Le Mari confident/11

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Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 90-97).


XI


Les amoureux se divisent en deux classes, composées de ceux qui croiraient profaner leur amour en le confiant, et de ceux qui ne peuvent pas parler d’autre chose. Sosthène était de ces derniers. Son caractère ardent, sincère, enjoué, le portait à s’abandonner facilement à ses impressions. Chéri de sa famille, gâté par les femmes et les amis qui s’attachent toujours aux jeunes gens riches, il était naturellement enclin à voir les événements, les gens et les choses de leur beau côté, et à se flatter du succès là où un autre n’aurait vu que des obstacles insurmontables. Habitué à réussir dans des projets souvent déraisonnables, il ne doutait pas de la protection du ciel pour le vœu le plus honnête qu’il eût jamais formé, et prenant ses espérances pour autant de réalités, il crut devoir faire partager à son ami la joie qu’il ne pouvait contenir.

— Tu vois l’homme du monde le plus heureux, dit-il en rencontrant Adalbert au parc.

— Quoi ! déjà ! s’écria M. de Bois-Verdun d’un air dédaigneux.

— Ah ! voilà bien nos Don Juan modernes ! ne connaissant qu’un bonheur, et regardant comme nuls tous ceux qui le précèdent.

— Je n’en méprise aucun, sois-en persuadé ; mais enfin quel est donc celui qui te réjouit tant ?

— En vérité, j’aurais peine à le raconter, car il n’a pour source que des niaiseries ; mais, tu me l’as répété souvent, il n’est rien d’insignifiant en amour, quand la moindre démarche peut dire : « Vos soins me plaisent ou m’ennuient, » on a le droit de s’en désespérer ou d’en être fou de joie.

— Et ces charmantes niaiseries qui te font délirer ? demanda Adalbert avec impatience.

— Ce sont des questions qui d’abord m’ont effrayé sur ma police secrète… sur les découvertes qu’elle me faisait faire. J’ai pensé que Gervais avait commis des indiscrétions, et que la comtesse était justement offensée du rôle qu’il remplissait chez elle ; mais elle a ajouté en voyant ma confusion :

— Pourquoi rougir d’un fait qui vous honore, je dis plus… qui vous fait aimer ?…

— Serait-il vrai, me suis-je écrié avec un battement de cœur qui m’étouffait ; mais non…, vous vous trompez…, je ne mérite pas…

— Je m’attendais bien à vous entendre tout nier, interrompit-elle. N’importe, vous mentez fort mal, grâce au ciel, je n’en veux pour preuve que l’embarras qui vous domine. Vous tremblez comme un criminel… C’est vous… oui, c’est vous… Et pour vous épargner la fatuité d’en convenir, je vais m’en assurer par tous les moyens qu’une femme curieuse peut employer, je vous en avertis.

En ce moment, mon père et la duchesse se sont approchés de nous, et je suis resté si complétement anéanti sous le poids de tant de réflexions, de suppositions et d’émotions, que la duchesse m’ayant adressé la parole sans obtenir aucune réponse, mon père a demandé à madame des Bruyères ce qu’elle avait pu me dire pour me rendre si complétement imbécile ; les rires excités par cette question m’ont sorti de mon rêve ; on me l’a répétée, et après m’être confondu en excuses, j’ai répondu qu’effectivement la comtesse m’avait fortement intrigué à propos d’une aventure dont je n’ai pas l’honneur d’être le héros, mais qu’elle m’avait valu un si joli mot de sa part, que j’étais décidé à usurper et à profiter de tous les avantages qui résulteraient de son erreur. Alors on a voulu savoir l’aventure. La comtesse a dit en riant que c’était un secret entre nous deux. On l’a plaisantée sur la nature des secrets qui existaient d’ordinaire entre les personnes de notre âge, elle ne s’est point récriée contre le soupçon d’un mystère amoureux. Enfin, tu le sais, je suis confiant, mais point fat, et il faut que la belle Clotilde m’ait laissé clairement voir son indulgence pour ma folie, autrement je n’aurais jamais osé lui en parler si franchement. Cependant j’ai failli me brouiller avec elle pour avoir résisté à un de ses caprices, et cela au moment où je me croyais le plus sûr de sa bienveillance. Il lui a pris fantaisie de me faire écrire quelque chose sur son album. Je n’étais pas préparé à cette attaque, et, dans la terreur, très-fondée, de mettre quelque lourde sottise à côté de vers signés Lamartine, Victor Hugo, Alfred de Musset et autres noms célèbres, j’ai refusé net. « Très-bien, » m’a dit mon père à voix basse, avec les jolies femmes, il faut refuser pour obtenir.

— Ah ! vous ne voulez pas me laisser une preuve de votre complaisance ; ceci est désobligeant et maladroit, car votre refus est un aveu, mais je vous le pardonne, a dit la comtesse du ton le plus affectueux ; vous pouvez vous donner bien des torts envers moi, avant de détruire la bonne opinion que j’ai de vous. Le sourire presque tendre, le regard caressant qui accompagnaient ces mots ont achevé de me tourner la tête. À dater de ce moment, j’ai déraisonné sur tout avec le plus grand succès. On a fait de la musique ; j’ai chanté un duo avec elle ! oui, mon ami, sa voix, sa ravissante voix s’est mêlée à la mienne ; jamais je n’ai tant béni ma pauvre mère de m’avoir forcé à prendre des leçons de Rubini. Ah ! combien j’ai regretté que tu ne fusses pas là, témoin des applaudissements qu’on nous prodiguait et de la joie que je ne pouvais contenir. Chanter un duo d’amour avec la femme que l’on aime ! s’entendre appeler par elle : Caro-bene, amor mio ! Deviner, à sa manière d’exprimer la passion, toute la chaleur de son âme ! est-il au monde rien de plus enivrant ! Mais qu’as-tu donc fait hier soir ? pourquoi n’es-tu pas venu chez madame des Bruyères ?

— Parce qu’elle ne m’a point invité, et que je n’ai pas l’habitude d’aller chez les gens qui ne se soucient pas de moi, répondit sèchement Adalbert.

— Cela ne peut être qu’un oubli de la part de la comtesse, elle a reçu ta carte avec toutes celles de l’ambassade, tu lui as été présenté dans toutes les règles du cérémonial par la duchesse et par mon père ; elle te croit sans doute compris dans les invitations qui nous sont faites.

— Je ne le pense pas ; d’ailleurs je vaux bien la peine d’une politesse particulière ; mais si je prends mon parti très-philosophiquement sur les rigueurs de madame des Bruyères, je n’en suis pas à ton point d’adoration pour elle. C’est fort simple, tu lui plais, et moi je la crois très-mal disposée en ma faveur.

— Qui peut t’en donner l’idée ?

— Ces mêmes niaiseries qui t’ont révélé sa préférence. Si tout sert de langage à l’amour, la malveillance n’a pas moins de moyens de s’exprimer.

— Au fait, je n’en sais rien, quand on parle de toi, elle garde toujours le silence ; peut-être lui a-t-on fait quelque sot rapport sur ton compte, peut-être on t’a prêté quelque méchant propos sur elle. J’éclaircirai cela.

— Garde-t’en bien, je t’en conjure, ne lui parle jamais de moi ; j’ai des raisons pour ne pas chercher à vaincre ses préventions.

— Je devine, tu t’en fais un mérite auprès de la princesse Ercolante, reprit Sosthène d’un air malin.

— C’est possible… enfin, je ne contrarie pas tes projets ; ne cherche pas à ébranler mes résolutions. Raconte-moi tes succès amoureux sans me contraindre à en être témoin ; j’en verrai toujours assez dans les occasions qui s’offrent journellement de me rencontrer avec madame des Bruyères.

— Je suis fâché de ton éloignement pour elle ; tu m’aurais donné de bons conseils.

— Cela n’est pas certain. J’ai mal débuté en amour, et il m’en est resté un fond de rancune contre les jolies femmes qui me rend parfois injuste envers elles ; je les crois toutes plus ou moins perfides, et si cette idée ne m’empêche pas de profiter de leurs bontés, elle me sauve du danger d’y attacher trop de prix.

— C’est-à-dire qu’en faisant tout ce qu’il faut pour leur plaire, tu te dispenses de les aimer ! Voilà le principe fondamental de la nouvelle école ! je te félicite d’y pouvoir rester fidèle ; mais un cœur sans prétentions ne saurait atteindre à ces grandes manières ; il se laisse prendre tout d’abord à la moindre cajolerie, et lorsqu’on y joint quelques mots encourageants, il succombe à l’espoir d’être aimé. Voilà où j’en suis ; peut-être me trouves-tu trop prompt à me flatter ? c’est ce que tu pourras me dire ce soir, après avoir vu madame des Bruyères dans la loge de la duchesse ; ton œil exercé aura bientôt distingué la coquetterie de l’émotion.

— Je ne doute pas de sa faiblesse pour toi, et si elle doit en avoir une, elle ne saurait la mieux placer.

— Voilà ce que tu lui aurais dit sans ta ridicule susceptibilité, et ce qui aurait bien avancé mes affaires.

— Ah ! c’eût été jouer un rôle par trop étrange ; je veux bien lui paraître désagréable, mais ridicule, non.

— Eh bien, continue à ne pas lui adresser la parole, puisque cela t’amuse ; mais observe-la pour me dire franchement ce que je puis attendre d’elle.

— La froideur de nos rapports l’engagera à se contraindre devant moi ; n’importe, je te promets de la regarder t’adorer avec toute l’attention dont je suis capable.