Le Maître de Ballantrae/VI Ce qui se passa durant la deuxième absence du Maître

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Traduction par Théo Varlet.
Texte établi par Serge Soupel, Flammarion (p. 167-187).

VI

Ce qui se passa durant la deuxième absence du Maître


La grave maladie qui se déclara chez mon maître le lendemain matin fut le dernier malheur sans compensation qui le frappa ; et cette maladie même fut peut-être un bienfait déguisé, car nulle peine physique ne pouvait égaler les souffrances de son esprit. Mme Henry et moi veillions à son chevet. Mon vieux lord venait de temps en temps aux nouvelles, mais en général sans franchir le seuil. Une seule fois, je me souviens, alors que tout espoir était perdu, il s’avança jusqu’auprès du lit, considéra le visage de son fils, et s’en alla, avec un geste particulier de la tête et du bras levé, qui me revient à la mémoire comme quelque chose de tragique, tant il exprimait de douleur et de dédain pour les choses sublunaires. Mais la plupart du temps, Mme Henry et moi restions seuls dans la chambre, nous relayant la nuit, et, le jour, supportant notre compagnie réciproque, car ces veillées étaient plutôt lugubres. Mr. Henry, une serviette liée autour de son crâne rasé, s’agitait sans interruption dans son lit, qu’il frappait de ses poings. Sa langue n’arrêtait pas ; sa voix ne cessait de fluer, comme une rivière, à m’en donner presque la nausée. Chose remarquable, et pour moi mortifiante à l’excès, il parlait sans cesse de mesquineries vulgaires : allées et venues, chevaux – qu’il ordonnait de seller pour lui, se figurant peut-être (pauvre âme !) qu’il pouvait fuir sa maladie – jardinages, filets à saumon, et (ce qui me faisait le plus enrager) continuellement de ses affaires, additionnant des chiffres, et discutant avec ses fermiers. Jamais un mot de son père ou de sa femme, ni du Maître, à part une fois ou deux, où il fit un retour sur le passé, et se crut redevenu petit garçon, en train de jouer avec son frère. Ce fut d’autant plus émouvant que le Maître avait, paraît-il, couru un grand danger, et que Mr. Henry s’écria, à plusieurs reprises, avec une chaleur passionnée : « Oh ! Jammie va se noyer !… Oh ! sauvez Jammie ! »

Ceci, dis-je, nous toucha tous les deux, Mme Henry et moi, mais en général, les divagations de mon maître ne lui faisaient guère honneur. Il semblait avoir pris à tâche de justifier les calomnies de son frère et de prouver qu’il était d’un caractère sec, immergé dans les intérêts matériels. Si j’avais été seul, je n’en aurais pas levé un doigt ; mais je ne cessais, tout en l’écoutant, d’évaluer l’effet produit sur sa femme, et je sentais qu’il tombait chaque jour plus bas dans son estime. J’étais la seule personne à la surface du globe qui le comprît, et j’entendais qu’il y en eût une autre. Allait-il mourir là et périr avec ses vertus ; ou bien n’aurait-il la vie sauve que pour recouvrer ce patrimoine de chagrins, sa vraie mémoire : – je voulais qu’il fût pleuré de tout cœur, dans le premier cas, et accueilli avec simplicité, dans l’autre, par la personne qu’il aimait le plus, sa femme.

Ne trouvant pas l’occasion de m’exprimer librement, je m’avisai enfin de mettre ma révélation par écrit. Au lieu de me coucher, je consacrai plusieurs nuits où j’étais de loisir à préparer ce que je puis appeler mon bilan. Mais je m’aperçus que, si la rédaction en était facile, l’opération restante – c’est-à-dire de présenter la chose à Mylady – dépassait en quelque sorte les limites de mon courage. Plusieurs jours de suite, je promenai mes papiers sous mon bras, guettant le joint d’un propos qui m’eût servi d’introduction. Je ne puis nier qu’il s’en offrit plusieurs, mais à ces moments-là, je trouvais ma langue clouée à mon palais, et j’aurais pu, je crois, porter mon dossier jusqu’à l’heure actuelle, si un heureux incident n’était venu couper court à mes hésitations. Une nuit que j’allais une fois de plus quitter la chambre, sans avoir rien osé, et désespéré de ma couardise, Mme Henry me demanda :

– Que portez-vous donc là, Mr. Mackellar ? Voici plusieurs jours que je vous vois entrer et sortir avec ce même rouleau sous le bras.

Je revins sur mes pas, sans mot dire, déposai les papiers sur la table devant elle, et la laissai à sa lecture. Pour donner une idée de ce qui lui passa sous les yeux, je crois bon de reproduire ici une mienne lettre, la première du dossier, et dont j’ai gardé (suivant ma bonne habitude) le brouillon. Elle fera voir, en outre, la modestie du rôle que j’ai joué dans ces affaires, modestie qui fut contestée par certains.

« Durrisdeer, 1757.

Honorée Madame,

Je me flatte de ne pas outrepasser mon rôle sans juste raison, mais je vois le mal qu’a engendré dans le passé, pour votre noble maison, ce malheureux abus de la discrétion et des réticences, et les papiers sur lesquels j’ose appeler votre attention sont des papiers de famille qui méritent tous grandement d’être connus de vous.

J’annexe ci-après une série de notes indispensables, et suis, honorée Madame, de votre Seigneurie,

L’obligé et obéissant serviteur,

Éphraïm Mackellar.
Liste des documents

A – Brouillon de dix lettres écrites par Éphraïm Mackellar, à l’honorable James Durie, esq., par respect Maître de Ballantrae, durant le séjour à Paris de ce dernier : datées… (suivent les dates)… Nota : À lire en même temps que B et C.

B. – Sept lettres originales dudit Maître de Ballantrae, audit Éphraïm Mackellar, datées… (suivent les dates)…

C. – Trois lettres originales dudit Maître de Ballantrae à l’honorable Henry Durie, esq, datées… (suivent les dates)… Nota : À moi données par Mr. Henry pour y répondre. Les copies de mes réponses figurent ici sous les rubriques A4, A5 et A9. le contenu des communications de Mr. Henry, dont je ne retrouve pas les brouillons, peut se déduire de ce qu’écrivait ce frère dénaturé.

D. – Une correspondance, originaux et brouillons, comprenant une période de trois années, jusqu’en janvier de la présente année, entre lesdits Maître de Ballantrae et X…, sous-secrétaire d’État ; soit 27 lettres en tout. – Nota : Trouvé dans les papiers du Maître.


La lassitude de mes veilles et l’inquiétude m’empêchèrent de dormir. Toute la nuit, j’arpentai ma chambre, réfléchissant à ce qui résulterait de mon immixtion en des affaires aussi intimes, et, parfois, regrettant ma hardiesse. Dès la première aube, j’étais à la porte du malade. Mme Henry avait ouvert les volets et même la fenêtre, car le temps était doux. Elle regardait fixement devant elle, où il n’y avait rien d’autre à voir que le matin bleu répandu sur les bois. Au bruit de mes pas, elle ne tourna même pas la tête, – circonstance dont je n’augurai rien de bon.

– Madame, commençai-je ; et je répétai encore une fois : – Madame… Mais je ne trouvai rien de plus à dire. Mme Henry non plus ne prononça pas un seul mot pour me venir en aide. Alors je m’approchai de la table et réunis les documents épars ; mais je m’aperçus tout de suite que leur nombre avait diminué. Je les parcourus une fois, puis deux, sans retrouver la correspondance avec le secrétaire d’État, sur laquelle je comptais beaucoup pour l’avenir. Je regardai dans l’âtre. Parmi les tisons brûlants, des cendres de papiers frémissaient dans le courant d’air. À cette vue, ma timidité disparut.

– Grand Dieu ! Madame, m’écriai-je, d’un ton fort déplacé dans une chambre de malade, – Grand Dieu ! Madame, qu’avez-vous fait de mes papiers ?

– Je les ai brûlés, dit Mme Henry, en se tournant vers moi. – Il suffit, et c’est même trop, que vous et moi les ayons lus.

– Vous avez fait là une jolie besogne, cette nuit ! m’écriai-je. – Et tout cela, pour sauver la réputation d’un homme qui gagnait son pain en répandant le sang de ses amis, comme je gagne le mien avec de l’encre.

– Pour sauver la réputation de cette famille dont vous êtes un serviteur, Mr. Mackellar, répliqua-t-elle, et pour laquelle vous en avez déjà tant fait.

– Cette famille, je ne la servirai pas plus longtemps, m’écriai-je, car je désespère, à la fin ! Vous m’avez arraché mes armes, et vous nous laissez sans défense. J’aurais eu, en tout cas, ces lettres à lui brandir sur la tête ; mais désormais, que faire ? Notre situation est tellement fausse que nous ne pouvons mettre cet homme à la porte ; le pays prendrait feu contre nous ; et j’avais barre sur lui par ces seuls papiers… et les voilà disparus !… À présent, il peut revenir demain, et nous serons forcés de nous attabler avec lui, de sortir sur la terrasse avec lui, ou de faire sa partie de cartes, mettons, pour le distraire ! Non, Madame ! Que Dieu vous pardonne, s’il en a envie, mais pour ma part, je ne saurais.

– J’admire votre simplicité, Mr. Mackellar, dit Mme Henry. Quel prix cet homme attache-t-il à l’honneur ? Aucun. Par contre, il sait combien nous l’apprécions ; il sait que nous préférerions mourir plutôt que de publier ces lettres. Croyez-vous qu’il n’userait pas de cette connaissance ? Ce que vous appelez votre arme, Mr. Mackellar, et qui en eût été une, en effet, contre quelqu’un doué d’un reste de pudeur, ne servirait contre lui pas plus qu’un sabre de bois. Il vous rirait au nez si vous l’en menaciez. Il foule aux pieds sa dégradation, c’est elle qui fait sa force. Il est vain de lutter contre de tels caractères.

Elle lança cette dernière phrase avec une sorte de désespoir et reprit ensuite plus posément :

– Non, Mr. Mackellar, j’ai réfléchi toute la nuit sur cette matière, et il n’y a pas d’issue. Papiers ou non, la porte de ce château lui est ouverte, c’est lui l’héritier légitime, songez-y ! Si nous prétendions la lui interdire, tout retomberait sur le pauvre Henry, et je le verrais lapider dans la rue. Ah ! si Henry venait à mourir, ce serait une autre affaire. Ils ont entamé le capital comme ils le jugeaient bon, mais le domaine revient à ma fille, et je voudrais voir qu’on y portât la main ! Mais si Henry vit, mon pauvre Mackellar, et que cet homme revienne, nous aurons à souffrir ; seulement, cette fois, ce sera ensemble.

Au fond, j’étais fort satisfait de la disposition d’esprit de Mme Henry ; et je ne pouvais nier qu’il n’y eût quelque apparence de vérité dans ce qu’elle avançait au sujet des papiers.

– N’en parlons plus, dis-je. Je regrette seulement d’avoir confié les originaux à une dame, ce qui était à tout prendre une façon d’agir peu régulière. Quant à quitter le service de la famille, ma langue seule a parlé, rassurez-vous. J’appartiens à Durrisder, Mme Henry, comme si j’y étais né.

Je dois lui rendre cette justice de dire qu’elle parut extrêmement soulagée ; et nous commençâmes cette journée, comme nous devions passer tant d’années, sur un terrain solide d’indulgence et d’estime réciproques.

Ce même jour, qui était sûrement prédestiné à la joie, apparurent chez Mr. Henry les premiers symptômes de guérison. Vers trois heures de l’après-midi, il recouvra sa lucidité, et me salua par mon nom, avec les plus vifs témoignages d’affection. Mme Henry était également dans la chambre, au pied du lit ; mais il ne fit pas mine de s’en apercevoir. Et d’ailleurs (la fièvre ayant disparu), il était si faible qu’il se borna à cet unique effort, et retomba dans sa léthargie. Les progrès de la convalescence furent lents mais continus ; au bout de quelques jours, son appétit revint ; au bout d’une semaine, on le vit reprendre des forces et de l’embonpoint ; et le mois n’était pas écoulé qu’il se levait et se faisait porter dans un fauteuil sur la terrasse.

Ce fut peut-être à cette époque que Mme Henry et moi éprouvâmes le plus d’inquiétude. Nous avions cessé de craindre pour sa vie ; mais cette crainte fut remplacée par une appréhension pire. Quotidiennement nous pensions voir venir le jour où il se retrouverait lui-même ; et cependant les jours passaient, sans que rien se produisît. Mr. Henry regagnait ses forces, il avait avec nous de longs entretiens sur des sujets variés, son père venait s’asseoir auprès de lui et repartait, sans qu’il fût fait la moindre allusion au drame, ou aux incidents qui l’avaient provoqué. S’en souvenait-il, et nous cachait-il son affreuse connaissance ? ou le tout s’était-il effacé de sa mémoire ? Tel était le problème qui nous tenait en suspens et nous faisait trembler tout le jour lorsque nous étions en sa compagnie, le problème qui nous tenait réveillés la nuit dans notre lit solitaire. Nous ne savions même quelle alternative espérer, tant l’une et l’autre apparaissaient troublantes et eussent décelé un cerveau dérangé. Obsédé par cette crainte, je surveillai sa conduite avec une attention extrême. Elle avait quelque chose de puéril : une gaieté fort étrangère à sa manière d’être antérieure, un intérêt vite éveillé, et alors très soutenu, pour des bagatelles qu’il avait jusque-là dédaignées. À l’époque où le mal le terrassa, j’étais son seul confident, je puis dire son seul ami, et il était en mauvais termes avec sa femme ; après sa guérison, tout changea, le passé fut oublié, sa femme devint son principal, voire son unique souci. Assuré de sa sympathie, il lui dédiait tous ses sentiments, comme fait un enfant avec sa mère ; il l’appelait dans tous ses besoins avec un peu de cette familiarité quinteuse qui dénote la certitude d’être écouté ; et je dois dire, pour être juste envers sa femme, qu’il ne fut jamais déçu. Pour elle, en effet, ce changement de conduite était des plus attendrissants ; elle y discernait, je pense, un reproche secret ; et même je l’ai vue, dans les premiers temps, quitter la chambre afin de pouvoir pleurer sans contrainte. À mes yeux, toutefois, cette modification ne paraissait pas naturelle ; et lorsque je la considère avec le reste, j’en viens à me demander, mélancoliquement, si sa raison était tout à fait intacte.

Comme ce doute s’est prolongé pendant plusieurs années, qu’il a duré. en somme jusqu’au décès de mon maître, et a influé sur nos relations ultérieures, je dois l’examiner plus au long. Lorsque Mr. Henry fut en état de reprendre un soin partiel de ses affaires, j’eus maintes occasions de mettre à l’épreuve son exactitude. Il n’y avait pas défaut de compréhension, ni de volonté ; mais l’intérêt soutenu de jadis s’était entièrement évanoui ; il se fatiguait vite, et se mettait à bâiller ; en outre, il apportait dans les relations pécuniaires, où elle est certes très déplacée, une facilité qui confinait à la négligence. Au vrai, comme nous n’avions plus à lutter contre les exactions du Maître, il n’y avait plus de raison pour ériger la parcimonie en principe, ou batailler à propos d’un farthing. Au vrai encore, ce relâchement n’avait rien d’excessif, sinon j’y aurais refusé ma complicité. Mais il révélait, en somme, un changement très léger quoique fort perceptible ; et si l’on n’avait pas le droit de dire que mon maître eût perdu la raison, indéniablement son caractère s’était altéré. Il fut le même jusqu’à la fin, dans ses manières et son apparence, il lui restait dans les veines comme une chaleur de la fièvre, qui précipitait un peu ses mouvements, et faisait son discours notablement plus volubile, sans aller toutefois jusqu’à le rendre confus. Tout son être s’épanouissait aux impressions agréables, qu’il accueillait avec délices ; mais la moindre apparence de tracas ou de peine éveillait en lui une impatience visible, et il s’en débarrassait au plus vite. Ce fut à cette humeur qu’il dut la félicité de ses derniers jours ; et pourtant ce fut alors, ou jamais, qu’on eût pu l’appeler insensé. Un grand point dans la vie consiste à prévoir ce qu’il est impossible d’éviter ; mais Mr. Henry, lorsqu’il n’arrivait pas à écarter le souci par un effort mental, devait sur-le-champ et à tout prix en abolir la cause. Il imitait tour à tour l’autruche et le taureau. C’est à cette excessive lâcheté devant la douleur que je dois attribuer toutes les démarches outrancières et malheureuses de son existence ultérieure. C’est pour cette raison, à coup sûr, qu’il battit Mac Manus, le groom, chose tellement étrangère à sa manière d’agir antécédente, et qui provoqua tant de commentaires à l’époque. C’est encore à cette raison que j’attribue la perte totale de près de deux cents livres, dont la moitié eût été sauvée, si son impatience m’eût laissé faire. Mais il préférait une perte ou n’importe quel moyen désespéré, à la souffrance mentale prolongée.

Cette digression m’a entraîné bien loin de notre inquiétude immédiate : se rappelait-il, ou avait-il oublié son dernier geste tragique ; et s’il se le rappelait, sous quel jour le voyait-il ? La vérité nous apparut soudain, et ce fut là une des plus grandes surprises de ma vie. Il était sorti plusieurs fois, et commençait à se promener à mon bras ; il advint un jour que je me trouvai seul avec lui sur la terrasse. Il se tourna vers moi avec un sourire singulièrement furtif, comme en ont les écoliers pris en faute ; et il me dit, tout bas, et sans le moindre préambule :

– Où l’avez-vous enterré ?

Il me fut impossible de répondre un mot.

– Où l’avez-vous enterré ? reprit-il. Je veux voir sa tombe.

Je compris que mieux valait prendre le taureau par les cornes.

– Mr. Henry, dis-je, j’ai à vous annoncer une nouvelle qui vous réjouira beaucoup. Selon toute vraisemblance, vos mains sont pures de sang. Je raisonne d’après certains indices ; et ils semblent démontrer que votre frère n’était pas mort, mais évanoui, et qu’il fut transporté à bord du lougre. Présentement, il doit être tout à fait rétabli.

Son visage me demeura indéchiffrable.

– James ? demanda-t-il.

– Votre frère James, répondis-je. Je ne voudrais pas vous donner une fausse joie, mais en mon for intérieur, je crois qu’il est très probablement en vie.

– Ah ! dit Mr. Henry. Puis soudain, se levant de son siège avec plus d’alacrité qu’il n’en avait montré encore, il posa l’index sur ma poitrine et me cria pour ainsi dire tout bas : – Mackellar – (je cite ses paroles textuelles) – rien ne peut tuer cet homme. Il n’est pas mortel. Je l’ai sur le dos pour toute l’éternité… pour toute l’éternité de Dieu ! – Et, se rasseyant, il s’enfonça dans un silence obstiné.

Un jour ou deux plus tard, avec le même sourire coupable, et regardant d’abord autour de lui, comme pour s’assurer que nous étions seuls :

– Mackellar, dit-il, lorsque vous saurez quelque chose, avertissez-moi. Il nous faut prendre garde à lui, sinon il nous surprendra lorsque nous nous y attendrons le moins.

– Il n’osera plus se montrer ici, dis-je.

– Oh ! si fait ! dit Mr. Henry. Où que je sois, il y sera.

Et de nouveau il regarda autour de lui.

– Il ne faut pas vous préoccuper de la sorte, Mr. Henry, dis-je.

– Non, dit-il, votre avis est très bon. Nous n’y penserons jamais, excepté lorsque vous aurez des nouvelles. Et puis, on ne sait pas, ajouta-t-il ; il est peut-être mort !

Sa manière de prononcer la phrase me convainquit entièrement de ce que j’osais à peine soupçonner : à savoir que, bien loin de se repentir d’avoir voulu tuer son frère, il regrettait seulement de n’y avoir pas réussi. Je gardai pour moi cette découverte, craignant qu’elle ne lui portât préjudice vis-à-vis de sa femme. Mais j’aurais pu m’épargner l’embarras ; elle avait d’elle-même deviné le sentiment, et l’avait jugé tout à fait naturel. En somme, je peux dire que nous étions tous trois du même avis ; et aucune nouvelle n’eût été mieux venue à Durrisdeer que celle de la mort du Maître.

Ceci m’entraîne à parler de l’exception, mon vieux lord. Dès que mes inquiétudes au sujet de mon maître furent un peu moins vives, je m’aperçus d’un changement chez le vieux gentilhomme, son père, changement qui devait aboutir à de fatales conséquences.

Il avait le visage livide et tuméfié ; tout en lisant du latin, assis au coin du feu, il tombait en des somnolences, et son livre roulait dans les cendres ; à certains jours, il traînait le pied ; d’autres fois, il achoppait en parlant. L’aménité de ses allures devint excessive ; il s’excusait sans fin du moindre dérangement, et se préoccupait de chacun, de moi en particulier, avec la plus flatteuse politesse. Un jour qu’il avait envoyé chercher son notaire, et qu’il était resté enfermé longtemps avec lui, il s’avança péniblement à ma rencontre dans la salle, d’un pas, et me prit cordialement la main.

– Mr. Mackellar, dit-il, j’ai eu maintes occasions d’estimer vos services à leur juste valeur ; et aujourd’hui, en révisant mon testament, j’ai pris la liberté de vous nommer pour un de ses exécuteurs. Je vous crois suffisamment attaché à notre maison pour me rendre ce service.

À cette époque, il passait la plus grande partie de ses journées à dormir, et on avait souvent de la peine à l’éveiller ; il perdait toute notion du temps, et il avait plusieurs fois (spécialement à son réveil) demandé sa femme, ainsi qu’un vieux domestique dont la pierre tombale était verdie par la mousse. Si j’avais dû en témoigner sous serment, je l’aurais déclaré incapable de tester ; et cependant jamais volontés dernières ne furent rédigées avec plus de lucidité dans les moindres détails, ou ne décelèrent un jugement plus sûr des personnes et des choses.

Sa décadence, qui fut très prompte, eut lieu par degrés insensibles. Ses facultés s’affaiblissaient toutes à la fois de manière continue ; la force avait presque abandonné ses membres, sa surdité devint extrême, sa parole était réduite à un marmottement confus, et cependant jusqu’à la fin il réussit à manifester quelque chose de sa politesse et de sa bonté antérieures, serrant la main de quiconque l’aidait, me faisant cadeau d’un de ses livres latins, sur lequel il avait laborieusement tracé mon nom, – et nous rappelant de mille façons la grandeur de cette perte que nous avions pour ainsi dire déjà subie. Vers la fin, la faculté d’articuler lui revint par éclairs ; on eût dit qu’il avait oublié l’art de la parole, comme un enfant oublie sa leçon, et que parfois il s’en rappelait quelque chose. Son dernier soir, il rompit brusquement le silence par ce vers de Virgile :

Gnatique, patrisque, aima, precor, miserere,

parfaitement prononcé, avec l’accent voulu. Nous tressaillîmes de l’entendre, surpris dans nos diverses occupations ; chacun se tourna vers lui, mais en vain : il était retombé dans son mutisme et son apparente stupeur. Un peu plus tard, nous eûmes beaucoup de peine à le mettre au lit ; et, dans la nuit, sans souffrance physique, il rendit le dernier soupir.

Je vins par la suite à m’entretenir de ces détails avec un docteur en médecine, homme d’une réputation si éminente que je me fais un scrupule de le nommer. Selon lui, père et fils souffraient de la même affection – née chez le père à la suite de ses chagrins successifs – due peut-être chez le fils à l’excitation de la fièvre. L’un et l’autre s’étaient rompu quelque artère du cerveau ; et il y avait sans doute dans la famille (ajoutait le docteur) une prédisposition aux accidents de cette nature. Le père succomba, le fils recouvra toutes les apparences de la santé ; mais il est à croire qu’il avait subi quelque destruction dans ces tissus délicats où l’âme réside et remplit ses fonctions terrestres ; – car au ciel, je l’espère, elle ne saurait être entravée par des accidents matériels. Et cependant, à plus mûre réflexion, ceci n’importe pas d’un iota ; car Celui qui nous jugera, sur ce que fut notre vie, est le même qui nous créa dans la fragilité.

La mort de mon vieux lord fut une nouvelle occasion de surprise pour ceux qui observaient la conduite de son successeur. Pour tout esprit réfléchi, les deux fils avaient à eux deux fait mourir leur père, et l’on peut même dire qu’en maniant le sabre, l’un d’eux l’avait tué de sa main, mais il ne parut point que cette considération vînt troubler mon nouveau lord. Il montra la gravité nécessaire ; mais d’affliction, à peine, si ce n’est de l’affliction badine : parlant du défunt avec une légèreté regrettable, citant de vieux traits de son caractère, et souriant alors en tout repos de conscience ; et d’ailleurs, le jour des obsèques arrivé, faisant les honneurs dans toutes les règles. Je m’aperçus, en outre, que son accession au titre lui causa un grand plaisir, et il fut très pointilleux à l’exiger.

Et voici qu’apparaît sur la scène un nouveau personnage, qui joua également un rôle dans l’histoire ; je parle du présent lord, Alexander, dont la naissance (17 juillet 1757) emplit la coupe du bonheur de mon pauvre maître. Il ne lui resta plus rien à désirer. Il n’en eût pas eu le loisir, d’ailleurs, car jamais père ne montra engouement aussi passionné. L’absence de son fils lui causait des inquiétudes continuelles. L’enfant était-il dehors ? Le père guettait les nuages et redoutait la pluie. De nuit ? il se levait pour aller le regarder dormir. Sa conversation devenait fatigante pour les étrangers, car il ne parlait plus guère que de son fils. Dans les matières concernant le bien, tout était disposé particulièrement en vue d’Alexander. Et c’était : « Mettons-nous-y tout de suite, afin que la futaie soit haute pour la majorité d’Alexander. » Ou bien : « Ceci tombera à point pour le mariage d’Alexander. » Chaque jour, cette préoccupation du père devenait plus visible, à maints détails, les uns touchants, les autres fort blâmables. Bientôt l’enfant put sortir avec lui, d’abord sur la terrasse, et tenu par la main, puis en liberté dans le domaine ; et ces sorties devinrent le principal souci de Mylord. Le son de leurs deux voix (qu’on entendait de loin, car ils parlaient fort) devint familier dans le voisinage ; et pour ma part, je le trouvais plus doux que le gazouillis des oiseaux. C’était un spectacle charmant de les voir revenir tous les deux chargés de bruyères, et le père aussi animé, voire parfois aussi crotté que le fils, car ils aimaient également toutes sortes de jeux enfantins, faire des trous dans le sable, endiguer des ruisseaux, et le reste ; et je les ai vus regarder les bêtes à travers une clôture avec le même ravissement puéril.

Ces randonnées me font songer à une scène bizarre dont je fus le témoin. Il y avait un chemin que je ne suivais jamais sans trouble, car je l’avais pris fréquemment pour remplir de fâcheuses missions, et il avait été le théâtre d’événements funestes à la maison de Durrisdeer. Mais le sentier était trop commode pour revenir de plus loin que le Muckle Ross ; et j’étais forcé, bien à regret, de m’en servir environ tous les deux mois. Mr. Alexander avait sept ou huit ans ; j’avais eu affaire ce matin-là tout au bout du domaine, et je m’en revenais par la charmille. C’était la saison où les bois revêtent leur livrée printanière, où les épines sont en fleur, où les oiseaux déploient leurs plus beaux chants. Le contraste de cette allégresse rendait pour moi la charmille plus sombre, et les souvenirs m’y oppressaient davantage. En cet état d’esprit, je fus fâché d’entendre, un peu plus haut sur le chemin, des voix que je reconnus pour celles de Mylord et de Mr. Alexander. Je continuai d’avancer, et ne tardai pas à les apercevoir, debout dans l’espace découvert où avait eu lieu le duel. Mylord avait la main sur l’épaule de son fils, et parlait avec une certaine gravité. Mais quand il leva la tête à mon approche, je vis ses traits s’épanouir.

– Ah ! dit-il, voilà ce bon Mackellar. Je viens justement de raconter à Sandie l’histoire de cet endroit-ci, comment il y eut un homme que le diable essaya de tuer, et comment ce fut lui, au contraire, qui faillit tuer le diable.

J’avais déjà trouvé singulier qu’il menât l’enfant là ; mais qu’il l’entretînt de son action, dépassait la mesure. Toutefois, le pis était encore à venir ; car il ajouta, se tournant vers l’enfant :

– Vous pouvez interroger Mackellar ; il était là, et il a tout vu.

– Est-ce vrai, Mr. Mackellar ? demanda le petit. Avez-vous vu réellement le diable ?

– Je ne connais pas l’histoire, répliquai-je ; et j’ai des affaires pressantes.

Ce fut tout ce que je dis, un peu aigrement, pour dissimuler mon embarras, et soudain l’amertume du passé avec cette affreuse scène aux bougies me remontèrent à la mémoire. Je m’avisai que, pour une différence d’une seconde dans la rapidité de la parade, cet enfant que j’avais sous les yeux eût pu ne jamais naître ; et l’émotion qui ne manquait jamais d’assaillir mon cœur sous cette sombre charmille se fit jour en ces mots :

– Mais ce qui est vrai, c’est que j’ai rencontré le diable dans ce bois, et que je l’ai vu désarmer. Loué soit Dieu que nous nous en soyons tirés vivants… Loué soit Dieu qu’il reste pierre sur pierre des murailles de Durrisdeer. Ah ! Mr. Alexander, quand vous reviendrez ici, fût-ce dans cent ans, et dans la plus belle et gaie société du pays, n’oubliez pas de vous recueillir un instant pour prier.

Mylord hocha gravement la tête.

– Ah ! dit-il, Mackellar a toujours raison. Oui, ôtez votre coiffure (lui-même se découvrit et étendit la main). Ô Seigneur, reprit-il, je Te remercie, et mon fils Te remercie, pour Tes grandes et manifestes bontés. Accorde-nous un peu de répit ; défends-nous du méchant. Frappe-le, Ô Seigneur, sur sa bouche menteuse !

Ces derniers mots lui échappèrent comme un cri ; et là-dessus, soit que la colère remémorée lui coupât la parole, ou soit qu’il s’aperçût de l’étrangeté de sa prière, il s’arrêta court ; puis, une minute après, il remit son chapeau sur sa tête.

– Je crois que vous oubliez une phrase, Mylord, dis-je. Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. Car le Royaume est Tien, et la puissance, et la gloire, pour les siècles des siècles. Amen.

– Ah ! c’est facile à dire, répliqua Mylord. C’est bien facile à dire, Mackellar. Moi, pardonner !… Mais j’aurais l’air d’un imbécile si j’avais l’audace de le prétendre.

– L’enfant, Mylord ! dis-je, non sans sévérité, car je trouvais ses expressions peu convenables en présence d’un enfant.

– Oui, c’est juste, dit-il. Ce sont histoires un peu sombres pour un gamin. Allons chercher des nids.

Ce fut sinon le même jour, du moins peu après, que Mylord, me trouvant seul, se déboutonna davantage sur le même sujet.

– Mackellar, dit-il, je suis à présent très heureux.

– Je le crois bien, Mylord, dis-je, et de vous voir ainsi me dilate le cœur.

– Le bonheur a ses obligations, ne croyez-vous pas ? dit-il rêveusement.

– J’en suis persuadé, dis-je, tout comme le malheur. Si nous n’étions ici-bas pour tâcher de faire mieux, à mon humble avis, plus tôt nous serions disparus, mieux cela vaudrait pour tout le monde.

– Oui, mais si vous étiez dans ma peau, lui pardonneriez-vous ? La brusquerie de l’attaque me déconcerta un peu.

– C’est notre devoir strict, dis-je.

– Tu ! tu ! dit-il. Ce sont des mots. Vous-même, lui pardonnez-vous ?

– Eh bien… non ! dis-je. Dieu me pardonne, mais je ne peux pas.

– Serrons-nous la main là-dessus ! s’écria Mylord, presque gaiement.

– C’est une mauvaise occasion de se serrer la main, dis-je, pour des chrétiens. Je me réserve pour une autre, plus évangélique.

Je dis cela en souriant un peu ; mais Mylord, lui, quitta la chambre avec un grand éclat de rire.

Je ne trouve pas d’expression adéquate pour qualifier l’esclavage de Mylord à l’égard de l’enfant. Il était perdu dans cette pensée continuelle : affaires, amis, femme, tout était oublié, ou il ne se les rappelait que par un effort pénible, comme celui qui lutte avec une idée fixe. Cette obsession était surtout remarquable en ce qui concernait sa femme. Depuis que je connaissais Durrisdeer, elle n’avait cessé d’être le lest de ses pensées, et l’aimant de ses yeux ; mais désormais il l’ignorait entièrement. Je l’ai vu paraître sur le seuil d’une chambre, y jeter un regard circulaire, et passer devant Mylady comme devant un chien couché auprès du feu. C’était Alexander qu’il cherchait, et Mylady le savait bien. Je l’ai entendu lui parler si rudement que je faillis le lui faire remarquer : c’était pour une cause analogue, car elle avait contrarié Alexander. Sans doute, c’était là une sorte de châtiment qui pesait sur Mylady. Sans doute, la situation était renversée contre elle, comme seule la Providence sait le faire ; elle qui s’était, durant tant d’années, montrée inaccessible à toutes les marques de tendresse, c’était son tour d’être négligée ; elle est d’autant plus louable d’avoir fait bonne figure.

Il en résulta une situation étrange. Nous avions une fois de plus deux partis dans le château, mais j’étais à présent avec Mylady. Ce n’est pas que je perdis rien de mon affection pour mon maître. Mais, d’abord, il avait beaucoup moins besoin de ma société. Ensuite, le cas de Mr. Alexander n’était aucunement comparable à celui de Miss Katharine, pour laquelle Mylord n’avait jamais eu la moindre attention. Et, en troisième lieu, j’étais blessé par le changement qu’il manifestait envers sa femme, changement où je voyais une sorte d’infidélité. Je ne pouvais qu’admirer, d’ailleurs, la constance et la douceur qu’elle déployait. Peut-être ses sentiments à l’égard de Mylord, fondés primitivement sur la pitié, étaient-ils d’une mère plus que d’une épouse ; peut-être se plaisait-elle à voir, pour ainsi dire, ses deux enfants si heureux l’un avec l’autre ; d’autant que l’un avait autrefois souffert si injustement. Mais, malgré tout, et bien que je ne découvrisse en elle aucune trace de jalousie, elle se rejetait sur la société de la pauvre délaissée Miss Katharine ; et moi, de mon côté, j’en arrivais de plus en plus à passer mes heures de loisir avec la mère et la fille. J’attachais peut-être trop d’importance à cette division, car la famille était relativement heureuse ; pourtant le fait était là ; mais Mylord s’en apercevait-il ou non, je l’ignore. Je ne le crois pas, tant il était féru absolument de son fils ; mais nous autres le savions, et cette connaissance nous faisait parfois souffrir.

Ce qui nous inquiétait surtout, néanmoins, était le danger réel et croissant qui en résultait pour le petit. Mylord était son père ressuscité ; on pouvait craindre qu’à son tour le fils ne devînt un second Maître. Le temps a fait voir que ces craintes étaient fort exagérées. À coup sûr, il n’est pas aujourd’hui de plus digne gentilhomme dans toute l’Écosse, que le septième lord Durrisdeer. Touchant mon abandon de son service, il ne m’appartient pas de rien dire, surtout dans ces mémoires écrits uniquement pour justifier son père…

NOTE DE L’ÉDITEUR

On omet ici cinq pages du manuscrit de M. Mackellar. Leur lecture m’a laissé l’impression que celui-ci, dans sa vieillesse, était devenu un serviteur assez exigeant. Contre le septième lord Durrisdeer (avec lequel, en tout cas, nous n’avons rien à voir) il n’allègue aucun fait précis.

R.L.S.

… Mais nous avions la crainte, à cette époque, qu’il ne devînt, en la personne de son fils, une seconde édition de son frère. Mylady avait tenté d’instaurer un peu de saine discipline ; elle avait dû y renoncer, et laissait aller les choses, avec un secret déplaisir. Elle hasardait parfois quelques allusions ; et parfois, lorsqu’il lui revenait un exemple trop abusif de l’indulgence de Mylord, elle se trahissait par un geste, voire une exclamation. Quant à moi, cette crainte me hantait jour et nuit, moins à cause de l’enfant qu’à cause du père. Celui-ci s’était endormi, il rêvait son rêve, et un réveil trop brusque lui eût infailliblement été funeste. Je ne concevais pas qu’il pût survivre, et je me voilais la face à la perspective de son déshonneur.

Ce fut cette continuelle préoccupation qui me donna enfin le courage de parler : la chose mérite d’être contée en détail. Mylord et moi étions un jour assis à mon bureau, en train de régler quelque fastidieuse affaire ; il avait, je l’ai dit, perdu son intérêt d’autrefois en ce genre d’occupations ; il aspirait clairement à en avoir fini, et il avait l’air chagrin, las, et une idée plus vieux que je ne l’avais vu auparavant. Ce fut, je pense, son visage ravagé qui me fit soudain entreprendre une explication.

– Mylord, dis-je, la tête baissée, et feignant de poursuivre mon travail, ou plutôt laissez-moi vous appeler encore Mr. Henry, car je redoute votre colère, et je désire que vous pensiez aux jours d’autrefois…

– Mon bon Mackellar ! dit-il ; et cela d’un ton si doux que je faillis renoncer à mon dessein. Mais je me rappelai que je parlais pour son bien, et tins ferme mon drapeau.

– N’avez-vous jamais réfléchi à ce que vous faisiez ? demandai-je.

– Qu’est-ce que je fais ? répondit-il. Je n’ai jamais été fameux pour deviner les charades.

– Que faites-vous avec votre fils ? dis-je.

– Eh bien, dit-il, avec un ton presque de défi, et qu’est-ce que je fais avec lui ?

– Votre père était un excellent homme, dis-je, biaisant. Mais croyez-vous qu’il fut un père sage ?

Il prit un temps avant de parler ; puis répliqua :

– Je ne dis rien contre lui. J’en aurais beaucoup à dire, peut-être ; mais je me tais.

– C’est bien cela, dis-je. Vous en avez du moins sujet. Et cependant votre père était un excellent homme ; impossible d’être meilleur, sauf sur un point, ni plus sage. Où il achoppait, il est fort possible qu’un autre serait tombé. Ses deux fils…

Soudain, Mylord frappa violemment sur la table.

– Qu’est-ce ceci ? s’écria-t-il. Expliquez-vous !

– Je vais le faire, dis-je, d’une voix presque étouffée par les battements de mon cœur. Si vous continuez à gâter Mr. Alexander, vous marchez sur les traces de votre père. Prenez garde, Mylord, car votre fils, en grandissant, pourrait bien suivre celles du Maître.

Je n’avais aucunement l’intention de lui dire les choses aussi crûment ; mais une peur excessive inspire une manière de courage brutal, et même le plus brutal de tous. Je brûlai mes vaisseaux par ce simple mot. Je ne reçus pas de réponse. Quand je levai la tête, Mylord s’était mis debout ; mais l’instant d’après, il tombait pesamment sur le parquet. L’accès ne dura guère ; il revint à lui tout vertigineux, porta la main à sa tête, que je supportais alors, et dit, d’une voix entrecoupée : « Je me suis senti mal. » – Et peu après : « – Aidez-moi. » Je le remis sur ses pieds, et il resta debout, mais en se tenant à la table. – « Je me suis senti mal, Mackellar, répéta-t-il. Quelque chose s’est brisé en moi, Mackellar, ou a été sur le point de se briser, et puis tout s’est mis à tourner. J’étais, je pense, très en colère. Cela ne fait rien, Mackellar, cela ne fait rien, mon ami. Je ne voudrais pas faire tomber un cheveu de votre tête. Il y a trop de choses entre nous. L’une, particulièrement. Mais j’y pense, Mackellar, je vais aller voir Mme Henry, je pense que je ferai bien de l’aller voir.

Et il quitta posément la pièce, me laissant accablé de remords.

Bientôt, la porte s’ouvrit brusquement, et Mylady entra, en coup de vent. Ses yeux lançaient des éclairs.

– Qu’est-ce que c’est ? s’écria-t-elle. Qu’avez-vous fait à mon mari ? Est-ce que rien ne vous apprendra jamais votre position dans la maison ? Cesserez-vous jamais de faire le brouillon et de vous mêler de tout ?

– Mylady, répondis-je, depuis que je suis dans ce château, j’ai reçu beaucoup de mauvaises paroles. Pendant un temps, elles furent mon régime quotidien, et j’ai tout avalé. Mais aujourd’hui, vous pouvez m’appeler comme il vous plaira ; vous ne trouverez pas de nom assez dur pour qualifier ma maladresse. Elle procédait cependant de la meilleure intention.

Je lui avouai tout avec simplicité, tel que je l’expose ici. Après m’avoir écouté, elle se recueillit, et je m’aperçus que sa colère s’apaisait.

– Oui, dit-elle, votre intention était bonne. J’ai eu, moi aussi, la même idée, ou plutôt la même tentation, ce qui fait que je vous pardonne. Mais, grand Dieu, ne comprenez-vous pas qu’il n’en peut supporter davantage ? Il n’en peut plus supporter !… La corde est tendue à se rompre. Qu’importe l’avenir, si le présent est supportable ?

– Amen, dis-je. Je ne me mêlerai plus de rien. Je suis bien aise que vous reconnaissiez la pureté de mes intentions.

– Oui, dit Mylady ; mais une fois le moment venu, je pense que le courage vous a manqué ; car vous avez parlé d’une façon fort cruelle.

Elle se tut, me considéra ; puis soudain, elle eut un léger sourire, et me dit cette phrase singulière :

– Savez-vous ce que vous êtes, Mr. Mackellar ? Vous êtes une vieille fille.

Aucun autre incident notable ne survint dans la famille jusqu’au retour de cet oiseau de mauvais augure, le Maître. Mais je dois insérer ici un second extrait des mémoires du chevalier Burke, intéressant par lui-même, et tout à fait nécessaire à mon dessein. Ces pages contiennent nos seuls renseignements sur les voyages du Maître dans l’Inde ; et on y voit pour la première fois apparaître Secundra Dass. Un fait, en outre, y est clairement indiqué, fait dont la connaissance, il y a vingt ans, nous eût épargné bien des malheurs et des chagrins ! le fait que Secundra Dass savait l’anglais.