Le Magasin d’antiquités/Tome 2/56

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Traduction par Alfred Des Essarts.
Hachette (2p. 150-160).



CHAPITRE XIX.


Un jour ou deux après le thé donné par Quilp au Désert, M. Swiveller se rendit, à l’heure accoutumée, à l’étude de Sampson Brass. Se trouvant seul dans ce temple de la probité, il posa son chapeau sur le pupitre ; puis, tirant de sa poche une étroite bande de crêpe noir, il se mit à l’appliquer autour de sa coiffure, et à l’y fixer avec des épingles, en signe de deuil. Quand il eut terminé l’arrangement de cet appendice, il contempla son œuvre avec une complaisance toute paternelle, et replaça son chapeau sur sa tête, très-penché sur un œil pour en rendre l’effet plus lugubre. Tout étant disposé de façon à le satisfaire complètement, il enfonça ses mains dans ses poches et arpenta l’étude de long en large à pas comptés.

« Toujours il en fut ainsi pour moi, dit M. Swiveller, toujours. Oui, toujours il en fut ainsi, depuis ma première enfance où j’ai vu s’écrouler mes plus chères espérances ; jamais je n’ai aimé un arbre ou une fleur sans voir l’arbre dépérir et la fleur se faner la première entre toutes. J’avais élevé une gentille gazelle pour me réjouir dans la contemplation de ses doux yeux noirs : mais quand elle en vint à me bien connaître et à m’aimer, il a fallu que ce fut pour épouser un jardinier-fleuriste ! »

Accablé par ces réflexions, il s’arrêta court devant le fauteuil des clients, et se jeta dans les bras qu’il semblait lui tendre pour le consoler.

« Et voilà, reprit-il avec une sorte d’amertume railleuse, voilà la vie, sans doute. Oh ! certainement. Pourquoi pas ? C’est bon : je ne veux plus me plaindre. »

Puis, retirant son chapeau de sa tête et le contemplant avec férocité, comme si des considérations pécuniaires l’empêchaient seules de le fouler aux pieds, il poursuivit ainsi :

« Je porterai cet emblème de la perfidie d’une femme, en mémoire de celle avec qui je ne suivrai plus les détours du labyrinthe, de celle à qui je n’adresserai plus de toast avec le vin rosé, de celle qui jusqu’à la fin empoisonnera le baume de ma courte existence !… Ah ! ah ! ah ! »

Ici il peut être nécessaire de faire observer, de peur que la fin de ce monologue ne paraisse peu convenable, que M. Swiveller ne se fût pas élevé à ce diapason de fou rire si fort en opposition assurément avec ses réflexions solennelles, n’était que se trouvant en humeur théâtrale, il accomplissait seulement ce jeu de scène qu’on appelle dans le mélodrame : « Rire infernal. » En effet il paraîtrait que dans les enfers, ces diables-là rient toujours par syllabes, et toujours en trois syllabes, jamais plus jamais moins, ce qui est chez cette race un trait de caractère fort remarquable et tout à fait digne d’attention.

L’écho des imprécations sinistres était à peine éteint et M. Swiveller se tenait encore assis avec tous les signes du désespoir dans le fauteuil des clients, quand vint à retentir la sonnette, ou, pour mieux accommoder le mot à l’humeur actuelle de l’infortuné, le glas funèbre de la cloche de l’étude. Il ouvrit vivement la porte et aperçut la tête expressive de M. Chukster. Ils échangèrent un bonjour fraternel.

« Vous voilà diablement de bonne heure dans ce vieux et pestilentiel abattoir, dit le gentleman, se posant sur une jambe tandis qu’il balançait l’autre avec une aisance parfaite.

— Mais oui, un peu, répondit Richard.

— Un peu ! répéta M. Chukster avec cet air de gracieux badinage qui lui allait si bien. Parbleu ! je le crois. Savez-vous, mon bon, quelle heure il est ? Neuf heures et demie passées du matin !

— Est-ce que vous n’entrez pas ? dit Richard. Je suis tout seul. Vous savez, Swiveller, solus : « C’est l’heure du sabbat

Où le cimetière s’ouvre…

Et où les tombeaux rendent leurs morts… »

En terminant cette citation intercalée dans l’entretien familier, chacun des deux gentlemen prit la pose de rigueur ; puis revenant aussitôt à la vile prose, ils entrèrent dans l’étude. Ces tirades lyriques étaient familières aux glorieux Apollinistes, c’étaient comme les chaînons qui les liaient les uns aux autres et les élevaient au-dessus de la froide et terne humanité.

« Eh bien ! comment cela va-t-il, mon gaillard ? dit M. Chukster en prenant un tabouret. J’ai été obligé de me rendre dans la Cité pour certaines petites affaires qui me concernent, et je n’ai pu passer devant le coin de cette rue sans voir si vous étiez arrivé ; mais sur mon âme, je ne m’attendais pas à vous rencontrer. Il est si prodigieusement de bonne heure ! »

M. Swiveller lui exprima ses remercîments ; et comme la suite de la conversation témoigna qu’il se portait bien et que M. Chukster était également dans cette condition désirable, ces deux messieurs, d’accord en cela avec la coutume antique et solennelle de la Société fraternelle à laquelle ils appartenaient, unirent leurs voix dans un passage du duo populaire de : « Tout va bien ! » en faisant un long trille sur la finale.

« Et quoi de neuf ? dit Richard.

— La ville est aussi plate, mon cher ami, répondit M. Chukster, que la surface, d’un four hollandais. Pas de nouvelles. Par parenthèse, votre locataire est bien le plus singulier original. Il échappe à la perspicacité la plus vigoureuse. Jamais on ne vit d’homme semblable !

— Qu’est-ce qu’il a donc fait encore ?

— Par Jupiter ! monsieur, répondit M. Chukster en tirant une tabatière oblongue, dont le couvercle était orné d’une tête de renard en cuivre curieusement ciselée, cet homme est impénétrable. Monsieur, cet homme s’est lié par un commerce d’amitié avec notre apprenti clerc. Celui-ci n’est pas méchant, mais il est extraordinairement lourd et doucereux. S’il avait besoin d’un ami, ne pouvait-il pas en choisir un qui sût dire deux mots, le charmer par ses manières et sa conversation ? J’ai mes défauts, monsieur…

— Nullement, nullement.

— Si, si, j’ai mes défauts ; personne ne connaît ses défauts mieux que moi. Mais je ne suis pas doucereux. Mes plus grands ennemis, tout homme a ses ennemis, monsieur, et j’ai les miens, ne m’ont jamais accusé d’être doucereux. Et je vous le dis, monsieur, si je ne possédais pas plus de ces qualités, qui d’ordinaire attachent l’homme à ses semblables, que n’en possède notre apprenti clerc, j’irais plutôt prendre un fromage de Chester et me l’attacher au cou pour me noyer. Je mourrais dégradé comme j’aurais vécu. Je le ferais, sur mon honneur ! »

M. Chukster s’arrêta après cette période, frotta la tête du renard juste sur le bout du nez avec la phalangette de l’index, prit une pincée de tabac et regarda fixement M. Swiveller, comme pour lui dire que, s’il s’imaginait qu’il allait éternuer, il se trompait bien.

« Non content, monsieur, continua-t-il, de s’être lié avec Abel, il a cultivé la connaissance du père et de la mère. Depuis qu’il est revenu de cette chasse aux oies sauvages, il a toujours été fourré chez ces gens-là : en ce moment même il y est encore. Il protège en outre ce jeune snob, vous savez ; vous pourrez le voir, monsieur, constamment en route, soit pour aller à notre maison soit pour en revenir ; et cependant, moi, monsieur, sauf quelques formes banales de politesse, je ne suppose pas qu’il ait jamais échangé plus d’une demi-douzaine de mots avec moi. Maintenant, sur mon âme ! vous me connaissez, ajouta M. Chukster secouant gravement la tête, comme on a l’habitude de le faire quand on juge que les choses vont un peu trop loin ; c’est une affaire si humiliante que, si je n’éprouvais quelque sympathie pour le patron et ne savais pas qu’il ne pourrait jamais marcher sans moi, je serais forcé de rompre nos relations. En vérité, je n’aurais pas d’autre alternative. »

M. Swiveller, qui était assis sur un autre tabouret en face de son ami, ranima le feu dans un excès de sympathie, mais sans prononcer une parole.

« Quant au jeune snob, monsieur, poursuivit M. Chukster avec un regard prophétique, vous verrez qu’il tournera mal. Notre profession nous permet de connaître quelques-uns des replis du cœur humain ; croyez-en ma parole, ce garçon-là, qui était revenu soi-disant pour achever de gagner son schelling, se révélera un de ces jours sous ses couleurs véritables. C’est un fripon, monsieur. Il faut que ce soit un fripon. »

M. Chukster s’étant levé eût probablement continué sur le même sujet et avec plus d’emphase encore, mais un coup appliqué à la porte et qui semblait annoncer l’arrivée de quelque client, l’obligea de prendre un air de calme qui ne s’accordait guère avecla violence de ses dernières paroles. En entendant ce même bruit, M. Swiveller imprima à son tabouret un mouvement rapide de rotation sur un des pieds et le fit tourner en face du pupitre, où il fourra le tisonnier que, dans le trouble de ses esprits, il avait oublié de déposer à sa place légitime, en criant :

« Entrez ! »

Or, qui est-ce qui se présenta ? Précisément ce même Kit qui venait d’être le thème des injures de M. Chukster ! Jamais homme ne reprit si vivement courage et ne parut plus féroce que M. Chukster lorsqu’il vit le nouveau venu. Quant à M. Swiveller, il considéra un moment Kit ; puis sautant à bas de son tabouret et retirant le tisonnier de l’endroit où il l’avait caché, il s’en servit pour exécuter avec une sorte de frénésie toutes les passes et les parades de l’escrime à l’espadon.

« Le gentleman est-il chez lui ? » dit Kit passablement étonné de cette réception peu ordinaire.

Avant que M. Swiveller eût pu répondre, M. Chukster saisit l’occasion pour protester du ton d’un homme indigné contre cette manière de demander les gens, manière irrespectueuse, dit-il, et digne d’un snob.

« Lorsque vous voyez deux gentlemen ici présents, comment osez-vous dire le gentleman ? Ne pouviez-vous dire au moins l’autre gentleman ? ou plutôt, car il n’est pas impossible que celui que vous demandez soit de qualité inférieure, pourquoi n’avez-vous pas dit son nom tout court, laissant à ceux qui vous entendent le soin de lui donner eux-mêmes sa qualité ? J’ai quelque raison de croire que c’est une insulte personnelle que vous avez voulu me faire ; je ne suis pas homme à permettre que l’on s’avise de badiner avec moi, comme certains snobs que je ne veux point nommer pourraient bien l’apprendre à leurs dépens.

— Je demande le gentleman de là-haut, dit Kit se tournant vers Richard Swiveller. Est-il chez lui ?

— Pourquoi ? répondit Richard.

— Parce que s’il y est, j’ai une lettre pour lui.

— De quelle part ?

— De la part de M. Garland.

— Oh ! … murmura Richard avec une extrême politesse. Vous pouvez alors me la remettre, monsieur. Et si vous attendez une réponse, monsieur, vous pouvez l’attendre, monsieur, dans le couloir, qui est un appartement spacieux et bien aéré, monsieur.

— Je vous remercie, répondit Kit. Mais je ne dois donner cette lettre qu’au gentleman, s’il vous plaît. »

L’audace excessive de cette réplique mit tellement M. Chukster hors de lui-même et excita à un si haut degré sa fibre sensible à l’endroit de la dignité de son ami, que le maître clerc déclara que, s’il n’était retenu par des considérations officielles, il anéantirait Kit sur place ; quand l’affront était aggravé par les circonstances extraordinaires qui l’accompagnaient, le juste châtiment qui en eût résulté ne pouvait manquer de recevoir, selon lui, la sanction, l’approbation d’un jury anglais, qui ne ferait aucune difficulté de rapporter un verdict d’homicide justifiable et d’y joindre un haut témoignage en faveur de la moralité et du caractère du vengeur de l’affront. Loin de s’enflammer ainsi sur ce sujet, M. Swiveller éprouva un peu de honte de l’emportement de son ami, surtout en face du sang-froid et de l’air calme de Kit, et il ne savait trop que faire quand on entendit le gentleman appeler à haute voix sur l’escalier.

« Hé ! cria-t-il, n’ai-je pas vu venir quelqu’un pour moi ?

— Oui, monsieur, répondit Richard. Certainement, monsieur.

— Alors, où est-il ?

— Ici, monsieur, répliqua M. Swiveller. Allons, jeune homme, n’entendez-vous pas qu’on vous appelle ? Êtes-vous sourd ? »

Kit n’eut pas l’air d’avoir la moindre envie de poursuivre le débat, mais il se précipita vers l’escalier et laissa les glorieux Apollinistes se regarder l’un l’autre en silence.

« Qu’est-ce que je vous disais ? s’écria M. Chukster. Que pensez-vous de cela ? »

M. Swiveller était au fond ce qu’on appelle un bon enfant. Comme il ne voyait rien dans la conduite de Kit de répréhensible ni de blâmable, il se trouva assez embarrassé pour répondre. Il fut tiré de peine cependant par l’arrivée de M. Brass et de sa sœur Sally, dont l’aspect fit fuir précipitamment M. Chukster.

Le procureur et son aimable compagne avaient l’air d’avoir tenu une consultation après leur frugal déjeuner, sur quelque sujet d’un grand intérêt et d’une haute importance. Quand avaient lieu de semblables conférences, Brass et Sally apparaissaient généralement à l’étude une demi-heure plus tard que de coutume et avec un air souriant, comme si les plans qu’ils venaient de tramer avaient tranquillisé leurs esprits et jeté un rayon de lumière sur leurs doutes pénibles. En ce moment, par exemple, ils semblaient plus gais encore que d’habitude ; miss Sally avait quelque chose d’onctueux, et M. Brass se frottait les mains comme un homme qui se sent l’humeur joyeuse et l’esprit libre de tout souci.

« Eh bien, monsieur Richard ! … dit le procureur, comment allons-nous ce matin ? Sommes-nous dispos et content, monsieur ? … Hein, monsieur Richard ?

— Très-bien, monsieur, répondit Swiveller.

— À merveille. Ah ! ah ! soyons gais comme des pinsons, monsieur Richard, pourquoi pas ? C’est un monde charmant que le monde où nous vivons, monsieur. Il s’y trouve de mauvaises gens, monsieur Richard ; mais s’il n’y avait pas de mauvaises gens, il n’y aurait pas de bons procureurs. Ah ! ah ! est-il venu quelque lettre par la poste ce matin, monsieur Richard ? »

M. Swiveller répondit négativement.

« Ah ! reprit Brass, ça ne fait rien. S’il y a peu de besogne aujourd’hui, il y en aura davantage demain. Un cœur satisfait, monsieur Richard, c’est la douceur de l’existence. Il n’est venu personne, monsieur ?

— Mon ami seulement, répondit M. Richard. « Puissions-nous ne jamais manquer d’un…

— D’un ami, » continua vivement Brass, « ou d’une bouteille à lui offrir. » Ah ! ah ! C’est ainsi que dit la chanson, n’est-il pas vrai ? Une jolie chanson, monsieur Richard, une jolie chanson. J’en aime le sentiment. Ah ! ah ! Votre ami est, je pense, le jeune homme de l’étude de Witherden ? Oui. « Puissions-nous ne jamais manquer d’un… » Il n’y a rien d’ailleurs, monsieur Richard ?

— Quelqu’un seulement chez le locataire.

— En vérité ? Quelqu’un chez le locataire, ah ! ah ! … « Puissions-nous ne jamais manquer d’un ami ou d’une… » Quelqu’un chez le locataire, disiez-vous, monsieur Richard ?

— Oui, dit celui-ci un peu surpris du décousu des paroles de son patron. Ils sont ensemble en ce moment.

— Ensemble ! … s’écria Brass. Ah ! ah ! Qu’ils y restent, joyeux et libres, tirelirelire ! … N’est-ce pas, monsieur Richard ? Ah ! ah !

— Certainement.

— Et, dit Brass en fouillant dans ses papiers, quel est ce visiteur ? Ce n’est pas, j’espère, une dame, monsieur Richard ? Vous savez qu’à Bevis-Marks on tient à la morale, monsieur ! « Quand femme jolie se livre à la folie… » et cetera. Vous dites donc, monsieur Richard ?

— C’est un autre jeune homme qui appartient aussi à Witherden ou à peu près, un nommé Kit.

— Kit ! … répéta Brass. Singulier nom ! … Le nom d’une pochette de maître à danser[1] … Ah ! ah ! Ce Kit est ici ? »

Richard regarda miss Sally, s’étonnant tout bas qu’elle ne gourmandât point cette exubérance d’esprit extraordinaire chez M. Brass. Mais comme elle n’essayait nullement de la réprimer, et qu’au contraire même elle semblait y donner un acquiescement tacite, Richard conclut de ce bon accord qu’ils venaient sans doute de perpétrer ensemble quelque fourberie, dont ils avaient déjà reçu le salaire.

— Voulez-vous avoir la bonté, monsieur Richard, dit Sampson en tirant une lettre de son pupitre, d’aller porter ceci à Peckham Rye ? Il n’y a pas de réponse ; mais la lettre est particulière et doit être remise en main propre. Vous mettrez votre voiture à la charge de l’étude, vous comprenez ? Ne ménagez pas l’étude ; tirez-en tout ce que vous pourrez. C’est la devise d’un clerc. N’est-ce pas, monsieur Richard ? ah ! ah ! »

M. Swiveller retira solennellement sa veste de canotier, endossa son habit, prit son chapeau au crochet, mit la lettre dans sa poche, et partit. Sitôt qu’il fut dehors, miss Sally Brass se leva, et adressant un aimable sourire à son frère, qui fit un signe de tête et se frotta le nez en manière de réponse, elle se retira également.

Sampson Brass ne fut pas plutôt seul, qu’il ouvrit toute grande la porte de l’étude, et s’établit à son pupitre qui était juste en face. De cette façon, il ne pouvait manquer de voir les gens qui descendraient l’escalier ou qui franchiraient la porte de la rue. Il commença à écrire avec beaucoup d’ardeur et de suite, chantant entre ses dents, d’une voix qui n’était rien moins que musicale, certains refrains qui semblaient se rapporter à l’union de l’Église et de l’État ; car c’était une espèce de salmigondis de l’hymne du matin et du God save the King.

Le procureur de Bevis-Marks resta donc assis pendant longtemps, écrivant et fredonnant à la fois : parfois, cependant, il s’arrêtait et se mettait à écouter avec une physionomie pleine d’astuce ; n’entendant rien, il reprenait plus vivement sa chanson, et plus lentement sa copie. Enfin, dans un de ces moments d’arrêt, il entendit la porte de son locataire s’ouvrir, puis se fermer, et le bruit d’un pas qui retentissait sur l’escalier. Alors M. Brass cessa tout à fait d’écrire, et, sa plume à la main, il chanta plus fort que jamais, battant la mesure avec sa tête, comme un homme dont l’âme tout entière s’abandonne aux voluptés de la musique, avec un sourire de séraphin.

L’escalier et les accents mélodieux guidèrent Kit jusqu’à ce doux spectacle. À l’instant où le jeune homme arrivait juste en face de sa porte, M. Brass interrompit son chant sans interrompre son sourire ; il fit un signe de tête affable, et, du bout de sa plume, adressa un appel à Kit.

« Comment ça va-t-il, Kit ? » dit M. Brass, de l’air du monde le plus aimable.

Kit, qui se méfiait passablement de cet ami, fit une réponse convenable, et déjà il avait posé la main sur le bouton de la porte de la rue, quand M. Brass l’appela d’un accent doucereux.

« Ne vous en allez pas, s’il vous plaît, Kit, dit le procureur d’un air mystérieux et affairé. Restez un peu, s’il vous plaît. Mon Dieu ! mon Dieu ! Quand je vous regarde, ajouta Sampson quittant son tabouret et s’adossant au feu, je me rappelle la plus ravissante petite figure que jamais mes yeux aient contemplée. Je me souviens que vous êtes venu trois ou quatre fois dans la maison du bonhomme, pendant que nous en prenions possession légale. Ah ! Kit, mon cher ami, dans notre profession, nous avons à accomplir des devoirs si pénibles, qu’on ne doit point nous en vouloir ; non, l’on ne doit point nous en vouloir !

— Je ne vous en veux pas non plus, monsieur, dit Kit ; ce n’est pas d’ailleurs à moi à juger de ça.

— Notre unique consolation, Kit, poursuivit le procureur en le regardant d’un air pensif et absorbé, c’est que, si nous ne pouvons détourner l’orage, du moins nous pouvons l’adoucir, à brebis tondue, vous savez, les procureurs mesurent le vent.

— Oui, tondue, et bien tondue, pensa Kit sans le dire.

— Dans cette occasion, Kit, dans cette circonstance à laquelle je viens de faire allusion, j’eus un rude assaut à soutenir contre M. Quilp, car M. Quilp n’est pas un homme commode, afin d’obtenir en faveur du vieillard et de l’enfant les égards qu’ils ont obtenus. Cela pouvait me faire perdre un client. Mais la cause de la vertu souffrante me donnait du courage, et j’ai fini par l’emporter.

— Tiens ! il n’est pas si méchant après tout, pensa l’honnête Kit, tandis que le procureur serrait ses lèvres de l’air d’un homme obligé de réprimer ses bons sentiments.

— Vous, Kit, je vous estime, dit Brass avec émotion. Je vous ai suffisamment vu à l’œuvre dans ce temps-là pour vous estimer, bien que votre condition soit humble et votre fortune modeste. Ce n’est pas à la veste que je regarde, c’est au cœur. Les bigarrures de la veste ne sont que les barreaux de la cage : mais le cœur est l’oiseau. Ah ! combien de petits oiseaux comme ça qui consument leur vie captive à passer leur bec à travers les barreaux, pour essayer de fraterniser avec l’humanité ! »

Cette image poétique, que le jeune homme prit pour une allusion directe à son gilet rayé, triompha de tous ses doutes. La voix et l’attitude de M. Brass n’ajoutaient pas médiocrement à l’effet de ces paroles fleuries ; car le procureur parlait avec l’austérité affable d’un ermite, et il ne lui manquait que le cordon de Saint-François à la ceinture par-dessus sa grosse redingote, et un crâne posé sur la cheminée, pour compléter l’illusion, et le transformer en un anachorète de profession.

« C’est bel et bon, dit-il, souriant comme sourit un brave homme qui compatit à ses peines ou à celles des personnes qu’il aime ; mais voici quelque chose de plus solide. Prenez cela, s’il vous plaît. »

Tout en parlant, il lui montra une couple d’écus posés sur le pupitre.

Kit regarda les pièces, puis le procureur, avec une hésitation.

« C’est pour vous, dit Brass.

— De quelle part ?

— Peu importe de quelle part. Dites-moi seulement si vous voulez les accepter. Nous avons là-haut des amis excentriques, mon cher Kit ; il ne faut pas leur faire trop de questions ni trop parler, vous comprenez ? Prenez, voilà tout ; et, entre nous, je ne crois pas que ces deux écus soient les derniers que vous aurez à recevoir de la même main. J’espère que non. Bonjour, Kit, bonjour ! »

Le jeune homme prit l’argent avec force remercîments, et, tout en se faisant à lui-même des demi-reproches pour avoir, sur de légères apparences, suspecté la bonne foi d’un homme qui, dès leur première conversation, se montrait si différent de ce qu’il avait supposé, il s’achemina d’un pas pressé vers la maison de ses maîtres. M. Brass était resté devant son feu, et il avait repris tout à la fois ses exercices de vocalise et son sourire de séraphin.

« Puis-je entrer ? dit miss Sally hasardant un regard dans l’étude.

— Oui, oui, vous pouvez entrer, lui répondit son frère.

— Eh bien ?… fit-elle avec une forte toux.

— Oui, répondit Sampson, le tour est fait. »




  1. Kit, violon de poche