Le Maître de Ballantrae/V Ce qui se passa dans la nuit du 27 février 1757

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Traduction par Théo Varlet.
Texte établi par Serge Soupel, Flammarion (p. 143-165).

V

Ce qui se passa dans la nuit du 27 février 1757


Le soir de l’entrevue racontée plus haut, le Maître sortit du château, et ne rentra que dans la journée du lendemain, ce fatal 27 février ; mais où il alla, et ce qu’il fit, personne ne se donna la peine de le demander avant le surlendemain. Si nous l’avions fait, cependant, ce que nous fîmes alors, fut fait sans rien savoir, et doit être jugé pareillement : aussi raconté-je les événements tels qu’ils nous apparurent à l’origine, et je garde tout ce que j’ai découvert depuis pour l’époque de la découverte. Car j’en suis arrivé maintenant à l’un des épisodes les plus sombres de mon récit, et je dois réclamer pour mon maître l’indulgence du lecteur.

Ce temps rigoureux dura toute la journée du 27. Le froid était mortel ; les gens que l’on croisait fumaient comme des cheminées ; les bûches s’empilaient dans l’âtre spacieux de la salle ; quelques oiseaux printaniers qui s’étaient déjà fourvoyés jusque dans nos contrées du nord assiégeaient les fenêtres du château, ou sautillaient sur le gazon gelé, comme dépaysés. Vers midi, un rayon de soleil perça, éclairant un merveilleux paysage hivernal et glacé de collines et de bois tout blancs. Là-bas, derrière le cap, le lougre de Crail attendait le vent, et de chaque ferme ou cottage, les fumées montaient droit dans l’air. Avec le soir, la trouée se referma dans la brume ; la nuit tomba, sombre, sans étoiles et excessivement froide : une nuit des plus hors de saison, digne d’événements singuliers.

Mme Henry se retira, selon sa nouvelle habitude, très tôt. Nous nous étions mis récemment à passer les soirées en jouant aux cartes, – nouveau symptôme que notre hôte s’ennuyait profondément de l’existence de Durrisdeer ; – et nous jouions depuis peu de temps, lorsque Mylord quitta sans bruit sa place au coin du feu et partit sans rien dire se réchauffer dans son lit. Les trois personnes restantes n’avaient ni sympathie ni politesse à échanger ; pas un de nous ne serait demeuré un instant pour en obliger un autre ; néanmoins, par la force de l’habitude, et comme on venait de distribuer les cartes, nous continuâmes la partie. Je dois dire que nous nous couchions tard ; et bien que Mylord se fût retiré plus tôt qu’à son ordinaire, la pendule avait déjà dépassé minuit, et les domestiques étaient au lit depuis longtemps. Je dois dire également que le Maître, bien que je ne l’aie jamais vu influencé par la boisson, avait bu abondamment, et se trouvait peut-être un peu échauffé sans toutefois qu’il y parût.

En tout cas, il recourut alors à une de ses transitions ; et, sitôt la porte refermée derrière Mylord, et sans le moindre changement de ton, il passa de la conversation polie habituelle à un torrent d’injures.

– Mon cher Henry, c’est à vous de jouer, venait-il de dire ; – et il continua : – il est vraiment curieux de vous voir, jusque dans cette mince affaire d’un jeu de cartes, déployer une telle rusticité. Vous jouez, Jacob, comme un vieux laird à bonnet, ou un matelot dans une taverne. Même pesanteur, même avidité mesquine, cette lenteur d’hébété qui me fait rager ; il est bizarre que j’aie un pareil frère. Même Bouts-Carrés montre une certaine vivacité lorsqu’il craint pour son enjeu ; mais toute la fastidiosité de jouer avec vous, je manque de mots pour l’exprimer.

Mr. Henry continua de regarder ses cartes, comme s’il méditait longuement quelque coup ; mais il avait l’esprit ailleurs.

– Bon Dieu ! ce sera-t-il jamais fini ? s’écria le Maître. Quel lourdaud. Mais que vais-je embarrasser d’expressions françaises quelqu’un perdu dans une telle ignorance ? Un lourdaud, mon cher frère, est comme qui dirait un colas, un benêt, un croûton, un individu sans grâce, sans légèreté ni alacrité ; aucun talent de plaire, aucun brillant naturel : celui que vous pourrez voir quand vous le voudrez, en regardant un miroir. Je vous dis cela pour votre bien, je vous assure ; et en outre, Bouts-Carrés – (et il me regarda en étouffant un bâillement) – c’est une de mes distractions en ce lieu d’ennui, de vous retourner, vous et votre maître, comme des châtaignes au feu. Je prends un vif plaisir à votre cas, et observe que le surnom, tout grossier qu’il soit, a toujours le pouvoir de vous faire faire la grimace. Mais j’ai parfois plus de difficulté avec ce cher garçon-ci, qui semble s’être endormi sur ses cartes. Ne voyez-vous pas l’application de l’épithète que je viens de vous gloser, mon cher Henry ? Je vais vous la faire voir. Par exemple, avec toutes ces solides qualités que j’ai plaisir à vous reconnaître, je ne sache pas de femme qui ne me préfère, – ni, je pense (poursuivit-il avec la plus suave délibération) – je pense, qui ne continue à me préférer.

Mr. Henry déposa ses cartes. Il se leva très lentement, sans cesser de paraître absorbé en de profondes réflexions.

– Lâche ! dit-il doucement, comme à lui-même. Et puis, sans nulle hâte ni violence spéciales, il frappa le Maître sur la bouche.

Le Maître bondit et sembla transfiguré. Je ne le vis jamais aussi beau.

– Un coup ! s’écria-t-il. Je n’en recevrais pas du Dieu Tout-Puissant !

– Baissez la voix, dit Mr. Henry. Voulez-vous donc que votre père intervienne de nouveau en votre faveur ?

– Messieurs ! Messieurs ! m’écriai-je, tâchant de m’interposer.

Le Maître me prit par l’épaule, me tint à bout de bras, et s’adressant toujours à son frère :

– Savez-vous ce que cela signifie ? demanda-t-il.

– Ce fut le geste le plus délibéré de ma vie, répliqua Mr. Henry.

– Je veux du sang, j’aurai du sang pour cela, dit le Maître.

– Le vôtre, s’il plaît à Dieu, dit Mr. Henry.

Et il s’en alla décrocher à une panoplie du mur une paire de sabres nus. Puis il les présenta au Maître par les pointes.

– Mackellar, veillez à ce que le combat soit loyal. Je crois la chose indispensable.

– Vous n’avez pas besoin de m’insulter davantage, dit le Maître, qui prit l’un des sabres au hasard. Je vous ai haï depuis toujours.

– Mon père vient seulement de se mettre au lit, dit Mr. Henry. Il nous faut aller quelque part en dehors du château.

– La grande charmille conviendrait tout à fait, dit le Maître.

– Messieurs, dis-je, honte sur vous deux ! Allez-vous, fils de la même mère, détruire la vie qu’elle vous a donnée ?

– Si fait, Mackellar, dit Mr. Henry, avec la même tranquillité d’allures qu’il n’avait cessé de manifester.

– C’est ce que je saurai empêcher, dis-je.

Il y a ici une tache sur ma vie. À ces mots que je venais de prononcer, le Maître dirigea sa lame contre ma poitrine. Je vis la lueur courir le long de l’acier ; et je levai les bras au ciel en tombant à genoux devant lui.

– Non ! non ! m’écriai-je, comme un enfant.

– Il ne nous gênera plus, dit le Maître. C’est une bonne chose que d’avoir un lâche à son service.

– Il nous faut de la lumière, dit Mr. Henry, comme s’il ne s’était rien passé.

– Ce trembleur portera une couple de bougies, dit le Maître.

Soit dit à ma honte, j’étais encore tellement aveuglé par l’éclat de ce sabre nu que j’offris d’aller chercher une lanterne.

– Nous n’avons pas besoin de l-l-lanterne, dit le Maître, en me contrefaisant. Il n’y a pas un souffle d’air. Allons, debout, prenez une couple de bougies et marchez devant. Je viens derrière vous avec ceci. Et tout en parlant, il fit étinceler la lame.

Je pris les flambeaux et le précédai ; – je donnerais ma main droite pour racheter cette démarche ; mais un couard ne peut être qu’esclave, et tout en marchant, mes dents s’entrechoquaient. Il en était comme il l’avait dit : l’air, sans un souffle, était saisi par une constriction glacée, et tandis que nous avancions à la clarté des bougies, les ténèbres faisaient comme un toit par-dessus nos têtes. Pas un mot ne fut prononcé : on n’entendait d’autre bruit que le craquement de nos pas sur le chemin gelé. Le froid de la nuit tombait sur moi comme une seillée d’eau ; je ne tremblais pas que de terreur ; mais mes compagnons, nu-tête comme moi, et venant de la salle chauffée, ne semblaient pas même s’apercevoir du changement.

– Voici l’endroit, dit le Maître. Déposez les bougies.

J’obéis, et les flammes montèrent aussi droites que dans une chambre, au milieu des ramures givrées. Je regardai les deux frères prendre leurs places.

– J’ai un peu de lumière dans les yeux, dit le Maître.

– Je vous donnerai tous les avantages, répliqua Mr. Henry, en se déplaçant, car je crois que vous allez mourir.

Sa voix était plus triste qu’autre chose, mais avec une sonorité spéciale.

– Henry Durie, dit le Maître, deux mots avant de commencer. Vous êtes un escrimeur, vous savez tenir un fleuret ; mais vous ne savez pas quel changement cela fait de tenir un sabre ! Et à ce que je pense, c’est vous qui tomberez. Mais voyez la force de ma situation ! Si vous tombez, je m’évade de ce pays et vais rejoindre mon argent. Si je tombe, qu’advient-il de vous ? Mon père, votre femme, – qui est en galanterie avec moi, vous le savez très bien – comme ils me vengeront ! Aviez-vous pensé à cela, mon cher Henry ?

Il regarda son frère en souriant, puis fit un salut de salle d’armes.

Sans dire un mot, Mr. Henry salua aussi, et les sabres se croisèrent.

Je ne suis pas juge du combat ; d’ailleurs, j’avais perdu la tête, de froid, de crainte et d’horreur ; mais il me semble que Mr. Henry prit et garda le dessus dès l’engagement, pressant son adversaire avec une furie contenue et bouillonnante. Il le serrait de plus en plus près, quand soudain le Maître fit un bond en arrière et étouffa un juron ; et je crois que ce mouvement lui mit une fois de plus la lumière dans les yeux. Ensuite, ils reprirent, sur le nouveau terrain ; mais d’un peu plus près, ce me semble, et Mr. Henry avec une ardeur toujours croissante, le Maître avec une confiance sans nul doute ébranlée. Car il est sûr qu’il se sentait perdu, et goûtait quelque chose de la froide agonie de la peur ; sinon, il n’eût pas tenté son coup de traître. Je ne puis dire que je le suivais, car mon œil inexpert n’était pas assez prompt pour saisir les détails, mais il dut empoigner la lame de son frère avec sa main gauche, – pratique non autorisée. – Il est sûr que Mr. Henry ne se sauva qu’en faisant un bond de côté ; et sûr aussi que le Maître, emporté par son élan, tomba sur un genou, et, avant qu’il pût faire un geste, il avait reçu le sabre dans le corps.

Je poussai un cri étouffé, et accourus ; mais le corps était déjà étendu sur le sol, où il se débattit un instant comme un ver écrasé, puis resta immobile.

– Regardez sa main gauche, dit Mr. Henry.

– Elle est pleine de sang, dis-je.

– À l’intérieur ? demanda-t-il.

– Elle est coupée à l’intérieur, répondis-je.

– Je le pensais, dit-il, en tournant le dos.

J’ouvris les vêtements de l’homme ; le cœur était muet : il ne battait plus.

– Dieu nous pardonne, Mr. Henry ! m’écriai-je. Il est mort !

– Mort ? répéta-t-il, avec stupeur ; puis, élevant la voix : – Mort ? mort ? dit-il. Et tout à coup il jeta sur le sol son sabre ensanglanté.

– Qu’allons-nous faire ? dis-je. Soyez vous-même, Monsieur. Il est trop tard, maintenant, il faut vous ressaisir.

Il se retourna, les yeux fixés sur moi.

– Oh ! Mackellar ! dit-il, en cachant son visage entre ses mains.

Je le tirai par son habit.

– Pour Dieu, pour nous tous, soyez plus courageux ! dis-je. Qu’allons-nous faire ?

Il me montra de nouveau son visage avec le même regard stupide.

– Faire ? dit-il. Et alors son regard tomba sur le corps, et il cria : Oh ! en portant la main à son front, comme s’il ne se souvenait plus ; et, me laissant là, il s’en fut vers le château, courant et titubant.

Je demeurai un instant pensif ; puis il m’apparut clairement que mon devoir était du côté des vivants ; et je courus après lui, laissant les bougies sur le sol glacé et le cadavre gisant à leur clarté sous les arbres. Mais j’eus beau courir, il avait de l’avance sur moi, et il était rentré dans la maison et monté à la salle, où je le trouvai debout devant le feu, le visage une fois de plus entre les mains. Il tremblait visiblement.

– Mr. Henry, Mr. Henry, dis-je, ceci va causer notre perte à tous.

– Qu’est-ce que j’ai fait ? s’écria-t-il.

Puis me regardant avec une expression que je n’oublierai jamais :

– Qui va le dire au vieux ? dit-il.

Le mot me frappa au cœur ; mais ce n’était pas le moment des faiblesses. J’allai lui verser un verre d’eau-de-vie.

– Buvez cela, dis-je, buvez tout.

Je le forçai d’avaler, comme un enfant ; et comme j’étais tout transi du froid nocturne, je suivis son exemple.

– Il faut qu’il le sache, Mackellar, dit-il, il faut qu’il sache.

Et il se laissa tomber dans un fauteuil – celui de Mylord, au coin de la cheminée – et fut secoué de sanglots spasmodiques.

Une détresse m’envahit ; il était clair que je n’avais rien à attendre de Mr. Henry.

– Allons, dis-je, restez ici, je me charge de tout.

Et prenant un flambeau à la main, je m’avançai hors de la pièce dans l’obscurité de la maison. Personne ne bougeait : il était à croire qu’on ne s’était aperçu de rien ; et j’avais à chercher le moyen d’accomplir le reste dans le même secret. Ce n’était pas l’heure des cérémonies : j’ouvris la porte de Mylady sans me donner la peine de frapper, et pénétrai directement chez elle.

– Il est arrivé un malheur ! s’écria-t-elle, de son lit, en se mettant sur son séant.

– Madame, dis-je, je vais retourner dans le corridor, et vous vous vêtirez au plus vite. Il y a beaucoup à faire.

Elle ne me harcela point de questions, et ne se fit pas attendre. Je n’avais pas eu le temps de préparer un mot de ce que je devais lui dire, lorsqu’elle apparut sur le seuil et me fit signe d’entrer.

– Madame, dis-je, si vous n’êtes pas résolue à montrer beaucoup de courage, j’irai m’adresser ailleurs ; car si personne ne m’aide cette nuit, c’en est fait de la maison de Durrisdeer.

– Je suis pleine de courage, dit-elle ; et elle me regarda avec une espèce de sourire, très pénible à voir, mais très brave aussi.

– On en est venu à un duel, dis-je.

– Un duel ? répéta-t-elle. Un duel ? Henry et…

– Et le Maître, dis-je. On a supporté si longtemps des choses, des choses dont vous ne savez rien, et que vous ne croiriez pas si je vous les disais. Mais cette nuit, cela a été trop loin, et lorsqu’il vous eut insultée…

– Attendez, dit-elle. Qui, il ?

– Oh ! Madame, m’écriai-je, donnant libre cours à mon amertume, vous me posez une telle question ? En ce cas, je n’ai plus qu’à chercher de l’aide ailleurs. Il n’y en a pas ici !

– Je ne sais en quoi je vous ai offensé, dit-elle. Pardon. Mais tirez-moi de cette incertitude.

Mais je n’osais parler encore ; je n’étais pas sûr d’elle ; et, dans ce doute, et avec la sensation d’impuissance qu’il créait en moi, je m’adressai à la malheureuse avec une sorte de colère.

– Madame, dis-je, il est question de deux hommes. L’un d’eux vous a insultée, et vous me demandez lequel. Je vais vous aider à répondre. Avec l’un de ces hommes vous avez passé toutes vos heures : l’autre vous l’a-t-il reproché ? Envers l’un, vous avez toujours été aimable, envers l’autre, comme Dieu me voit et nous juge, non, je ne le crois pas : vous en a-t-il moins aimée ? Ce soir, l’un de ces deux hommes a dit à l’autre, devant moi – moi, un étranger à gages – que vous étiez en galanterie avec lui. Sans que je dise un mot de plus, vous pouvez répondre à votre question : Qui était-ce ? Mais, Madame, répondez encore à cette autre : S’ils en sont venus à cet affreux dénouement, à qui la faute ?

Elle me regarda comme égarée. – Grand Dieu ! exclama-t-elle une première fois ; puis une seconde fois, elle se répéta tout bas : – Grand Dieu !… Par pitié, Mackellar, qu’est-il arrivé ? Je suis prête à tout entendre.

– Vous n’êtes pas prête, dis-je. N’importe ce qui est arrivé, il vous faut d’abord avouer que c’est par votre faute.

– Oh ! s’écria-t-elle en se tordant les mains, – cet homme me rendra folle ! Ne pouvez-vous me séparer de vos pensées ?

– Je ne pense aucunement à vous, m’écriai-je. Je ne pense à rien qu’à mon cher et infortuné maître.

– Ah ! s’écria-t-elle, en portant la main à son cœur, est-ce que Henry est mort ?

– Baissez la voix, dis-je. – L’autre.

Elle vacilla comme sous une rafale ; et j’ignore si ce fut par lâcheté ou par détresse, elle se détourna et regarda le parquet.

– Voilà de terribles événements, dis-je à la fin, lorsque son silence eut commencé à me faire peur ; – et nous avons besoin, vous et moi, de tout notre courage, si nous voulons sauver la maison.

Elle ne répondit rien. Je repris :

– Il y a miss Katharine, en outre. Si nous ne venons à bout d’étouffer cette affaire, le déshonneur sera son seul héritage.

Je ne sais si ce fut l’idée de son enfant, ou le simple mot de déshonneur qui la ranima ; mais je n’eus pas plus tôt parlé, qu’un soupir s’échappa de ses lèvres, un soupir tel que je n’en ouïs jamais : on eût dit qu’elle était écrasée sous une montagne, et qu’elle cherchait à rejeter ce faix. Un instant plus tard, elle avait recouvré la voix.

– Ce fut un combat, murmura-t-elle. Ce ne fut pas…

Et elle n’osait prononcer le mot.

– Ce fut un combat loyal du côté de mon maître, dis-je. Quant à l’autre, il fut tué tout juste comme il employait un coup de traîtrise.

– Impossible ! s’écria-t-elle.

– Madame, dis-je, la haine de cet homme flambe dans mon sein comme un feu ; oui, et malgré sa mort. Dieu sait, j’eusse arrêté le combat, si j’avais osé. J’avoue à ma honte que je ne l’ai pas fait. Mais en le voyant tomber, si ma pitié envers mon maître m’avait laissé le loisir de penser à autre chose, c’eût été pour me réjouir de cette délivrance.

Je ne sais si elle prit garde à mes paroles. Elle prononça :

– Et Mylord ?

– Je m’en charge, dis-je.

– Vous ne lui parlerez pas comme vous m’avez parlé ? demanda-t-elle.

– Madame, dis-je, n’avez-vous pas d’autre souci ? Remettez-moi Mylord.

– Et qui encore ? reprit-elle.

– Votre mari, dis-je.

Elle me regarda d’un air impénétrable.

– Allez-vous lui tourner le dos ? insistai-je.

Elle me regardait toujours. Puis sa main se posa de nouveau sur son cœur.

– Non, dit-elle.

– Dieu vous bénisse pour ce mot ! Allez donc le trouver : il est dans la salle. Parlez-lui, – peu importe ce que vous direz ; tendez-lui la main : dites : Je sais tout… et si Dieu vous en donne la grâce, ajoutez : Pardonnez-moi.

– Que Dieu vous fortifie, et vous inspire la pitié, dit-elle. Je vais trouver mon mari.

– Permettez-moi de vous éclairer, dis-je, en prenant le flambeau.

– Je trouverai bien ma route dans l’obscurité, dit-elle, avec un frisson ; – et ce frisson, je crois, était à mon adresse.

Nous nous séparâmes donc. Elle descendit l’escalier et se dirigea vers le mince rai de lumière qui filtrait par la porte de la salle, – tandis que je suivais le couloir jusqu’à la chambre de Mylord. Je ne saurais dire pourquoi, mais il m’était impossible de pénétrer chez ce vieillard comme je l’avais fait chez la jeune femme : bien à contrecœur, il me fallut frapper. Mais sa vieillesse avait le sommeil léger, ou peut-être il ne dormait pas ; et à mon premier coup, il me cria d’entrer.

Lui aussi, il se redressa dans son lit. Il avait la pâleur exsangue de la vieillesse ; et, malgré l’apparence d’une certaine carrure que lui donnaient ses vêtements de jour, il semblait à cette heure frêle et ratatiné, avec une tête (il avait enlevé sa perruque) guère plus grosse que celle d’un enfant. Ceci m’intimida non moins que son air égaré où se lisait le pressentiment d’un malheur. Ce fut, néanmoins, d’une voix calme qu’il me demanda ce que je lui voulais. Je posai mon flambeau sur une chaise, m’accoudai sur le pied du lit, et le regardai.

– Lord Durrisdeer, vous êtes bien persuadé que je suis un partisan dans votre famille.

– J’espère qu’il n’y a chez moi aucun parti, dit-il. Que vous aimiez mon fils sincèrement, cela j’ai toujours été heureux de le reconnaître.

– Oh, Mylord, ce n’est pas l’heure de ces politesses, répliquai-je. Si nous voulons faire la part du feu, il est nécessaire de voir les choses comme elles sont. Je suis un partisan, tous nous avons été des partisans ; c’est en qualité de partisan que je suis venu au milieu de la nuit pour plaider devant vous. Il faut que vous m’écoutiez : avant de sortir, je vous dirai pourquoi.

– C’est volontiers que je vous écouterai, Mr. Mackellar, dit-il, à toute heure du jour comme de la nuit, car je suis persuadé que vous ne direz rien sans motif. Vous avez parlé une fois très à propos, je ne l’ai pas oublié.

– Je suis ici pour plaider la cause de mon maître, dis-je. Je n’ai pas besoin de vous exposer sa manière d’agir. Vous savez dans quelle situation il est placé. Vous savez avec quelle générosité il a toujours accueilli les désirs de votre… vos désirs, – repris-je, arrêté par le nom de fils. – Vous savez… vous devez savoir… ce qu’il a souffert… ce qu’il a souffert à cause de sa femme.

– Mr. Mackellar ! s’écria Mylord, se dressant dans son lit comme un lion irrité.

– Vous avez dit que vous m’écouteriez ! Ce que vous ne savez pas, ce que vous devez savoir, l’une des choses dont je suis venu vous entretenir, c’est la persécution qu’il lui a fallu supporter en particulier. Vous n’avez pas le dos tourné, que celui que je n’ose vous nommer le harcèle des brocards les plus féroces ; il lui jette au nez – pardonnez-moi, Mylord, – il lui jette au nez votre partialité, l’appelle Jacob, l’appelle lourdaud, le poursuit de lâches railleries, insupportables à quiconque. Mais si l’un de vous se montre, sur l’instant tout change ; et mon maître est réduit à sourire et caresse l’homme qui vient de l’abreuver d’injures ; je le sais parce que j’ai reçu ma part de celles-ci, et je vous affirme que cette existence est insupportable. Depuis des mois il l’a subie ; elle a commencé avec la venue de cet homme ; c’est du nom de Jacob que mon maître a été salué le premier soir.

Mylord fit un mouvement comme pour sortir des draps et se lever.

– Si tout cela est vrai, … dit-il. !

– Ai-je l’air de mentir ? interrompis-je, l’arrêtant de la main.

– Vous auriez dû me prévenir tout de suite.

– Ah ! Mylord, sans doute, je l’aurais dû, et vous pouvez bien honnir votre infidèle serviteur ! m’écriai-je.

– Je vais y mettre bon ordre, dit-il, et à l’instant même.

De nouveau, il alla pour se lever.

De nouveau, je l’arrêtai.

– Je n’ai pas fini, dis-je. Et plût à Dieu ! Tout ceci, mon cher et infortuné patron l’a enduré sans aide ni réconfort. Vos meilleures paroles, Mylord, ont été des paroles de reconnaissance. Mais il était votre fils, en outre ! Il n’avait pas d’autre père. Il était détesté dans tout le pays, Dieu sait avec quelle injustice. Il avait fait un mariage sans amour. Il se trouvait de toutes parts sans affection ni soutien, – le cher, généreux et noble cœur, seul avec son triste sort !

– Vos pleurs me font beaucoup d’honneur et beaucoup de honte, dit-il avec un trouble sénile. – Mais vous êtes un peu injuste. Henry m’a toujours été cher, très cher. James (je ne le nie pas, Mr. Mackellar), James m’est peut-être plus cher encore. Vous n’avez pas vu mon James sous un jour très favorable : ses malheurs l’ont aigri ; rappelez-vous combien ceux-ci furent grands et immérités. Malgré cela, aujourd’hui encore c’est lui qui a le caractère le plus affectueux. Mais il n’est pas question de lui. Tout ce que vous dites de Henry est parfaitement exact ; cela ne m’étonne pas, je connais toute sa magnanimité. Vous allez dire que je spécule sur celle-ci ? Peut-être. Il y a des qualités dangereuses, des qualités qui exposent à voir abuser d’elles. Mr. Mackellar, je veux m’acquitter avec lui ! je veux mettre ordre à tout cela. J’ai été faible, et, pis encore, aveugle.

– Je ne veux pas que vous vous blâmiez, Mylord, ayant sur la conscience tout ce qui me reste à vous dire, – répliquai-je. Vous n’avez pas été faible ; vous avez été abusé par un infernal hypocrite. Rappelez-vous comme il vous a trompé sur le danger qu’il courait soi-disant ; il vous a trompé du commencement à la fin, à chaque pas. Je veux l’extirper de votre cœur, je veux tourner vos yeux sur votre autre fils. Ah ! c’est en lui que vous avez un vrai fils !

– Non, non, dit-il, deux fils… c’est deux fils que j’ai.

Je laissai échapper un geste de désespoir qui le surprit. Il me regarda en changeant de visage.

– Avez-vous pis encore à m’annoncer ? demanda-t-il, d’une voix défaillante.

– Bien pis, répondis-je. Cette nuit même, il a dit ces paroles à Mr. Henry : « Il n’y a pas de femme qui ne me préfère à vous, ni, je pense, qui ne continue à me préférer. »

– Je ne veux rien entendre contre ma fille, s’écria-t-il. Et sa vivacité à m’interrompre sur ce sujet me fit conclure que ses yeux n’étaient pas aussi aveugles que je l’avais cru, et qu’il avait suivi, non sans anxiété, les progrès du siège de Mme Henry.

– Je ne songe pas à la blâmer, dis-je. Il ne s’agit pas de cela. Ces paroles ont été dites en ma présence à Mr. Henry ; et si vous ne les trouvez pas assez claires, en voici d’autres qui vinrent après : « Votre femme, qui est en galanterie avec moi. »

– Ils se sont querellés ? dit-il.

Je fis un signe affirmatif.

– J’y cours, dit-il, allant une fois encore pour sortir de son lit.

– Non, non ! m’écriai-je, tendant vers lui mes mains jointes.

– Vous ne comprenez pas, dit-il. Ce sont là phrases impardonnables.

– Est-ce que rien ne vous fera comprendre, Mylord ? dis-je.

Ses yeux implorèrent la vérité.

Je me jetai à genoux contre le lit.

– Oh ! Mylord, m’écriai-je, pensez à celui qui vous reste ; pensez à ce pauvre pécheur que vous avez obtenu du ciel, que votre épouse vous a donné, que nous n’avons, aucun de nous, affermi comme il convenait ; pensez à lui, non à vous ; il souffre, lui aussi… pensez à lui ! Voici devant vous la porte des douleurs… la porte qui mène à Christ, à Dieu. Oh ! quelle est grande ouverte. Pensez à lui, de même qu’il a pensé à vous : Qui va le dire à mon père ? – Ce sont ses paroles textuelles. C’est pour cela que je suis venu ! c’est pourquoi je suis en train de plaider à vos pieds.

– Laissez-moi me lever, s’écria-t-il, me rejetant de côté.

Il fut debout avant moi. Sa voix tremblait comme une voile au vent, mais il parlait avec force ; son visage était de neige, mais il avait les yeux secs et le regard assuré.

– C’est trop de discours, dit-il. Où cela s’est-il passé ?

– Sous la charmille, dis-je.

– Et Mr. Henry ? demanda-t-il.

Et, sur ma réponse, son vieux visage se plissa de rides méditatives.

– Et Mr. James ? dit-il.

– Je l’ai laissé par terre, dis-je, – à côté des bougies.

– Des bougies ? s’écria-t-il ; et, courant à la fenêtre, il l’ouvrit et regarda au-dehors. – Elles sont visibles de la route.

– Il n’y passe personne à cette heure, objectai-je.

– Peu importe, dit-il. Quelqu’un pourrait passer. Écoutez ! Qu’est cela ?

C’était, sur la baie, un bruit d’avirons maniés très discrètement. Je le lui dis.

– Les contrebandiers, reprit Mylord. Courez vite, Mackellar ; éteignez ces bougies. En attendant, je vais m’habiller ; et à votre retour, nous verrons ce qu’il convient de faire.

Je descendis l’escalier à tâtons, et gagnai la porte. Dans la distance, on distinguait une lueur qui faisait des points brillants dans la charmille ; par une nuit aussi noire, elle devait être visible en mer, à plusieurs milles ; et je me reprochai amèrement cette imprudence. Et combien davantage lorsque je fus arrivé sur les lieux ! Un des flambeaux était renversé, et sa bougie éteinte. Celle qui restait brûlait paisiblement, et faisait un grand rond de lumière sur le sol gelé. L’intérieur de ce cercle semblait, par contraste avec les ténèbres environnantes, plus clair que le jour. Au milieu, il y avait la flaque de sang ; et un peu plus loin, le sabre de Mr. Henry dont le pommeau était d’argent ; mais de corps, nulle trace. Mon cœur sursauta dans ma poitrine, mes cheveux se hérissèrent sur mon crâne, à ce spectacle inattendu, qui m’emplit d’une crainte affreuse. Je regardai de tous côtés ; la terre était si dure qu’elle ne portait aucune empreinte. Je tendis les oreilles jusqu’à me les endolorir ; mais la nuit se creusait au-dessus de moi comme une église vide ; pas la moindre vaguelette ne se brisait sur le rivage ; on eût pu entendre une épingle tomber dans le comté.

J’éteignis la bougie, et les ténèbres se refermèrent sur moi, absolues. Elles m’environnaient comme une foule dense ; et je retournai au château de Durrisdeer, la tête sans cesse tournée par-dessus l’épaule, en proie aux plus folles imaginations. Sur le seuil, une forme s’avança à ma rencontre ; et je faillis pousser un cri de terreur, lorsque je reconnus Mme Henry.

– Lui avez-vous parlé ? dit-elle.

– C’est lui qui m’a envoyé, dis-je. Il a disparu. Mais pourquoi êtes-vous ici ?

– Il a disparu ! répéta-t-elle. Qui a disparu ?

– Le cadavre, dis-je. Pourquoi n’êtes-vous pas auprès de votre mari ?

– Disparu ? dit-elle. Vous n’avez pas bien regardé. Retournez.

– Il n’y a plus de lumière, dis-je. Je n’ose pas.

– J’y verrai dans l’obscurité. Je suis restée ici longtemps, si longtemps, dit-elle. Allons, donnez-moi la main.

Nous retournâmes la main dans la main jusque sous la charmille, à l’endroit fatal.

– Prenez garde au sang ! dis-je.

– Au sang ! s’écria-t-elle, se rejetant en arrière.

– Je crois qu’il y en a. Je suis quasi aveugle.

– Non, dit-elle, rien ! N’avez-vous pas rêvé ?

– Ah ! plût à Dieu !

Elle aperçut le sabre, le ramassa, et, à la vue du sang, le laissa retomber en ouvrant les mains toutes grandes. – Ah ! s’écria-t-elle. Et puis, avec un réel courage, elle le reprit une seconde fois et l’enfonça jusqu’à la garde dans la terre gelée.

– Je vais l’emporter pour le nettoyer à fond, dit-elle, en regardant de nouveau de tous côtés. – Il n’est peut-être pas mort, ajouta-t-elle.

– Son cœur ne battait plus. Puis, me souvenant : Pourquoi n’êtes-vous pas auprès de votre mari ?

– Ce n’est pas la peine, dit-elle ; il ne me répondra pas.

– Lui, ne pas vous répondre ? Oh ! vous n’avez pas essayé.

– Vous avez le droit de douter de moi, répondit-elle, avec une simplicité digne.

À ces mots, et pour la première fois, elle m’inspira de la pitié.

– Dieu sait, Madame, dis-je, Dieu sait que je ne suis pas si dur que j’en ai l’air ; en cette nuit de malheur, comment peser ses paroles ? Mais je suis l’ami de tous ceux qui ne sont pas les ennemis d’Henry Durie.

– En tout cas, il est dur à vous d’hésiter au sujet de sa femme !

Je découvris, comme si un voile se déchirait, avec quelle noblesse elle supportait ce cruel malheur, et quelle générosité elle opposait à mes reproches.

– Rentrons. Il faut aller raconter ceci à Mylord, dis-je.

– Lui ? je n’oserai jamais, s’écria-t-elle.

– Vous verrez que c’est lui le moins ému de nous tous.

– Et malgré cela, je n’oserai jamais.

– Eh bien, dis-je, retournez auprès de Mr. Henry. Je verrai Mylord.

Nous retournions, moi portant les flambeaux, elle le sabre – singulier fardeau pour une femme – lorsqu’elle eut une autre idée.

– Devons-nous le dire à Henry ? demanda-t-elle.

– Mylord décidera, répondis-je.

Mylord était presque habillé lorsque j’entrai dans sa chambre. Il fronça les sourcils en m’écoutant.

– Les contrebandiers, dit-il. Mais était-il mort ou vivant ?

– Je l’ai cru… dis-je ; et je m’arrêtai, n’osant prononcer le mot.

– Je sais. Mais vous avez pu fort bien vous tromper. Pourquoi l’auraient-ils emporté, s’il n’était plus en vie ? Oh ! voilà une porte grande ouverte à l’espérance. Il faut faire courir le bruit qu’il est reparti – comme il est venu – à l’improviste. Nous devons à tout prix éviter le scandale.

Je vis qu’il songeait, comme nous autres, surtout à l’honneur de la maison. À présent que tous les membres vivants de la famille étaient plongés dans une irrémédiable douleur, il était singulier de nous voir tous préoccupés de cette entité abstraite, la famille en soi, nous efforçant de soutenir le rien immatériel de sa réputation : non seulement les Duries, mais jusqu’à l’intendant à gages.

– Allons-nous le dire à Mr. Henry ? demandai-je à Mylord.

– Je verrai, dit-il. Je veux d’abord lui rendre visite ; puis j’irai avec vous examiner la charmille, et je réfléchirai.

Nous descendîmes à la salle. Mr. Henry était assis devant la table, le front dans la main, comme un homme de pierre. Sa femme se tenait un peu à l’écart, la main sur la bouche ; évidemment, elle n’avait pas réussi à attirer son attention. Mylord s’avança lentement vers son fils ; il avait l’air grave, certes, mais un peu froid, à mon avis. Quand il fut près de lui, il avança les deux mains, et dit :

– Mon fils !

Avec un cri étouffé et inarticulé, Mr. Henry sauta au cou de son père, en sanglotant. Ce fut une scène navrante.

– Oh ! père, s’écria-t-il, vous savez que je l’aimais ; vous savez que je l’avais aimé au début ; je serais mort pour lui, – vous savez cela ! J’aurais donné ma vie pour lui, comme pour vous. Oh ! dites que vous le savez ! Oh ! dites que vous me pardonnez ! Oh ! père, père, qu’ai-je fait… qu’ai-je fait ? Et nous avons passé notre jeunesse ensemble !

Il sanglotait, caressait le vieillard, s’accrochait à son cou, comme un enfant qui a peur.

Puis, il aperçut sa femme (pour la première fois, eût-on dit) qui pleurait tout près de lui, et aussitôt il tomba à ses genoux.

– Oh ! mon amie, s’écria-t-il, vous avez aussi à me pardonner. Moi, votre mari, j’ai toujours fait le malheur de votre existence. Mais rappelez-vous quand j’étais petit ; Henry Durie était inoffensif, alors ; il ne demandait qu’à être votre ami. C’est lui, c’est le vieil enfant qui jouait avec vous… Oh ! pourrez-vous, pourrez-vous jamais me pardonner ?

Durant toute cette scène, Mylord semblait un froid et bénévole spectateur, ayant gardé toute sa lucidité. Au premier cri, qui eût suffi à nous attirer toute la maison, il m’avait dit à mi-voix :

– Fermez la porte. Et puis il hocha la tête en silence. Nous pouvons le laisser avec sa femme, maintenant, dit-il. Prenez un flambeau, Mr. Mackellar.

En accompagnant Mylord, je m’aperçus d’un phénomène singulier. Bien qu’il fît tout à fait noir, et que la nuit fût en somme peu avancée, je croyais sentir l’approche du matin. Il y avait un remuement parmi les ramures vertes, qui faisaient le bruit d’une mer paisible, et des bouffées d’air nous soufflant au visage faisaient vaciller la flamme de la bougie. Cette agitation qui nous environnait augmenta, je pense, notre hâte ; nous parcourûmes le théâtre du duel, où Mylord vit le sang avec stoïcisme ; et, poussant plus loin vers le débarcadère, nous découvrîmes enfin quelques indices de la vérité. Car tout d’abord, à l’endroit où une flaque s’étalait en travers du chemin, la glace avait cédé sous un poids qui devait excéder de beaucoup celui d’un homme. Ensuite, à quelques pas au-delà, un jeune arbuste était cassé, et en bas, non loin du débarcadère, où s’amarraient d’habitude les canots des contrebandiers, une nouvelle tache de sang montrait évidemment la place où les porteurs avaient déposé le corps pour reprendre haleine.

Nous nous occupâmes de laver cette tache avec de l’eau de mer, que nous transportions dans le chapeau de Mylord ; et, durant ce travail, une bouffée de vent passa tout à coup en gémissant, et nous laissa dans l’obscurité.

– Il va neiger, dit Mylord, et c’est le mieux que nous ayons à attendre. Retournons à présent ; nous ne pouvons faire plus dans l’obscurité.

Durant notre retour au château, comme le vent s’était calmé de nouveau, nous entendîmes autour de nous dans la nuit un fort crépitement ; et, une fois hors de l’abri des feuillages, nous vîmes qu’il pleuvait à verse.

La lucidité d’esprit de Mylord aussi bien que son activité physique n’avaient cessé, depuis le début de ces événements, d’exciter mon admiration. Il y mit le comble lors du conseil que nous tînmes à notre retour. Les contrebandiers s’étaient, à coup sûr, emparés du Maître, – mort ou vif, nous étions réduits aux conjectures ; – dès avant le jour, la pluie aurait effacé toutes traces de ce qui s’était passé ; et par là, elle nous serait favorable. Le Maître était arrivé à l’improviste, après la tombée de la nuit ; on pouvait maintenant faire croire qu’il était parti brusquement, avant le lever du jour ; et, pour rendre la chose plausible, il ne me restait plus qu’à monter dans sa chambre, afin de réunir et de cacher ses bagages. En fait nous demeurions à la merci des contrebandiers ; mais il n’y avait pas de remède à ce point faible de notre culpabilité.

Je l’écoutais, comme je l’ai dit, avec admiration, et m’empressais de lui obéir. Mr. et Mme Henry avaient quitté la salle ; Mylord alla se réchauffer dans son lit ; personne ne bougeait encore chez les domestiques ; et, lorsque je montai l’escalier de la tour, et pénétrai dans la chambre du mort, une sensation de lugubre solitude s’empara de moi. À ma grande surprise, je trouvai tout dans le désordre d’un départ. De ses trois valises, deux étaient déjà bouclées ; la troisième était ouverte et presque remplie. Aussitôt, je soupçonnai une portion de la vérité. Notre homme allait bien en effet partir ; il n’attendait plus que le capitaine Crail, comme Crail attendait le vent ; au début de la nuit, les matelots s’étaient aperçus d’un changement de temps ; le canot était venu pour en donner avis et emmener le passager à bord, et les gens du canot s’étaient heurtés à son corps sanglant. Mais il y avait plus. Ce départ prémédité jetait un nouveau jour sur son insulte inconcevable de la nuit précédente : c’était un trait du Parthe, et la politique, en lui, avait cessé de contenir la haine. Par ailleurs, la nature de cette insulte et la conduite de Mme Henry tendaient à une conclusion, que je n’ai jamais vérifiée, et qui ne peut plus aujourd’hui se vérifier avant le jugement suprême ; – la conclusion qu’il s’était à la fin oublié, qu’il avait été trop loin dans ses avances, et qu’elle l’avait repoussé. L’hypothèse est invérifiable, dis-je ; mais ce matin-là, lorsqu’elle m’apparut en présence des bagages, cette pensée me fut douce comme miel.

J’examinai un peu le contenu de la valise ouverte, avant de la refermer. Du linge et des dentelles admirables, plusieurs costumes complets, de ceux qu’il aimait à revêtir ; quelques livres des mieux choisis, les Commentaires de César, un volume de M. Hobbes, la Henriade de M. de Voltaire, un ouvrage sur les Indes, un sur les mathématiques, dépassant de beaucoup le niveau de mes études, – tels furent les objets que je remarquai avec des sentiments divers. Mais dans la valise ouverte, aucuns papiers d’aucun genre. Ceci me donna à réfléchir. Il était possible que notre homme fût mort : mais, puisque les contrebandiers l’avaient emporté, peu vraisemblable. Il était encore possible qu’il dût mourir de sa blessure ; mais le contraire l’était également. Et, en prévision de ce dernier cas, j’étais résolu à me pourvoir de quelques moyens de défense.

L’une après l’autre, je transportai les valises au plus haut de la maison, dans un galetas que nous tenions fermé à clef ; je retournai dans ma chambre, pris mes clefs ; et, remontant au grenier, j’eus la satisfaction d’en trouver deux qui s’adaptaient à merveille. L’une des valises contenait un portefeuille de chagrin, où je fis une incision à l’aide de mon canif. Désormais (autant que je pus en juger) notre homme était à ma merci. Il y avait là beaucoup de billets doux, principalement de l’époque de Paris ; et, ce qui nous était beaucoup plus utile, les brouillons de ses rapports au Secrétaire d’État anglais, avec les originaux des réponses : collection bien compromettante, et dont la publication eût déshonoré le Maître et mis sa vie en péril. Je riais tout seul en parcourant ces documents ; je me frottais les mains, je chantais tout haut, de jubilation. Le jour me surprit dans cette agréable besogne ; mais je ne me relâchai point de ma diligence, si ce n’est que j’allai à la fenêtre, jeter un coup d’œil au-dehors. Je vis la gelée disparue, la face du monde obscurcie de nouveau ; la pluie et le vent s’abattaient sur la baie ; – et j’acquis la certitude que le lougre avait quitté son mouillage, et que le Maître (mort ou vif) était à cette heure ballotté sur la mer d’Irlande.

Il est bon que je mentionne ici le peu que j’ai pu glaner par la suite sur les événements de cette nuit. Je mis longtemps à les rassembler ; car nous n’osions pas questionner ouvertement, et les contrebandiers me regardaient avec animosité, sinon avec mépris. Il se passa près de six mois avant que nous fussions même certains que notre homme vivait ; et des années, avant que j’apprisse d’un des matelots de Crail, devenu cabaretier grâce à son argent mal acquis, quelques détails qui ont pour moi un air de vérité. À son dire, les contrebandiers trouvèrent le Maître relevé sur un coude, promenant ses regards autour de lui, puis contemplant d’un regard stupide la bougie ou sa main tout ensanglantée. À leur venue, il recouvra ses esprits, leur ordonna de le porter à bord et de se taire ; et lorsque le capitaine lui demanda comment il avait été blessé, il répondit par un torrent d’affreux blasphèmes, et s’évanouit sur-le-champ. Ils tinrent conseil, mais comme ils attendaient le vent d’une minute à l’autre, et qu’ils étaient bien payés pour le passer en France, ils ne se soucièrent pas de tarder. En outre, il était fort aimé de ces abominables gredins ; ceux-ci se figuraient qu’il était sous le coup d’une sentence capitale, car ils ignoraient en quelle mésaventure il avait été blessé ; et ils jugèrent de bonne amitié de le mettre hors de danger. On l’emporta donc à bord, il guérit durant la traversée, et fut débarqué, en pleine convalescence, au Havre-de-Grâce. Il est encore à noter qu’il ne dit pas un mot du duel à personne, et que pas un contrebandier, aujourd’hui encore, ne sait dans quelle querelle ou par la main de quel adversaire il tomba. Chez tout autre, j’aurais attribué cette discrétion à une prudence naturelle ; chez lui, j’y vois de l’orgueil. Il ne supportait pas d’avouer, ni peut-être vis-à-vis de lui-même, qu’il eût été vaincu par celui qu’il avait outragé si longtemps et qu’il méprisait aussi cruellement.