Le Mahâbhârata (traduction Ballin)/Volume 2/1-LDEAPLS-Ch5

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Traduction par Ballin, L..
Paris E. Leroux (2p. 23-27).



CHAPITRE V


ARRIVÉE DU FILS DE DRONA


Argument : Discours de Kripa. Réponse d’Açvatthâman qui se dirige vers le camp des Pândouides, accompagné de Kripa et de Kritavarman.


176. Kripa dit : Un homme peu intelligent, même s’il est docile et a dompté ses sens, n’est pas en état de connaître tout (ce qui a rapport) au devoir et à l’utile.

177. Et même, tant qu’un homme intelligent n’a pas appris les règles d’une sage conduite, il ne sait pas distinguer le devoir et l’utile.

178. Un héros à l’esprit très lourd, même en se tenant longtemps près d’un homme habile, (n’apprend) pas plus à connaître le devoir, qu’une cuiller (ne connaît) le goût des sauces.

179. Il suffit au sage de se tenir un seul instant auprès d’un homme habile, pour connaître le devoir, comme la langue (connaît) le goût des bouillons.

180. Tandis que l’homme intelligent, qui a dompté ses sens et qui veut s’instruire, peut acquérir toutes les connaissances, et ne fait pas d’opposition (intempestive) à ce qui doit être saisi (par son esprit),

181. Le méchant, à l’âme perverse, qui méprise (les conseils qu’on lui donne), est incapable d’être guidé. Il laisse de côté le bien qu’on lui enseigne, pour faire beaucoup de mal.

182. Les amis détournent du mal celui à qui ils s’intéressent. Celui qui évite (la mauvaise voie sera) heureux, mais celui qui s’y engage, sera malheureux.

183. Car, de même que (l’acte mauvais qu’allait commettre un homme) distrait, peut être écarté par des paroles, (tantôt) douces, (tantôt) vives, de même, celui qui peut (être arrêté sur la pente du péché, l’est) par ses amis, et celui qui ne peut pas (être arrêté), succombe.

184. Aussi les sages consacrent-ils tous leurs efforts à arrêter un sage ami, en train de commettre une action mauvaise.

185. Ô mon ami, applique ton esprit au bien. Dompte-toi toi-même. Fais ce que je te dis. De cette façon on n’est pas exposé à être tourmenté (de remords), par la suite.

186. Dans ce monde, conformément aux règles du devoir, il est aussi déshonorant de tuer des gens endormis, que (de massacrer des ennemis) qui ont mis bas les armes, ou qui ont abandonné leurs chars et leurs chevaux .

187. Ceux qui disent : « Je suis ton (prisonnier) », ceux qui implorent (notre clémence), ceux dont les cheveux sont déliés (en signe de soumission), et aussi ceux dont les chevaux (ou les chars) sont détruits, (ne doivent pas être exterminés).

188. En ce moment, ô Puissant, les Pâñcâlas ont détaché leur cuirasse et dorment avec confiance. Pendant la nuit ils sont tous privés de sentiment et semblables à des cadavres.

189. L’homme sans droiture qui leur ferait du mal (quand ils sont) dans cet état, se plongerait manifestement dans l’enfer immense et sans fond, où il n’y a pas (le plus petit) bateau (pour en sortir).

190. Tu es réputé dans ce monde, comme le meilleur de tous ceux qui connaissent les armes ici bas. Tu n’as jamais commis la moindre faute.

191. Quand nous serons à demain, et que le soleil sera levé, (resplendissant) comme lui, tu vaincras les ennemis dans le combat, sous le regard de tous les êtres.

192. Mais l’acte (que tu médites), indigne de toi, serait blâmé, (et considéré) comme (une tache de) sang sur une (étoffe) blanche. Telle est ma pensée.

193. Açvatthâman répondit : Ce que tu as dit est incontestablement vrai, ô frère de ma mère. Mais cette digue (du devoir) n’a-t-elle pas tout d’abord été brisée en cent morceaux (par nos ennemis) ?

194. Sous vos yeux, et en présence de tous les (rois) protecteurs de la terre, mon père, qui avait déposé les armes, a été abattu par Dhrishtadyoumna.

195. Karna, le meilleur des maîtres de char, quand la roue de son char vint à tomber, et qu’il se trouva dans la plus grande détresse, fut tué par l’archer porteur de Gândîva,

196. De même Bhîshma, fils de Çântanou, après avoir déposé son épée et s’être désarmé, a été tué par (le même) archer porteur de Gândîva, abrité par Çikhandin.

197. Le grand archer Bhoûriçravas, dont la mort (volontaire) était prochaine, a été abattu par Youyoudhâna, (malgré) les cris [de réprobation) des (rois) protecteurs de la terre,

198. Sous les yeux desquels Douryodhana, engagé dans un combat à la massue avec Bhîmasena, a été abattu déloyalement (par ce dernier).

199. Entouré de nombreux ennemis, le tigre des hommes était seul. Il a été abattu par Bhîmasena d’une manière que les règles réprouvent.

200. Les lamentations, rapportées par les messagers, et que j'ai entendues moi-même, du roi dont les cuisses sont brisées, me rongent le cœur.

201. Tels sont les Pâñcâlas. Ils sont méchants, injustes, ne font aucun cas des lois. Pourquoi ne les blâmes-tu pas de fouler aux pieds la droiture ?

202. Il m’est égal, quand je renaîtrai (en vertu de la transmigration), de devenir un insecte ou un oiseau, après que j’aurai, pendant la nuit consacrée au sommeil, frappé les Pâñcâlas qui ont tué mon père.

203. J’ai hâte d’accomplir ce que j’ai résolu, et, dans mon impatience à cet égard, d’où pourrait me venir le plaisir ou le sommeil ?

204. Il n’est pas né et ne naîtra pas dans ce monde, celui qui pourrait me détourner de la résolution (que j’ai prise) de les tuer.

205. Sañjaya : Le majestueux fils de Drona, après avoir ainsi parlé, fit atteler ses chevaux à l’écart, ô grand roi, et s’avança vers les ennemis.

206. Bhoja et le Çarattvatide, ces deux magnanimes (guerriers), lui dirent : « Pourquoi ton char de guerre est-il attelé et que veux-tu faire ?

207. Ô taureau des hommes, nous marchons ensemble avec toi, indifférents au plaisir ou à la peine. Tu ne dois pas éprouver de méfiance à notre égard. »

208. Et Açvatthâman, plein de colère en se rappelant le meurtre de son père, leur déclara ce qu’il avait fermement résolu de faire pour le (venger).

209. Après avoir tué avec des flèches aiguës, (leur dit-il), des centaines et des milliers de combattants, mon père, qui avait déposé les armes, fut terrassé par Dhrishtadyoumna.

210. Sans souci de commettre une action coupable, je tuerai certainement aujourd’hui, de la même manière, le méchant fils du roi des Pâñcâlas, alors qu’il aura dépouillé son armure.

211. (Quand il aura été) assommé par moi comme (on tue) le bétail, comment le méchant Pâñcâla pourrait-il obtenir les mondes supérieurs, que l’on conquiert par les armes ? Telle est ma pensée.

212. Ô guerriers d’élite, tourmenteurs des ennemis, hâtez-vous d’attacher vos armures, de prendre vos épées et de saisir vos arcs. Approchez-vous, et ayez l’œil sur moi.

213. Après avoir ainsi parlé, et être monté sur son char, ô roi, il s’avança vers les ennemis. Kripa et le Sattvatide Kritavarman le suivirent.

214. En s’avançant vers les ennemis, ces trois (héros) resplendissaient comme des feux allumés pour le sacrifice et arrosés de libations.

215. Ô Puissant, ils allèrent au camp (des ennemis), où tous les hommes étaient endormis, et quand ils furent arrivés à la porte, le grand guerrier fils de Drona s’arrêta.