Le Mauvais Génie (Comtesse de Ségur)/15

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Hachette (p. 177-184).


XV


réveil et retour de julien


M. Georgey continua sa route, laissant Julien à la barrière.

Julien entra, alla à la maison, et trouva les Bonard inquiets de lui et de Frédéric. Il faisait tout à fait nuit ; il était neuf heures.

« Ah vous voilà, enfin ! dit Mme Bonard ; je commençais à m’inquiéter. Où est Frédéric ? j’ai à lui parler.

julien, d’un air embarrassé.

Je ne sais pas, maîtresse ; il y a longtemps que je ne l’ai vu.

madame bonard.

Et pourquoi vous êtes-vous séparés ?

julien, baissant la tête.

Maîtresse, c’est que… je me suis endormi au théâtre, et M. Georgey ne m’a éveillé qu’à huit heures.

madame bonard.

Endormi ! Éveillé à huit heures ! par M. Georgey ! Qu’est-ce que cela signifie ?

julien, éclatant en sanglots.

Oh ! maîtresse, cela signifie que je suis un malheureux, indigne des bontés de M. Georgey ; je me suis enivré ; c’est pourquoi je me suis endormi. Oh ! maîtresse, pardonnez-moi ; je vous jure que je ne recommencerai pas.

madame bonard.

Mon pauvre garçon, je te pardonne d’autant plus volontiers que tu ne t’es pas grisé tout seul, sans doute, et que M. Georgey t’aura payé ton vin.

julien.

Oui, maîtresse.

madame bonard.

C’est donc lui qui t’a grisé ?

julien.

Oh non ! maîtresse, il dînait ; il ne faisait pas attention à moi ; je buvais quand je n’aurais pas dû boire. Et moi qui avais été à la foire pour l’empêcher d’être trompé !

madame bonard.

Trompé par qui ?

julien.

Par… par… Alcide.

madame bonard.
Mais il n’était pas avec vous, Alcide.
julien.

Pardon, maîtresse, il nous a rejoints avec Frédéric.

bonard, frappant du poing sur la table.

Avec Frédéric ? Encore ! Quand je l’avais tant défendu !

madame bonard.

Et sont-ils restés ensemble ?

julien.

Je ne sais pas, maîtresse ; je ne les ai plus vus quand je me suis réveillé.

bonard.

C’est égal, mon garçon, ne t’afflige pas ; tu n’y as pas mis de méchanceté, tu ne savais pas que ce vin te griserait. Tu as l’air fatigué ; va te coucher.

madame bonard.

Ôte tes beaux habits neufs, d’abord. Je vais les serrer ici à côté. »

Julien ôta sa redingote, puis son gilet. Il mit les mains sur les poches.

« Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce qu’il y a donc ?… De l’argent !… De l’or !… D’où vient ça ? Ce n’est pas à moi !… Je n’y comprends rien.

madame bonard.

De l’or ! Comment as-tu de l’or dans tes poches ? Et que de pièces ! »

Elle et son mari comptèrent les pièces : il y en avait dix, plus quelques pièces d’argent. Ils étaient stupéfaits.

« Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria Julien, on va croire que je les ai volées ! Mais quand et comment tout cet or a-t-il pu venir dans ma poche ? Je ne me souviens de rien que d’avoir dîné et puis dormi au théâtre.

bonard.

Écoute, Julien, M. Georgey n’était-il pas un peu gris comme toi ?

julien, avec hésitation.

Je crois bien que oui, Monsieur… Un peu, car ses jambes n’étaient pas solides ; il marchait un peu de travers dans la rue. Alcide et Frédéric le soutenaient.

bonard.

C’est peut-être lui qui t’a mis tout cela lui-même dans ta poche.

julien.

Je ne peux pas garder ça, M’sieur. Si c’est lui, bien sûr il ne savait guère ce qu’il faisait. J’étais près de lui, il se sera trompé de poche ; il l’aura voulu mettre dans la sienne et il l’a mis dans la mienne… Oh ! M’sieur, laissez-moi lui reporter cet argent tout de suite, qu’il ne croie pas qu’il a été volé.

bonard.

Tu le lui reporteras demain, mon ami ; il est trop tard aujourd’hui. Tu le trouverais couché, et, comme il a trop bu, il ne serait pas facile à éveiller.

julien.

Ce pauvre M. Georgey ! Ce n’est pas sa faute. Je me souviens, à présent, qu’Alcide le pressait toujours

de boire, et qu’il lui mettait du vin blanc

Alcide et Frédéric soutenaient M. Georgey.

avec du rouge ; et puis il lui a fait boire à la fin du

cidre en bouteilles, qui moussait comme son champagne ; c’est ça qui lui aura porté à la tête ! Ce pauvre M. Georgey ! C’est donc pour cela qu’il me demandait pardon le long du chemin en revenant ; il paraissait honteux. Et moi qui me méfiais d’Alcide et qui allais à la foire pour empêcher qu’il ne fût attrapé ! Je l’ai laissé enivrer et… voler peut-être.

madame bonard.

Volé !… Comment ?… tu crois que…, qu’Alcide… ?

julien, avec précipitation.

Non, non, maîtresse, je ne crois pas ça ; je ne crois rien, je ne sais rien. J’ai parlé trop vite. »

Bonard et sa femme gardèrent le silence ; ils engagèrent Julien à aller se coucher. Il leur souhaita le bonsoir et alla regagner son petit grenier.

Arrivé là, il pria et pleura longtemps.

« Ce que c’est, pensa-t-il, que le mauvais exemple et de mauvais camarades ! Sans eux, je n’aurais pas la honte de m’être enivré ; le pauvre M. Georgey n’aurait pas non plus à rougir de sa journée de foire ! Pauvre homme ! c’est dommage ! il est si bon !… Et comme Alcide a gâté Frédéric ! Mes malheureux maîtres ! il leur donnera bien du chagrin ! Et moi qui m’en vais ! Ils n’auront personne pour les aider, les soigner… Et de penser qu’il faut que je m’en aille pour ne pas leur être à charge ! Ah ! si je n’avais pas eu cette crainte, je ne les aurais jamais quittés. Mes bons maîtres ! s’ils étaient plus riches ! mais le bon Dieu fait tout pour notre bien, dit M. le curé ; il faut que je me soumette. »

Et, tout en pleurant, Julien s’endormit.