Le Mahâbhârata (traduction Ballin)/Volume 2/3-LLDA-Ch10

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Traduction par Ballin, L..
Paris E. Leroux (2p. 262-265).



CHAPITRE X


DISCOURS DE BHÎMASENA


Argument : Bhimasena combat les idées de Youdhishthira.


277. Bhîmasena dit : Ô roi, ton intelligence, comme celle d’un ignorant et aveugle çrotriya (brahmane de la troisième classe), est obscurcie par la répétition (des formules que tu as entendu prononcer) . Elle ne voit pas les choses comme elles sont.

278. Ô excellent Bharatide, quel fruit un homme renonçant, (comme toi), à l’action, méprisant les devoirs des rois, pourrait-il retirer de la destruction des Dhritarâshtrides ?

279. La résignation, la piété, la compassion, l’affection même pour un parent, ne (doivent pas) se rencontrer chez celui qui, comme toi, suit la loi des kshatriyas.

280. Si nous avions su que telle était ta pensée, nous n’aurions pas pris les armes et nous n’aurions tué personne.

281. Nous aurions pratiqué la mendicité jusqu’à la fin de l’existence actuelle de ce corps, et ce cruel combat entre princes n’aurait pas eu lieu.

282. Les poètes ont dit que tout est aliment pour celui qui a (véritablement) la vie. Ce qui est mobile et ce qui est immobile lui sert de nourriture.

283. Les savants, connaisseurs des devoirs des kshatriyas, ont reconnu qu’il fallait détruire les adversaires, quels qu’ils fussent, qui voudraient ravir la royauté (à un prince).

284. Ces coupables adversaires de notre pouvoir royal ont été tués par nous. Après les avoir anéantis, ô Youdhishthira, jouis légitimement de cette terre.

285. Ce que nous ferions, (en abandonnant le royaume que nous avons conquis), serait comparable au travail d’un homme qui, ayant creusé un puits, l’abandonnerait parce qu’il trouve la boue avant l’eau.

286. Notre œuvre serait semblable à celle d’un homme qui, monté sur un grand arbre, enlèverait le miel (que son intérieur contient), et mourrait avant d’y avoir goûté.

287. Elle serait pareille à (l’inconséquence que commettrait) un homme qui, entreprenant une longue route, avec l’espoir (d’arriver à son but), s’en écarterait en désespérant (d’y parvenir),

288. Ô descendant de Kourou, nos exploits ressembleraient à ceux d’un homme qui, après avoir causé la destruction de ses ennemis, s’en prendrait à sa vie même ;

289. Ou bien à l’acte d’un affamé, qui ne profiterait pas de la nourriture qu’il a rencontrée, ou bien encore à la conduite d’un amant, qui ne jouirait pas à sa fantaisie d’une maîtresse qu’il a en son pouvoir.

290. Ô roi, nous serions blâmables de te suivre, toi dont les pensées sont dépourvues de bon sens, en nous contentant de dire : « C’est notre aîné », ô Bharatide !

291. Car nous, qui avons des bras vigoureux, qui sommes intelligents et instruits, nous nous en tiendrions aux paroles d’un homme sans énergie virile, comme (si nous étions) impuissants.

292. Certes, en nous voyant engagés dans des démarches qui ne seraient pas justifiées, comment nos sujets ne jugeraient-ils pas l’heureux succès de nos entreprises anéanti ? Voyez ce qu’il en est, (diraient-ils) ?

293. Voici ce qui est enseigné : « L’homme, dans le malheur, vaincu par ses ennemis, ou accablé de vieillesse, doit renoncer au monde. »

294. Aussi les sages n’admettent-ils pas le renoncement (dans la situation où nous nous trouvons) ; les hommes à la vue pénétrante le considèrent comme contraire au devoir.

295. Comment ceux qui sont issus de la caste (des kshatriyas), qui en pratiquent (les devoirs), et qui font de ceux-ci l’objet (de leur sollicitude), jetteraient-ils le blâme sur le fait (d’obéir à ces prescriptions) ? Le créateur, (qui a imposé ces obligations), ne doit (jamais) être blâmé.

296. Ce sont les gens dépourvus de prospérité et de richesses, ce sont les incrédules qui ont émis ces faux préceptes, en leur attribuant l’éclat de la vérité des textes sacrés.

297. Celui qui est (capable de) se suffire à lui-même et qui se rase la tête (dès) qu’il le peut, (ne) pratique le devoir qu’extérieurement. (Ce qu’il fait) n’est pas vivre, c’est mourir.

298. Celui-là peut vivre heureusement dans les bois, qui n’est pas (capable) d’entretenir ses fils et ses petits-fils, et de remplir (ses devoirs) envers les dieux, les rishis, les pitris et les hôtes.

299. Les hommes (qui se retirent à tort dans les bois), ne conquièrent pas plus le Svarga, que les gazelles, les sangliers et les oiseaux. On a indiqué une autre manière (d’acquérir) des mérites.

300. Si l’on pouvait arriver à la perfection par le (seul) renoncement, les montagnes et les arbres atteindraient vite cette perfection,

301. Car on les voit adonnés avec persévérance au renoncement, ne causant de mal à aucune créature, (semblant] détachés des biens terrestres et pratiquant (en quelque sorte) constamment la règle de vie des brahmacârins (étudiants en théologie).

302. Mais si l’on (veut) acquérir la perfection par ses propres mérites, et non par ceux des autres, il faut agir, la perfection n’existe pas pour celui qui est inactif.

303. (Autrement) les productions naturelles et les êtres aquatiques, qui n’ont à s’occuper que d’eux-mêmes et de rien autre, arriveraient à la perfection.

304. Vois comment, ici-bas, chacun est appliqué à telle ou telle tâche ! Il faut donc remplir sa tâche, (et) il n’y a pas de perfection pour celui qui est inactif.