Le Mari confident/15

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Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 125-135).


XV


Le lendemain Adalbert fut réveillé par son valet de chambre beaucoup plus tôt qu’à l’ordinaire.

— Eh bien ? que viens-tu m’apprendre ? demanda M. de Bois-Verdun les yeux à peine ouverts.

— C’est un domestique du pays qui veut à toute force voir monsieur le comte, j’ai beau lui répéter qu’il est trop matin pour parler à Monsieur, il prétend, dans son baragouin moitié italien et moitié français, qu’il vient sur un ordre donné par Monsieur lui-même, et que son service ne lui laissant que cette heure-ci de libre, il faut qu’il en profite.

— Ah ! c’est Ricardo ; il a raison, fais-le entrer.

Ricardo, valet de chambre de bonne mine, plus spirituel que brave, plus beau que propre, indolent pour le travail et tout zèle pour l’intrigue, était un de ces Frontins italiens que les voyageurs prennent ordinairement pour leur servir de guide, et que les étrangers, dont le séjour à Naples doit se prolonger, adjoignent à leurs domestiques pour les aider à se faire comprendre des naturels du pays et pour les diriger dans le choix de leurs emplètes. C’est en cette qualité que Ricardo était depuis quelque temps au service de madame des Bruyères.

Adalbert ayant deviné à son allure que Ricardo n’était pas incorruptible, l’avait mandé un beau matin dans son cabinet, à l’Ambassade de France ; et là, sous prétexte d’intérêts politiques de la plus haute importance, il lui avait fait subir un interrogatoire sur les questions les plus étrangères à celles où il voulait en venir, et avait fini par lui faire accroire que le gouvernement français attachant un grand prix à savoir les moindres démarches de la comtesse des Bruyères, celui qui en rendrait un compte exact serait généreusement payé, surtout s’il joignait à ce service une discrétion à toute épreuve.

La convention faite, et le traité ratifié par un pour-boire d’une dizaine de louis, les conditions en furent exactement remplies de part et d’autres.

— Je suis content de toi, dit M. de Bois-Verdun à Ricardo dès qu’ils furent seuls ; tu t’es fort bien tiré de ma commission.

Corpo di Bacco ! cela n’a pas été sans peine, signor comte, répond le Napolitain ; ce maudit Germain, qui est toujours sur mon dos, rendait la chose impossible ; mais je me suis aperçu qu’il courtisait la fille du glacier de la cour ; je l’ai tout simplement envoyé chercher l’autre soir de la part de la Picola Ninetta, et pendant qu’il se faisait beau pour l’aller voir, j’ai pu me glisser jusques dans la chambre de la padrona pour y déposer la canina que vous m’aviez confiée ; puis j’ai vite couru au théâtre pour m’y trouver à la sortie et faire avancer la voiture de la signora comtesse, c’était un sûr moyen de n’être pas soupçonné.

— Et qu’a-t-elle dit en voyant la jolie Fida ?

— Elle s’est récriée dix fois sur sa gentillesse, sa couleur, l’expression de ses yeux de gazelle, sur la finesse de ses pattes, la grâce de ses mouvements, et l’on aurait dit que la petite chienne comprenait ses flatteries, car elle sautait après sa maîtresse et la caressait comme si elle l’eût connue depuis longtemps.

— Vraiment, tu penses que cette surprise lui a fait plaisir ?

— Ah ! jamais je n’ai vu tant de joie dans les beaux yeux de la comtesse. Elle disait : « Enfin, je ne serai plus seule, j’aurai une petite amie dont le regard me plaindra dans mes jours de tristesse, et que je pourrai gronder, ennuyer sans crainte d’en être abandonnée. Comme je vais la soigner, la gâter pour en être aimée. Mais à qui dois-je cette gentille compagne ? »

Elle a fait venir tous les gens de la maison, excepté moi et le cocher qui l’avait conduite, pensant bien que nous ne pouvions pas être en même temps à la casa et à Santo-Carlo. Elle a questionné tous les autres domestiques sans en tirer le moindre renseignement sur la personne qui avait apporté le petit chien.

— M. Fresneval était-il là lorsque la comtesse a questionné ses gens ?

— Non, signor comte, M. Fresneval, revenu de Florence sans s’arrêter, s’était retiré dans sa chambre, où je pense bien qu’il venait de se mettre au lit à moitié mort de fatigue. Pourtant il y avait encore de la lumière chez lui à deux heures après minuit. Ah ! c’est un singulier cavaliere que ce bel Édouard, on ne sait ni quand il dort, ni quand il mange ; excepté les jours où il dîne avec Madame, il ne reste jamais plus de dix minutes à table, et passe la plus grande partie de la nuit à écrire ou à lire, puis il se lève avec le jour. Hier matin, à peine reposé de son voyage, il était dans la galerie à faire déballer, encadrer et accrocher le tableau qu’il venait d’apporter et cela pour que la signora comtesse le trouvât tout placé à son réveil.

— C’est, dit-on, un personnage mystérieux que ce jeune intendant. Quelle est son attitude dans la maison ? qu’en pensent tes camarades !

Il poverino ! reprit Ricardo en soupirant.

— Tu le plains ? ne serait-il plus aussi bien traité par ta maîtresse ?

— Au contraire, vraiment ; comme elle prend sa langueur pour de la maladie, elle a toutes sortes d’égards pour lui ; elle s’informe de ses nouvelles, l’engage à ne pas se fatiguer par trop de travail, lui parle toujours avec une bonté, une grâce charmante, et voilà ce qui le tue.

— Quoi ! tu as l’idée qu’il aimerait…

— Pardine, est-ce qu’on est maître de ça ? On est là tous les jours près d’une madona belle comme celle de San-Piétro, à Rome. On l’adore, c’est dans l’ordre.

— Oui, mais ce qui n’est pas si simple, c’est que la madone vivante supporte patiemment les adorations du pécheur.

— Elle ne les voit pas peut-être.

— C’est ce que tu ne devrais pas ignorer, car cette connaissance doit naturellement apporter quelques changements dans les manières de ta maîtresse envers M. Fresneval.

— Ah ! c’est donc pour cela que je lui ai trouvé ce matin un air presque joyeux.

— À qui ? demanda vivement Adalbert.

— À M. Édouard.

— Quoi ! il t’aurait parlé de…

— Lui, parler ; ah ! vous le connaissez bien vraiment, est-ce qu’il dit jamais une parole ? cela n’empêche pas, tout de même, de savoir ce qu’il pense.

— Eh bien ! de quoi t’a-t-il paru si content ?

— Des compliments que Madame lui a faits à propos de ce tableau qu’il a acheté pour elle ; on aurait dit que c’était lui qui l’avait peint. Elle vantait son bon goût, le remerciait si gentiment de la peine qu’il s’était donnée pour empêcher que ce tableau ne fût acheté par un autre amateur, qu’il a dû en avoir le vertige.

— Et penses-tu que, dans ces remerciements de la comtesse, il y ait plus que de la reconnaissance ?

— Écoutez donc, signor comte, nous avons un proverbe de notre pays qui dit : « qu’en amour le jour veut des titres et de l’argent, et la nuit de la beauté. » Le bel Édouard, qu’on ne voit pas en brillants équipages, qu’on ne remarque pas à la cour, dans les salons, au théâtre, n’en est pas moins un garçon de mérite ; la première qui le devinera pourra peut-être bien vouloir le mettre à l’épreuve ; nous ne manquons pas d’exemples de ces amours-là, ajouta Ricardo avec fatuité.

— Ainsi, tu ne doutes pas que ses soupirs, ses airs de patito ne plaisent à ta maîtresse !

— À vrai dire, Monsieur, j’étais si occupé à guetter les progrès que faisait M. le comte de Tourbelles dans la maison, ainsi que Monsieur me l’avait commandé, que je n’ai pas donné grande attention à la manière dont on traitait M. Édouard ; mais à présent que cette aventure-là semble amuser monsieur le comte, je vais m’appliquer à savoir ce qui en est.

— Songe que je la veux connaître dans tous ses détails et que je te la payerai double.

— Que votre Excellence se fie à ma pénétration, il n’est pas de secrets pour votre serviteur.

Peu de jours après ce rapport, Ricardo en vint faire un autre, dans lequel il avait réuni une foule de petites circonstances, moitié vraies, moitié fausses, qui devaient faire soupçonner une bienveillance très-marquée de la part de madame des Bruyères pour les soins respectueux et l’adoration muette de M. Fresneval.

— Mais où peut-on le voir, ce beau Monsieur, interrompit Adalbert avec impatience ; je l’ai à peine aperçu quand Sosthène me l’a montré dernièrement à Saint-Charles. Je voudrais savoir où l’on a quelques chances de le rencontrer ?

— Rien n’est si facile ; il va tous les soirs prendre une glace au café Francese ; il se place d’ordinaire derrière le comptoir, dans le seul endroit obscur de la salle ; on disait que c’était pour être plus près de la gentille Ninetta, qui trône là dans son comptoir, comme la reine dans son palazzo reale ; mais je crois qu’on se trompe, il vise à plus haut que çà.

— Et à quelle heure va-t-il dans ce café ?

— À celle où les élégants le quittent pour se rendre au théâtre. Il y est venu tout ces jours-ci. Madame n’étant point sortie de chez elle, il s’est dispensé d’aller se planter dans l’endroit où le carrosse de la comtesse doit passer. Il n’est pas moins exact à se trouver à l’église chaque fois qu’elle y va prier. Ah ! c’est un vrai fidèle !

— Mais il est impossible que tant d’affectation à se trouver partout où il peut l’apercevoir, ne frappe point Clo… ta maîtresse, dit Adalbert en se reprenant aussitôt, et si elle voyait sans plaisir toutes ces simagrées, il les cesserait bientôt.

— Ma foi, je commence à le croire, d’abord parce que Madame l’ayant fait questionner par mademoiselle Augustine, sur le cadeau qu’elle voulait lui donner en manière de bona mancia pour le récompenser de l’excellent marché qu’il lui avait fait faire. M. Édouard a répondu que si la comtesse daignait lui permettre de faire copier le fameux tableau par un jeune élève de l’académie de Rome, qui se trouve en ce moment à Naples, il regarderait cette faveur comme le plus beau présent qu’elle pût lui donner.

— Et cette permission ?…

— Lui a été accordée sans la moindre difficulté.

— Malgré la ressemblance qui frappe tout le monde ?

— Excepté Madame, car elle prétend qu’on invente cette ressemblance pour lui donner un ridicule et faire ressortir les défauts de son visage, que cette belle tête et la sienne n’ont de rapport que dans la couleur des cheveux.

— Mais c’est tout bonnement donner à ce Monsieur son portrait…

— Tiens, vous dites comme M. le marquis de Tourbelles ! Ah ! c’est lui qui est d’une belle colère !

— Moi je le trouve d’une patience héroïque ; à sa place, il y a longtemps que j’aurais…

Et un geste expressif acheva la phrase d’Adalbert.

— Sans la crainte de se brouiller avec Madame, reprit Ricardo, je crois qu’il ne s’en gênerait pas, mais je pense qu’il n’y gagnerait rien et qu’on le chasserait plutôt que l’autre.

— C’est ce qu’un gaillard placé comme tu l’es ne peut pas être longtemps à découvrir.

— Je me doute bien, Monsieur, que cette femme-là a quelqu’amour en tête, cela se voit sans peine ; elle reste quelquefois des soirées entières à regarder les étoiles et à essuyer ses yeux par intervalle comme s’il en tombait des larmes ; chaque fois qu’on raconte à table une de ces histoires de nos amants du port qui se tuent par amour, elle leur trouve toujours quelqu’excuse ; tenez, ce povero Mareschino, qui va être pendu pour avoir poignardé sa femme, la belle gondolière, Madame lui fait porter tous les matins, en cachette, des secours, et quand on lui reproche de s’intéresser à un jaloux si féroce, elle répond : que lorsqu’on a une jeune femme, il vaut mieux la tuer que l’abandonner.

— Il suffit, dit Adalbert en se levant tout à coup. Revenez demain matin.