confidents des princes. L’archiduchesse était la fille d’un roi auquel des devins avaient annoncé qu’il mourrait prématurément ; elle-même jouissait de la vie comme d’un bien précaire ; ce n’était qu’une adolescente et l’on doutait qu’elle atteignit même tout l’éclat de la jeunesse…

Il dut s’arrêter un moment, fit un effort et poursuivit :

— Et l’héritier du trône était le jeune amoureux de la princesse, né de la souche royale. Mais la grâce, les talents et tout l’esprit qu’il possédait et qui le rendaient le plus aimable des princes, eussent fait de lui un roi détestable. Ses conceptions légères et nuageuses étaient celles d’un imagier plein de rêves, et la tendresse excessive de son cœur le rendait incapable d’appliquer la justice. Le royaume eût périclité entre ses mains. Ainsi, au bonheur de ces deux enfants était lié le malheur d’un peuple. Le roi le savait, mais sa fille lui était si chère qu’il hésita bien des jours avant de la briser.

L’homme qui se jouait ainsi de sa peine dans un artifice de paroles, Clara le voyait souffrir si cruellement qu’elle ne retenait qu’avec effort des mots de pitié féminine. Combien elle eût voulu lui dire… Ah ! savait-elle même ce qu’elle eût dit ?… Cependant il continuait :

— Le bonheur du peuple a d’étranges exigences. Il voulait que ce prince charmant fût écarté du trône. Il fallait pour cela que, dans sa courte vie, l’archiduchesse eût le temps de donner naissance à l’enfant d’un autre époux. On l’unit donc à l’homme le plus sage du royaume, le mieux fait pour exercer une régence féconde, le plus capable de pacifier les États agités ; et, bien qu’elle ne l’aimât pas, la princesse mit à le prendre pour époux toute la douceur et la docilité de son âme vaillante. Elle ne fut point malheureuse.

— Eh ! qu’en sait Votre Majesté ? s’écria Clara frémissante.

— Je sais, répliqua le roi, que tout sacrifice comporte sa couronne. On peut souffrir et être heureux. La jeune reine à qui nous pensons en ce moment n’aura peut-être pas, en sa vie délicate, le bonheur qu’elle convoitait. Elle en possédera un autre, plus âpre, assis sur la félicité générale, et son âme en sera inondée.

À ce moment, le grand maréchal d’État fut introduit dans le cabinet du roi. Il était prêt pour la séance du Parlement, qui allait s’ouvrir tout à l’heure, botté jusqu’aux cuisses, ses reins puissants serrés dans le drap fin de la tunique blanche, la lourde épée de parade au côté, étincelant de décorations.

— Je suis à vous, Zoffern, lui lança amicalement le roi.

Le maréchal ne souffla mot. Dressant contre la boiserie sa taille d’hercule, le chapeau à panache au bout du bras droit, la main gauche à la garde de l’épée, orgueilleux, imposant, vénérable, il se tenait, sous ses cheveux d’argent, dans l’attitude d’un jeune soldat devant son chef

— Vous m’excusez, mademoiselle Hersberg, dit Wolfran, le maréchal me réclame…

Il se leva : Clara prit congé. De si fortes émotions l’avaient agitée qu’elle en demeurait comme en léthargie. Cependant, en passant devant le vieux colosse couvert de diamants, d’argent, d’or et de soie, et qui signifiait si bien, avec ce mélange de hauteur et de respect religieux, le rôle théâtral et nécessaire de l’aristocratie, elle eut une révélation. D’être l’idole d’un tel serviteur, Wolfran se trouvait soudain magnifié.

Sans façon, il lui tendit la main.

— Pensez un peu à ce que nous avons dit aujourd’hui, n’est-ce pas ?

Clara leva vers lui son beau visage angoissé. Dès lors, il sentit qu’il possédait l’esprit de cette femme.

III

Une intimité singulière commença entre le prince et la libertaire. Le cerveau de Clara ne se livrait pas sans lutte. Chose curieuse, des deux Kosor, celui dont la mémoire s’érigeait devant elle plus redoutable, c’était le mort. Ismaël apparaissait comme le philosophe maladroit, le sociologue haineux, l’amant importun. Mais l’immortelle figure du vieux prophète, si pure, si douce, planait constamment au-dessus de la jeune femme, et elle trouvait odieux de le trahir. Elle l’entourait d’un culte. On pouvait voir maintenant sur le bureau de son cabinet, en plein palais royal, la dernière photographie du vieillard au beau front, au sourire inspiré, à la barbe neigeuse, qui avait été le père de l’Union en Lithuanie. À l’heure actuelle, il n’y avait pas dans le royaume une haine qu’il n’eût allumée, un trouble dont il n’eût été la source, un principe révolutionnaire qu’il n’eût lancé ; mais toute la bonté humaine régnait dans ces nobles traits. Et les yeux de cette image ne se posaient pas sur Clara qu’elle n’en sentît jusqu’aux moelles le tendre et triste reproche.

Alors, se sentant glisser irrémédiablement sur la pente royaliste, elle tenta de se reprendre, affamée de paix mentale. Elle retourna à la littérature enfiévrée de l’Union comme un anémique va aux viandes substantielles. Sa bibliothèque contenait les placets, les brochures, les satires, les pamphlets, dont le docteur Kosor avait, pendant cinquante ans, inondé la Lithuanie : elle se contraignit à tout relire.

À la même époque, le complot si fortement conçu par le duc Bertie alimentait copieusement les activités policières. Partout on perquisitionnait chez les unionistes avérés, chez les ex-grévistes qui avaient depuis longtemps repris le travail aux filatures, chez les étudiants, chez des professeurs et jusque chez des femmes du monde.

Si, dans la population marchande, calme et épaisse, de telles mesures de sûreté causaient une satisfaction un peu grossière, les intellectuels libéraux et même loyalistes concevaient parfois quelque indignation. On commençait à oublier l’émeute de mars ; on estimait que le gouvernement allait trop loin. Une centaine de personnes avaient été arrêtées. L’Union, privée de ses chefs, était profondément atteinte. Un formidable procès s’apprêtait. Des correspondances étaient saisies partout. Mais Clara avait beau boire à haute dose la liqueur révolutionnaire, elle n’en recevait plus l’excitation et restait froide devant les mesures policières. Elle ne lisait pas un mot qui ne sonnât trop fort ou qu’elle ne vit immédiatement réfuté par l’esprit clair, légèrement sceptique et froidement raisonneur de Wolfran. Quand elle n’allait pas le voir, c’était lui qui, par le souvenir, venait à elle, lui imposant invisiblement sa pensée, discutant la sienne, l’asservissant chaque jour davantage.

Elle recourut alors à un volume d’une virulence toute particulière, écrit contre le pouvoir royal, et où elle pensait trouver des armes contre l’assujétissement intellectuel qu’elle subissait. Publié une vingtaine d’années auparavant, il avait été interdit lors de l’avènement de Wolfran V au trône, retiré du commerce et impitoyablement arraché à ses propriétaires lors de toute inquisition policière dans les demeures privées. C’était le Servage, ou Traité de la condition des peuples régis, petit volume où les initiés prenaient plus de délices depuis qu’il encourait une si sévère prohibition. Clara, grâce à de pieux subterfuges, avait pu conserver l’exemplaire du docteur Kosor, malgré les fréquentes visites que rendait le chef de la Sûreté à la maison des hauts quartiers. La honte d’obéir au prince y était présentée avec fougue à tous les chapitres, et la monarchie ne pouvait être décriée, honnie, condamnée en termes plus vifs qu’elle ne l’était là. Clara n’ouvrit pas froidement ce livre. C’était le catéchisme préféré de son père adoptif, pour qui la publication de ce pamphlet avait été une joie profonde. On le lui avait attribué ; mais lui-même en ignorait l’auteur anonyme, qu’il aimait d’instinct, comme le fils de son esprit. Que de souvenirs en ces pages jaunies ! Clara croyait y voir errer encore les doigts ivoirins du vieillard. Tel passage, à force d’être feuilleté, avait pris un ton de parchemin vétuste, et une odeur ancienne de la pipe de bois que fumait le meneur s’en dégageait finement.

Clara relut le petit livre en y relevant mille exagérations qu’elle n’avait point senties jusque-là. Mais elle était femme, et les impressions violentes qui l’assaillirent, rien qu’au contact matériel de ces feuillets, agirent plus en elle qu’un argument. Elle aurait beau faire, c’est à l’Union qu’elle appartenait. On n’échappe jamais à la religion qui vous a pétri l’âme, elle se sentait toujours de la religion humanitaire dont le vieux Kosor avait été le patriarche.

À ce moment, toute cabrée contre l’emprise royale, elle aurait eu des chances d’échapper par un éclat à la domination de Wolfran, si celui-ci eût continué la guerre intellectuelle insinuante et douce qu’il lui faisait. Mais les circonstances, en les arrachant à des conversations purement spéculatives, allaient donner à l’étrange amitié de ces deux êtres un caractère tout nouveau.

Un matin, madame de Bénouville vint surprendre Clara au laboratoire. Son air était plus secret que jamais ; dans son grand visage pâle, ses paupières flétries se baissaient confidentiellement, et elle tendit un billet à Clara en lui disant qu’il venait du roi.

Ce n’était point une lettre cachetée ; ces quelques mots seulement, griffonnés à la hâte, sur un carton « Chère mademoiselle Hersberg, si Wanda vous demande la possibilité de revoir une dernière fois chez vous le duc de Hansen, n’ayez point de scrupule à faciliter, en dehors de moi, des adieux si cruels, si peu protocolaires. Je les ignorerai. Je voudrais les adoucir. Vous le saurez peut-être faire. — Wolfran. »

— Voici ce qui arrive, expliqua la vieille dame en grand mystère. Monseigneur Géo doit rejoindre l’escadre demain matin. Il a dîné hier soir à la table de Leurs Majestés avec le ministre de la marine et divers officiers supérieurs. Les adieux officiels ont été échangés. Il paraît que la pauvre chérie a été plus forte qu’on n’aurait cru et n’a laissé rien voir de son âme. Mais cette nuit toute sa peine s’est ravivée. Elle ne peut pas croire qu’on les sépare à jamais sur cette entrevue d’étiquette. Elle est dans un état d’angoisse indicible. En vérité, je ne retrouve plus en elle l’enfant d’hier ; son cœur a changé ; on croirait qu’une fièvre l’a prise. Elle répète : « Je veux le revoir ; j’en ai le droit. Je ne lui ai pas tout dit. Puis, je veux avoir été tenue dans ses bras, oui, je veux cela, être dans ses bras une minute, comme sa femme. » Et je ne reconnais plus ses yeux, si sombres, si tristes… Enfin, tout à l’heure, elle a médité un arrangement, qui était de rencontrer dans votre appartement le prince, qu’elle eût fait appeler là. Elle s’en est ouverte à moi, qui suis, Dieu le sait bien, plus déchirée qu’elle-même. Mais je vous connaissais assez pour douter si vous vous prêteriez à ce jeu délicat et clandestin. Je connais aussi Sa Majesté, dont le cœur s’est formé, je dirai, sous mes yeux… je suis allée le trouver ; je savais ce qu’il déciderait ; je savais aussi, grâce à son assentiment, délivrer votre conscience d’une alternative douloureuse.

— Tout ce que je puis faire pour Son Altesse, je le ferai, dit Clara très remuée. Elle sera ici chez elle. Comment dois-je agir ?

La vieille dame expliqua que le prince Géo, logeant au petit palais que la famille de Hansen possédait près d’Oldsburg, accourrait en automobile au premier coup de téléphone. Il viendrait comme pour saluer Clara. Ce serait précisément l’heure de la leçon pour l’archiduchesse, les deux pauvres enfants se retrouveraient quelques instants encore.

Clara, en secret, admirait ce sens français des choses de l’amour qui permettait à cette vieille femme rigoureuse, toujours hésitante par ailleurs et actuellement recrue de peine sentimentale, un programme si précis et un tel esprit de décision. Favoriser une dernière scène d’amour, n’était-ce pas de quoi exalter cette vieille imagination de Parisienne romanesque ?

Le laboratoire de la tourelle fut choisi pour le lieu du rendez-vous. Les trois femmes l’élurent d’instinct, comme le théâtre le plus noble, le plus pur, et qui corrigeait par son aspect même, dépourvu d’intimité, le côté mystérieux et suspect de leur innocente manigance.

Clara commença d’y attendre le prince. II devait venir comme à l’improviste. Elle resta donc revêtue de sa blouse d’expérience. La pensée des deux douleurs dont elle allait être le témoin l’oppressait un peu. Elle, si peu nerveuse d’ordinaire, brisa une éprouvette pleine d’un acide qui se répandit sur sa blouse, et le peu d’intérêt que lui offrait une électrolyse commencée la détermina à cesser tout travail. D’ailleurs la porte s’ouvrit brusquement, on entrait sans même frapper : c’était le prince, ardent, haletant et blême, n’ayant qu’à demi compris l’appel qu’on lui lançait, et qui arrivait éperdu, presque fou. Il avait mené sa machine à une allure scandaleuse. Des gouttes de sueur perlaient à son joli front blanc. Il saisit les mains de Clara, et tout suffoqué demanda :

— Eh ! bien, eh ! bien, qu’y a-t-il ?

Une lueur d’espoir brillait dans ses yeux assombris par la crainte. Clara expliqua tout d’un mot :

Elle a voulu vous revoir.

L’amour qui gonflait le cœur de ce jeune homme était plus émouvant que rien au monde. Il dit à Clara :

— Ah ! mademoiselle Hersberg, faut-il avoir connu une telle jeune fille pour la perdre !

Elle répondit, bouleversée :

— Je vous plains, monseigneur, oh ! je vous plains…

Il s’affaissa sur un escabeau proche et se cacha le visage un moment ; un souffle profond le secouait. Clara en eut vraiment une grande pitié, mais elle était sans habileté pour panser de certaines blessures, qu’une femme plus simple eût calmées par quelque baume.

— Soyez fort, dit-elle, avec toute la sympathie qu’il y avait en son cœur pour le jeune prince. La vie vous offre encore de beaux horizons ; vous avez une œuvre à accomplir, monseigneur.

— Je n’ai plus de force, répondit-il en soupirant, je n’ai plus de vie. C’est Wanda qui était ma force et ma vie.

Elle le considéra, prostré ainsi, sans nerfs, sans vigueur, abattu, vaincu par cet orage amoureux de sa vingt-cinquième année. Et dans un de ces éclairs de lucidité dont on est parfois favorisé soudainement, elle envisagea l’état actuel de la Lithuanie, divisée en partis politiques, éprise de nouveautés sociologiques, inquiète, troublée de désirs, incertaine de sa voie, partagée entre son attachement au passé et sa soif d’un renouvellement, enfin dans cette situation morbide qui est proprement, pour les nations, l’heure des révolutions. L’idée que, tout d’un coup, ce jeune rêveur indulgent et sentimental, dilettante et impressionnable, devenu homme d’État, aurait à fixer le sort de cette masse mouvante, à la conduire, à la refréner peut-être, l’épouvanta. La sévérité de Wolfran s’illumina pour elle. Que monseigneur Géo fit donc de jolies statues…

— L’avoir aimée dix ans…, s’obstinait-il à répéter, l’avoir attendue, appelée, chérie…

Et, s’adressant plus directement à Clara :

— Mademoiselle Hersberg, vous ne pouvez pas savoir combien nous nous aimions !

Elle sentit ses yeux se mouiller de larmes. Mais, à cette minute, ils entendirent un pas qui s’approchait, et ils se turent. Un ballon de verre plein d’eau se mit à chantonner sur le gaz : une flèche du soleil d’avril, traversant les baies de la tourelle, vint frapper des sels d’émeraude et des sels de rubis en deux flacons oubliés parmi les cornues. Six éléments de piles, rangés sur la table, répandaient leurs vapeurs âcres.

Enfin l’archiduchesse d’Oldsburg parut. Et Clara, étonnée, la vit s’avancer lentement, vêtue. de sa robe la plus magnifique, qui chargeait de lourdes guipures ses hanches délicates, ses membres longs et fins de vierge antique. Ses cheveux mousseux et pâles ressemblaient à de la lumière. On ne pouvait lire qu’une suprême joie dans son visage. Ses yeux se fixèrent sur son prince. Elle venait à lui joyeusement, comme pour des noces, et, sans doute, voulait-elle se donner à elle-même l’illusion de cette bienheureuse comédie. Ses prunelles exprimaient une gravité singulière, presque solennelle, mais ses lèvres sourirent et prononcèrent tendrement :

— Géo !

Ils vinrent l’un à l’autre ; leurs mains s’étreignirent et ils s’entre-regardaient sans rien dire.

— Oui, regardez-moi, murmura enfin Wanda d’une voix singulière, emportez mon image, emportez-la en vous, qu’elle fasse partie de vous-même. Pour moi, je sais bien…

Mais son effort stoïque avait été trop grand ; sa nuque d’un blanc de lait ploya, son front s’abattit sur la poitrine du jeune homme, elle soupira dans un sanglot :

— Prends-moi dans tes bras, prends-moi et serre-moi très fort ; jusqu’à me faire mourir.

Mais, dès qu’elle sentit les jeunes bras de Géo ployer et briser sa taille, elle se redressa, le repoussa, et s’apercevant que Clara les avait laissés seuls, elle la rappela.

— Venez, lui disait-elle en pleurant, venez, Clara, vous avez toujours été l’amie de notre amour, vous.

Et ce frisson de tourterelle effrayée dégrisa le prince qui, repris d’accablement, retomba sur le siège bas, le front dans les mains. Et il disait :

— Non, je ne peux pas, je ne peux pas partir, je ne le veux plus ; je le voulais bien hier, car je ne savais pas que tu m’aimais tant ; mais aujourd’hui que je sais comment tu m’aimes, je reste pour toi.

Soudain, une flamme nouvelle passa sur le front de la jeune fille. Elle appela d’une voix brève :

— Clara !

Et comme la chimiste revenait près d’eux, si étrange dans ce fourreau de toile blanche souillée d’acide, Wanda lui dit impérieusement :

— Géo va rester. Nous nous aimons trop. N’est-ce pas que nous avons raison de nous donner l’un à l’autre, malgré tout ce qu’on peut me dire ? Un être, quel qu’il soit, n’est-il pas maître de lui-même ?… Y a-t-il des considérations politiques auprès d’un sentiment tel que le nôtre ? N’est-ce pas, Clara, il n’y a qu’un devoir pour moi, c’est de suivre Géo ? 0 mon amie, aidez-nous, cachez-nous, emmenez-nous, je ne veux pas être reine ! je ne veux pas être reine !

Elle retomba en sanglotant dans les bras du prince. Il était pâle et défait et subissait une torture. Il murmurait :

— Je ne peux pas m’en aller, j’aime mieux mourir.

C’était pitié de les voir si douloureusement enlacés dans le désespoir, animés d’une énergie mensongère, feignant la lutte, mais vaincus d’avance. Un instinct les avait poussés à demander l’appui de la libertaire, celle qui défendait si hautement naguère les droits individuels. Mais Clara, déchirée d’incertitude et que ce spectacle. navrait, n’osait plus aujourd’hui chanter l’hymne des libertés. La scène affreuse qui se jouait devant elle lui semblait se passer dans une région supérieure où elle n’avait pas le droit d’accéder. Deux enfants s’aimaient sous ses yeux : mais leur amour avait une portée si lointaine, tant d’événements dépendaient de leur union, qu’une épouvante sacrée lui venait de les donner l’un à l’autre. D’ailleurs, qu’eût-elle pu faire ? Est-ce que la volonté sereine qui les désunissait n’était point là ? Pouvait-elle en contrarier les mystérieux conseils ?

Elle s’approcha d’eux, mais ne sut que leur dire ; et, quand ils la virent là, ils la supplièrent de nouveau.

— Le sacrifice qu’on nous demande excède nos forces ; de toute notre âme, nous sommes mariés ; on ne peut nous séparer. Voyons, c’est trop cruel ; oui, c’est trop cruel.

Alors, elle fut obsédée par une idée qui la posséda bientôt entièrement. Les deux jeunes gens la virent se retirer dans la pièce contiguë qui était son cabinet de travail. Ils ne prirent point garde à son absence. Très exaltés l’un et l’autre, ils échangeaient les propos de leur folie. Wanda, dure et passionnée tout à coup, avait saisi la tête fine et légère de son prince dont elle baisait les cheveux en disant :

— Et pourquoi ne serais-tu pas roi ? Je ne connais pas d’esprit plus subtil et plus vaste que le tien ; n’est-ce point une intelligence comme la tienne qui sauvera le pays en le devinant, en le satisfaisant ?

Lui, répondait :

— Non, je ne veux pas du trône, malgré ton père. Mais nous ne sommes plus que deux êtres qui s’aiment. Qu’on nous laisse en paix, quand nous devrions vivre de mon travail,

Wanda l’admirait en silence ; puis tout à coup extasiée, ses yeux changeants reprenant leur douceur excessive :

— Je te trouve grand, mon Géo… Je voudrais que tu fusses le maître du monde…

Et ils souriaient puérilement, oubliant une seconde, à se considérer ainsi, la tristesse de l’heure. Ils ne se souciaient plus de Clara, ni du roi, ni de la Lithuanie. Ils en étaient arrivés à cette phase béatifique de l’amour, où tout s’évanouit, où deux êtres qui s’aiment sont seuls, tête-à-tête, dans le paradis de l’univers.

Soudain, sans qu’ils comprissent rien, ils virent le roi, là, devant eux, et Clara plus blanche que la toile de son sarrau.

Wolfran arrivait un peu essoufflé de la course rapide à travers le palais ; l’heure des audiences allait sonner et il portait le dolman des hussards qu’il revêtait pour certaines réceptions solennelles. Il n’était ni courroucé, ni affaibli par l’attendrissement. Quand le coup de téléphone de Clara l’avait fait tressaillir à son bureau, il n’en avait reçu que la surprise physique, car il avait bien présumé qu’elle l’appellerait si les adieux des deux jeunes gens prolongeaient trop leur martyre. Et il venait, sans étonnement, sans colère, avec une autorité un peu froide et comme automatique.

Cependant, à sa vue, Wanda farouchement s’était jetée sur son prince, elle le tenait aux épaules et dit dans ses pleurs :

— Nous nous sommes promis l’un à l’autre. On ne peut nous séparer. C’est trop cruel…

Un peu à l’écart, Clara se tenait debout, impassible, sans un mouvement, sans un soupir

Lentement Wolfran promena son regard de l’un à l’autre de ces pauvres enfants, et finalement ses yeux s’attachèrent au duc de Hansen, silencieux et frémissant.

— Géo, lui dit-il d’une voix affectueuse, je vous estime et je vous aime bien ; je vois en vous un jeune artiste supérieurement intelligent et je vous accorde une si grande confiance que je vais vous ouvrir mon cœur. J’ai entrepris une œuvre en Lithuanie, cette œuvre, commencée avec le concours d’un collaborateur, les médecins, mon peuple et vous, savez que je ne la terminerai point. Je désire que mon collaborateur l’achève. Pour l’achever il faudra qu’il règne. Vous me comprenez, Géo…

Le jeune prince, blême et les dents serrées, ne répondit pas.

— Entre le rêve et l’action il y a un abîme que nul n’a jamais franchi, Géo. C’est un homme d’action qui obtiendra la main de Wanda.

Les mains de l’archiduchesse s’étaient détachées des épaules du prince. Il ne demeurait rien en elle de l’amoureuse combattive et hardie de tout à l’heure. Une autorité lourde, puissante, invincible était tombée sur eux, s’était abattue sur leur amour, les avait stupéfiés. Et Clara, gagnée elle aussi par le magnétisme royal, toute prostrée, les considérait, constatait, observait…

— Mon cousin, reprit le roi, je fais appel à votre loyalisme pour dénouer au plus tôt cette situation intolérable. Wanda souffre, ne le voyez-vous pas ? Donnez-lui, communiquez-lui, par l’exemple, votre force

Puis à l’archiduchesse :

— Je ne te répéterai pas tout ce que je t’ai déjà dit, Wanda ; tu sais comment tu as à m’aider dans mon œuvre.

Un long instant se passa sans qu’aucune de ces quatre personnes parlât, ne fit un mouvement. Ce temps parut à Clara démesuré. Ce fut Wanda qui rompit le silence. Son long et frêle corps se redressa. Elle tendit la main au prince de Hansen en lui disant :

— Adieu, Géo.

Lui, prit cette main, la pressa contre ses lèvres contractées, quelque chose de brutal et de féroce passa sur son visage, de grosses larmes roulaient sur ses joues. Quand il traversa lentement le laboratoire et qu’il eut gagné la porte, on vit une goutte de sang sur la main veinée de bleu de l’archiduchesse. Mais, les yeux clos, elle ne s’aperçut de rien… Elle écoutait ; on entendait le pas du jeune homme résonner encore dans le vestibule, elle tendait l’oreille en fermant les yeux. Enfin tout bruit s’éteignit. L’eau, sur le gaz, avait cessé de bouillir. Sur la place d’Armes, un gamin sifflait la tendre chanson lithuanienne :

    L’ami de mon cœur est parti sur la mer…

IV

Wanda, le lendemain, s’alita. Privée de son élève, Clara eut des loisirs. Elle lisait les journaux et y suivait, chaque matin, dans la fièvre, la ruine de l’Union. Les perquisitions faites au domicile d’Ismaël, où l’on avait saisi sa correspondance, avaient mis au jour tous les secrets de la société. La charpente du complot imaginaire s’édifiait distinctement. À la vérité, depuis l’entrée de Clara au palais, Kosor était devenu violent, et il avait entraîné les affidés sur une pente révolutionnaire. Des lettres compromettantes avaient été échangées. On y parlait de l’action nécessaire et brutale. Un professeur de l’Académie d’Oldsburg fut incarcéré avec Heinsius, Conrad, Johannès Karl et Goethlied. On arrêta aussi plusieurs contremaîtres tisseurs, des artistes, deux étudiants et jusqu’à des lycéens. Toutefois ceux-ci furent relâchés au cours de l’instruction. Il demeura une quarantaine d’inculpés. La Chambre Haute, constituée en Haute Cour, devait être présidée par le grand maréchal d’État. L’habileté du duc d’Oldany avait été de trouver dans les aspirations éparses, diverses, incertaines mais ardentes des Unionistes, un faisceau d’idées dirigées contre la sûreté de l’État. Autrement ces rêveurs passaient en police correctionnelle pour simple délit politique, la Lithuanie ne connaissait pas le frisson que donne aux honnêtes gens l’éventualité, heureusement conjurée, d’une révolution, et les intellectuels conservaient leur sympathie à ces utopistes aimables.

Parfois, d’apprendre ces arrestations, Clara frémissait comme une lionne apprivoisée qui dans sa cage se souvient du désert. Alors elle allait droit à celui qui tranchait maintenant ses cas de conscience, celui qui avait déclaré un jour, sûr de sa clairvoyance, de sa voie et de sa force : Je sais où je vais.

— Mais, mademoiselle Hersberg, lui disait-il patiemment, pourquoi vous acharner à juger un gouvernement comme un particulier ? Considérez que, comme roi, je pratique une morale dont, comme homme, je ne voudrais pas. C’est pourquoi la formation royale est si laborieuse. On est un jeune homme formé selon la nature, l’éducation aristocratique et les idées généreuses, et il faut devenir un être d’exception, sentir comme si l’on n’était pas le fils d’une femme, agir comme on n’a jamais pensé jusqu’à vingt ans. Ah ! quelle crise curieuse et comme un psychologue trouverait là matière à étude… Je vous conterai cela un jour… Pour moi, je dois beaucoup à monseigneur d’Oldany. Il fut un grand médecin moral. Celui là est né homme d’État… Il y a de ces anomalies. Je veux vous apprendre à vous montrer moins sévère à l’endroit de l’action gouvernementale…

Alors Clara prenait cette pose docile et recueillie de la femme qui écoute en admirant. Son grave et noble visage s’imprégnait de contentement ; ses mains paisibles se nouaient à son genou, sa robe noire l’enserrait de plis immobiles. Et le roi poursuivait :

— L’humanité n’est point ce que les humanitaires disent ; vous êtes des poètes qui en faites une floraison de beauté. Au demeurant, les vices rampent dans sa masse, les passions y fermentent, le désordre semble son état naturel. Convenez que les hommes, en général, sont menteurs, haineux, sanguinaires, férocement ambitieux, envieux, voleurs, meurtriers. Les âmes supérieures comme vous peuvent difficilement concevoir ce que la conscience humaine vulgaire peut élaborer de conseils injustes, perfides, criminels, et ce que la nation a de forces mauvaises pour assouvir ses convoitises. Et quand on envisage la malice des désirs humains, leur violence et la mystérieuse puissance qui est à leur service, à l’état de ressort dans l’individu, on reste confondu qu’un ordre relatif règne en somme parmi les sociétés humaines. Cet ordre est très remarquable. Il indique le sens social de notre animal, sens qui contre-balance heureusement la férocité de l’égoïsme. Alors que toutes les ardeurs de l’âme humaine tendraient au désarroi général, et qu’en bonne logique on devrait voir les hommes, suivant leurs instincts, s’égorger, se piller, s’incendier, se détruire, exercer des vengeances innombrables, s’approprier tout ce qu’ils convoitent chez autrui, c’est le contraire qu’on observe et, sans se beaucoup entr’aimer, les hommes vivent en assez bonne intelligence dans les cités, dans la nation. Les forces mauvaises sont assoupies dans la foule, les mouvements destructeurs sont suspendus dans cet océan ; tout est au calme. Et la cause de ce bien-être est une toute petite et fragile faculté qui compte peu en apparence dans l’individu, qu’on ne peut apprécier que dans les collectivités, c’est la sociabilité naturelle défendue et nourrie par les lois. Mais que ce lien délicat qui attache les hommes vienne à se relâcher, que le charme soit rompu, vous les verrez se ruer les uns sur les autres. C’est l’histoire des révolutions. Un chef d’État qui a la responsabilité de cet ordre nécessaire, ne réfléchit pas sans épouvante, même en temps de paix, à tout ce qui gronde et menace, sous une apparence tranquille, dans la portion d’humanité qu’il gouverne. Il sait aussi qu’au moindre déclenchement, ce fil de soie de la sociabilité peut se casser net et les forces néfastes se déchaîner ; aussi prévoit-il la moindre secousse, la prévient-il, s’efforce-t-il de l’arrêter par tous les moyens. Oui, je déclare que tous les moyens sont bons pour faire avorter un trouble social. Entre deux maux il faut choisir le moindre. Tout déni de justice est préférable à la cessation de cette paix un peu fallacieuse mais féconde où l’humanité peut seulement s’épanouir et évoluer. Vous parlez d’arrestations arbitraires, de délit d’opinion. Mais, les doctrines de l’Union étaient en passe de rompre l’instable équilibre social ; si, à un tel moment, la bête humaine avait cessé de sentir la main, tout était perdu. C’était la débauche de la haine. Il fallait agir comme nous l’avons fait, mademoiselle Hersberg.

Parfois les objections ne lui venaient que longtemps après, quand elle se retrouvait chez elle ; se ressaisissant alors, elle lui écrivait d’austères lettres philosophiques, et il se plaisait à les recevoir, à les réfuter même au cours de cette correspondance qu’ils entretenaient, ne pouvant se voir tous les jours. Il se plaisait surtout à diriger vers ce qu’il croyait la vérité, cette femme singulière, et à gouverner son esprit. Il goûtait le triomphe inexprimable d’avoir vaincu cette intelligence. Au long de sa journée royale, qu’il entendit les rapports des secrétaires d’État et donnât les signatures, qu’il discutât avec le vieux Zoffern, ou passât une revue de troupes, ou se promenât en auto, près de la reine, sa pensée était pleine de Clara. Elle vivait en lui, sans le troubler, à la manière de ces sévères images gothiques, de ces saintes des cathédrales, à la féminité spiritualisée, qui endorment les sens en les charmant.

La complicité de Clara, l’aide qu’elle lui avait accordée pour arracher définitivement le prince de Hansen à Wanda, avait introduit plus de douceur dans leurs entretiens. Ils avaient été témoins ensemble de ce drame familial, elle y avait joué le rôle d’une amie. Géo parti, toute pudeur royale écartée, Wolfran, prenant sa fille dans ses bras, avait pleuré devant l’unioniste. Depuis ce jour-là, elle n’était plus seulement. l’adversaire intelligente qu’on aime à persuader. Toute la vie morale de Wolfran, elle l’avait pénétrée.

Comme on approchait du jour où le procès des quarante unionistes viendrait devant les magistrats, il y eut un peu d’effervescence dans le faubourg. Privée de ses principaux rédacteurs et de son chef, l’Alliance, organe de l’Union, avait cessé de paraître, mais, chaque matin, des affiches anonymes étaient placardées sur les murs, menaçant, dans un style grossier, les juges, les ministres, le grand maréchal d’État et jusqu’au roi lui-même. Un jour, une bombe éclata place Royale, devant le palais de la Délégation. Personne ne fut atteint. Il n’y eut que quelques vitres brisées. Un engin fut également trouvé un soir, dans la grande rue du faubourg, humecté par l’eau du ruisseau. On supposa qu’il avait été placé maladroitement sur le parcours de l’automobile royale, durant l’après-midi, et que le chasse-pierre d’un tramway l’avait repoussé Ces incidents ravivèrent dans l’entourage de Wolfran le sentiment du danger qu’il courait. L’idée de l’attentat possible obsédait les imaginations. Chaque fois que le moteur du coupé royal ronflait sous le porche, emportant le souverain dans un grondement de menace, l’anxiété oppressait les cœurs. N’allait-il pas à la mort ?… Et Clara guettait son retour.

Elle lui dit un jour :

— Votre Majesté devrait s’abstenir de ces promenades, pendant quelques semaines au moins.

— Pourquoi ? demanda-t-il, sincèrement étonné.

Elle lui parla du péril que de misérables fous suspendaient au-dessus de sa vie.

— J’ai peur pour Votre Majesté, murmura-t-elle.

Il sourit, la remercia, la regarda. Elle était vraiment angoissée, ses beaux yeux agrandis par l’inquiétude. Et la sollicitude de cette roturière lui fut douce.

Une autre fois, elle alla jusqu’à lui dire :

— Je le comprends maintenant, il y a des cas où des mesures de police s’imposent.

— Ah ! s’écria Wolfran qui triomphait, vous en êtes donc venue là, à la foi en l’ordre…

Et le duc Bertie, qui était présent.

— Nous ne vous le faisons pas dire, mademoiselle Hersberg !

Il applaudissait secrètement au retour de l’égarée, sans étonnement, sans éclat, sans hâte, comme à une chose attendue en sécurité. Il savait n’y être pour rien. Il s’occupait seulement, avec son sens pratique inlassable, de se rendre tout à fait favorable la meilleure amie de l’archiduchesse ; et il y parvenait grâce à sa discrétion.

Les vœux de tous ceux qui, en Lithuanie, possédaient quelque raison pour se contenter du régime actuel, obtinrent satisfaction, car la rigueur des juges fut extrême. Le procès des quarante unionistes dura treize jours. Le pays frémissant, de l’extrémité des plus lointaines provinces, en suivait le cours. Les discours du duc de Zoffern, la façon dont il dirigeait les débats, le ton superbe de ses interrogatoires, devaient rendre le procès inoubliable. Véritablement il vengeait le régime menacé et en écrasait moralement les ennemis. Le jeune Conrad, pour ses libelles poétiques et subversifs, eut deux ans de réclusion. Heinsius fut acquitté pour sa modération. Mais les deux épais comptables du parti, Goethlied et Johannès Karl, dont la vie s’était écoulée dans les calculs et les statistiques, et qui, coupables seulement d’avoir transcrit leur rêve arithmétique, semblaient innocentés d’avance par la sérénité même du Chiffre, furent les plus rudement frappés. Leur correspondance avait été saisie chez Kosor, rue aux Juifs, avec un devis original des dépenses du train royal, devis imprimé et lancé chez les grévistes sous forme d’excitation au pillage quelques jours avant la manifestation dirigée par Ismaël. Cette circonstance valut aux deux calculateurs les honneurs du principal rôle dans le complot, et, payant pour Kosor, ils furent condamnés à dix ans de forteresse. Les intellectuels incriminés ne devaient subir, pour la plupart, qu’une année d’emprisonnement.

Clara fut la première à connaître le jugement. Elle en apprit la teneur de la bouche même du roi. Il savait dans quelle anxiété elle attendait ce verdict. Neuf heures sonnaient, et elle revenait de l’amphithéâtre où elle avait fait son cours, quand le colonel Rodolphe vint lui dire que Sa Majesté désirait s’entretenir un instant avec elle. Elle s’apprêtait, sur ces mots, à se rendre chez le roi, mais l’aide de camp la retint L’intention de Sa Majesté n’était point de la déranger à cette heure tardive ; elle priait mademoiselle Hersberg de la recevoir ici même.

Quelques minutes plus tard, en effet, le roi frappait chez Clara. Elle avait à peine eu le temps de se déganter et d’ôter son chapeau. Elle lui dit :

— Que vous êtes bon, Sire !

— Chère mademoiselle Hersberg, répliqua-t-il, je ne suis pas bon pour m’être permis une heure d’heureuse liberté et d’agréable conversation. J’ai craint que vous ne fussiez péniblement impressionnée par les résolutions du tribunal national. J’ai voulu vous en avertir personnellement avec tout le respect que je professe pour vos sentiments d’amitié, pour vos attachements philosophiques. Puis, ajouta-t-il, repris par un de ces élans de gaieté légère qui ressuscitaient en lui sa jeunesse, j’ai le cerveau très fatigué par une telle journée. Et, en venant causer avec vous, j’ai échappé au conciliabule qui se tient depuis le dîner entre le duc d’Oldany et le duc de Zoffern. Voilà tout. Vous ne m’en voulez pas ?

Elle ouvrit ses beaux yeux limpides, des yeux de la seizième année que l’âge avait un peu cernés de noir sans rien ôter à leur fraîcheur comme si, en cette femme faite, le cerveau avait mûri, mais point l’âme.

Et le roi, aussitôt :

— Vos amis ont été cruellement punis.

— Ah ! fit-elle anxieuse, et qu’ont-ils eu ?

Il lui énuméra les peines qui frappaient Conrad, mais surtout Goethlied et Johannès Karl.

Elle fut d’abord atterrée. Ces dix ans de forteresse lui semblaient horrifiants. Elle retenait à grand’peine ses larmes. Elle dit enfin :

— C’étaient deux hommes du peuple d’une extrême douceur, la bonté même. L’un était d’Oldsburg, l’autre était venu des provinces maritimes. Ils avaient le génie de l’arithmétique, ils l’employèrent à servir les théories collectivistes. Ils ne pensaient qu’à assurer à chaque être humain ce qui, selon leurs calculs, était nécessaire à l’entretien et au charme de la vie. Si Votre Majesté les avait connus !…

— Je les ai connus, répondit Wolfran.

— Quand cela ?

Il fit un geste vague :

— Autrefois…

Elle n’osa pas insister et interrogea

— Et le vieil Heinsius ?

— J’ai demandé qu’il fût épargné, dit le roi. Son âge le rendait à la fois trop inoffensif et trop vénérable ; je me suis souvenu du docteur Kosor et de sa triste mort dans l’exil. Et puis…, je me suis souvenu de quelqu’un qui avait fréquenté d’assez près ces deux vieillards. C’était un jeune prince fougueux, idéaliste et chimérique. Les théories unionistes l’avaient enivré. Votre père adoptif lui a parlé un jour sans soupçonner sa condition et ne voyant en lui qu’un disciple plus vibrant qu’un autre.

Une lampe à pétrole, en porcelaine, que coiffait un abat-jour de carton vert, éclairait d’une lueur douce et simple l’intérieur de la savante, et dans cette lumière, sur le bureau, apparaissait et triomphait le portrait plein de pensée du patriarche de l’Union. Un rayonnage avait été édifié en bois de sapin qui fleurait encore la résine, et la bibliothèque multicolore des révolutionnaires amis des reliures voyantes y était établie avec la méthode des scientifiques.

Et Wolfran, étendant le bras, saisit, sur le bureau de Clara, la photographie du vieillard. Il la garda dans le creux de sa main, la considéra en silence. Les yeux du vieil apôtre semblaient scruter, à leur tour, ce visage de roi penché sur lui. À la fin, Wolfran prononça tristement :

— Pauvre docteur Kosor !

Clara, toute contractée par l’émotion, n’osait comprendre. Elle était tremblante et pâle ; ses belles mains se joignirent et elle murmura tout bas et ardemment :

— Oh ! l’Union était belle ! il était impossible de ne pas l’aimer ! elle était la pure religion de l’amour humain, tous les frères étaient prêts au sacrifice pour l’humanité. Leur désir était unique et admirable : ils convoitaient le bonheur pour les hommes.

Mais Wolfran, rejetant la photographie, se redressa.

— Non, l’Union n’était pas belle, il n’y a que la vérité qui soit belle, et c’était une doctrine d’erreur. Le bonheur n’est pas dans l’égalité matérielle où l’Union le plaçait, et ce n’était qu’une religion d’envie, de haine et de combat…

— Je l’aime encore cependant, avoua Clara.

— Il faut l’oublier, dit Wolfran.

Elle n’essayait pas de se révolter, elle tâchait d’obéir servilement. Wolfran ne l’avait jamais tant dominée que ce soir en venant ainsi chez elle, bien moins en ami qu’en maître. Elle éprouvait à le recevoir une douceur qu’elle discernait mal, mais qui la poussait constamment à craindre qu’il n’abrégeât sa visite. Elle s’efforçait inconsciemment à le retenir, à prolonger indéfiniment une suite de propos qui lui broyaient le cœur et en même temps la comblaient de délice.

— Il ne faut aimer que l’ordre, mademoiselle Hersberg, reprit le roi.

Alors elle jeta un regard désespéré au père de son âme dont il lui semblait que le portrait, à cette heure tragique, la rappelait et la suppliait, et sa main s’agrippa d’instinct au petit livre du Servage qui demeurait toujours là, près de l’écritoire, comme le monument toujours cher de la foi ancienne. Mais Wolfran, l’attention brusquement attirée par ce geste, demanda d’un ton vif :

— Quel est ce livre !

Elle avait trop de fierté pour ne pas se glorifier, même actuellement, d’une chose de tant de prix moral, et, se rappelant les prohibitions impitoyables dont le volume avait été l’objet, elle dit néanmoins :

— Sire, c’est pour moi le plus vif souvenir de mon maître. Il admirait cette œuvre qu’il appelait son bréviaire. Il l’a tant lu… Voyez…

Elle ouvrit le livre, le feuilleta en montrant les traces jaunies et respectées des doigts. Puis le respirant en fermant les yeux :

— Je crois le revoir, assis dans son fauteuil de paille, sa pipe fumante entre deux doigts de sa main si éloquente, si spirituelle. L’autre main tenait le livre qu’il commentait. Le parfum intellectuel de ces soirées est resté dans ces feuillets…

Les traits de Wolfran s’étaient durcis, ses yeux se rivaient à la méchante reliure de toile noire portant le titre en rouge : Le Servage, ou Traité de la condition des peuples régis.

Clara poursuivit :

— Moi-même j’y ai trouvé d’âpres joies et de la force.

Le roi tendit la main, Clara sans défiance lui passa le petit volume. À son tour, du bout de l’ongle, nerveusement, il fit s’épanouir les pages usées dans un feuillètement brusque.

Puis soudain :

— Il ne faut pas lire ce livre, mademoiselle Hersberg.

Elle tressaillit, poussa un soupir d’accablement, mais ne répondit rien.

— Il ne faut pas le lire, car vous n’y trouverez ni la sérénité, ni l’impassibilité, ni le sang-froid qu’exigent les œuvres de philosophie. Il fut écrit dans la fièvre et l’égarement. C’est le fruit d’un transport.

Et d’une de ses mains à l’autre le livre allait ballotté, maltraité, honni. Une hésitation lui venait par moments, et il écrasait la couverture de ses deux pouces.

Et qui vous dit si celui-là qui l’a écrit autrefois n’en voudrait pas abolir toutes les lignes, capter toute la pensée mauvaise, afin qu’elle n’aille pas se semer dans les esprits. Il le voudrait, il le voudrait…

Clara le vit haletant, angoissé, terrible. Puis, plus calme soudain, et presque affectueusement :

— Tenez, mademoiselle Hersberg, permettez-vous qu’ensemble, amicalement, nous accomplissions l’acte nécessaire ? La possession de ce livre n’est pas licite je ne puis le tolérer chez vous, mieux vaut que, ce soir…

Et, tout crispé, d’un mouvement sec, ayant empaumé le livre ouvert qu’il tordit, il en fit deux parts. Clara étouffa un cri. Puis elle vit un homme hors de lui, qui déchiquetait les feuillets, les lacérait, les écrasait, les jetait à la flamme en petits paquets informes.

Elle ne dit pas un mot, un souffle pressé soulevait sa poitrine. Ses yeux agrandis considéraient le feu qui, dédaignant d’abord cet amas de papier, ne le lécha, ne le mordit, et ne le dévora que lentement, comme un monstre repu. Après quoi, quand ce vestige d’une grande vie disparue fut anéanti, elle ne put retenir deux larmes silencieuses qui perlèrent de ses paupières, coulèrent sur sa joue. À ce moment, le roi la regarda. Ce témoignage d’une peine contenue, cruelle, mais si douce, cette soumission d’une telle femme le touchèrent au dernier point.

Il dit, cherchant à s’excuser :

— J’avais le droit d’agir ainsi.

Il dut lui apparaître alors plus lumineux que la vérité même, phare de clarté spirituelle, tout-puissant, âme certaine, plus assurée encore du fait d’avoir cheminé dans l’erreur, car elle acquiesça sans murmure. Sa tête s’inclina, et la grande Hersberg, définitivement conquise, le cœur gonflé de sanglots étouffés, dépassant la pensée de Wolfran, répondit :

— Oui, sire, Votre Majesté avait le droit…

CINQUIÈME PARTIE

I

On remit à Clara une lettre. Elle y reconnut la main d’Ismaël. Cependant le timbre de la poste marquait Oldsburg. Elle l’ouvrit, le visage altéré de soucis : un papier blanc lui apparut. Mais elle se souvint d’un procédé dont leur correspondance de chimistes suspects était coutumière. Elle passa au laboratoire, exposa la lettre à la flamme d’un réchaud. Une pâle écriture indistincte apparut qui s’affirma peu à peu. Et Clara put lire ou deviner la missive clandestine :

« Mon amie, il me faut te revoir. Viens ce soir à la cathédrale, dès le coucher du soleil. Tu me trouveras dans la troisième chapelle latérale à droite. Donne-moi ce bonheur. »

Elle retomba sur un siège proche, accablée.

« Il est revenu ! pensait-elle, il est revenu… »

Et cette idée soulevait dans son âme un tel tumulte qu’elle ne pouvait distinguer quel sentiment réel l’agitait. Elle ne voyait clairement qu’une chose : la paix si coûteuse, si péniblement conquise, dont elle jouissait depuis quelques semaines, depuis ce soir où elle avait définitivement abdiqué sa mentalité ancienne entre les mains de celui qui la dirigeait désormais, elle allait la perdre. Jusqu’à ce matin, libre, ne répondant que devant elle-même de ses pensées, elle se pénétrait sereinement de la foi nouvelle. Oui, elle croyait bon maintenant qu’une nation fût gouvernée, et qu’un seul être fût responsable de ses destinées, et que l’amélioration sociale se fit sans convulsion, selon les lois d’une évolution sage, et qu’une aristocratie subsistât, terrain de culture pour la beauté, l’art et l’idée. Le sentiment, qui sert de logique aux femmes et qui avait été la base de sa foi première, devint, par une transition facile, la base de la seconde. Et quand, heureusement parvenue au terme du grand voyage moral accompli entre les deux croyances contraires, elle se reposait dans une douce quiétude pleine de bien-être, voici que se dressait devant elle le témoin du passé, celui qui prétendait posséder aussi son âme.

Il revenait. Et que lui dirait-elle ? Fallait-il le désespérer en lui avouant sa désertion ? Mais c’était se séparer de lui totalement, lui ôter l’espoir qu’il avait d’elle, et dont le malheureux vivait.

Peut-être venait-il la revendiquer. Il en avait le droit puisqu’elle lui était engagée. Elle frissonna en se tenant le visage à deux mains… Pourtant l’idée ne lui vint même pas de ne pas répondre à l’appel. Avec sa méthode habituelle, elle organisa le cours de sa journée en vue de cette sortie du soir. L’après-midi se passa en manipulations faites au laboratoire avec l’archiduchesse.

Au soleil couchant elle quitta le palais. Elle en contourna les grilles pour atteindre la rue du Beffroi, et la cathédrale Saint-Wolfran, au bout de cette ruelle étroite, apparut d’un gris rose, massive dans son ensemble, légère dans son détail qui était, du haut au bas de la façade, au sein de la pierre ajourée, un immense paradis de saints minuscules, rangés en bataille, superposés en cintre dans l’ogive des portails, nichés dans des chapelles, juchés sur des clochetons, surélevés à la cime des pinacles. À gauche une tour gothique et à droite une tour renaissance, toutes deux gigantesques, montaient d’un jet dans le ciel blanc du soir. C’était la fin d’un jour de mai, une vapeur lourde et tiède planait sur les rues d’Oldsburg éclairées encore d’une lumière dorée et poudreuse. Clara franchit le parvis, traversé de voitures et d’automobiles, pénétra sous l’arche assombrie d’une des portes latérales, passa le seuil, et aussitôt ce fut un autre monde.

Dans la nef pure du monument, le long du transept aux piliers sveltes et droits, au fond des bas-côtés garnis de chaises, partout régnaient le silence, la fraîcheur, la solitude. Pas un être humain ne bougeait dans cette cité divine où le crépuscule semblait perpétuel. Les vitraux surchargés de pourpres sombres, d’indigos profonds, d’ocres chauds, de violets noirâtres, versaient sur les dalles une lueur indistincte. Mais au-dessus de l’architecture géante des orgues, la rosace qui regardait en face le soleil mourir derrière les collines lointaines, étincelait.

Dans ce froid qui la glaçait, sous ce vaisseau de pierre où son pas assourdi éveillait des échos, parmi le geste pieux mille fois répété de la ligne ogivale, Clara pensa pour la première fois avec une émotion craintive à ce Dieu dont les deux Kosor lui avaient tu jusqu’au nom. Quelque chose d’auguste passa en elle, et elle aurait eu de la joie à se prosterner, sans même comprendre pourquoi.

De larges dalles, de la dimension de pierres tombales, pavaient la basilique. Clara les observait en marchant la tête infléchie, accablée sous un poids étrange. Elle obliquait à droite. Les chapelles latérales, en creusant les parois de sombres alvéoles que l’obscurité rendait imprécises, dont les vitraux faisaient les limites incertaines, donnaient une ampleur plus mystérieuse à la cathédrale illustre. Clara les compta jusqu’à la troisième, et pénétra dans cette dernière comme dans une demeure redoutable. La grille en était ouverte. Un tableau ancien, tout noir, entre des chandeliers d’argent, ornait l’autel vide Clara fouilla les coins, le cœur en déroute. Mais elle arrivait la première au rendez-vous. Alors elle s’accota aux moellons de pierre que le temps avait grignotés, et ses yeux faits aux ténèbres, scrutant les profondeurs de la nef, elle attendit.

Peu à peu son regard s’éleva, chercha les voûtes en suivant la montée rigide des fûts de colonnes dont la cépée, pareille à celles des forêts, s’élançait à chaque pilier vers l’autre cité des ogives, là-haut. Et cette coque de navire renversée, vers laquelle tant de prières avaient monté, lui apparut, si noyée d’ombre, si prodigieusement lointaine, qu’elle eut l’impression d’un firmament de pierre inaccessible.

Cependant, des pas résonnèrent et se firent tout proches, et un prêtre passa devant la grille. Après ce fut une vieille femme, puis le silence. reprit. Au bout d’un instant encore, un homme s’avança, et comme il s’arrêtait au seuil de la chapelle, Clara, pour n’être point remarquée, prit l’attitude de la prière. Il entra. Elle se voila le visage. Tout à coup, elle sentit contre sa joue l’haleine de l’inconnu, et on lui murmurait à l’oreille :

— Me voici, me voici.

Elle regarda ; elle ne pouvait reconnaître Ismaël dans cet homme à longue barbe, défait, vieilli, émacié, pauvrement vêtu ; mais quand leurs yeux se furent pénétrés, malgré tous les sentiments contraires qui lui rendaient si importun le retour du meneur, elle n’éprouva plus que de la douceur et de la pitié, tant il lui parut triste.

— Tu vois, lui dit-il, je suis revenu quand même.

Et elle, lui prenant la main :

— Oh ! pauvre, pauvre ami !

Elle s’imagina qu’on les observait et l’entraîna, par une porte latérale, vers une ruelle obscure qui serpentait le long de l’abside et de l’archevêché. On n’y voyait pas une âme. D’autres rues perpendiculaires descendaient au fleuve. Kosor se laissa faire. La nuit était venue tous deux cheminaient côte à côte dans le quartier désert.

Chose étrange, cet idéologue à la philosophie dépréciée, ce créateur d’énergie aux mains liées ce meneur vaincu n’était point rapetissé par la défaite. Bien plus, il semblait grandi sur les cendres de son parti. Une flamme, qui n’était point visible lors du grand soleil de l’Union, transparaissait en lui, maintenant que la nuit s’était faite. Quand toutes les autres lumières s’étaient éteintes, ce feu brûlait toujours, montait, dévorait l’être physique du rêveur, répandait une chaleur spirituelle impressionnante.

— Tu me croyais abattu, découragé, disait-il, en pressant les doigts gantés de Clara, détrompe-toi. L’humanité est-elle soulagée ? Non, n’est-ce pas ? Sa soif de bonheur est-elle étanchée ? Non, n’est-ce pas ? L’extrême richesse et l’extrême misère sont-elles détruites ? Non, n’est-ce pas ? Alors est-ce que j’ai droit au découragement, qui n’est qu’une sorte de repos pour les faibles ? Je suis à l’humanité, je sais que je tiens la clef de sa félicité : je lui en ouvrirai la porte.

Ces mots d’extrême richesse et d’extrême misère, qui étaient le leit motiv de la doctrine révolutionnaire, sur lesquels étaient basées les revendications unionistes, et qui depuis l’enfance avaient excité sa foi, fulgurèrent dans l’imagination de Clara ; elle revit la sordide pauvreté, puis les diamants ruisselant sur les épaules des dames d’honneur lors des fêtes sur la glace. Avec tout son culte de l’ordre, qu’avait fait Wolfran en faveur de l’équité sociale ?

— Prends garde, dit-elle cependant, si tu étais pris… Vois Goethlied, Johannès Karl, sois prudent…

Prudent ? répéta-t-il avec un dédain magnifique.

Et il expliqua que, logé, hébergé, et caché depuis plusieurs jours chez un de leurs amis communs, professeur de mathématiques au collège royal d’Oldsburg, il courait peu de risques, ne sortant que la nuit, ne fréquentant personne. Pour le moment, son travail était tout de méditation et d’étude. Il cherchait à réorganiser une association collectiviste, et il préparait aussi l’acte nécessaire.

— Quel acte ? interrogea Clara.

Il ne répondit pas, un sourire découvrit ses dents blanches et cruelles. Et aussitôt :

— Parlons de toi. N’as-tu pas trop souffert, là-bas ? Ah ! que j’ai plaint ton sort ? Pourtant, je me suis applaudi de t’avoir mise en sûreté pour ces heures de troubles que je ne prévoyais pas cependant si malheureuses. Combien j’aurais été torturé de te savoir traqué ainsi que nos frères et moi ; mais, dis-moi, n’as-tu point subi de misères, point d’humiliations, de vexations ?

Clara répondit froidement :

— On a été parfait pour moi.

Il poursuivit :

— Tant mieux, car il faut que tu demeures encore dans le repaire où tu as consenti à vivre ; il le faut, ma Clara, et aussi que tu te donnes tout entière à la science.

Il n’était pas, comme elle l’avait présumé, ardent, impérieux et passionné. Il ne la revendiquait plus. Il était redevenu fraternel et doux ; il semblait enveloppé de sérénité. Ce langage si mesuré la rapprochait de lui. Elle le préférait. dans cette maîtrise de soi qui lui donnait comme une grandeur sacrée. Il continua :

— Aide-moi de tes vœux, de ton sourire, de ta tendresse. Mon œuvre recommence ; j’ai des forces nouvelles. Avant deux années, nous aurons donné au monde l’exemple de la société d’amour ; nous ferons l’expérience pour les autres nations qui l’imiteront, et la béatitude humaine se propagera ainsi de contrée en contrée. Je t’aime comme je ne t’ai jamais aimée, Clara, mais je suis un homme sorti de la vie, sorti de lui-même ; j’appartiens à l’humanité.

Il soupira, puis reprit sur le ton dont il lui parlait quand elle était une toute petite fille, et lui, un adolescent stupéfait devant elle :

— De t’avoir revue je me sens plus fort. Il me fallait te revoir, Clara : c’est toi qui es la patrie, c’est de toi que j’étais exilé. Mon œuvre, je pouvais l’élaborer pendant longtemps encore à l’étranger, mais tu n’étais pas là, et c’est pourquoi je suis revenu. Maintenant que je t’ai vue, que mon cerveau s’est baigné dans ta douceur, je travaillerai plus lucidement :

— Quels sont tes projets ? demanda-t-elle encore.

Une fraicheur humide les frappant au visage les avertit qu’ils approchaient du quai. Ils en craignirent les lumières, l’affluence, et rebroussèrent chemin. La ruelle montait. Au sommet apparaissait, de perspective, la métropole de pierre, allégée dans les vapeurs du soir, avec les contreforts géants qui fusaient d’un jet de la base au faîte, et la rosace du transept que les lumières intérieures irisaient.

— J’ai gardé, murmurait Ismaël, les plans de Goethlied. Ils sont bons je les maintiens. Mais c’est le système d’action que je changerai. Un homme s’est opposé à l’expansion de notre œuvre d’amour ; enhardi par un premier succès, il renforcera sa défense. En lui réside l’obstacle unique, la barrière éternelle qui brisera notre effort. La ligne de conduite est nettement indiquée, cet homme doit disparaître. Comment, je ne sais encore, mais…

— Quel homme ? interrogea Clara d’une voix dure.

— Tu ne le connais pas, gronda Ismaël ? celui qui a fait fusiller de sang-froid les affamés venus pour réclamer du pain et du feu, celui qui sème la discorde dans le pays, celui qui m’ôte ma liberté, qui jette aux fers les plus nobles humanitaires, qui a piétiné, comme on piétine une fourmilière, la société des esprits les plus élevés, des cœurs les plus tendres, des êtres les plus généreux. Celui qui ploie, sous son autorité grossière de potentat satisfait, douze millions d’hommes libres réduits à la condition d’esclaves…

Il ne la vit point à cette minute, et c’est ce qui la sauva. Il attendait qu’elle répondit, qu’elle eût un cri de surprise, l’émotion de la faiblesse féminine devant l’idée de meurtre, mais elle ne desserra pas les lèvres. Néanmoins il s’efforça de développer son idée pour la rendre acceptable. J’ai longtemps professé le respect de la vie individuelle, Mais, là bas, en Allemagne, dans la solitude et le recueillement, je me suis recréé des conceptions, une morale nouvelles ; j’ai acquis une compréhension simplifiée des choses. La vérité m’apparaît aujourd’hui parfaitement limpide. La vie de l’individu n’est rien. Seules, les collectivités comptent. Les abeilles, ces insectes admirables, nous l’enseignent, ainsi que tous les animaux qui pratiquent la communauté. L’histoire humaine nous l’apprend également, et, avec le recul du temps, nous comprenons le peu d’intérêt qui s’attache aux unités dans une race. Détruire une unité qui s’oppose à la collectivité, c’est plus que licite, c’est obligatoire. Tuer n’est pas ce qu’une philosophie…

— Si tu tuais, prononça Clara d’une voix étranglée, il n’y aurait plus rien entre toi et moi. Je te haïrais et ton seul aspect me ferait horreur.

— Ah ! Clara, soupira-t-il, résigné, je savais que ta sensibilité s’offusquerait tout d’abord ; mais je te supplie de réfléchir comme j’ai réfléchi moi-même, et, tu verras, il faudra bien en venir où j’en suis venu.

Elle fit un violent effort et dit :

— J’ai le cerveau sain et ne changerai pas, moi ; j’aime mieux ne jamais te revoir si tu nourris des pensées de crimes… fallût-il en finir tout de suite.

Ils s’arrêtèrent et se dévisageaient l’un l’autre. La lumière d’une échoppe voisine mettait un éclair dans leurs yeux angoissés, mais leurs traits demeuraient dans l’ombre : Kosor reprit la main de Clara sans voir la colère qui contractait son beau visage.

— Écoute, mon amie, je t’aime comme un homme n’a jamais aimé une femme, mais j’obéis à une telle puissance, et qui va toujours me poussant si impérieusement, que je ne m’appartiens plus. Non, pour te recevoir enfin dans mes bras, fût-ce dans l’instant même, je ne renoncerais pas au devoir qui m’est dévolu. Tu entends, même si tu te promettais à moi pour cette nuit… même si en ce moment…

Et il exhala un souffle qui ressemblait au soupir du cheval arrêté devant un précipice. Elle sentit le froid de ses mains glacées à travers la peau du gant.

Il murmura en détournant la tête :

— Oh ! te perdre, pourtant… et pour notre pire ennemi.

Elle comprit qu’elle n’avait plus prise sur cet homme ; que l’amitié, le souvenir, la tendresse, même le désir qu’il avait d’elle, tout était en lui submergé par l’idée fixe. Alors elle eut un instant d’affolement. Wolfran était condamné. D’où lui venait cette frénésie de le sauver, de lui faire un rempart d’elle-même comme une mère qui défend son fils ? Oui, son instinct était ceci : qu’on prît la substance même de son être pour environner, préserver, conserver cette vie incomparable ! Et cette obscure tendance à s’immoler, elle s’en rendait compte exactement, c’était le plus vif mouvement qui eût agité jusqu’ici son âme sereine. Et sans la moindre pitié pour ce qu’Ismaël endurait sous ses yeux, elle lui dit :

— Tu déshonores l’Union. Je ne serai jamais à toi. Mieux vaut ne plus nous revoir.

Il était haletant, il joignit les mains comme un enfant, elle l’entendit implorer :

— Oh ! Clara, oh ! Clara.

Elle crut bien deviner qu’il pleurait à petits sanglots, et elle s’en réjouit, car elle l’exécrait à cette minute.

— Ce n’est pas possible…, répétait-il, t’avoir tant chérie et être ainsi rejeté de toi. Ta belle intelligence, si lumineuse, me reviendra. Tu comprendras que cette mort est nécessaire, ou alors on t’aurait changée…

Elle allait se séparer de lui ; elle fit une dernière tentative : ses mains se posèrent à l’épaule du meneur, elle lui murmura :

— Je ne veux pas que tu deviennes criminel, mon ami…

Il s’écria :

— Tu ne vois donc pas que l’amour qui me possède est grand comme l’humanité même ; mon bonheur, mes instincts, n’existent plus. Mais la cité future sera bâtie…

— Ah ! dit Clara, en faisant mine de s’éloigner, je suis venue ce soir pour voir un fou.

Il la rejoignit, s’accrocha désespérément à ses vêtements.

— Laisse-moi, lui dit-elle.

— Tu n’aimes donc plus le peuple…

— Je n’aime pas un assassin, répondit la jeune femme.

Et sa main forte détacha un à un les doigts qui déchiraient l’étoffe de sa manche. Puis, les deux ombres tragiques se séparèrent ; l’homme resta debout, anéanti, au pied de la cathédrale géante ; toute frissonnante, la femme se hâtait vers le portail Et elle touchait au tambour où venaient s’assourdir les bruits du dehors, qu’un soupir arrivait encore jusqu’à elle, le gémissement d’une douleur surhumaine, le dernier souffle d’une agonie morale :

— Clara !… Clara !

Elle rentra dans l’église pour échapper au malheureux. De vives lumières brillaient à l’occasion d’un exercice du soir dans la chapelle dorée de la Vierge, à l’abside, les ogives du chœur découpaient d’énormes baies sur ce fond de clarté intense La musique tranquille et pure d’un cantique s’éleva sur un harmonium aux sons grêles et lents…

II

Quand le temps convenable attribué à sa jeune douleur fut révolu, l’archiduchesse dut reparaître aux thés de la reine, où le duc Bertie commença de lui faire sa cour. Aucune scène, d’ailleurs, ne fut renouvelée, à ce propos, entre elle et son père. Il y avait un accord tacite entre ces trois personnages. Géo parti, le prince d’Irlande entrait. d’emblée dans son rôle de prétendant officieux à la main de Wanda ; c’étaient des choses disposées depuis fort longtemps et qui semblaient ne l’avoir été que par la fatalité silencieuse.

Clara venait maintenant en familière à ces réunions du soir, où elle était traitée avec autant d’amitié que la petite Czerbich, et plus de déférence. Sa conversion amenait au parti royaliste une recrue trop considérable pour qu’on ne la fêtât point. C’était, il est vrai, une conversion discrète et que, de part et d’autre, on ne clamait pas hautement. La famille royale nuançait d’un ton affectueux ses rapports avec la savante, Clara montrait plus d’abandon, c’était tout. Au surplus, on parlait rarement de politique chez Gemma. À l’occasion, la grande Hersberg eût défendu chaudement les générosités utopiques de l’Union, mais intellectuellement, comme le pauvre prince Géo, dilettante et éclectique, l’eût fait lui-même La forte machine monarchique fonctionnant sous ses yeux avec la régularité, l’intensité, la puissance des bons appareils, recevait son muet acquiescement.

La rupture survenu entre elle et Kosor la laissait libre, donnait du champ à ses idées nouvelles. Mais quelle angoisse elle connaissait désormais ! Quand Wolfran arrivait à ces soirées intimes avec cet appétit de se divertir au moins un peu, cette légèreté, cette gaieté, qui trompaient sur sa gravité véritable, elle le considérait sans rien dire et pensait à ce danger blotti dans l’ombre, derrière lui. Serait-ce une bombe, une balle, un poignard ? Elle brûlait de lui dire : « Sire, gardez-vous mieux. » Mais ne le lui avait-elle pas dit souvent et ne s’était-il pas ri de ses craintes ? Elle songeait. « C’est peut-être la dernière fois que je le vois. » Et son amitié se faisait plus tendre, plus inquiète, plus délicieuse. Elle pensait « Rien au monde n’est plus beau que l’amitié. »

Et comme sans connaître les projets régicides de Kosor, tous ici entretenaient un tourment pareil à celui de Clara, il se trouvait qu’on parlait souvent d’attentat. Alors ses oreilles bourdonnaient, le cœur lui battait, elle gardait le silence en écoutant avidement des propos qui donnaient à ses imaginations une consistance cruelle. Le roi, lui, s’égayait. Elle dit un jour :

— Il ne faut pas plaisanter, sire, Votre Majesté est très menacée.

— Je suis de l’avis de mademoiselle Hersberg, s’écria la reine, on peut être brave, certes, mais je trouve, Wolfran, que vous envisagez trop légèrement la perspective d’une mort si affreuse et le malheur de ceux qui vous aiment.

Ces paroles provoquèrent en Clara une grande commotion. Le roi répondit qu’il ne se déciderait pas, pour un péril éventuel, à faire toute une vie de prison préventive. Mais Clara, qui le considérait avec le sourire d’une femme endormie, écoutait en elle-même l’écho de ce nom, Wolfran, que lui avait donné la reine. Ce nom qu’écrivaient tous les journaux d’Europe, ce nom inscrit sur les pièces de monnaie, sur les édifices, au bas des édits, ce nom qui remplissait le pays, que tous prononçaient avec haine ou respect, elle l’entendait pour la première fois donné dans l’intimité, par une épouse anxieuse, à l’homme et non au roi. Ce n’était plus « Sa Majesté », la personnalité auguste, le symbole du pouvoir, presque une allégorie. C’était Wolfran, une âme, experte en toutes les misères humaines, sensible à toutes les fines émotions du cœur, passible de tous les mouvements de violence… Et la reine avait parlé de tous ceux qui l’aimaient… Qui l’aimai ? Le peuple. Mais la reine n’avait pas pensé au peuple ; elle avait voulu dire un petit cercle très étroit, resserré autour de lui, même pas la cour, même pas les familiers, quelques personnes seulement celles qui s’abîmeraient dans une douleur insondable le jour où l’on ramènerait au palais, blanc comme un marbre et empourpré de sang, ce corps royal si noble et que la pensée spiritualisait ; elle Gemma, l’archiduchesse, Bénouville, si maternelle, et qui encore ? Qui aimait Wolfran ?

« Moi, songeait Clara, moi qui suis son amie au sens le plus grand, le plus doux et le plus pur. Nul ne l’a jamais compris comme moi. Cette amitié intellectuelle qui s’est nouée entre nous, il s’en est servi pour établir entre lui et moi l’union de pensées, et il se trouve que j’ai évolué comme il a évolué lui-même ; nos esprits sont semblables, nul n’est si près de lui que moi. Ah ! cette amitié me place bien au nombre de ceux qui revêtiraient à sa perte le plus cruel deuil de l’âme. Il est mon soleil. S’il disparaissait ! S’il disparaissait !… »

Et les yeux levés sur lui, avec la candeur d’un enfant et la force passionnée d’une femme, devant dix personnes assemblées, elle lui dit, sans dissimuler une tendresse mystique :

— Oui, Votre Majesté ne pense pas assez à ceux qui l’aiment…

Cependant Clara ne pouvait oublier trente années d’une fraternité généreuse où elle et Kosor avaient tout partagé, où ils avaient mis en commun les pensées, les affections, les biens et les rêves. Ils se devaient tout l’un à l’autre. Une femme peut avoir aimé et laisser mourir en elle, totalement, l’image de celui qu’elle n’aime plus. Mais une sœur ne peut déraciner les souvenirs laissés en son âme par l’homme dont l’enfance a été mêlée à la sienne. L’ascendant masculin du frère s’impose là sur une âme trop tendre pour que l’empreinte s’efface jamais. Clara avait trop été la sœur d’Ismaël pour cesser tout à coup d’être occupée de lui. Elle savait que, prisonnier chez le professeur, ne sortant qu’aux ténèbres, peut-être même jamais, il tenait dans ce logis intellectuel une petite cour où des jeunes gens, étudiants, écrivains, journalistes républicains, le fêtaient en secret. Son exil, la condamnation suspendue sur sa tête, le danger qu’il courait de régner ainsi en plein Oldsburg, devaient contribuer à son prestige avec ce nom de Kosor qu’il portait. Sans doute, entouré de cette jeunesse sur laquelle sa maturité commençait à lui donner un avantage, enseignait-il sa doctrine. Et Clara se demandait sans cesse quels étaient les projets établis, les imaginations caressées dans ces conciliabules révolutionnaires. Une brochure qui parut vers cette époque vint l’éclairer. Clara ne put l’attribuer qu’à celui dont les troubles pensées lui causaient alors tant d’angoisses. Avec cette tendance facile des sociologues à traiter tous les sujets, le créateur de l’or, le réformateur de la société, le philosophe de l’égalité absolue, abordait aujourd’hui l’étude de ce qu’il avait appelé devant Clara les « Insectes sociaux ». Il revenait à l’idée effleurée un soir à l’ombre de la cathédrale. Le collectivisme, convenable aux fourmis lui semblait excellent appliqué à l’homme. Et tant de lyrisme, tant d’ardeur, tant de conviction étaient dépensés dans l’œuvre, que malgré l’état d’esprit spécial qu’elle dénotait, on ne la pouvait lire sans émotion. Elle eut quelque succès. Des mondains se l’arrachèrent. Mais Clara, qui savait de quelle morale meurtrière ce petit livre était la base et quelles conclusions l’auteur imposait à sa négation de l’individu, sentit une sorte de rage à constater cet engouement.

Elle se disait parfois :

« Une imprudence, pourtant, et il se ferait arrêter. Il souffrirait, certes, mais pas plus que Goethlied et Karl, qui n’étaient que douceur, — et, lui écarté, la vie d’un homme serait sauve… » Mais elle n’osait pas fixer ses réflexions sur cette idée.

Les mois d’été arrivèrent. Un grand calme politique régnait. L’effervescence qu’avait causée dans tous les partis la réforme du tarif douanier s’était apaisée d’elle-même. La vie commerciale avait repris son activité un instant arrêtée par les grèves. Les récoltes s’annonçaient belles. Le prix du pain diminuerait avant l’hiver. Le duc Bertie faisait alors de fréquentes absences. Nul ne connaissait le but de ses voyages. Mais c’était un personnage discret, silencieux, presque fantomatique. À peine s’apercevait-on qu’il disparaissait. Il reparaissait, et l’on n’avait point de surprise. Oldsburg devenait chaud et bruyant ; le roi se mit à désirer la villégiature du Château-Conrad.

On ne s’y rendait qu’en petit nombre, à cause de l’exiguïté charmante du palais. La reine amenait sa grande-maîtresse, madame Czerbich, et la comtesse Thaven ; le roi, deux aides de camp et le chef de sa maison civile, le comte Thaven. Les Zoffern demeuraient à Oldsburg, à cause de la dernière session du Parlement, disaient-ils ; à la vérité, parce que la vie très simple de la villégiature les offusquait trop cruellement. Madame de Bénouville accompagnait l’archiduchesse et c’était tout. Mais un jour, avec cette bonhomie qu’elle avait adoptée si exclusivement, Gemma palpa le drap dont était faite la robe noire de Clara, et dit :

— C’est bien chaud cela pour la campagne, mademoiselle Hersberg : il faudra vous commander un costume plus léger pour le Château-Conrad.

Et comme la jeune femme s’étonnait :

— Certainement, nous vous emmenons. Vous êtes anémiée, le roi me le disait encore hier, et vous retirerez du profit de ce déplacement. Vous n’avez pas reçu d’invitation officielle ? Ma foi, je trouvais si naturel que vous fussiez là-bas… Wanda ne peut plus se passer de vous, et c’est le bonheur du roi que de disputer un peu avec la farouche libertaire que vous êtes.

Clara partit donc, pour le Château-Conrad et une existence d’enchantement commença. Pour la première fois, elle jouissait vraiment, avec. égoïsme, de la facilité, de la douceur, de l’ivresse de la vie. Tant d’idées amères, de durs, principes, d’images de misère avaient environné, son enfance et sa jeunesse, un cadre matériel si froid de laboratoires, de mansardes, de tavernes, de bibliothèques avaient restreint son imagination déjà étouffée de femme de science, que la vision de ce palais blanc au style poétique, édifié dans le plus beau jardin du monde, la transporta. Elle goûta l’été dans sa plénitude, au sein de la fraîcheur, sur les pelouses ombreuses, au bord du lac bleu où se miraient les mélèzes, les sapins et les peupliers argentés. Elle connut la grâce et la légèreté des matins à l’heure de l’éveil dans le parc. À midi, le miroir du lac tout en feu reflétait mille soleils. Au loin, derrière l’épaisseur des massifs et des chênes, Oldsburg apparaissait vibrante de lumière : les toits d’ardoises brûlaient, les tours, les clochers, les coupoles, blanchissaient comme une craie éblouissante et la flèche de la cathédrale pointait, oxydée et embrasée dans l’incendie de la ville. Alors, on souhaitait le voluptueux bien-être des bosquets, l’ombre humide, le velouté de la mousse et des aiguilles de sapin. Mais le soir, on cheminait avec joie sur l’or des allées sablées, bordées de géraniums ; les massifs s’allégeaient ; une brume bleue les rendait vaporeux et mélancoliques, et le château, avec ses balustres, ses colonnes, son portique grec, se dressait dans une lueur rose à une distance illusoire.

Parfois, une jeune princesse à la robe traînante. traversait les gazons de cette allure gracieuse et triste qu’on voit aux nobles demoiselles dans les tapisseries antiques : c’était une reine de demain, au front lourd de pensées, au cœur gonflé de peine. Ou bien, un homme fatigué, militaire en petite tenue, s’asseyait un livre à la main sous l’ombre de grands arbres. Il lisait ou rêvait, l’œil perdu en d’invisibles spectacles ; c’était un roi d’aujourd’hui, soucieux, volontaire et poète. Alors Clara, que l’intimité de cette résidence engageait à plus de familiarité, venait le rejoindre. Il l’invitait à s’installer près de lui, et c’étaient de longues causeries où l’on réglait les destinées d’un peuple, ou bien de délicieux silences où l’on ressentait toute la béatitude de la paix.

À la maison, la reine s’enfermait avec le comte Thaven. Elle aurait voulu réaliser des économies, elle se faisait expliquer le budget du train royal ; elle exigea qu’on se contentât, pour le soir, des légumes que fournissait le potager. Ce repas du soir, tous le prenaient ensemble, à la table de Leurs Majestés, et, quand il faisait très chaud, Wolfran réclamait en riant qu’on mît le couvert dehors, comme chez les bourgeois de Lithuanie. Sur la terrasse, l’air était étouffant. On allumait de grosses lampes à globes dépolis. Le duc Bertie suivait le vol éperdu des papillons nocturnes qui venaient palpiter sur le verre. La bonne Gemma, fière de sa simplicité, disait avec un grand sérieux :

— Enfin, mademoiselle Hersberg, vous nous voyez, vous nous jugez, vous êtes témoin que pas un tisseur du faubourg n’aura soupé ce soir à meilleur compte que nous.

Mais une sorte de sensualité gagnait cette grave Hersberg elle goûtait à peine aux mets servis, elle humait les parfums de la nature ; la langueur du soir la pénétrait ; elle sommeillait à demi. Si le roi lui adressait la parole, elle tressaillait comme quelqu’un qui s’éveille. On n’échangeait que des propos vagues et frivoles. Bertie et Wanda, placés l’un près de l’autre, se taisaient. On demeurait tard à table.

Un soir, une fine faucille de lune s’éleva dans un ciel d’une pureté cristalline par-dessus la cime d’un cèdre noir. L’archiduchesse, secouant sa robe de toile unie, quitta la table et alla s’accouder aux balustres de la terrasse d’où l’on voyait le feuillage obscur s’argenter en frissonnant Clara, sur un signe, vint près d’elle. Sous le front autoritaire de la jeune fille, les yeux se creusaient ce soir tragiquement ; ils étaient défiants, ombrageux et durs. Elle dit à Clara :

— J’ai un caprice. Je veux faire une promenade au clair de la lune avec vous.

Clara se souvint d’avoir vu ces yeux et d’avoir entendu cette voix. C’était le matin où Wanda s’était arrachée pour toujours au bras du pauvre prince de Hansen. Une exaltation inconnue portait la savante à une tendre pitié : elle reprit affectueusement :

— Chère Altesse, tout ce que vous voudrez.

— Oui, dit encore Wanda impérieusement ; mais nous ne serons pas seules.

Et elle appela :

— Bertie…

On tressaillit, car c’était la première fois qu’elle nommait ainsi familièrement le duc. Celui-ci se leva :

— Bertie, lui dit-elle, venez ; je veux que nous fassions tous trois une promenade poétique.

Le ton amer et singulier de cette phrase parut cingler le prince d’Irlande. Une crispation passa sur son visage. Wolfran, qui était demeuré à table et fumait, se détourna longuement pour contempler le groupe étrange qui s’éloignait à petits pas.

D’abord, aucun des trois ne parla. L’archiduchesse, entre l’Irlandais et la savante, allait la tête baissée, et elle avait cette physionomie fermée des mauvais jours qui faisaient douter de sa jeunesse. Autour d’eux, le parc s’étalait sous la clarté lunaire toutes les bêtes nocturnes le remplissaient de leurs voix mélancoliques. Une seconde, la jeune fille se redressa et dit :

— Écoutez le rossignol ne chante-t-il pas ? Je voudrais aller là où chante le rossignol.

— Le rossignol ne chante plus à cette époque, dit le duc Bertie.

Wanda sourit ironiquement et conclut

— J’aurais dû m’en douter. Alors prenons le sentier de ronde autour du lac.

Ce sentier était fort étroit ; il leur fallut y cheminer un à un. L’archiduchesse allait en tête, et dans le silence, Clara, qui la suivait, l’entendait fredonner méchamment, et pour mortifier le duc, la vieille cantilène, si douce et si poignante :

      L’ami de mon cœur est parti sur la mer.
      Étoile scintillante qui le regardes,
      Pourquoi sembles-tu pleurer ce soir ?

Il était visible qu’en cette enfant nerveuse et vibrante, cette nuit mystérieuse, cette splendeur de la nature tiède et que l’heure tardive n’endormait qu’à demi, agissait en secret. Elle désirait de vivre pleinement comme elle avait rêvé ; elle se rappelait l’étreinte de Géo ; elle souffrait. À gauche, l’eau du lac assoupie chatoyait sous la lune ; à droite, d’épais massifs de rhododendrons portaient des fleurs pâles en grappes abondantes, et le gazon de la berge, qu’on avait fauché le matin, exhalait une odeur agreste de foin.

À cet endroit, le sentier gravissait une petite éminence qui surplombait l’eau, il se faisait plus étroit, et les ténèbres rendaient ce passage presque périlleux. Le duc Bertie prononça de sa voix autoritaire.

— Que Votre Altesse prenne garde !

Wanda se retourna, eut un mauvais sourire, et dit :

— Et puis, après tout ?…

Ils étaient parvenus au faîte de la montée. L’eau clapotait au-dessous d’eux dans un fouillis d’herbes aquatiques, l’archiduchesse s’amusait à caresser du bout de sa pantoufle le bord du terrain sablonneux qui s’effritait. Le duc la dévisageait avec une expression singulière. Elle reprit, en exagérant encore le jeu dangereux :

— Oui, quand même la chose insignifiante que je suis disparaîtrait ce soir dans ce trou, pour jamais, où serait le mal ?

Clara fortement lui serra le bras, épouvantée par une image qu’elle croyait voir. Le duc, lui, la regardait toujours en silence. Elle était au-dessus de ces eaux argentées, pâle et svelte comme un elfe. Sa fine tête nue rayonnait, son front, semblable à un marbre délicat et gonflé de pensée, prenait ce soir une ampleur extraordinaire, et ses yeux avaient le frais éclat de deux pierres rares. Sa main longue dessinait au-dessus du lac un geste héraldique. Et l’homme illisible qui se tenait à côté d’elle, les lèvres closes, savait qu’avant peu il pourrait serrer entre ses mains cette tête farouche, et qu’il serait le maître de cette jeune vie. Alors que Clara n’avait jusqu’ici respiré que dans les laboratoires de chimie, lui n’avait goûté l’existence qu’au fond du formidable laboratoire de la politique, où s’étaient dépensées toutes ses énergies, et voici que la plus exquise vierge lui était promise, et qu’il la voyait frémir et souffrir dans un rayon de lune, entre la mort et la troublante nature d’une nuit d’été…

— Wanda, dit-il, d’une voix que nul ne lui connaissait, vous n’avez pas d’ennemis ici, pourquoi parlez-vous de la sorte ?

— Ah ! fit-elle, revenant à sa douceur coutumière, il faut me pardonner, mais je tiens si peu à la vie…

— Imaginez-vous, ajouta-t-il très bas, que vous soyez sans prix pour quelqu’un qui a droit à un peu de votre âme ?

À son tour elle le contemplait étonnée. Elle vit en ses traits une émotion inattendue ; est-ce que l’homme qui du fond de son cabinet faisait froidement la famine ou l’abondance, ordonnait les fusillades, imposait ses jugements aux tribunaux, infligeait la prison ou la mort, pouvait s’émouvoir quelquefois ?

Le duc se tourna vers Clara :

— Mademoiselle Hersberg, vous qu’elle aime tant, dites-lui qu’elle n’a pas ici d’ennemi, ce soir.

— Je sais bien que je n’ai pas d’ennemi, soupira Wanda, les mains jointes et comme accablée de lassitude, mais j’ai si peur de vivre !

Clara et le prince étranger échangèrent un regard ; ils avaient pitié tous deux de cette pauvre enfant sacrifiée ; ils se comprirent. Mais la compassion de Clara, dont le cœur était si tendre et si délicat, allait un peu aussi au personnage insondable à qui le bonheur ne s’offrait que comme un mirage. On ne pouvait demeurer insensible devant une jeune fille comme Wanda ; or il savait qu’elle serait un jour à lui et qu’elle eût préféré mourir.

— Chère Altesse, dit cette noble Hersberg avec l’ingéniosité des femmes qu’un sentiment vivifiant a pénétrées, monseigneur d’Oldany veut que je vous dise que vous avez ici un ami, le meilleur ami, le plus loyal, le plus fidèle, et qui mérite le mieux votre confiance…

— Vous avez ma confiance, Bertie, répliqua Wanda en souriant tristement au prince. Mais il faut me prendre avec mes faiblesses ; vous devez me trouver enfant, me dédaigner un peu, vous irriter peut-être…

Il secoua la tête et ne répondit rien. Il l’enveloppait d’un regard persistant et douloureux. À la fin, elle lui tendit la main en soupirant :

— Mon pauvre Bertie !

Clara fut le seul témoin de ces fiançailles dépourvues de joie, d’espérance, mais non de grandeur. Les deux êtres d’exception qui se promettaient là de vivre l’un à l’autre en dehors de l’amour, s’unissaient cependant dans un sentiment supérieur : ils communiaient dans le désir froid et pur de la félicité d’un peuple. C’était une nation que cette frêle jeune fille apporterait au duc dans les plis de sa robe nuptiale ; elle était la Lithuanie qui se vouait, en cette nuit solennelle, au génial homme d’État.

Il était tard quand ils rentrèrent en gardant un silence absolu ; les mots qu’ils se seraient dits eussent trop diminué ce qu’ils sentaient dans le secret de leurs âmes. Mais l’archiduchesse avait retrouvé la douceur et la paix. Son cœur. désormais orienté et maté, était soumis ; l’ordre régnait en elle.

Quelques jours après, les journaux d’Oldsburg commencèrent à parler des fiançailles officielles de l’archiduchesse et du duc d’Oldany. Le pays en accueillit diversement la nouvelle. Le choix d’un prince de petite lignée étonnait, son âge désenchantait, sa figure déplaisait aux femmes. Cependant son rôle, obscur jusqu’à présent, recevait de cette élection une consécration officielle. Certes sa puissance occulte de conseiller n’éclatait pas, mais on concevait un peu de sa valeur.

Peu à peu, la date du mariage se précisa ; il fut fixé à l’automne. De tous côtés, on se mit. aux apprêts. Les jeunes filles des provinces du Sud brodèrent des draps de soie, les manufactures confectionnèrent des tapisseries pour la chambre nuptiale, les dames d’Oldsburg firent des coussins ornés de perles et de pierres précieuses, les femmes du bord de la mer filèrent de leurs doigts épais mille mètres d’une dentelle aussi fine que la toile d’araignée ; on ouvra des bijoux de nacre et d’or, on sculpta des œuvres d’art, on tissa des étoffes couleur du temps, on forgea de lourdes pièces d’argenterie. On rassembla les émaux de l’Inde, les bois du Liban, les fourrures de l’Asie, les tapis de la Perse, les marbres de l’Italie, les parfums de l’Espagne, les soies et les velours de l’Angleterre, les vieux meubles de l’Allemagne, les tableaux de la France. Plus de cent femmes travaillèrent à la robe de noces. Chaque ville envoya une plaque d’or portant ses armes, et le plus célèbre musicien de Lithuanie composa une messe. Dans toute l’Europe on publiait les portraits de la jeune princesse du Nord, on la représentait en patineuse, en paysanne lithuanienne coiffée de tresses, en chimiste photographiée dans son laboratoire, en fillette et à tous les âges depuis le plus tendre ; on reproduisait l’intérieur de son appartement, les lignes de sa main, les broderies de son linge intime et jusqu’à son lit nuptial. Et pendant que tout un monde peinait, s’enthousiasmait, s’agitait, produisait pour elle, la triste jeune fille, que de cruelles émotions avaient ramenée à sa chaise longue, dans sa chambre au Château-Conrad, fixait les yeux sur le calendrier et comptait les jours, résignée.

Quand venait l’heure du soir où le roi rencontrait volontiers Clara sur le banc que quatre mélèzes ombrageaient au fond du parc, il lui demandait :

— Eh bien, avez-vous passé la journée près d’elle, comment la trouvez-vous ?

Et elle voyait tant de chagrin dans cette âme de père, tendre et sensitive, qu’elle répondait toujours :

— Je la trouve en paix. Il n’y a pas de femme qui aille à sa destinée si sereinement.

Wolfran ajouta un jour :

— Après tout, je ne la donne pas à un monstre. Je tiens à vous le dire pour que vous ne me jugiez pas mal, mademoiselle Hersberg ; monseigneur d’Oldany est l’homme que j’estime le plus au monde. Sa prodigieuse intelligence fait de lui le premier cerveau pensant de l’époque et sa conscience est organisée aussi puissamment que son cerveau. Vous vous demandez sans doute s’il possède ces douces qualités du cœur nécessaires au bonheur d’une femme ? Assurément, cet homme né pour gouverner et que je laisse souvent exercer, fût-ce à l’encontre de moi-même, ses merveilleuses facultés d’imperator, ignorera toujours les puérilités de l’amour, mais non pas sa force et ses austères devoirs. Il chérira peut-être Wanda sans le lui dire, mais il la chérira toujours comme l’unique grâce ayant fleuri dans sa vie effroyablement grave.

Et, reprenant la confidence d’un soir, en confiance absolue désormais près de Clara, il poursuivit plus bas :

— J’aime monseigneur d’Oldany comme un disciple aime son maître. Il a fait de moi un roi : après moi il le sera en quelque manière ; c’est justice…

Alors, devant Clara tremblante de surprise, dans l’intimité de ce crépuscule et avec cet abandon qu’a si aisément un homme auprès d’une femme très loyale, il dévoila le secret de sa jeunesse.

C’est à vingt ans qu’il avait été séduit par les émouvantes et généreuses théories de l’Union, et le jeune prince rêveur et chimérique, l’adepte mystérieux qui, sous un nom roturier, était allé écouter le docteur Kosor dans la salle fumeuse du faubourg, c’était lui. Il avait résolu la fin de la monarchie ; il l’aurait laissée périr en lui, dédaigneusement, en refusant de régner à la mort de son père, et sans tapage il aurait fait don à son peuple de la jeune liberté, après avoir employé les fugitifs instants de son pouvoir éphémère à le doter du communisme, par le moyen violent d’une expropriation générale.

— Mais alors, demanda Clara que l’hypothèse d’un Wolfran libertaire avait hantée sans qu’elle pût radicalement l’admettre, mais alors, le livre du Servage ?

— Le Servage ? dit Wolfran en souriant, le jour où dans un geste un peu brutal et que j’ai regretté, parce qu’il a pu blesser votre cœur, je l’ai lacéré devant vous sans que vous murmuriez, chère mademoiselle Hersberg, je vous ai dit que j’avais le droit d’agir ainsi… C’était vrai. J’ai écrit ce livre à vingt ans…

Il s’arrêta une seconde et ajouta :

— Personne au monde ne le sait, que Bertie et vous.

L’extrême douceur de la fin d’un beau jour inondait le parc. L’odeur de baume et de résine prenait à cette heure une suavité ; les flèches obliques du soleil rosissaient les fûts de sapin. Cependant les quatre grands mélèzes donnaient à ce lieu une ombre prématurée et presque religieuse. On y était dans un pays étrange, plein de silence, loin des hommes. Clara ferma les yeux. Elle ne savait quel fluide descendait en elle, ni ce qui lui causait ce contentement.

Des larmes brillèrent et soulevèrent ses paupières closes ; et avec sa limpidité accoutumée elle essaya de s’expliquer elle-même :

— Je suis émue, Sire, d’entrevoir ainsi votre jeunesse. Ah ! vous aussi, vous aussi, vous avez aimé la pauvre humanité, comme moi !

— Je l’aime encore, reprit le roi, gravement. Elle buvait son récit avec docilité, avec délice. Mais elle était avide maintenant de connaître toute l’évolution de Wolfran. Puisqu’il l’éclairait et qu’elle le suivait comme un astre conducteur, ne lui devait-il pas toute sa lumière ?

Alors, avec la joie de la dominer si visiblement, il conta la crise redoutable qui avait ébranlé sa jeunesse, depuis le jour où, déjouant toute surveillance, il s’était rendu à l’un des clubs communistes qui remplissaient alors Oldsburg, jusqu’à cet autre jour où le plus inattendu des événements lui avait restitué, définitivement imposé, toutes ses hérédités.

— Le soir où j’allai l’entendre, disait-il à Clara, le docteur, en parlant, abaissait les yeux sur moi. J’aurais voulu qu’il me reconnût au milieu de cette assistance frémissante, pour mieux triompher en découvrant un fils de roi parmi ses disciples. Mais il ne se doutait de rien et se contentait de me sourire comme à son élève le plus attentif. Ayant à fendre la foule en quittant l’estrade improvisée, il s’appuya sur mon épaule en m’adressant un mot amical, et je tressaillis de bonheur, bien que, l’instant d’avant, il eût fait de mon père le procès le plus cruel et le plus injuste.

Clara l’écoutait, haletante.

Il en arrivait maintenant au dénouement de l’équipée. La police l’avait dépisté. Des rapports avaient été adressés au vieux roi, et les violentes scènes, dont tous les courtisans de l’époque gardaient encore le terrible souvenir, n’avaient pas d’autre origine. Cependant, désespérément, il avait lutté, malgré le poids dont l’écrasait l’omnipotence royale. Et c’était de ses révoltes contre le pouvoir monarchique, de ses soubresauts de jeune libertaire prisonnier dans un palais, qu’était né le livre mystérieux.

— Ma vie, pourtant, devenait insupportable ; et, quand mon père parla de m’envoyer aux Indes anglaises, j’acceptai. C’était assez pour occuper mon esprit trop fougueux. Et ce fut là-bas que je rencontrai un prince plus jeune que moi, mais qui me remplit d’assez de confiance pour que je pusse lui dévoiler le trouble où se débattait alors mon esprit. Il y devait porter le remède. Je ne savais pas alors ce qu’est un roi. Il me l’apprit. J’aperçus vite quel appoint ce cerveau positif pouvait fournir au mien. J’avais vingt-quatre ans mais lui en avait cent, il en avait mille ; il était vieux comme la Sagesse. Il était la vérité ; moi, j’apportais la vie. Nous nous sommes associés. Je n’ai pas renoncé à mes rêves, mais lui en a fait des projets en les transposant dans la réalité. Moi je sens, lui sait. Nous collaborons depuis vingt ans. Il achèvera mon œuvre.

Sous les arceaux d’une allée profonde qui s’ouvrait juste devant eux, ils aperçurent la bonne Bénouville qui venait en trottinant, son pâle et grand visage de petite vieille tout éclairé par la lumière verte. Wolfran se tournant vers Clara :

— Voyez quelle amie sûre vous êtes, mademoiselle Hersberg. Je vous ai dit ce soir des choses que cette chère vieille femme n’a jamais sues.

III

Ce premier jour d’octobre, veille des noces de l’archiduchesse, dès six heures du matin, le tonnerre éclata des trente églises d’Oldsburg, carillonnant à la fois. Le bourdon de la cathédrale Saint-Wolfran juché dans la tour majestueuse donna le signal sonore ; aussitôt le concert commença : Saint-Gelburge, à toute volée, jeta sa note de bronze, unique, scandée à deux temps, impressionnante. Saint-Wenceslas, dont le clocher s’élevait sur trois étages d’arcs-boutants superposés, sonna de mélancoliques matines. Certaines paroisses lointaines rendaient le son agreste et charmant de l’angélus entendu à l’aube dans la campagne. Certaines, plus antiques, n’avaient qu’une voix faible et fêlée qui se noyait dans la grande vibration générale. Toutes ces cloches aériennes, balancées follement dans cette joie nationale, formaient, en dépit des contretemps, un frémissement magnifique, une harmonie qui résonnait, au fond de l’être. Et toute la population exaltée vibrait nerveusement avec la brise, avec les hautes ramures des arbres, avec les pinacles des édifices, les vitraux des églises, les croisées des maisons et le cristal familier au fond des armoires.

D’ailleurs, une fièvre régnait dans la ville où, de toute la Lithuanie, on était accouru pour les fêtes nuptiales. Le drapeau lithuanien, orné du cygne royal, pavoisait toutes les fenêtres, à toutes les maisons, dans toutes les rues. Des draperies pendaient aux balcons ; des tapisseries tendaient les murailles ; des fleurs symboliques embellissaient les façades ; un sable fin et doré, venu des grèves du Nord, couvrait le pavé : des arbres étaient plantés le long des trottoirs ; des ares de triomphe s’élevaient aux carrefours ; des girandoles de lumières était préparées, en cordons multicolores, au-dessus des chaussées.

Peu à peu, l’animation se répandit par les rues ; un bourdonnement confus en venait. Les promeneurs avaient cette hâte légère de l’allégresse ; les habitants de la province s’approchaient d’instinct du palais qui cachait le mystère de la « plus belle princesse du monde ». Et le temps était beau, doux et ensoleillé. Une joie surabondante ruisselait par la cité, et l’on imaginait que les vitres plombées de l’appartement de l’archi-duchesse voilaient à la foule une radieuse jeune fille vêtue d’or et d’argent, attendant comme dans une apothéose les splendeurs du lendemain.

Mais Wanda, en peignoir de laine blanche, étendue par ordre de ses médecins sur sa chaise longue, pleurait à petits sanglots, en tenant la main de Clara, qui ne la quittait guère.

— Ma pauvre Clara, disait-elle, j’ai peur, j’ai peur de demain, peur de Bertie, peur de la vie.

— Moi, reprenait son amie, je vous prédis l’austère bonheur des âmes supérieures. Monseigneur d’Oldany vous apporte son génie, son admiration, sa noble conscience. Vous êtes trop intelligente pour ne pas contracter avec ce puissant cerveau une union qui sera belle.

— Oui, reprit tristement la jeune fille, en faisant glisser à son doigt d’enfant la lourde plaque d’orfèvrerie qui enrichissait la bague des fiançailles, oui, Bertie est un grand génie…

— Il vous associera à son œuvre ; vous serez, au sens le plus vrai du mot, une reine. Qu’est-ce que les petits travaux scientifiques auxquels je vous ai initiée ? C’est la masse vivante d’une société que vous manipulerez désormais. Quand je produirai au fond d’un creuset une perle de thermium, vous, c’est du bonheur humain que vous découvrirez dans le travail de votre politique.

— Oui, répéta Wanda, nous contribuerons peut-être à rendre la Lithuanie plus heureuse.

— Être une reine, disait Clara songeuse, c’est détenir la puissance efficace. Moi, j’ai fait tant de rêves, caressé tant de desseins ; je me suis tant épuisée à agir dans l’hypothèse ! Mais j’étais impuissante. Une reine peut.

— Ah ! soupira l’archiduchesse en retenant ses larmes, j’ai peur de trop penser à Géo… Elles gardèrent le silence. La porte de ce qu’on appelait l’atelier de l’archiduchesse s’ouvrit et un essaim de couturières, que conduisait madame de Bénouville, s’avancèrent en soutenant la robe nuptiale qu’on venait essayer. Elle était en brocart, alourdie de fils d’argent, pareille à une robe de légende. On en revêtit les épaules fragiles de l’Altesse qui se laissait faire, hiératiquement. La reine survint, très affairée. Elle avait un goût sûr de bourgeoise avisée. Elle fit découdre et recoudre, déplacer une écharpe de gaze, moula de sa main les hanches délicates. Wanda lui demanda tout bas :

— Bertie est-il revenu ?

Madame de Bénouville annonça qu’il arrivait à l’instant de voyage.

— Je veux qu’il vienne, dit l’Altesse.

Le duc d’Oldany était chez le roi, attendant que sa fiancée le mandât.

— Mais, objecta la mère, je crains bien qu’il ne soit indifférent à ta toilette, mon enfant…

— Bertie n’est indifférent à rien. Je n’ai pas là la robe qu’il me plaît d’avoir, mais la robe qu’il faut. Je ne suis pas une mariée, mais une idée qu’on exhibe. C’est l’idée qu’on pare. Je veux l’approbation de Bertie.

On l’alla chercher. Clara comprit que l’union de ces esprits était déjà faite. Déjà Wanda appartenait au duc, à ses volontés impérieuses et réfléchies. Quand il entra, son regard gris alla droit à l’Altesse, dressée au milieu de l’appartement, comme ces statues du Moyen âge qu’on habillait aux jours de fête de vêtements scintillants. Elle avait dans toute sa frêle personne une apparence mystique. Son front de cire, semblait maintenant le soubassement de la lourde couronne lithuanienne. Ses yeux bleus paraissaient sans fond. Elle aussi considérait le prince. Ils se sourirent comme de très vieux époux dont les âmes se sont totalement pénétrées. Les femmes de service se retirèrent, madame de Bénouville sortit ensuite. La reine s’absorba dans la contemplation d’une dentelle.

— C’est bien, dit le duc, jugeant froidement la merveilleuse apparition.

— Et là-bas ? demanda l’archiduchesse.

« Là-bas », c’étaient les mines du Sud, où l’exploitation du charbon avait été concédée à des sociétés syndicales. C’était une expérience des théories de l’Union. Celui qui la tentait était l’exterminateur de la secte. Alors que l’Union se mourait dans l’ombre, après tant d’agitation stérile, l’ennemi, l’homme d’État, l’oppresseur, fécondait de son génie les rêves morts des révolutionnaires.

— Là-bas, la production commence, dit le duc ; on a mis à nu un nouveau gisement.

— Quand nous irons là-bas, je descendrai dans les puits, déclara. Wanda…

Clara s’éloigna respectueusement, comme s’ils avaient proféré des paroles d’amour…

Le palais ressemblait à une ruche en délire. Une nuée de couturières, de modistes envahissait ; le couloir des dames d’honneur ; les chambrières dans leur uniforme noir et blanc et leur clair bonnet de dentelle, filaient de droite et de gauche comme des hirondelles égarées. Les hauts dignitaires étaient sur les dents pour organiser la fête du soir à l’Hôtel de Ville et le gala du lendemain. Les secrétaires de la maison civile, ceux de la maison militaire, le comte Albert Saltzen, maître des cérémonies, se suivaient dans les couloirs et les antichambres avec l’administrateur général du palais, le grand écuyer, le grand camérier. Entre le bureau du comte Thaven et celui du grand maréchal, duc de Zoffern, c’étaient de perpétuelles allées et venues : il y avait désaccord entre les deux vieux courtisans sur la sonnerie de trompettes, qui demain à la cathédrale accueillerait le cortège nuptial. Le général gouverneur de la place d’Oldsburg s’emportait contre un aide de camp qui ne parvenait pas à lui procurer une audience immédiate. Les appels téléphoniques s’entre-croisaient de toutes parts ; on était à la recherche de monseigneur d’Oldany, qui au-dessus des grands officiers, des chefs des deux maisons civile et militaire, des tout-puissants majordomes, et même de ce vieil expert en protocole qu’était le duc de Zoffern, demeurait l’ordonnateur suprême de la représentation royale. Wolfran recevait les membres du corps diplomatique. Une armée de tapissiers clouaient des drapeaux et des draperies dans l’immense salle des Rois où les souverains recevraient la délégation de l’Ordre du Cygne blanc. À chaque porte était posé en sentinelle un garde blanc. Dans un escalier de pierre en colimaçon qui grimpait aux combles, deux petits pages de la reine, habillés de bleu, jouaient aux billes.

Au milieu de ce tumulte, Clara s’en allait à son appartement, recueillie et méditative. Elle pensait à cet étrange mariage où deux êtres s’enlaçaient moralement, dans un désir humanitaire aussi puissant que la plus vive volupté. Elle pensait à d’autres noces qui eussent pu être célébrées, à ce pauvre et charmant prince exilé, à Wolfran, dont le cœur paternel saignait en secret, à cette maternité qu’on exigeait de la débile Wanda pour assurer à l’Irlandais la gérance du royaume, et au formidable devoir qui pesait sans les écraser sur ces êtres royaux si fermement dressés sous la charge.

Une lettre l’attendait sur son bureau, une enveloppe dont la suscription était d’une écriture dénaturée. Elle frémit en l’ouvrant et reconnut la lettre-procédé d’Ismaël. Il lui disait : « Si tu te souviens encore, ma Clara, de l’attachement qui nous a liés trente années, viens me voir une dernière fois. C’est la suprême grâce que je te demande, moi qui ne regrette que toi dans la vie… »

« Quoi ! se dit Clara, toute secouée encore de la commotion qu’elle venait de recevoir, va-t-il donc mourir ?… » Et elle le vit malade, agonisant dans la misérable chambre dont il lui donnait l’adresse, seul, sans secours, sans garde, sans soins, mourant peut-être même du coup qu’elle lui avait porté, en se détachant de lui.

Elle oublia les transes dans lesquelles il l’avait contrainte à vivre depuis cinq mois, cette menace terrifiante qu’il avait suspendue sur le roi, ce péril caché dans l’ombre dont la hantise la poursuivait nuit et jour. La bonté de son cœur seule la conseilla. Elle s’habilla en hâte, commanda sa voiture, se fit conduire à la cathédrale, ressortit par une porte latérale, suivit à pied la rue de l’Archevêché et aboutit au quartier malodorant où se cachait Ismaël Kosor.

Il l’avait accoutumée à ses logis sordides, mais elle en avait perdu l’habitude et elle n’en conçut que plus de pitié pour celui qui lui lançait, de cette abjection, un appel si désespéré. Qu’elle était émue en montant l’escalier inconnu ! Et elle se répétait : « Ismaël est mourant, Ismaël agonise… » Comment allait-elle le trouver ? gisant amaigri, enfiévré, au fond d’un lit sans douceur, défiguré peut-être par la maladie ? Vivait-il encore ?

Elle frappa. La porte s’ouvrit. Devant Clara, haletant d’une vie intense, ses boucles noires et grises encadrant son front volontaire, Ismaël Kosor jeta un cri étouffé :

— Ah ! tu es venue, je savais bien que tu viendrais !

— Tu souffres, lui demanda-t-elle anxieuse, tu es malade ?

— Comme tu es bonne, Clara ! dit-il en la contemplant passionnément.

— Qu’y a-t-il ? Tu te portes bien ? Pourquoi m’as-tu fait venir ? Tu parlais de me revoir une dernière fois et de quitter la vie.

— Je n’ai pas menti, Clara, prononça-t-il, en détournant la tête.

Il la prit par la main, la fit asseoir sur une chaise de paille, aux côtés du grabat, et s’agenouillant devant elle :

— Écoute, écoute-moi, Clara, ma lumière ; si demain à pareille heure, je n’étais plus, est-ce que tu n’aurais pas un regret ? Celui de m’avoir refusé si longtemps, de m’avoir refusé jusqu’à la fin ce que je te demande depuis que je t’aime, la seule joie que dans ma terrible vie j’aie jamais désirée ; ton amour, toi-même. Clara, mourir ne m’est rien, mais songer que tu n’auras pas été ma femme !

Il eut un tressaillement de douleur. Puis une lueur d’espoir illumina ses yeux fous qui se fixèrent sur Clara :

— Mais que dis-je là ?… Tu es venue, donc tu m’aimes encore. Dis-moi que je ne m’illusionne pas. Il me faut ce soir cette dernière douceur de ta tendresse, de ton baiser, il me la faut…

Elle demanda d’une voix desséchée :

— Pourquoi parles-tu de mourir demain ?

Il hésita longtemps, se mit debout, et dit très bas :

— Demain, je joue mon existence, — et à un tel jeu que je sais la perdre, Clara.

— Que fais-tu donc demain ?

Il l’enlaça avec la douceur dont il l’enveloppait quand elle était toute petite : son étreinte était une caresse ; et Clara, trop anxieuse pour songer même à se dégager, l’entendit murmurer :

— Sois forte, mon amie ; réagis contre ta sensibilité, oublie que tu es une femme, toi que dans tout le pays, on ne nomme que par ton nom unique « Hersberg », pour signifier la virilité de ton esprit et la vigueur de ton cerveau pensant. Dépouille tout préjugé, résigne-toi à l’acte qui doit annoncer l’aurore de la liberté. Il faut que Wolfran meure.

Elle se redressa comme une lionne, répétant :

— Il faut que Wolfran meure !… Il faut que Wolfran meure ! Tu as résolu de l’assassiner demain, et tu m’as appelée ce soir, comme une récompense anticipée…

— Mon amie, tu le sais, je ne suis pas méchant, il ne faut pas me méconnaître. Cet homme est un malfaiteur. De sa mort, naîtra un élan de l’humanité vers le bonheur ; c’est un grand devoir que j’accomplis. Je sais que je me condamne avec lui, mais il n’importe. Après moi, mon acte portera ses fruits…

Clara s’était reculée au fond de la pièce, la poitrine soulevée d’un souffle précipité, le visage convulsé, effrayante à voir. Elle ne put que prononcer ce seul mot :

— Misérable !

Lui s’acharnait à la convaincre. Il rappelait leur vieux maître persécuté, sa mort cruelle dans l’exil, il rappelait la misère du faubourg, les répressions qui avaient répondu à la manifestation de mars : et, revenant à sa manie scientifique, il parlait des abeilles et des fourmis et de l’être véritable, seul existant, qui est la collectivité. Mais Clara ne l’écoutait plus. Blême, illisible, elle contemplait dans l’espace un spectacle imaginaire, et elle tremblait, une sueur glacée trempait ses mains et son front. Un long moment se passa. Elle s’approcha d’Ismaël :

— Ismaël, prononça-t-elle d’une voix humble et caressante, à cause de moi que tu aimes, tu ne feras pas ce que tu dis. D’un crime rien de bon ne peut naître. Tu n’as pas le droit de toucher à la vie de Wolfran.

Alors il la scruta, les yeux pleins d’une visible défiance :

— On t’a changée, là-bas, gronda-t-il sourdement, tu n’es plus toi ; il y a un an tu m’aurais encouragé.

Elle s’écria :

— Jamais ! et notre bon maître t’aurait maudit, s’il avait su que tu préparais un meurtre.

Ils se regardaient tous deux et se défiaient. Mais, une fois encore, Clara s’adoucit ; elle prit la main d’Ismaël, la pressa dans les siennes.

— Je te supplie… Rappelle-toi le jour où l’on m’amena à ton foyer ; j’étais un pauvre petit être perdu, un objet sans maître, la plus misérable chose. Vous avez eu pitié de moi, lui et toi. Ah ! que tu m’as entourée de tendresse ! je m’en souviens, va ! Non, je n’ai jamais été orpheline, j’ai été la plus choyée, la plus caressée, la plus aimée des enfants. Je n’oublie rien, Ismaël ; tout ce que je suis, je le dois à notre père commun et à toi. Mais si tu me refusais ce que je te demande ce soir, ce serait comme si tu écrasais en mon cœur tout le bien que tu m’as fait. Oh ! vois comme je te prie, comme je te supplie. Ismaël, ne tue pas !

Il répéta, en la dévisageant farouchement :

— On t’a changée là-bas. Pourquoi tiens-tu tant à la vie de cet homme ?

Elle balbutia :

— Peut-être, si tu le connaissais, toi aussi tu changerais…

— Si je le connaissais ? reprit-il en ricanant, est-ce que je ne le connais pas ? C’est par ses actes qu’on connaît un homme : j’ai pesé tous les actes de Wolfran, c’est par eux que je l’ai jugé ; de la sorte on ne se trompe pas ; c’est un homme néfaste.

Elle répétait, avec une sorte d’obstination exaltée :

— Il n’est pas ce que tu crois…

Ismaël ne proféra pas une parole : mais, en se taisant, il observait Clara. Il l’examinait froidement : il détaillait ses traits, scrutait ses prunelles élargies, notait tous les signes de son émotion. C’était une femme nouvelle qui lui apparaissait. Haletante, fiévreuse, transfigurée par une épouvante secrète qui bouleversait son calme visage de statue, embellie par une ardeur dont elle vibrait tout entière, jamais il ne l’avait vue ainsi devant lui. Une idée le transperça comme un dard. Il devint livide. À deux ou trois reprises, il voulut parler : sa gorge se contracta. Enfin il vint à Clara, lui serra les poignets, et, plongeant du regard jusqu’au fond de ses yeux, il articula d’une voix indistincte :

— Tu l’aimes ?

Sans répondre, stupéfaite, étourdie, elle le regardait, à son tour, comme sans le voir. Puis, tout à coup :

— Mais non… mais non ! ce que tu me dis est fou ; c’est toi que j’aime…

En même temps, un sourire de béatitude, jurant avec les mots d’indignation qu’elle prononçait, détendait ses traits. Elle répéta :

— Aimer Wolfran, moi ? Quelle pensée as-tu là, Ismaël ! L’aimer ? l’aimer ?

Et il semblait qu’elle eût un délice à redire ce mot, qu’elle en respirât peu à peu tout le parfum, qu’elle en goûtât toute la saveur. Cependant Ismaël grondait sourdement :

— Tu l’aimes, je le sens… Ah ! comme tu le défendais tout à l’heure ! Toi si raisonnable quand tu discutais notre pauvre amour, comme tu t’emportais, comme tu étais émue quand il s’agissait de cet homme !… Il t’a conquise, dis, dis-moi, il t’a conquise… Comment a-t-il fait ?

Elle, les yeux agrandis, comme éblouie devant une lumière soudaine, demeurait immobile. Elle levait les deux mains, dans un geste d’ignorance :

— Que veux-tu que je te réponde ? Je n’ai jamais cessé de t’appartenir en pensée. C’est à toi que je suis. Lui, lui, c’est… que te dirai-je ?… un être d’exception, une volonté. Personne ne peut savoir… Pas même toi…

Un long frisson la parcourut. Elle reprit, terrifiée :

— Il ne faut pas qu’il meure, Ismaël !

Il se détourna, en réprimant un sanglot :

— Ah ! dit-il accablé, on m’a pris ma Clara !

Clara, elle, songeait, dans une sorte de rêve : « Pourquoi souffre-t-il ainsi ? Ce qu’il dit est donc vrai ? Qu’est-ce donc qu’aimer ? tant de douceur secrète, c’était de l’amour ? »

Elle se sentait ineffablement heureuse. Tout à coup elle entrevit la douleur d’Ismaël. Il était allé s’accouder au montant du lit de fer, le front dans la main. Une respiration haletante soulevait son torse maigre. Elle alla vers lui, pleine de pitié. Elle lui toucha l’épaule. Il tressaillit, et elle l’entendit se plaindre ainsi :

— Je n’avais rien au monde que toi, et c’est toi qu’on est venu me prendre. Tous les biens, tous les plaisirs, toutes les satisfactions, il en était gorgé ; et il lui a fallu encore mon seul bonheur.

— Mon ami, tu parles dans la démence !

— Je suis lucide. Il a pris ton esprit, d’abord. Qu’as-tu fait pour l’Union, depuis que tu es au palais ? Nous as-tu servis, nous as-tu défendus ainsi que tu l’avais promis ? Une femme comme toi subjugue quand elle parle. Si tu l’avais voulu, nous triompherions aujourd’hui. Mais ton intelligence a fléchi sous les lieux communs de cet homme borné. Il t’a circonvenue de phrases creuses il était beau, il reluisait d’or, il voulait te plaire. Et tu en es venue là, toi, la grande, la libre Hersberg, à accepter pour le pays la domination de cet homme, à subir son joug.

Elle contemplait maintenant un Kosor farouche, haineux, terrible, tout convulsé les poings serrés, frémissant. Elle eut la certitude que toute imploration serait désormais inutile, que Wolfran était définitivement condamné. Alors l’angoisse la prit. Elle aurait voulu pouvoir donner sa vie se substituer à Wolfran, mourir à sa place. Soudain elle eut une inspiration : « Il dit que je l’aime. Aimer, c’est se donner toute. On peut se donner, s’immoler de différentes manières… »

Une hésitation l’arrêta encore une seconde ; puis, s’avançant tout près d’Ismaël, se faisant plus caressante, plus persuasive, elle murmura :

— Écoute, Ismaël, laisse là ces divagations. Tu me soupçonnes ? Pour qui me prends-tu donc ? Tiens, veux-tu que nous quittions Oldsburg, l’humanité se sauvera sans toi. Jusqu’ici tu as gâché ta vie sans rien obtenir pour la cause. Partons ensemble, je t’aimerai ; nous serons heureux, nous ne nous quitterons plus…

Il la dévisagea froidement, cruellement, les bras croisés, haletant de colère.

— Femme perfide, perverse comme les autres, tu veux me tenter bassement. Tu l’aimes à ce point que, pour le sauver, tu t’offres à moi que tu hais. Ah ! Clara, Clara, tout s’illumine pour moi. Tu ne m’as jamais aimé, et c’est aujourd’hui que tu veux être mienne… Moi qui t’avais placée si haut !…

Elle s’avança pour l’enlacer. Il la repoussa brutalement.

— Va t’en.

— Mon pauvre Ismaël !

— Va-t’en, retourne à ton roi !

— Tu me chasses ! s’écria-t-elle.

À la porte, il la retint par les poignets, pour lui dire :

— Il mourra, tu sais.

L’indéfinissable, l’étrange regard qu’elle posa sur lui, en le quittant définitivement, le laissa perplexe. Il aurait voulu la rappeler. D’ailleurs il souffrait déjà du regret de l’avoir mortellement offensée. Il prononça faiblement :

— Clara !

Mais il était trop tard. Elle avait gagné la rue.

Dès qu’elle eut respiré l’air vif de ce soir d’automne, elle ferma les yeux, s’arrêta une seconde, eut une sensation d’ivresse, de bonheur infini. Et, de nouveau, elle se répéta : « Est-ce donc vrai que je l’aime ? »

Et la voix qui en elle répondait oui était si triomphante, si enivrante, si suave, si magnifique et si assurée, que Clara oubliait jusqu’à l’épouvantable conjoncture du moment présent.

Elle marchait au hasard, ne retrouvant son chemin que par un obscur instinct animal, ne songeant pas même à sa voiture laissée au portail de la cathédrale pour dépister la curiosité des subalternes. Elle se dirigeait aveuglément par un dédale de rues infectes avoisinant le port. Peu à peu, reprenant conscience, elle vit le mouvement inusité qui commençait d’y naître. Par toutes les portes, les maisons puantes dégorgeaient leurs habitants, cette populace inférieure qu’on ne voit sortir de ses tandis qu’aux jours de fête ou de calamité. Tous se hâtaient, tous couraient au même but. Un peu plus loin, quand elle gagna les rues marchandes aux boutiques fermées, c’était encore la même animation, la même course d’une foule différente. Et lorsqu’elle aborda le quartier riche, les portes cochères des hôtels somptueux laissaient passer des élégantes en toilette de ville escortées de leurs maris ou de leurs pères, et qui, pressant le pas, achevaient de boutonner leurs gants sur le trottoir. Les carrefours, les places s’encombraient ; des cris, une rumeur allègre montaient de cette innombrable procession à l’ensemble magnifique. Clara le savait, c’était la marche de toute la cité vers le roi : cette foule venait une heure d’avance se ranger sur le parcours que suivrait la famille royale pour se rendre le soir à l’Hôtel de Ville. On apercevrait les souverains le temps d’un éclair, et c’était assez pour qu’on se ruât à leur passage.

Et Clara, portée par un enthousiasme autrement poignant, allait elle aussi à celui qui détenait le mystérieux prestige.

« Ce prestige puissant et menteur, pensait-elle, ce prestige qui aspire, dirait-on, les masses, les attire à lui, les captive, je l’ai subi. Je l’ai subi, moi libertaire, moi qui savais le mal de l’inégalité sociale dont il est la clef de voûte ; je me suis abandonnée à l’ivresse de cette idolâtrie et je frémissais en sa présence, parce qu’au lieu de détester sa gloire, je la chérissais comme je chérissais tout ce qui émanait de lui. »

Alors elle se remémorait leurs entretiens où les arguments royalistes, à peine énoncés par Wolfran, l’éblouissaient soudain au point que nulle objection ne se présentait plus à son esprit. Non, elle n’avait jamais été convaincue, mais il l’avait dominée comme tout homme asservit la femme qui l’aime. Jamais son esprit n’avait cédé ; mais son cœur avait eu toutes les docilités de l’amour.

« Pourtant je n’en rougis pas, se disait-elle, triomphante. Qu’importe si sa philosophie m’a leurrée ! Il était digne d’un amour absolu ! »

Puis aussitôt elle se souvenait de la menace d’Ismaël : « Il mourra, tu sais ! »

Son impuissance la torturait. Que pouvait-elle faire ? Comment désarmer cet homme déjà sorti de la vie, selon sa propre expression, et que nulle parole humaine n’atteignait plus ? Ah ! qu’elle aurait voulu l’enchaîner, le garrotter, le réduire à rien…

Elle arrivait en vue du palais royal ; à l’aspect de cette façade, un frisson la glaça de la tête aux pieds. Et elle songeait : « Sa vie est entre mes mains ; si je me tais, il mourra… Où est le devoir ?… »

Elle rentrait au palais comme une bête blessée qui regagne son gîte. C’était dans sa chambre solitaire qu’elle voulait aller se terrer. Interrogée, elle aurait répondu : « Je vais chez moi. » Mais à peine eut-elle posé le pied sur l’escalier de la rue aux Juifs, le souvenir d’Ismaël s’abolit en son esprit, il s’évanouit en elle comme une image qu’on efface. Il ne resta plus de vivant à ses yeux que la vision de Wolfran. Et dans une légèreté de songe, c’est vers les appartements royaux qu’elle se dirigea.

Dans le vestibule le premier valet de chambre du roi lui dit :

— Sa Majesté ne va pas pouvoir recevoir mademoiselle Hersberg. Sa Majesté regrettera, j’en suis sûr…

Elle se prit à sourire à ce malheureux, si loin de la réalité, si loin de la vérité, et elle affirma ;

— Mais si, mais si, il faut bien que Sa Majesté me reçoive.

Le discret personnage eut un geste de protestation : elle passa outre. À cet instant, le colonel Rodolphe sortait de son cabinet, voisin de celui du roi. Elle répéta avec une énergie de démence :

— Il faut que Sa Majesté me reçoive.

L’aide de camp, si correct, resta muet devant le visage bouleversé de la savante. Il n’osa rien demander. Seulement, quand il vit la jeune femme se diriger vers l’antichambre, il hasarda :

— Sa Majesté dine seule, ce soir, pendant qu’on habille la reine et Son Altesse pour la réception de l’Hôtel de Ville.

Elle rebroussa chemin, se tourna vers le hall où s’ouvrait la petite salle à manger particulière du souverain. Le second valet de chambre en sortait. Elle l’arrêta :

— Wilfrid, dit-elle pour la troisième fois, il faut que je voie Sa Majesté.

— Oh ! mademoiselle Hersberg, comme cela tombe mal ! Je vais prévenir Sa Majesté ; peut-être qu’après le souper…

Clara eut un mouvement de violence, de défi, et s’en alla tout droit soulever la portière. Wolfran était attablé devant un couvert très simple, où fumaient quelques légumes cuits au sel. Deux laquais le servaient. Il leva les yeux, aperçut cette femme tragique, presque méconnaissable, qui s’introduisait ainsi avec tant de hardiesse, comme en un coup de folie, et il eut un sursaut d’étonnement. Clara, dégrisée devant lui, balbutia :

— Je suis venue… Il fallait que je voie Votre Majesté tout de suite, tout de suite…

Il eut vite compris qu’un drame se passait ; mais il ne savait pas lequel et, tout d’abord, il s’émut à constater l’angoisse de cette sereine Hersberg. Il voulut apprendre ce qu’il y avait, renvoya les laquais, l’interrogea. Elle tremblait un peu ; toute palpitante, les yeux changés, elle commença :

— Sire, que Votre Majesté me pardonne…

Une timidité semblait clore ses lèvres. Alors, le roi lui parla avec bienveillance, familièrement, lui demanda si elle avait diné, et, comme elle faisait signe que non, voulut qu’elle s’attablât en face de lui.

— Nous causerons mieux ainsi, disait-il.

Elle obéit sans répliquer et elle pensait : « Je ne l’aime pas, je ne l’aime nullement. Pourquoi sacrifier l’ami le plus cher ?… »

Et, à l’instant même où Wolfran épiait ce visage singulier, dont il voulait forcer le secret, elle proféra péniblement :

— Votre Majesté court un grand danger.

Sans doute s’attendait-il à autre chose, car il fit un geste d’allègement ; sa physionomie s’éclaira et il dit :

— Vous êtes bonne de vous inquiéter pour moi, chère mademoiselle Hersberg ; mais je suis sur que vous vous alarmez à tort et pour des périls imaginaires.

Il ne l’avait jamais trouvée si belle ; ce feu caché qui l’animait lui donnait une surabondance de vie ; le léger halètement qui soulevait sa poitrine, son émotion, dévoilaient la sensibilité de cette femme de science, aux apparences impassibles. Il était heureux de l’avoir à sa table, dans cette intimité de bons amis, lui qui nourrissait pour elle un sentiment si particulier, confinant de très près au romanesque. La voir, au surplus, si occupée de lui, le charmait. Et, comme il la contemplait avec admiration, il s’aperçut que ses traits se décomposaient, qu’un tremblement nerveux la secouait : elle était devenue livide et murmurait :

— Demain…, Votre Majesté doit être frappée.

— Vraiment ? dit-il, déjà moins incrédule et gagné par l’anxiété de cette femme bouleversée. C’est donc sérieux ?

— C’est maintenant fatal, continua-t-elle d’une voix sourde. À moins que…

Wolfran lui vit au front des perles de sueur. Il réfléchit quelques secondes ; puis, soudain, en présence de ce qu’endurait Clara, il eut une révélation. Ce fut si brutal que, var un réflexe, son poing s’abattit sur la table :

— Mais oui, je comprends, je sais tout : c’est lui, Kosor, n’est-ce pas ?

Sans répondre, elle frissonna et se voila le visage à deux mains. Dans un de ces rapides coups d’œil qu’a l’esprit humain quelquefois, elle considérait d’ensemble toute sa vie, du jour où une infirmière de l’hospice l’avait déposée, enveloppée de langes, entre les bras du petit Ismaël, jusqu’à la minute présente où, tête à tête avec le souverain, elle dénonçait implicitement le frère et l’ami qu’avait été pour elle le malheureux rêveur. Ah ! que d’heures tendres, quel dévouement, quelle religion il avait eus pour elle ! Elle avait partagé son pain, sa science, ses veilles, ses idées. Il l’avait portée dans ses bras, admirée, servie, aimée. Il l’avait attendue dans une fidélité mystique ; il avait enduré sans se plaindre tous les délais qu’elle lui imposait ; il aurait rampé à ses genoux comme un chien et, au bout de trente ans, ce soir, elle l’avait trahi. Un tel mépris d’elle-même la remplissait alors, que le courage lui manquait pour bouger seulement un doigt. Wolfran aussi la méprisait, sûrement. Il devait la détester en cette minute, bien qu’elle l’eût sauvé, car il repoussait tout ce qui est abject. Et, comme elle pensait ainsi, ses mains tombèrent d’elles-mêmes sur ses genoux, et elle leva sur le prince un pauvre regard honteux, désespéré, le regard de qui a perdu une estime précieuse. Et ce regard croisa celui de Wolfran, mouillé de larmes.

Ils demeurèrent silencieux longtemps encore. Clara vivait des minutes ardentes, offrant la souffrance de son cœur à celui qu’elle aimait, pour qui elle serait morte, et qui devait bien le deviner maintenant… À la fin, elle prononça, et il y avait un triste et affectueux sourire sur son visage défait :

— Que Votre Majesté me jure qu’elle ne quittera pas le palais demain ; il le faut, je la supplie…

— Mais, mademoiselle Hersberg, dit le roi, demain je ne m’appartiens pas, je suis à mon peuple, il faut que je paraisse, qu’il me voie, que je joue le rôle qu’il attend de moi… Que voulez-vous ? Kosor sera mis hors d’état de nuire. J’aurais désiré qu’il ne fût plus inquiété, mais vous avouerez que lui-même ne l’a pas permis.

— Kosor ? essaya de dire Clara toute crispée, il est en exil…

— Non, mademoiselle Hersberg, reprit le prince, il n’est pas en exil, il est à Oldsburg depuis cinq mois déjà ; il a vécu d’abord chez un de vos amis, professeur du collège, et il se cache maintenant rue des Teinturiers, près du port. Pensiez-vous que je ne fusse point renseigné sur son mode de vie, sur ses faits et gestes ? Il ne vous écrivait plus, vous n’alliez plus le voir. Lui semblait se terrer, se faire inoffensif ; j’ai voulu qu’il fût laissé en paix, car je ne pouvais oublier qu’il était votre ami, et c’était pour lui une singulière protection. Néanmoins, je conçois trop, à votre trouble, la… gravité de ses desseins, pour ne pas me défendre contre cet ennemi. Vivre ou mourir, vous savez si je m’en soucie ! Mais il y a désormais entre cet homme et moi un duel qui, bien que j’en aie, me prend, m’intéresse, me passionne. Je veux le vaincre, à la fin !

Maintenant, c’était le matin. Dans l’atelier, l’Altesse, parée comme une magnifique poupée de montrance, se tenait debout au milieu d’un bataillon de caméristes. On avait dressé sur la frêle armature de ce corps la robe alourdie de fils. d’argent. Il s’agissait de poser le voile. Deux femmes saisirent ce nuage de dentelle, présent des jeunes filles du Nord, et l’on priait Wanda de s’incliner quand elle sourit faiblement à ses habilleuses en leur disant :

— Je suis un peu fatiguée.

Madame de Bénouville accourut, écarta tout le monde, prit la main de sa chérie pour la conduire au petit salon voisin. Et quand la fragile poupée se mit en marche, l’ampleur du costume se développa, la traîne s’épandit en un flot chatoyant d’étoffe argentée, et la blonde princesse au front de mystère apparut pour la première fois avec le prestige de son aspect royal, qui fit vibrer la vieille gouvernante.

— Ô mon enfant ! soupira-t-elle.

Plus volontiers, elle se serait mise à genoux et aurait dit : « Ô ma reine ! » Mais Wanda, qui s’amusait de ses enthousiasmes :

— Je suis plus vieille que vous, chère amie Bénouville ; voyez si je suis calme.

— C’est que vous serez heureuse, mon enfant.

— Je le crois, dit Wanda sereinement.

Et, au bout d’un instant :

— Mais, où est Clara ? Je l’attends depuis ce matin. Pourquoi n’est-elle pas venue ?

La bonne Bénouville soupira, leva les yeux au ciel et ne répondit pas.

— Elle aura craint d’être indiscrète ; il faudrait la faire demander.

La vieille dame regardait obstinément la fenêtre, les lucarnes sculptées d’un toit voisin, et un faisceau de drapeaux qui claquaient au vent.

— Mademoiselle Hersberg s’excuse auprès de vous, Altesse ; elle est en proie à un grand chagrin et ne peut assister aux fêtes. Elle est venue me trouver à l’aube, ce matin, et m’a chargée de vous dire… Oh ! c’est bien triste, Altesse, car nul ne peut soupçonner combien ce cœur était noble et profond. Une personne… un unioniste qu’elle aimait beaucoup se trouve gravement compromis. Pensez bien à elle, mon enfant… C’est hier soir qu’on a dû arrêter le… coupable.

— Ma pauvre Hersberg ! cria Wanda en se levant ; ma pauvre Hersberg ! Je veux la voir !

— Hélas ! mon enfant, mademoiselle Hersberg est partie ce matin à la première heure. Songez combien le tumulte de ces fêtes offensait sa peine. Elle ne pouvait demeurer… Elle vous supplie de lui pardonner.

— Comment ! Elle est partie. Elle ne m’a pas embrassée auparavant ? Mais, qui est ce coupable dont vous parlez ? Oh ! vous savez, vous ! Elle vous a confié ce qu’elle m’a caché. C’était Ismaël Kosor, son fiancé, n’est-ce pas ? Et elle ne m’a rien dit ! Mais j’aurais prié le roi. Bertie serait intervenu ; on aurait fait grâce à ce malheureux. Ma pauvre Clara !

— Elle vous supplie, Altesse, de ne jamais l’oublier, murmura la vieille dame.

Elle était allée se terrer dans la petite maison blanche bâtie dans les jardins, au sommet de la haute ville. Elle y était revenue plus misérable que le premier jour où les deux Kosor l’y avaient accueillie. Et, sans ouvrir une fenêtre ni un volet, elle était restée dans la bibliothèque du docteur où les livres, enfumés jadis de si longues années, exhalaient encore le parfum de la petite pipe philosophique du patriarche.

Mais, à midi, quand le tonnerre des cloches, éclatant de nouveau, annonça au peuple que l’archiduchesse et l’étranger étaient unis, elle n’y tint plus, se glissa dans le jardin, suivit la ruelle déserte, pressée, harcelée par une fièvre. Au-dessous d’elle, une Oldsburg vibrante, carillonnante, inondée de soleil, flamboyait. Elle distinguait, dans l’océan des toits, toutes les nefs d’églises avec leurs tours, leurs clochers, leurs pinacles, leurs flèches, et, au milieu, le vaisseau splendide de la cathédrale d’où partait tant de joie. Des retardataires couraient aussi au spectacle. Elle se joignit à eux, pénétra dans la foule, s’y perdit, s’y noya, désirant de n’être plus rien, d’être méconnue, invisible, insoupçonnée, mais de voir, au moins.

Les troupes étaient rangées sur le parvis, et la foule repoussée vers les rues adjacentes. Le soleil dardait d’aplomb sur les cuirasses, les aiguillettes, les casques, les galons, les gourmettes, la croupe luisante des chevaux.

« Si j’avais rêvé ! pensa Clara. Ai-je bien parlé ? Ismaël est-il bien enfermé ? Ne va-t-il pas surgir ? » Et il lui semblait qu’elle perdait la raison, que les petites gens du peuple qui l’entouraient la coudoyaient, la bousculaient, s’apercevaient de sa démence, la remarquaient.

Soudain, un soupir formidable sortit de la foule ; les portes colossales s’ouvrirent ; le brasillement des cierges apparut dans le fond obscur de la cathédrale. Les carrosses vinrent se ranger devant le portail. Des fanfares éclatèrent, se mêlèrent aux mélodies finissantes de l’orgue. Et le soupir de la foule durait toujours, un soupir sans fin, toujours croissant, gagnant les rues proches, la ville entière.

Le détachement de cavalerie partit le premier au bruit d’une sonnerie antique de trompettes, et aussitôt, encadrée de deux rangs de gardes blancs, la voiture de l’archiduchesse se mit à rouler sur le sable fin de la place. Wanda paraissait robuste et animée elle souriait au peuple, soulevant son voile pour mieux le caresser de son regard, pour l’embrasser tout entier, ainsi éployé sur son passage, et aussi dans un geste touchant de se laisser voir, de se montrer, de se faire aimer silencieusement par ces milliers d’yeux qui la dévoraient. Le duc Bertie saluait froidement, et on l’acclamait par amour pour Wanda.

Wolfran passa ensuite, en colonel de la garde, casqué du cygne blanc, tel qu’il était apparu à Clara le premier jour. Peut-être allait-il la distinguer dans cette multitude. Elle fut oppressée à en mourir. Il caressait sa barbe rousse que dorait le soleil. Son aide de camp et le grand-maréchal lui faisaient vis-à-vis. Elle le regarda une dernière fois. Le carrosse s’éloignait lentement : elle le suivait. Il disparut au coin de la rue du Beffroi. Il sembla à Clara qu’un vent glacial soufflait maintenant sur la place.

La reine et ses dames d’honneur, les douairières de Hansen, la duchesse de Saventino, les femmes des grands dignitaires, les dames d’honneur, les femmes du corps diplomatique, les ministres, les chambellans, le président de la délégation, la députation des délégués passèrent ensuite, puis les pages de la reine, les généraux, les troupes défilèrent encore. Un piétinement de chevaux caracolant, dansant, hennissant s’éloigna avec des lenteurs de procession, pendant que la musique jouait le trio de la marche célèbre de la Garde. Et tout s’évanouit avec un bruit lointain. dans la suite des rues qui ramenaient au palais…

Un matin de novembre, le roi avait donné sa dernière audience et se préparait à rejoindre Gemma pour le déjeuner. Il la laissait moins seule depuis que l’archiduchesse et Bertie voyageant en Europe avaient quitté Oldsburg. Mais le colonel Rodolphe vint à lui, dit un mot qui le fit sursauter.

— Mais oui, mais oui, qu’elle entre, s’écria-t-il vivement.

Et l’on introduisit Clara Hersberg.

Elle avait beaucoup changé. Ses yeux s’étaient creusés et les pommettes avaient sailli comme après une maladie très longue. Et surtout elle n’avait plus cette belle fierté qui, dès le premier jour, naguère l’avait fait pénétrer dans la famille royale avec l’assurance d’une souveraine. Aujourd’hui, elle s’avançait timidement, comme un pauvre reçu par un riche, comme ces solliciteuses qui, à force de protections, parvenaient à se faire admettre chez Sa Majesté. Wolfran fut frappé de cette attitude, et son cœur s’emplit de pitié. Il vint à Clara.

— Ah ? lui dit-il, comme vous nous avez quittés !

Elle fit un geste qui signifiait que son départ était nécessaire, qu’il l’avait fallu, et que Wolfran le savait bien. Mais il insista :

— Nous en avons eu beaucoup de chagrin, mademoiselle Hersberg.

— Je demande pardon à Votre Majesté, mais moi non plus je ne suis pas partie sans regrets.

Et aussitôt, pour bien marquer que l’intimité d’autrefois ne se pouvait plus retrouver, et qu’elle venait ici pour une simple démarche, très brève :

— Je vais demander une grâce à Votre Majesté.

— Étant donné ce que je vous dois, lui dit-il, visiblement impressionné, et ce que nous vous devons tous, vous n’avez pas à demander des grâces, mademoiselle Hersberg. Vous êtes une amie, une amie profondément honorée et très chère, qui n’a qu’à exprimer ses désirs, et je serais trop heureux de les combler.

Elle reprit avec gêne :

— C’est pour Ismaël Kosor.

— Ah ! s’écria le roi, dont la physionomie changea brusquement, pour lui ?

Il se reprit aussitôt :

— Vous savez que je tiens à ce que vos vœux soient réalisés, quels qu’ils soient. Mais vous ne m’en voudrez pas si j’ai hésité quand j’ai su qu’il s’agissait de ce malheureux qui profite si mal des faveurs que vous lui obtenez. Comment, nous nous entourons de toutes les précautions pour qu’il soit jugé exclusivement sur les faits relatifs à la manifestation du mois de mars, et le voilà, en pleine audience, clamant sa préméditation de régicide, réclamant sa culpabilité tout entière, s’acharnant à mériter cette affreuse peine de la détention perpétuelle, en revendiquant cyniquement la production aux débats de l’arme qu’il avait choisie à mon intention.

— Sire, Kosor est peut-être un fanatique. L’âme des révolutionnaires est un abîme, ils s’y égarent eux-mêmes. Il faut lui pardonner…

— Je lui pardonne, n’est-il pas le premier puni ? Et que lui faut-il encore ?

Elle eut un mélancolique sourire et, de la voix des êtres que la vie a brisés, elle dit :

— Il lui faut que sa femme obtienne de le suivre dans sa prison éternelle, là-bas…

— Sa femme ! Kosor est donc marié ?

— Il l’est depuis hier, Sire.

— Et cette femme veut le suivre au Pacifique ! Mais sait-elle quel enfer est ce monde d’où l’on ne revient pas ; ce n’est pas possible…, ce n’est pas faisable…, la dernière des créatures refuserait…, il faut lui dire…

— Elle le sait, fit Clara.

— Alors, qui est cette femme ? Est-elle folle ? est-elle sublime ? est-elle…

— C’est moi, dit Clara paisiblement.

Wolfran fit un geste atterré. Son visage exprima une douleur cruelle ; il ne trouva pas un mot conforme à sa pensée. Elle embrassait toute la glorieuse vie de Clara, sa grandeur, sa noblesse, son génie, elle retournait à l’ilot perdu dans l’immensité où allait s’ensevelir tant de beauté, tant d’intelligence, tant de science, et jusqu’à l’avenir si plein de promesse de la substance nouvelle dont une telle femme avait doté le monde. Et il se souvenait aussi de l’amitié délicieuse qu’il avait connue près de cette incomparable Hersberg.

— Que Votre Majesté ne me plaigne pas, reprit Clara avec sa simplicité coutumière. Votre Majesté me l’a dit un jour : on peut souffrir et être heureux. Le bonheur est le fruit naturel du devoir accompli. J’ai vu de grands exemples ici, et Ismaël Kosor était si malheureux…

Il la contempla longuement, ses yeux se remplirent de larmes. Il vint à elle.

— Je comprends, dit-il, je comprends. Vous payez la rançon de ma sécurité.

Elle reprit, calme et tranquille autant qu’aux jours somptueux de ses triomphes à l’amphi-théâtre :

— J’aime Kosor.

Elle partit. Il écouta son pas se perdre dans les vestibules ; il demeurait accablé, troublé, de soudaines ruines plein son cœur, et il murmura :

— Quelle reine elle aurait fait !

FIN

e. grevin — imprimerie de lagny — 9596 11-19.

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)

Première partie


Deuxième partie
 110
 117


Troisième partie
 143
 155
 166
 179


Quatrième partie
 211
 223
 236
 252


Cinquième partie
 269
 283
 306