Le Mahâbhârata (traduction Ballin)/Volume 2/3-LLDA-Ch18

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Traduction par Ballin, L..
Paris E. Leroux (2p. 297-302).



CHAPITRE XVIII


DISCOURS D’ARJOUNA


Argument : Arjouna fait connaître au roi les reproches adressés à Janaka par sa femme.


535. Vaiçampâyana dit : Tourmenté par le chagrin et la douleur, blessé par les paroles de Youdhishthira (comme) par des flèches, Arjouna parla encore au roi devenu silencieux.

536. Arjouna dit : Une légende antique, ô Bharatide, rapporte une conversation du roi de Videha avec son épouse,

537. (Relative) à ce que la première femme de ce prince dit, dans sa douleur, à ce maitre des hommes, qui avait pris la résolution d’abandonner la royauté pour la condition de mendiant.

538. Laissant là ses richesses, ses enfants, ses épouses, ses joyaux divers, le genre de vie (qu’il suivait), le feu (des sacrifices), Janaka avait résolu de se faire raser la tête.

539. Sa chère épouse le vit dans l’état de mendiant, ne possédant (plus) rien, indifférent (aux choses de ce monde), ayant chassé l’envie, s’approcher (des personnes hospitalières pour recevoir) une poignée de grain.

540. Étant allée vers lui en secret, cette intelligente épouse, irritée, adressa, sans crainte, à son mari, des paroles appuyées d’arguments.

541. « Pourquoi avoir abandonné ta royauté (qui regorgeait) de richesse et de grains ? (Pourquoi) avoir adopté l’état d’ascète mendiant ? Une poignée de grain n’est pas ce qu’il y a de mieux pour toi, (lui dit-elle).

542. Ô prince, tes résolutions et tes actes ne sont pas d’accord, puisque, après avoir abandonné un grand royaume, tu ambitionnes une infime (aumône) !

543. Ô roi, ni les hôtes, ni les dieux, ni les pitris, ni les rishis, ne peuvent plus maintenant être satisfaits par toi. Cette fatigue que tu t’imposes, est inutile.

544. Abandonné de tous, hôtes, dieux, rishis, pitris, tu rôdes de côté et d’autre, en n’accomplissant aucune œuvre !

545. Après avoir été le maître du monde, et avoir entretenu des milliers de brahmanes vieillis (dans l’étude) des trois védas, voici que tu leur demandes ta subsistance !

546. Maintenant que tu as délaissé une prospérité brillante, on te regarde comme un chien ! Tu as privé ta mère de son fils, et (moi), la Kouçalienne, de son époux !

547. Et ces kshatriyas, désireux d’accomplir leur devoir, (qui) t’entouraient, mettant en toi leur espoir dans leurs misères et attendant des récompenses !

548. Vers quels mondes te dirigeras-tu, ô roi, toi qui les prives du fruit (de leurs légitimes espérances) Car la délivrance finale est douteuse, et les êtres vivants doivent poursuivre un autre (but).

549. Ni le monde supérieur, ni l’autre, ne seront ton partage, (si) tes œuvres sont mauvaises, et (si) tu vis en abandonnant tes devoirs et ton épouse.

550. Pourquoi erres-tu, inoccupé, après avoir délaissé les guirlandes, les parfums, les divers ornements et les vêtements (de ton rang) ?

551. Après avoir été un grand étang où tous les êtres se purifiaient, après avoir été un grand arbre, utile (par l’ombre qu’il donnait) à tous, tu t’adresses (maintenant) aux autres (pour obtenir d’eux ce dont tu as besoin) !

552. Un éléphant même, (quand il est devenu) inutile (aux autres et à lui-même), est saisi par un grand nombre d’animaux carnassiers, (qui le déchirent) de leurs griffes. Il devient aussi la proie d’une multitude d’insectes. Qu’adviendra-t-il donc de toi ?

553. Pourquoi songerais-tu (à imiter) celui qui troublerait (le repos) de cette cruche (en s’en munissant), qui prendrait le triple bâton (d’ascète mendiant), qui se dépouillerais du vêtement qui lui est propre ?

554. Mais, puisque, pour toi, cette poignée de grain a la même valeur que toutes (les richesses), pourquoi te décides-tu en sa faveur, en abandonnant tout (le reste) ?

555. Si cette poignée de grain est le but (de ton ambition), tes résolutions sont vaines. Que suis-je pour toi ? Qu’es-tu pour moi ? Quelles sont tes faveurs à mon égard ?

556. Ô roi, si tu veux que tes bienfaits se continuent, gouverne cette terre, (conserve) ton palais, ton lit, ton char, tes vêtements et tes ornements.

557. Pourquoi donc celui qui est heureux, abandonnerait-il tous ses biens ? (Le renoncement ne convient qu’à) ceux que la prospérité délaisse, qui sont dépourvus de richesses, qui n’ont rien et qui se séparent de leurs amis 14.

558. Vois la différence entre deux (hommes), dont (l’un) reçoit toujours et dont l’autre donne toujours ! Lequel est réputé le meilleur des deux ?

559. L’offrande accordée à ces deux hommes, dont l’un demande toujours et dont l’autre est un hypocrite, est comme une libation mal faite (qui serait versée) sur l’incendie d’une forêt.

560. Ô roi, de même que le feu ne s’éteint pas avant d’avoir consumé (tout ce qu’il touche), de même un brahmane mendiant continue indéfiniment (à mendier).

561. Ô roi, la principale préoccupation d’un (prince), est certainement de pourvoir à la nourriture des gens de bien. S’il n’y avait pas de roi pour faire des libéralités, comment ceux qui poursuivent la délivrance finale (subsisteraient-ils ) ?

562. En ce monde, les maîtres de maison, et ensuite les mendiants qu’ils entretiennent, subsistent par la nourriture. La nourriture, c’est la vie. Celui qui donne la nourriture donne la vie.

563. Ceux qui ont abandonné l’état de maître de maison, vont (demander des secours) aux maîtres de maison eux-mêmes. Ayant trouvé (leur nourriture) et dompté leurs sens, ils deviennent puissants et renommés,

564. Ce n’est ni à l’abandon de ses biens, ni à la tête rasée, ni au fait de demander l’aumône, qu’on reconnaît le mendiant. Le vrai mendiant, sache-le, est celui qui a renoncé à l’intérêt (propre), mais non au plaisir 15

565. L’homme détaché (du monde, au fond du cœur), qui ne tient à rien, qui a brisé ses liens, qui agit de même avec ses ennemis et avec ses amis, mais qui se comporte (en apparence) comme s’il était attaché (aux choses de la terre), est (en réalité) détaché de ce monde.

566. Des hommes à la tête rasée, porteurs du vêtement brun rougeâtre, errent çà et là pour obtenir des aumônes, (quoique enchaînés) par des liens (terrestres) de diverses sortes, et songeant à un butin inutile. (Ce ne sont pas de véritables ascètes.)

567. Ceux qui, abandonnant leurs fils et les trois védas, prennent le triple bâton et le vêtement (de mendiant), pour errer de côté et d’autre, sont dépourvus de sagesse.

568. Chez l’homme qui n'a pas l’esprit purifié, le vêtement (de mendiant) est, dit-on, une affaire de concupiscence. Sache que (l’homme qui agit ainsi), a atteint son but, qui est celui des gens qui, avec la tête rasée, arborent l’étendard du devoir (sans en avoir les sentiments). Telle est ma pensée.

569. Ô grand roi, dompte tes sens et conquiers les mondes (supérieurs), en soutenant (de tes bienfaits) les gens vertueux, (qu’ils soient) porteurs de tresses (d’ascète), (qu’ils aient) la tête rasée, (qu’ils soient) nus ou porteurs de vêtements bruns, de peaux (d’animaux) ou de vêtements d’écorce.

570. Qui est plus attaché au devoir que celui qui, chaque jour, (donne) ce qu’il faut pour entretenir le feu des sacrifices, ce qu’il faut au gourou, et qui offre des sacrifices avec bestiaux et dakshinâs ? »

571. Arjouna dit : Le roi Janaka est réputé dans le monde comme ayant connu la vérité. (Mais) il fut lui même, en cela, atteint d’égarement d’esprit. Ne cède pas, (comme lui), à la folie.

572. Voilà comment le devoir a été suivi par les hommes très adonnés à la libéralité. — Doués de douceur et des (autres) qualités, exempts de passion et de colère.

573. Appliqués à protéger nos sujets, exerçant une libéralité extrême, respectueux des gourous et des vieillards, nous atteindrons les mondes désirés.

574. Faisant des offrandes régulières aux dieux, aux hôtes et à tous les êtres pieux et disant la vérité, nous arriverons au séjour (que nous) souhaitons (atteindre).