Le Maître de l’œuvre - Prologue

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Hachette (p. 101-109).

LE MAÎTRE DE L'ŒUVRE



PROLOGUE

Les deux touristes.


Une des nombreuses voitures, qui faisaient alors le service de Caen à Bayeux, venait de s’arrêter à Bretteville-l’Orgueilleuse. Deux jeunes gens sautèrent de l’impériale plutôt qu’ils n’en descendirent, emportant avec eux tout leur bagage : un sac en toile, un bâton, un album ; avantage inappréciable qui n’appartient qu’aux célibataires.

À peine arrivés, nos voyageurs se dirigèrent vers l’église avec un empressement qui dénotait, sinon une certaine exaltation religieuse, du moins un goût prononcé pour l’archéologie. Ils firent le tour du monument, en visitèrent l’intérieur, et sortirent bientôt pour se consulter sur l’emploi de leur journée.

— Il est midi, dit l’un des touristes en tirant sa montre, et j’ai plus faim de beefsteak que d’architecture.

— J’allais te faire la même réflexion, répondit l’autre. Il faut déjeuner au plus vite.

Tous deux se précipitèrent dans la cuisine de l’hôtel du Grand-Monarque et s’assirent devant une petite table en sapin. Les fourchettes se dressent, les mâchoires s’entrechoquent, le silence le plus complet s’établit entre les deux compagnons de route. C’est le moment de vous dire en peu de mots ce qu’ils sont, pourquoi nous les voyons attablés dans l’hôtel du Grand-Monarque, et ce qu’ils se proposent de faire.

Le premier répond au nom de Léon Vautier. Ses traits ne sont pas précisément réguliers, mais ses yeux sont pleins de feu et d’intelligence. S’il sourit devant vous, vous comprenez immédiatement que vous ne parlez pas à un sot. Sorti de l’école des Beaux-Arts, Léon Vautier avait travaillé sous la direction d’un architecte du gouvernement. Au moment où nous le rencontrons, il venait d’être chargé par la commission des monuments historiques, instituée près le ministre de l’intérieur, de l’inspection de quelques-uns des édifices religieux de la Basse-Normandie.

Son compagnon s’appelait Victor Lenormand. Il n’avait pas de mission du gouvernement, mais c’était le fidèle Achate du jeune architecte. Comme il avait une jolie fortune et des prétentions, peu justifiées, à la peinture, il se faisait un plaisir de suivre son ami dans ses pérégrinations officielles, croquant un paysage par-ci, un monument par-là, et se composant des cartons qui devaient, selon ses espérances, le conduire au Temple de mémoire. Il est vrai qu’il avait déjà essayé de faire parler les cent bouches de la renommée en exposant son fameux tableau du Quos ego. Son Neptune, avec sa barbe inculte et mélangée d’herbes marines, avait bien l’air de dignité qui convient au souverain des eaux. Seulement notre artiste avait eu la malencontreuse idée de mettre dans la main du dieu un poisson que le jury ne trouva pas de son goût. Victor se consola de ce premier pas de clerc en rimant force épigrammes contre ses juges ; mais la blessure n’en était pas moins douloureuse, et le moindre mot qui lui rappelait son tableau du Quos ego faisait saigner la plaie mal fermée de son amour-propre.

Le déjeuner fini, Léon se fit indiquer par la servante de l’auberge le chemin qui conduit au petit village de Norrey ; et les deux amis reprirent leur bagage. L’architecte ayant levé machinalement les yeux vers l’enseigne du Grand-Monarque partit d’un grand éclat de rire.

— Ce chef-d’œuvre vaut bien un coup d’œil, dit-il en montrant du doigt la figure du héros d’Ivry, enluminé comme un ivrogne qui sort du cabaret.

— En effet, ce n’est pas mal ! Il a l’air d’avoir abusé du premier de ses trois talents, le bon Henri !

Ce diable à quatre A le triple talent De boire, etc…

Je soupçonne l’artiste d’avoir eu des relations avec les ligueurs. C’est une satire, ce portrait-là !

— Est-ce tout ce que tu as remarqué ?

— Mon Dieu, oui !

— Comment ! tu n’admires pas sa cotte de mailles ? de vraies écailles de poisson ! Le peintre aura vu ton tableau. C’est un plagiaire.

— Quoi que tu en dises, répliqua Victor en prenant feu, je soutiens que pas un des membres du jury ne serait capable de donner à Neptune un tel cachet d’originalité. Ces messieurs sont habitués à se traîner dans les ornières de la tradition. Ils m’ont trouvé ridicule, et je m’y résigne ; mais on sera bien obligé de reconnaître en moi le courage de défendre un système ; ce dont tu ne saurais te vanter… car tu ne penses encore que par le cerveau de tes professeurs.

— Qu’en sais-tu ? Je n’ai encore rien produit.

— Je m’en aperçois bien ; car tu n’es guère indulgent pour les autres. Il n’y a pas de critiques plus aboyeurs que ceux qui n’ont rien imaginé. Je crois que tu suivras la loi commune. Imbu, nourri des idées de tes maîtres, tu seras tout surpris de copier là où tu croyais créer. L’architecture est morte !…

— Oui : Ceci tuera cela ! Voir Notre-Dame de Paris !

— Vous n’avez plus, continua Victor en s’échauffant, ce sentiment patriotique et religieux, ce souffle divin qui inspirait les architectes du moyen âge. Si vous construisez une église, vous faites une mauvaise imitation de nos salles de spectacle, vous copiez un temple grec, ou vous construisez une espèce de gare de chemin de fer. Et chacun connaît le maçon qui bâtit ces masures, tandis que les noms de ceux qui ont élevé les cathédrales de Noyon, de Chartres, de Reims, l’admirable façade de Notre-Dame, ne nous sont pas conservés !

Sic vos non vobis ! soupira mélancoliquement une voix de basse-taille derrière les deux amis.

— Qui se permet d’écouter aux portes ? dit Victor en se retournant vers le nouveau venu.

— Vous vous parlez en latin ? dit Léon Vautier ; je ne jouis pas de cet avantage ; mais voici mon camarade qui parle hébreu. La preuve, c’est qu’il vient de me tenir un long discours dans cette langue.

— C’est-à-dire que je ne me suis pas bien expliqué ! répondit le peintre en se mordant les lèvres.

— J’ai pourtant compris, dit l’étranger en s’interposant comme pacificateur, que votre ami regrette l’oubli qui pèse sur les noms des maîtres de l’œuvre.

— On voit que monsieur est versé dans l’histoire de l’architecture, dit Léon Vautier.

Et, pour la première fois, il songea à examiner l’étranger.

C’était un homme de cinquante à cinquante-cinq ans. Son costume était celui d’un paysan endimanché : blouse bleue, pantalon de toile, cravate rouge avec un gros nœud dont les bouts se balançaient au vent, chapeau de paille et souliers ferrés. Mais, si l’on venait à observer sa toilette, à considérer plus attentivement sa tournure et ses manières, il sautait aux yeux que ce personnage devait porter l’habit avec autant d’aisance que la blouse.

— Si je ne m’abuse, dit-il, j’ai l’honneur de parler à des artistes, et, comme je les ai en grande estime…

— Vous avez peut-être été du métier ? demanda Victor.

— Vous désirez savoir mon nom ? répondit l’étranger en souriant finement. Au temps où je me servais de cartes de visite, on y lisait : Louis Landry, et au-dessous : procureur du… procureur de… procureur imp… suivant les variations du baromètre politique. J’ai déjà servi, — comme vous le voyez, — deux ou trois gouvernements. Cela fatigue à la longue. Aussi me suis-je décidé sans peine à céder la toge à la magistrature militante. J’ai suivi le précepte de Virgile… je me suis fait paysan ! Comme tel, j’aime à exercer l’hospitalité, et j’espère, si cela ne dérange pas vos projets, vous amener dîner chez moi.

On était arrivé devant l’église de Norrey, une des curiosités du pays.

— Vous désirez la visiter ? dit l’ancien magistrat. Je vais chercher les clefs chez le sonneur. Attendez-moi.

Il partit et revint bientôt avec les clefs.

— Voilà un charmant morceau du treizième siècle, s’écria Léon Vautier en contemplant avec délices la tour élégante de l’église de Norrey.

— Et voilà un charmant magistrat du dix-neuvième ! dit Victor. Il va nous ouvrir la porte du sanctuaire, en attendant qu’il nous ouvre celle de la salle à manger.

Le dialogue fut interrompu par l’arrivée de M. Landry.

— Un peu de patience, mes amis ! dit le Mécène bas-normand en tournant et retournant la clef dans la serrure.

On entra dans l’église.

Léon Vautier en eut pour une bonne heure à satisfaire sa curiosité. Son regard interrogeait chaque détail d’ornementation avec autant d’ardeur que l’artiste du moyen âge en avait mis à fouiller la pierre. Quand ils furent sortis de l’église, les deux jeunes gens s’assirent sur un tertre de gazon, ouvrirent leurs albums et commencèrent un dessin du monument.

— Prenez un siège et donnez-vous la peine de vous asseoir, dit gravement Victor à leur complaisant cicerone.

— Volontiers ! répondit l’ex-magistrat en prenant place entre les deux jeunes gens ; je taillerai les crayons.

— Non, vous nous raconterez quelque grand scandale de cour d’assises.

— Y songez-vous ? J’ai tout oublié en dépouillant la robe de magistrat. Je préfère vous raconter une histoire locale. Ce lieu où nous sommes assis tranquillement a été le théâtre d’un drame sanglant.

— Vous me faites frémir ! Commencez toutefois votre récit ; j’adore le drame… fût-il de M. Dennery !

— Puisque vous l’exigez, j’appelle à mon secours feu mon éloquence de ministère public ; puisse-t-elle ne pas blesser les oreilles délicates de mon auditoire ! Or donc, voici l’histoire du maître de l’œuvre deNorrey :