Le Mauvais Génie (Comtesse de Ségur)/16

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Hachette (p. 185-198).


XVI


les montres et les chaînes


Pendant ce temps, qu’avaient fait Alcide et Frédéric ?

À la fin du spectacle, ils s’en allèrent tout doucement, de peur de réveiller M. Georgey et Julien. Quand ils se trouvèrent hors du théâtre, Frédéric demanda à Alcide :

« Pourquoi as-tu mis des pièces d’or dans la poche de Julien ? Où les as-tu prises ?

alcide.

Dans la poche de l’Anglais, parbleu !

frédéric.

Comment ? tu l’as volé ?

alcide.

Tais-toi donc, imbécile ! Tu cries comme si tu parlais à un sourd. On ne dit pas ces choses tout haut. J’ai pris, je n’ai pas volé.

frédéric.

Mais puisque tu as pris dans sa poche sans qu’il s’en doutât.

alcide.

Eh bien, je les ai prises pour empêcher un autre de les prendre. Il était ivre, tu sais bien ; il dormait et soufflait comme un buffle. Le premier mauvais sujet venu pouvait le dévaliser et peut-être même l’égorger. Ainsi, en lui vidant ses poches, je lui ai probablement sauvé la vie.

frédéric.

Ah ! je comprends. Tu veux lui rendre son argent.

alcide.

Je ne lui rendrai pas ses jaunets ; pas si bête ! Il nous avait promis de nous faire un présent, il ne nous a rien donné ; je lui ai épargné la peine de chercher ; nous achèterons nous-mêmes ce qui nous convient le mieux.

frédéric.

Mais pourquoi en as-tu mis dans la poche de Julien ?

alcide.

Pour faire croire que c’est Julien qui a dévalisé celle de l’Anglais, dans le cas où celui-ci s’apercevrait de quelque chose.

frédéric.

Mais c’est abominable, ça ! Après avoir volé Julien, tu fais une vilaine chose et tu veux la rejeter

sur ce pauvre garçon !
alcide.

Tu m’ennuies avec tes sottes pitiés, et tu es bête comme un oison, D’abord l’Anglais, qui est un imbécile fieffé, ne pensera pas à compter son argent ; il croira qu’il a tout dépensé ou qu’il a perdu ses pièces par un trou que j’ai eu soin de lui faire au fond de sa poche. Et, s’il se plaint, on lui dira que c’est Julien qui aura cédé à la tentation ; on fouillera dans les habits de Julien, on trouvera les pièces d’or ; l’Anglais, qui l’aime, ne dira plus rien : il emmènera son povre pétite Juliène, et on n’y pensera plus.

frédéric.

Mais mon père et ma mère y penseront, et ils croiront que Julien est un voleur.

alcide.

Qu’est-ce que cela te fait ? Ce Julien est un petit drôle, c’est ton plus grand ennemi ; il travaille à prendre ta place dans la maison et à t’en faire chasser. Crois bien ce que je te dis. Tu le verras avant peu.

frédéric.

Comment ? Tu crois que Julien… ?

alcide.

Je ne crois pas, j’en suis sûr. C’est un vrai service d’ami que je te rends… Mais parlons d’autre chose. As-tu envie d’avoir une montre ?

frédéric.

Je crois bien ! Une montre ! C’est qu’il faut beaucoup d’argent pour avoir une montre ! Et toi-même, tu n’en as pas, malgré tout ce que tu as

chipé à tes parents et à d’autres.
alcide.

Je n’en ai pas parce que je n’ai jamais eu une assez grosse somme à la fois. Mais à présent que nous avons de quoi, il faut que chacun de nous ait une montre. Allons chez un cousin horloger que je connais.

frédéric.

Mais si on nous voit des montres, on nous demandera qui nous les a données.

alcide.

Eh bien, la réponse est facile. Le bon Anglais, l’excellent M. Georgey.

frédéric.

Et si on le lui demande à lui-même ?

alcide.

Est-ce qu’il sait ce qu’il fait, ce qu’il donne ? D’ailleurs il ne comprendra pas, ou bien on ne le comprendra pas.

frédéric.

J’ai peur que tu ne me fasses faire une mauvaise chose et qui n’est pas sans danger, car si nous sommes découverts, nous sommes perdus.

alcide, ricanant.

Tu as toujours peur, toi. Tu as près de dix-sept ans, et tu es comme un enfant de six ans qui craint d’être fouetté. Est-ce qu’on te fouette encore ?

— Non, certainement, répondit Frédéric d’un air piqué. Je n’ai pas peur du tout et je ne suis pas un enfant.

alcide.

Alors, viens acheter une montre, grand benêt ; c’est moi qui te la donne. »

Frédéric se laissa entraîner chez le cousin horloger. Alcide demanda des montres ; on lui en montra plusieurs en argent.

« Des montres d’or, dit Alcide en repoussant avec mépris celles d’argent.

— Tu es donc devenu bien riche ? répondit le cousin.

alcide.

Oui ; on nous a donné de quoi acheter des montres en or.

l’horloger.

C’est différent. En voici à choisir.

alcide.

Quel prix ?

l’horloger.

En voici à cent dix francs ; en voilà à cent vingt, cent trente et au delà.

alcide.

Laquelle prends-tu, Frédéric ?

frédéric.

Je n’en sais rien ; je n’en veux pas une trop chère.

l’horloger.

En voici une de cent vingt francs, Monsieur, qui fera bien votre affaire.

— Et moi, dit Alcide, je me décide pour celle-ci ; elle est fort jolie. Combien ?

l’horloger.

Cent trente, tout au juste.

alcide.

Très bien ; je la prends.

l’horloger.

Une minute : on paye comptant ; je ne me fie pas

trop à ton crédit.
alcide.

Je paye et j’emporte. Voici de l’or ; ça fait combien à donner ?

l’horloger.

Ce n’est pas malin à compter ; cent vingt et cent trente, ça fait deux cent cinquante. Voici vos montres et leurs clefs ; plus un cordon parce que vous n’avez pas marchandé. »

Alcide tira de sa poche une multitude de pièces de vingt francs ; il en compta dix, puis deux ; puis deux pièces de cinq francs que lui avait rendues le garçon de café, et rempocha le reste.

l’horloger.

Tu as donc fait un héritage ?

alcide.

Non, mais j’ai un nouvel ami, riche et généreux, qui a voulu que nous eussions des montres. Au revoir, cousin.

l’horloger.

Au revoir ; tâche de m’amener ton ami.

alcide.

Je te l’amènerai ; ce sera un vrai service que je t’aurai rendu, car la vente ne va pas fort, ce me semble.

l’horloger.

Pas trop ; d’ailleurs, plus on a de pratiques et plus on gagne. »

Les deux fripons s’en allèrent avec leurs montres dans leur gousset ; Alcide était fier et tirait souvent la sienne pour faire voir qu’il en avait une. Frédéric, honteux et effrayé, n’osait toucher à la sienne de peur qu’une personne de connaissance

ne la vît et n’en parlât à son père.

Jamais Alcide ne s’était tant amusé. (Page 193.)


« À présent, dit Alcide, allons voir les autres curiosités. »

Et il se dirigea vers le champ de foire, où se trouvaient réunis les baraques et les tentes à animaux féroces ou savants, les faiseurs de tours, les théâtres de farces et les danseurs de corde. Ils entrèrent partout ; Alcide riait, s’amusait, causait avec les voisins. Frédéric avait la mine d’un condamné à mort, sérieux, sombre, silencieux. Sa montre lui causait plus de frayeur que de plaisir ; sa conscience, pas encore aguerrie au vice, le tourmentait cruellement. Sans la peur que lui inspirait son méchant ami, il serait retourné chez l’horloger pour lui rendre sa montre et reprendre l’argent, qu’il aurait reporté à M. Georgey.

Toute la salle riait aux éclats des grosses plaisanteries d’un Paillasse en querelle avec son maître Arlequin. Alcide avait à ses côtés deux jeunes gens aimables et rieurs avec lesquels il causait et commentait les tours d’adresse et les bons mots du Paillasse. Alcide y aurait volontiers passé la nuit ; jamais il ne s’était autant amusé. Mais Arlequin et Paillasse avaient épuisé leur gaieté et leur répertoire ; ils saluèrent, sortirent et la salle se vida. Dans la foule pressée de courir à de nouveaux plaisirs, Alcide se trouva séparé de ses aimables compagnons, et il eut beau regarder, chercher, il ne put les retrouver.

« C’est ennuyeux, dit-il à Frédéric, me voici réduit à ta société, qui n’est pas amusante. Tu ne dis rien, tu ne regardes rien, tu ne t’amuses de

rien. J’aurais bien mieux fait de venir sans toi.
frédéric.

Plût à Dieu que je ne t’eusse pas accompagné à cette foire maudite. Depuis ce matin, je n’ai eu que du chagrin et de la terreur.

alcide.

Parce que tu es un imbécile et un trembleur ; tu n’as pas plus de courage qu’une poule ; si je t’avais écouté, nous serions partis et revenus les poches vides ; nous nous serions mis à la suite de ce sot Anglais et de son petit mendiant ; nous n’aurions pas eu nos montres ni tout ce que nous allons encore acheter.

frédéric.

Oh ! Alcide, je t’en prie, n’achète plus rien ; cette montre me fait déjà une peur terrible.

alcide.

Ah ! ah ! ah ! quel stupide animal tu fais ! Suis-moi ; je vais te mener chez un brave garçon qui nous complétera nos montres.

frédéric.

Que veux-tu y mettre de plus ? Elles ne sont que trop complètes et trop chères.

alcide.

Tu vas voir. Et cette fois, si tu n’es pas content, je te plante là et tu deviendras ce que tu pourras.

frédéric, avec résolution.

Si tu me laisses seul, j’irai chez M. Georgey, je lui rendrai sa montre, et je lui raconterai tout.

alcide.

Malheureux, avise-toi de faire ce que tu dis, et je mets tout sur ton compte ; et je m’arrangerai de façon à te faire arrêter et te faire mettre en prison ; et ce sera toi qui auras tout fait. Et mon cousin l’horloger dira comme moi, pour avoir ma pratique et celle de mon riche et généreux ami. »

L’infortuné Frédéric, effrayé des menaces d’Alcide, lui promit de se taire et de prendre courage.

Ils entrèrent chez un bijoutier.

le bijoutier.

Qu’y a-t-il pour votre service, messieurs ?

alcide.

Des chaînes de montre, s’il vous plaît.

le bijoutier.

Chaînes de cou ou chaînes de gilet ?

alcide.

Chaînes de gilet. (Bas à Frédéric.) Parle donc, imbécile ; on te regarde.

— Chaînes de gilet, répéta Frédéric timidement.

le bijoutier.

Voilà, messieurs. En voici en argent… (Alcide les repousse.) En voici en argent doré. (Alcide repousse encore.) En voici en or.

alcide.

À la bonne heure. Choisis, Frédéric, il y en a de très jolies. »

Ils en prirent quelques-unes, les laissèrent et les reprirent plusieurs fois. Le bijoutier ne les perdait pas de vue ; l’air effronté d’Alcide et la mine troublée, effarée de Frédéric lui inspiraient des soupçons.

« Ça m’a tout l’air de voleurs, pensait-il.

alcide.

Choisis donc celle qui te plaît, Frédéric ; veux-tu celle-ci ? »

Alcide lui en présenta une. Frédéric la prit en disant : « Je veux bien » d’une voix si tremblante, que le bijoutier mit instinctivement la main sur ses bijoux et les ramena devant lui.

le bijoutier.

Vous savez, Messieurs, dit-il, que les bijoux se payent comptant.

alcide.

Certainement, je le sais. Combien cette chaîne ?

le bijoutier.

Quatre-vingts francs, Monsieur.

— Voilà, dit Alcide en jetant sur le comptoir quatre pièces de vingt francs. Et celle-ci ?

— Quatre-vingt-cinq francs, Monsieur, répondit le bijoutier avec une politesse marquée.

— Voilà », dit encore Alcide.

Il voulut tirer sa montre pour la rattacher à la chaîne, il ne la trouva plus ; elle était disparue. Il eut beau chercher, fouiller dans tous ses vêtements, la montre ne se retrouva pas.

« Vous avez été volé, Monsieur ? lui dit le bijoutier ; soupçonnez-vous quelqu’un ?

— Au théâtre, j’étais entre deux jeunes gens qui m’ont fait mille politesses, et auxquels j’ai donné, sur leur demande, l’heure de ma montre, répondit Alcide d’une voix tremblante.

le bijoutier.

Il faut aller porter plainte au bureau du commissaire de police, Monsieur.

— Merci, Monsieur ; viens, Frédéric. »

Frédéric, voyant la figure consternée de son ami, saisit avec bonheur l’occasion de se débarrasser de sa montre.

frédéric.

Tiens, prends la mienne, Alcide, je n’y tiens pas.

alcide, avec surprise.

La tienne ? Et toi donc ? Que feras-tu de ta chaîne ?

frédéric.

Prends-la avec la montre, que le bijoutier a accrochée après. Prends, prends tout ; tu me rendras service.

alcide.

Si c’est pour te rendre service, c’est différent. Merci ; je la garde en souvenir de toi.

frédéric.

Vas-tu porter plainte ?

alcide.

Pas si bête ! pour ébruiter l’affaire et me faire découvrir ! Il faudrait donner mon nom, le tien, celui de l’horloger. On me demandera où j’ai pris l’or pour payer les montres, et tout serait découvert. Les coquins ! Ils avaient l’air si aimables ! »