Le Menteur (Corneille, Marty-Laveaux, 1862)/Au lecteur

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Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxHachettetome IV (p. 132-134).


AU LECTEUR[1].


Bien que cette comédie et celle qui la suit soient toutes deux de l’invention de Lope de Vega[2], je ne vous les donne point dans le même ordre que je vous ai donné le Cid et Pompée, dont en l’un vous avez vu les vers espagnols, et en l’autre les latins, que j’ai traduits ou imités de Guillen de Castro et de Lucain. Ce n’est pas que je n’aye ici emprunté beaucoup de choses de cet admirable original ; mais comme j’ai entièrement dépaysé les sujets pour les habiller à la françoise, vous trouveriez si peu de rapport entre l’espagnol et le françois, qu’au lieu de satisfaction vous n’en recevriez que de l’importunité.

Par exemple, tout ce que je fais conter à notre Menteur des guerres d’Allemagne, où il se vante d’avoir été, l’Espagnol le lui fait dire du Pérou et des Indes, dont il fait le nouveau revenu ; et ainsi de la plupart des autres incidents, qui bien qu’ils soient imités de l’original, n’ont presque point de ressemblance avec lui pour les pensées, ni pour les termes qui les expriment. Je me contenterai donc de vous avouer que les sujets sont entièrement de lui, comme vous les trouverez dans la vingt et deuxième partie de ses comédies[3]. Pour le reste, j’en ai pris tout ce qui s’est pu accommoder à notre usage ; et s’il m’est permis de dire mon sentiment touchant une chose où j’ai si peu de part, je vous avouerai en même temps que l’invention de celle-ci me charme tellement, que je ne trouve rien à mon gré qui lui soit comparable en ce genre, ni parmi les anciens, ni parmi les modernes. Elle est toute spirituelle depuis le commencement jusqu’à la fin, et les incidents si justes et si gracieux, qu’il faut être, à mon avis, de bien mauvaise humeur pour n’en approuver pas la conduite, et n’en aimer pas la représentation.

Je me défierois peut-être de l’estime extraordinaire que j’ai pour ce poëme, si je n’y étois confirmé par celle qu’en a faite un des premiers hommes de ce siècle, et qui non-seulement est le protecteur des savantes muses dans la Hollande, mais fait voir encore par son propre exemple que les grâces de la poésie ne sont pas incompatibles avec les plus hauts emplois de la politique et les plus nobles fonctions d’un homme d’État. Je parle de M. de Zuylichem[4], secrétaire des commandements de Monseigneur le prince d’Orange. C’est lui que MM. Heinsius et Balzac ont pris comme pour arbitre de leur fameuse querelle[5], puisqu’ils lui ont adressé l’un et l’autre leurs doctes dissertations, et qui n’a pas dédaigné de montrer au public l’état qu’il fait de cette comédie par deux épigrammes, l’un[6] françois et l’autre latin, qu’il a mis au devant de l’impression qu’en ont faite les Elzéviers, à Leyden[7]. Je vous les donne ici d’autant plus volontiers, que n’ayant pas l’honneur d’être connu de lui, son témoignage ne peut être suspect, et qu’on n’aura pas lieu de m’accuser de beaucoup de vanité pour en avoir fait parade, puisque toute la gloire qu’il m’y donne doit être attribuée au grand Lope de Vega, que peut-être il ne connoissoit pas pour le premier auteur de cette merveille de théâtre.



  1. Parmi les éditions publiées en France du vivant de Corneille, les seules qui donnent cet avis Au lecteur et les deux pièces de vers qui le suivent sont celles de 1648, 1652 et 1655.
  2. Voyez ci-dessus la Notice, p. 119, et plus bas l’Examen, p. 187.
  3. Voyez plus loin le commencement de l’Appendice du Menteur, p. 241 et 242.
  4. Constantin Huyghens, seigneur de Zuylichem, né à la Haye, le 4 septembre 1596, mort en 1687, père du célèbre astronome Christian Huyghens. Il était, dans le temps où Corneille écrivait le Menteur, secrétaire des commandements de Henri-Frédéric, prince d’Orange, mort en 1647, et le fut ensuite successivement de Guillaume II et de Guillaume III. — On trouvera pour la première fois dans notre édition deux lettres que Corneille lui a écrites, l’une le 6 mars 1649, l’autre le 20 mai 1650. Notre poëte lui a adressé dans cette même année 1650 la dédicace de Don Sanche.
  5. Cette querelle avait pour objet l’Herodes infanticida, tragédie d’Heinsius dont Corneille a déjà parlé (voyez tome I, p. 102, et tome III, p. 480). On lit dans un passage des Mélanges de littérature tirez des lettres manuscrites de M. Chapelain, relatif aux lettres de M. de Zuylichem : « Il y en a une entre autres où M. Huyghens conseille à Heinsius de ne pas répondre à la dissertation de Balzac sur l’Herodes infanticida » (p. 94). Heinsius tint peu de compte de ce conseil, comme on va le voir. La discussion dura plusieurs années et fit naître un grand nombre d’ouvrages. Voici les titres des principaux :

    Discours (par Balzac) sur une tragédie de M. Heinsius, intitulée : « Herodes infanticida. » Paris, P. Rocolet, 1636, in-8o.

    Danielis Heinsii epistola, qua dissertationi D. Balsaci ad Herodem infanticidam respondetur… editore Marco Zuerio Boxhornio. Lugd. Batavorum, ex officina Elzeviriana, 1636, in-8o.

    Response à la lettre et au discours de Balzac sur une tragédie de Heins, intitulée : « Herodes infanticida. » 1642, in-8o (par de Croi, ministre en Languedoc).

    Cl. Salmasii ad Ægidium Menagium epistola super Herode infanticida, Heinsii tragœdia, et censura Balzacii. Parisiis, apud viduam M. Dupuis, 1644, in-8o.

  6. Épigramme était alors généralement du masculin. Voyez le Lexique.
  7. Il s’agit probablement de l’édition du Menteur publiée en 1645, à l’enseigne de la sphère, dans un petit format in-12, et décrite sommairement à la p. 109 de l’Essai bibliographique sur les éditions des Elzéviers, par Bérard.