Le Mauvais Génie (Comtesse de Ségur)/26

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Hachette (p. 305-320).


XXVI


conseil de guerre


Peu de jours après, le conseil de guerre s’assembla pour juger Alcide et Frédéric. Frédéric fut amené et placé entre deux chasseurs. Il était d’une pâleur mortelle ; ses yeux étaient gonflés de larmes qu’il avait versées toute la nuit. Sa physionomie indiquait l’angoisse, la honte et la douleur.

Alcide fut placé à côté de lui. Son air effronté, son regard faux et méchant, son sourire forcé contrastaient avec l’attitude humble et triste de son compagnon.

On lut les pièces nécessaires, l’acte d’accusation, les dépositions, les interrogatoires, et on appela le maréchal des logis pour déposer devant le tribunal. Il accusa très énergiquement Alcide, et

il parla de Frédéric en termes très modérés.
le président.

Mais avez-vous été touché par Bonard ?

le maréchal des logis.

Touché pour se défendre, oui, mais pas pour attaquer.

le président.

Comment cela ? Expliquez-vous.

le maréchal des logis.

C’est-à-dire que lorsque Bourel l’a appelé, il est arrivé, mais en chancelant, parce que le vin lui avait ôté de la solidité. Quand il a approché, je l’ai poussé, il a voulu s’appuyer sur Bourel, et il s’est trompé de bras et de poitrine, je suppose, car c’est sur moi qu’il a chancelé. Je l’ai encore repoussé ; il est revenu tomber sa tête sur mon épaule. Puis le poste est accouru ; on les a empoignés tous les deux ; mais il y a une différence entre pousser et s’appuyer.

— C’est bien ; vous pouvez vous retirer », dit le président en souriant légèrement.

Le maréchal des logis se retira en s’essuyant le front ; la sueur inondait son visage. Frédéric lui jeta un regard reconnaissant.

Les hommes du poste déposèrent dans le même sens sur ce qu’ils avaient pu voir.

Quand les témoins furent entendus, on interrogea Alcide.

le président.

Vous avez appelé le maréchal des logis face à claques, gros joufflu, canaille ?

alcide.
C’est la vérité ; ça m’a échappé.
le président.

Vous l’avez poussé ?

alcide.

Je l’ai poussé et je m’en vante : il n’avait pas le droit de me prendre au collet.

le président.

Il en avait parfaitement le droit, du moment que vous lui résistiez et que vous étiez ivre. Mais, de plus, vous lui avez donné un coup de poing.

alcide.

Il n’était pas bien vigoureux. Je n’avais pas toute ma force. Le vin, vous savez, cela vous casse bras et jambes.

le président.

Vous avez appelé vos camarades à votre secours, et spécialement Frédéric Bonard ? Pourquoi appeliez-vous, si vous n’aviez pas l’intention de lutter contre votre maréchal des logis ?

alcide.

Je ne voulais pas me laisser frapper ; l’uniforme français doit être respecté.

le président.

Est-ce par respect pour l’uniforme que vous frappiez votre supérieur ?

alcide.

Si je l’ai un peu bousculé, Bonard en a fait autant.

le président.

Il ne s’agit pas de Bonard, mais de vous.

alcide.

Si je parle de lui, c’est que je n’ignore pas qu’on veut tout faire retomber sur moi pour excuser Bonard.

le président.

Je vous répète qu’il n’est pas question de Bonard dans les demandes que je vous adresse, mais de vous seul. De votre propre aveu, vous avez donné un coup de poing à votre chef, vous l’avez traité de canaille, et vous avez appelé vos amis dans l’intention évidente de vous délivrer par la force. Avez-vous quelque chose à dire pour votre excuse ?

alcide.

Quand j’aurais à dire, à quoi cela me servirait-il, puisque vous êtes tous décidés d’avance à me faire fusiller et à acquitter Bonard qui est un hypocrite, un voleur ?… C’est un jugement pour rire, ça.

le président.

Taisez-vous ; vous ne devez pas insulter vos juges ni accuser un camarade. Je vous préviens que vous rendez votre affaire plus mauvaise encore.

alcide.

Ça m’est bien égal, si je parviens à faire condamner ce gueux de Bonard, ce voleur, ce… »

M. Georgey se lève avec impétuosité et s’écrie :

« Jé demandais lé parole.

le président.

Vous aurez la parole, Monsieur, quand nous en serons à la défense. Veuillez vous asseoir. »

M. Georgey se rassoit en disant :

« Jé demandais excus ; cé coquine d’Alcide m’avait mis en fureur. »

Alcide se démène, montre le poing à M. Georgey en criant :

« Vous êtes un menteur ! c’est une ligue contre moi !

le président.

Reconduisez le prisonnier à son banc. »

Deux soldats emmènent Alcide, qui se débat et qu’on parvient difficilement à calmer.

le président.

Bonard, c’est avec regret que nous vous voyons sur le banc des accusés ; votre conduite a toujours été exemplaire. Dites-nous quel a été le motif de votre lutte contre votre maréchal des logis.

frédéric, d’une voix tremblante.

Mon colonel, j’ai eu le malheur de commettre une grande faute ; je me suis laissé entraîner à boire, à m’enivrer. Je me suis trouvé, je ne puis expliquer comment, dans l’état de dégradation qui m’amène devant votre justice. Je n’ai aucun souvenir de ce qui s’est passé entre moi et mon maréchal des logis. Je me fie entièrement à lui pour vous faire connaître l’étendue de ma faute ; je l’aime, je le respecte, et depuis quinze jours j’expie, par mon repentir et par mes larmes, le malheur de lui avoir manqué.

le président.

Ne vous souvenez-vous pas d’avoir été appelé par Bourel pour le défendre contre le maréchal des logis ?

frédéric.

Non, mon colonel.

le président.

Vous ne vous souvenez pas d’avoir engagé une lutte contre le maréchal des logis ?

frédéric.

Non, mon colonel.

le président.

Allez vous asseoir. »

Frédéric, pâle et défait, retourne à sa place. On appelle les témoins ; ils atténuent de leur mieux la part de Frédéric dans la lutte.

Les camarades d’Alcide avouent le complot imaginé par lui, les moyens de flatteries et d’hypocrisie qu’ils avaient employés, l’achat des vins et liqueurs pour enivrer plus sûrement leur victime ; le projet de vol, que leur propre ivresse et l’arrivée du maréchal des logis les avaient empêchés de mettre à exécution. Les interruptions et les emportements d’Alcide excitent l’indignation de l’auditoire.

Après l’audition des témoins, les avocats prennent la parole ; celui d’Alcide invoque en faveur de son client l’ivresse, l’entraînement ; il promet un changement complet si les juges veulent bien user d’indulgence et lui accorder la vie.

L’avocat de Frédéric rappelle ses bons précédents, son exactitude au service, sa bravoure dans les combats, les qualités qui l’ont fait aimer de ses chefs et de ses camarades ; il le recommande instamment à la bienveillance de ses chefs, tant pour lui que pour ses parents, que le déshonneur de leur fils atteindrait mortellement. Il plaide son innocence ; il prouve que Frédéric a été victime d’un complot tramé par Bourel pour se rendre maître de l’argent que possédait Bonard et le perdre dans l’esprit de ses chefs. Il annonce que M. Georgey, ami de Frédéric, se chargeait d’expliquer l’indigne accusation de vol lancée par Alcide Bourel.

M. Georgey monte à la tribune des avocats. Il salue l’assemblée et commence :

« Honorbles sirs, jé pouvais pas empêcher une indignation dé mon cœur quand cé Alcide malhonnête avait accusé lé povre Fridric comme une voleur. Jé savais tout, jé voyais tout ; c’était Alcide lé voleur. Fridric était une imprudente, une bonne créature ; il avait suivi lé malhonnête ami ; il croyait vrai ami, bone ami ; il savait rien des voleries horribles dé l’ami ; Fridric comprenait pas très bien quoi il voulait faire lé malhonnête ; et quand il comprenait, quand il disait : Jé voulais pas, c’était trop tardivement ; Alcide avait volé moi… Et Fridric voulait pas dire : C’était lui, prenez-lé pour la prison. Et quand lé bons gendarmes français avaient arrêté le malhonnête Alcide, cette gueuse avait coulé dans lé poche de lé povre Fridric montre, chaîne, or et tout. Quand j’étais arrivé, jé comprenais, jé savais. J’avais dit, pour sauver Fridric, c’était moi qui avais donné montre, or, chaîne. Lé gendarmes français avaient dit : « C’était bon ; il y avait pas dé voleur. » Et j’avais emmené les deux garçons ; et j’avais foudroyé Alcide et j’avais chassé lui. Et Fridric était presque tout à fait morte dé désolation du arrêtement des gendarmes. Et lé père infortuné et lé mère malheureuse étaient presque morte de l’honneur perdu une minute. Voilà pourquoi Fridric il était soldat. Et vous avez lé capacité de voir il était bon soldat, brave soldat, soldat français dans lé généreuse, brave régiment cent et deux. Et si cette scélérate Alcide avait réussi au déshonorement, à la mort du povre Fridric, lui contente, lui enchanté, lui heureuse. Et les povres Master Bonarde, Madme Bonarde, ils étaient mortes ou imbéciles du grand, terrible désolation. Quoi il a fait, lé povre accusé ? Rien du tout. Maréchal des logis disait : « Rien du tout ». Seulement tomber à l’épaule du brave, honorble maréchal des logis français. Et pourquoi Fridric tomber sur l’épaule ? Par la chose que lé grédine Alcide avait fait ivre lé malheureuse, avec du vin abomin’ble, horrible. C’était un acte de grande scélérate, donner du vin horrible. Et lé povre malheureuse il était dans un si grand repentement, dans un si grand chagrinement ! (Montrant Frédéric et se retournant vers lui.) Voyez, lui pleurer ! Povre garçon, toi pleurer pour ton honneur, pour tes malheureux parents ! Toi, brave comme un lion terrible, toi, courageuse et forte toujours, partout ; toi, à présent, abattu, humilié, honteuse ! Tes povres yeux, allumés comme lé soleil en face des ennemis,… tristes, abaissés, ternis… Pover Fridric ! Rassure ton povre cœur ; tes chefs ils étaient justes ; ils étaient bons ; ils savaient tu étais une honneur du brave régiment ; ils savaient tu voulais pas faire mal ; ils savaient ta désolation. Eux t’ouvrir les portes du tombeau. Eux te dire : Sors, Lazare ! Prends la vie et l’honneur. Tu croyais être morte à l’honneur. Nous té rendons la vie avec l’honneur. Va combattre encore et toujours pour les gloires dé notre belle France. Va gagner la croix dé l’honneur. Va crier à l’ennemi : Dieu et la France ! »

Un murmure d’approbation se fit entendre



« Honorables sirs. » (Page 311.)


lorsque M. Georgey descendit de la tribune. Frédéric se jeta dans ses bras. M. Georgey l’y retint quelques instants. Le conseil se retira pour délibérer sur le sort des deux accusés ; l’attente ne fut pas longue.

Quand il rentra dans la salle :

« Frédéric Bonard, dit le président, le tribunal, usant d’indulgence à votre égard, en raison de votre excellente conduite et de vos antécédents ; eu égard à votre sincère repentir, vous acquitte pleinement, à l’unanimité, et vous renvoie de la plainte. »

Frédéric se leva d’un bond, tendit les bras vers le colonel. Son visage, d’une pâleur mortelle, devint pourpre et il tomba par terre comme une masse.

M. Georgey s’élança vers lui ; une douzaine de personnes lui vinrent en aide, et on emporta Frédéric, que la joie avait failli tuer. Il ne tarda pas à revenir à la vie ; un flot de larmes le soulagea, et il put témoigner à M. Georgey une reconnaissance d’autant plus vive qu’il avait craint ne pouvoir éviter au moins cinq ans de fer ou de boulet.

Quand le tumulte causé par la chute de Frédéric fut calmé, le président continua :

« Alcide Bourel, le tribunal, ne pouvant user d’indulgence à votre égard en raison de la gravité de votre infraction à la discipline militaire, et conformément à l’article ••• du code pénal militaire, vous condamne à la dégradation suivie de la peine de mort. »

Un silence solennel suivit la lecture de cette sentence. Il fut interrompu par Alcide, qui s’écria, en montrant le poing au tribunal :

« Canailles ! je n’ai plus rien à ménager ; je puis vous dire à tous que je vous hais, que je vous méprise, que vous êtes un tas de gueux…

— Qu’on l’emmène, dit le colonel. Condamné, vous avez trois jours pour l’appel en révision ou pour implorer la clémence impériale.

alcide, vociférant.

Je ne veux en appeler à personne ; je veux mourir ; j’aime mieux la mort que la vie que je mènerais dans vos bagnes ou dans vos compagnies disciplinaires. »

En disant ces mots, Alcide s’élança sur le maréchal des logis, et, avant que celui-ci ait pu se reconnaître, il le terrassa en lui assenant des coups de poing sur le visage. Les gendarmes se précipitèrent sur Alcide et relevèrent le maréchal des logis couvert de sang. Quand le tumulte causé par cette scène fut calmé, on fit sortir Alcide. Le colonel ordonna qu’il fût mis aux fers.

Les officiers qui composaient le tribunal allèrent tous savoir des nouvelles de Frédéric. La scène qui suivit fut touchante ; Frédéric, hors de lui, ne savait comment exprimer sa vive reconnaissance.

le colonel.

Remets-toi, mon brave garçon, remets-toi ; nous avons fait notre devoir ; il faut que tu fasses le tien maintenant. Bientôt, sous peu de jours peut-être, nous aurons un corps d’Arabes sur les bras. Bats-toi comme tu l’as fait jusqu’ici ; gagne tes galons



Un flot de larmes soulagea Frédéric. (Page 313.)

de brigadier, puis de maréchal des logis, en attendant

l’épaulette et la croix. »

Tout le monde se retira, laissant avec Frédéric M. Georgey, qui avait reçu force compliments, et qui put se dire qu’il avait contribué à l’acquittement de son protégé.

Quand M. Georgey et Frédéric apprirent la nouvelle violence d’Alcide, le premier se frotta les mains en disant :

« Jé savais. C’était une hanimal féroce, horrible. Lui tué par une fusillement ; c’était très bon. »

Frédéric, inquiet de son maréchal des logis, alla savoir de ses nouvelles ; il le trouva revenu de son étourdissement et soulagé par la quantité de sang qu’il avait perdu par suite des coups de poing d’Alcide.

Pendant que Frédéric était au cachot, il avait à peine touché aux provisions de M. Georgey ; il proposa à sa chambrée de s’en régaler repas du soir.

« Mais pas de vin, dit-il. Un petit verre en finissant ; voilà tout. J’ai juré de ne jamais boire, ni faire boire plus d’un verre à chaque repas. »

Les camarades applaudirent à sa résolution, et le repas du soir n’en fut que plus gai ; les provisions de M. Georgey eurent un succès prodigieux ; Frédéric fut obligé de les retirer pour empêcher les accidents.

« Nous serons bien heureux, dit-il, de les

retrouver demain, mes amis.
les camarades.

Au fait, ton acquittement vaut bien deux jours de fête.

frédéric.

Tous les jours de ma vie seront des jours de fête et d’actions de grâce au bon Dieu et à mes excellents chefs.

le brigadier.

Notre bon aumônier était-il content ! Comme il remerciait le colonel et les autres officiers qui t’ont jugé !

un camarade.

Et ce gueux d’Alcide a-t-il crié, juré ! Quelle canaille !

frédéric.

Prions pour lui, mes bons amis ; j’ai demandé à M. l’aumônier une messe pour la conversion de ce malheureux. Puisse-t-il se repentir et mourir en paix avec sa conscience ! »