Le Mari confident/9

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Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 81-86).


IX


Le lendemain vers midi lorsque, sous le nom de madame Lefebvre qu’elle prenait d’ordinaire pour cacher ses bonnes œuvres, Clotilde se rendit à pied chez madame Raymond ; elle trouva toute la famille dans une joie folle. Une lettre était tout ouverte sur la table qui, avec trois chaises de paille et le lit du malade composaient tout le mobilier de la chambre ; auprès de la lettre était un sac de toile grise rempli de piastres, et le reçu du propriétaire. La lettre sans signature était ainsi conçue :

« Monsieur,

» Un compatriote qui prend le plus vif intérêt à votre situation, vous supplie de lui permettre de la rendre moins pénible, en vous offrant les moyens de vous guérir et par conséquent de reprendre les travaux qui serviront bientôt à vous acquitter. »


— C’est encore à vous, je le devine, que nous devons ce bienfait, chère dame, s’écria madame Raymond en baisant les mains de Clotilde, tandis que les enfants se prosternaient devant elle.

— Non, mes amis, répondit-elle, et vous m’en voyez non moins surprise que vous. Comment aurais-je pu vous obtenir ce reçu de votre propriétaire, je ne lui ai jamais parlé et j’ignorais votre dette envers lui ; vous aviez eu le tort de me la cacher.

— C’est que vous faisiez déjà tant pour nous… dit le malade. Et puis j’espérais toujours reprendre mes travaux.

— Je ne connais pas cette écriture, reprit Clotilde en relisant la lettre… ni ce cachet, il n’a ni armes… ni chiffre… On veut rester inconnu… Peut-être avez-vous fait savoir votre triste position à l’ambassadeur de France ?

— Moi, Madame, demander l’aumône à un ennemi, à un renégat de l’empereur Napoléon, s’écria le vieillard en soulevant sa casquette en signe de respect pour le nom qu’il proférait. Ah ! je verrais plutôt là mourir de faim mes pauvres enfants et leur mère, que de…

— Si c’était… interrompit Clotilde… mais non… mes domestiques eux-mêmes ne m’accompagnent jamais jusqu’ici… je les laisse toujours avec ma calèche à la grille du parc. Et quant à Édouard… je connais sa discrétion… Mais…

« Qu’importe de quel bras Dieu daigne se servir ! ajouta-t-elle en souriant. Prêtez-moi cette lettre, elle m’aidera sans doute à découvrir ce bienfaiteur anonyme. J’apportais une petite robe à Mélanie pour qu’elle fût convenablement habillée lorsqu’elle ira à l’école de dessin, où j’ai retenu sa place. Elle a tant de dispositions que je lui prédis un grand talent ; et, par conséquent, une fortune très-honorable. L’exemple de madame de Mirbel, de mademoiselle Godefroy, de madame Hersent et de bien d’autres sont là pour la guider, et je mets pour prix de mes faibles encouragements, qu’elle me donnera un jour son portrait peint par elle-même.

En finissant ces mots, madame des Bruyères sortit brusquement pour se soustraire aux remerciements et aux bénédictions de la famille Raymond.

Rentrée chez elle, Clotilde fit appeler M. Fresneval, lui raconta le bonheur dont elle venait d’être témoin, et l’accusa à tout hasard d’y être pour quelque chose.

— Je voudrais, Madame, pouvoir m’avouer complice d’un si noble crime, répondit Édouard, je m’en trouverais aussi fier que d’être l’instrument de vos bienfaits ; mais je n’ai pas cet honneur, et je ne soupçonne même pas qui peut vous disputer le bonheur de secourir cette pauvre famille… Je n’ai jamais rencontré personne chez elle… Je n’ai confié, à qui que ce soit, la douce émotion qui m’enivrait à la vue des transports de reconnaissance de ces malheureux, qu’un message de vous rendait à la vie. Seulement, la dernière fois que je leur ai porté ce dont m’avait chargé madame la comtesse, j’ai reconnu à quelque distance de la porte du charpentier, le valet de chambre du marquis de Tourbelle, il s’est caché dans une allée aussitôt qu’il m’a aperçu. Ce même valet de chambre vient souvent à l’hôtel voir mademoiselle Augustine, et j’ai dans l’idée qu’il lui est ordonné par son maître de savoir ce qui se passe chez madame la comtesse.

— Quoi ! vous pensez ?… ah ! si j’en étais sûre, je le ferais mettre à la porte… Mais au fait… je n’ai rien à craindre de sa curiosité… Il s’ennuiera bientôt de la vie monotone qu’il doit raconter, la mienne offre si peu d’intérêt… Oui… c’est cela, Augustine aura bavardé sur la robe qu’elle vient de faire pour Mélanie… Et le fils de l’ambassadeur, instruit par son domestique de la misère où se trouvait une famille parisienne, aura cru de son devoir de la secourir. Brave jeune homme, ajouta-t-elle avec attendrissement ; je lui sais bon gré de cet acte généreux et de la manière délicate dont il l’a accompli.

— C’est déjà un grand bonheur que d’en être soupçonné par vous, Madame, dit Édouard en pâlissant ; mais nous l’accusons de charité sur un bien faible indice.

— Il n’en faut pas davantage pour arriver à savoir la vérité, reprit la comtesse. D’abord je vais lui tendre un piége dont il ne se méfiera point. Son père et lui doivent venir prendre des glaces chez moi ce soir après l’Opéra. Je le prierai de m’écrire quelques mots sur mon album, et je verrai bien si c’est la même main qui a écrit la lettre. Ne trouvez-vous pas le moyen excellent ?

Édouard garda le silence. Hélas ! c’était son unique recours contre le danger de trahir sa pensée ; il se retira convaincu du désir qu’avait la comtesse de trouver dans le jeune homme qui l’aimait, celui qui venait de s’acquérir son estime et peut-être plus encore par une preuve de générosité.

Peu lui importait que Sosthène méritât une telle faveur. Celui qu’une femme préfère n’a-t-il pas toutes les vertus qu’elle lui souhaite ?