Le Mineur de Wielicszka (recueil)/Texte entier

La bibliothèque libre.
Mégard et Cie (p. Couv.-TdM).


BIBLIOTHEQUE MORALE


de

LA JEUNESSE

publiée


AVEC APPROBATION
Tenez, voici du lait que grand-maman
m’avait donné pour mon dejeuner.


LE
MINEUR DE WIELICSZKA
suivi
D’UNE SCÈNE D’INTÉRIEUR
PAR
Mme C. LEBRUN et F. DE SAINT-LÉGER



ROUEN
MÉGARD ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS
1867


Propriété des Editeurs.



Les Ouvrages composant la Bibliothèque morale de la Jeunesse ont été revus et admis par un Comité d’Ecclésiastiques nommé par SON ÉMINENCE MONSEIGNEUR LE CARDINAL-ARCHEVÊQUE DE ROUEN.




L’Ouvrage ayant pour titre : Le Mineur de Wielicszka, a été lu et admis.

Le Président du Comité,


Avis des Éditeurs.

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Les Éditeurs de la Bibliothèque morale de la Jeunesse ont pris tout à fait au sérieux le titre qu’ils ont choisi pour le donner à cette collection de bons livres. Ils regardent comme une obligation rigoureuse de ne rien négliger pour le justifier dans toute sa signification et toute son étendue.

Aucun livre ne sortira de leurs presses, pour entrer dans cette collection, qu’il n’ait été au préalable lu et examiné attentivement, non-seulement par les Éditeurs, mais encore par les personnes les plus compétentes et les plus éclairées. Pour cet examen, ils auront recours particulièrement à des Ecclésiastiques, C’est à eux, avant tout, qu’est confié le salut de l’Enfance, et, plus que qui que ce soit, ils sont capables de découvrir ce qui le moins du monde, pourrait offrir quelque danger dans les publications destinées spécialement à la Jeunesse chrétienne.

Aussi tous les Ouvrages composant la Bibliothèque morale de la Jeunesse sont-ils revus et approuvés par un Comité d’Ecclésiastiques nommé à cet effet par Son Éminence Monseigneur le Cardinal-Archevêque de Rouen. C’est assez dire que les écoles et les familles chrétiennes trouveront dans notre collection toutes les garanties désirables, et que nous ferons tout pour justifier et accroître la confiance dont elle est déjà l’objet.



LE
MINEUR DE WIELICSZKA.



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Aux environs de Wielicszka, petite ville située au sud de Cracovie, à trois ou quatre lieues de la Vistule, s’étend un bois de hêtres qu’aucune route ne traverse, et qui, par cette raison, est un sûr refuge pour tout individu que poursuivent la justice, les magistrats, la méfiance des gouvernements ou la fureur des partis politiques.

Or, un jour de l’année 1844, alors que la Galicie était parcourue et dévastée par des bandes de paysans ignorants et abrutis, qu’on avait facilement égarés par des promesses irréalisables, un jeune homme âgé de seize ans à peine, et auquel sa taille petite et frêle donnait l’apparence d’un enfant, se glissa dans ce bois, où, bien qu’il fût près de midi, régnaient le silence et l’obscurité.

Sans doute rassuré par la solitude où il se voyait, le voyageur, ou plutôt le fugitif, car son air, à la fois effaré et abattu, décelait une situation embarrassante, peut-être même périlleuse, s’arrêta, regarda autour de lui et s’assit sur une couche épaisse de mousse qui tapissait le sol au pied d’un arbre centenaire, contre le tronc duquel il appuya sa tête.

Comme dans ce bois il n’y avait que d’étroits sentiers et de petites clairières, l’air qu’on y respirait était humide et lourd. Aussi l’oppression (suite naturelle d’une marche longue et rapide) qui, plus encore que la lassitude, paralysait les forces du jeune homme, augmentait à chaque instant, au lieu de diminuer.

Le désir de satisfaire la soif ardente qu’il éprouvait lui donna cependant l’énergie nécessaire pour surmonter son accablement. Se levant, non sans effort, il se mit à errer çà et là sous les arbres, espérant découvrir, sinon une source, du moins quelque flaque d’eau formée par les précédentes pluies.

Après une demi-heure de recherches, il se trouva enfin au bord d’une mare à demi couverte par des feuilles mortes, qu’il écarta pour y puiser de l’eau avec la main. Malheureusement cette eau était saumâtre, et, loin de lui rafraîchir le gosier, elle lui fit l’effet de le brûler.

Dans cet état d’extrême souffrance et d’abandon absolu, le pauvre enfant en vint à regretter d’avoir échappé au danger qui précédemment le menaçait, puisqu’une mort lente et douloureuse semblait maintenant devoir terminer son existence. En effet, ses forces se trouvaient complètement épuisées, et il lui eût été impossible de se traîner sans aide hors du bois qu’il avait regardé d’abord comme un asile, et qui, suivant toute probabilité, deviendrait son tombeau.

« O mon Dieu ! prononça-t-il d’une voix faible, ne me laissez pas périr si misérablement ! »

À ce moment-là, un léger bruit se fit parmi les branchages et une enfant de six à sept ans s’approcha du fugitif, qu’elle ne vit pourtant pas d’abord. Elle marchait les yeux fixés à terre, se baissant fréquemment pour ramasser des champignons qui croissaient en cet endroit.

Cette apparition inattendue fut naturellement regardée par le jeune homme comme un moyen de salut que, dans sa bonté providentielle, Dieu lui fournissait. Il n’hésita donc pas à se découvrir à cette enfant et à lui demander si elle pourrait lui indiquer quelque fontaine à laquelle il pourrait aller se désaltérer. En entendant sa voix, la petite releva la tête. Sans témoigner de surprise à la vue de cet étranger (les petits paysans, ceux surtout de l’Allemagne et de la Russie, ne s’étonnent de rien), elle répondit :

— Il n’y a pas dans ce pays-ci de fontaines dont l’eau soit bonne à boire ; la terre est trop remplie de sel. Cependant on trouve de loin en loin, dans la campagne, auprès des habitations, des puits profonds dont l’eau est douce… Il y en a un dans le jardin de ma grand’mère… Si vous voulez, je vous y conduirai, quand j’aurai achevé ma récolte de champignons ; ear papa doit venir souper avec nous aujourd’hui.

— Mais je meurs de soif, murmura l’étranger.

— Tenez, reprit la petite fille, en tirant de sa poche une bouteille de verre recouverte d’osier, voilà du lait que grand’maman m’a donné pour mon déjeuner.

Sans faire, comme on le pense bien, aucune façon, le jeune homme saisit la bouteille que lui présentait l’enfant et en avala le contenu avec avidité.

— Par exemple, dit alors la petite paysanne, si vous avez faim, je ne puis rien vous offrir. Je viens de manger le morceau de pain dont grand’maman m’avait approvisionnée.

— Oh ! maintenant que la soif ne me tourmente plus, je puis attendre…

— Dans ce cas, reposez-vous pendant que je chercherai mes champignons ; quand j’en aurai récolté de quoi faire un plat, je reviendrai vers vous, et nous nous en irons ensemble.

Cela disant, l’enfant s’éloigna et disparut bientôt aux regards du fugitif. Celui-ci, en se revoyant seul, commença par remercier la Providence qui lui avait épargné les souffrances d’une cruelle agonie ; puis, il se mit à réfléchir sur sa position.

L’hospitalité que lui offrait sa petite protectrice ne pouvait-elle pas attirer sur sa tête de nouveaux périls ? Au lieu de se livrer à des étrangers dont il ne connaissait pas la moralité, ne valait-il pas mieux sortir du bois à la nuit tombante et essayer de gagner Cracovie ?

Malheureusement il s’écoulerait encore au moins trois heures avant le coucher du soleil, et, pour atteindre la ville, il lui restait à faire pédestrement un chemin de plusieurs lieues. D’ailleurs, il n’avait pas mangé depuis la veille au soir, et les besoins de son estomac devenaient de plus en plus impérieux. En conséquence, force lui fut de suivre la petite paysanne, qui, fidèle à sa promesse, revint le chercher, dès qu’elle eut terminé sa récolte.

La demeure des parents d’Elisabeth — ainsi s’appelait l’enfant — était située à l’extrémité du bois opposée à celle par laquelle le fugitif y avait pénétré. Durant le trajet, Elisabeth, babillarde comme toutes les petites filles de son âge, apprit à son compagnon de route que son père, nommé Ulric, ouvrier mineur employé dans les salines de Wielicszka, l’avait laissée, depuis quatre ans qu’il était veuf, auprès de sa grand’mère, qui vivait dans un hameau à peu de distance de la mine de sel, et où il venait de temps en temps passer la soirée avec elles.

La petite demanda ensuite un jeune homme, avec l’indiscrétion de l’enfance, comme il se nommait, d’où il venait, où il, allait.

Le fugitif, redoutant probablement l’étourderie d’une enfant si jeune, se borna à lui répondre qu’il s’appelait Casimir.

— Casimir ! répéta Elisabeth ; c’est le nom du jeune seigneur du château d’Osorowsky, près de Zabino.

Qui vous a dit cela ? s’écria l’adolescent, dont une secrète inquiétude assombrit instantanément le visage.

C’est un paysan de Zabino qui a passé dans notre hameau avant-hier, en se rendant à Wadowice. Si ce qu’il nous a raconté est vrai, les habitants de la campagne se seraient soulevés on ne sait à quelle instigation, et ils menaçaient de se porter aux plus coupables excès envers les nobles, propriétaires de terres. Heureusement, a ajouté cet homme, la plupart des seigneurs qui résident ordinairement dans leurs propriétés en sont absents en ce moment, à l’exception toutefois du jeune comte Osorowsky, qui est arrivé, il y a à peine un mois, de Lemberg, où il avait vécu jusqu’à ce jour chez son tuteur. Cette nouvelle a causé beaucoup de peine à ma grand’mère ; elle a été, dans sa jeunesse, femme de charge chez feu la comtesse Osorowska, à laquelle elle était fort attachée. Aussi a-t-elle envoyé tout de suite un garçon du hameau chercher mon père à la mine où il travaille, afin qu’il allât bien vite au château (dont nous ne sommes, à ce qu’il paraît, éloignés que de dix lieues) avertir le comte Casimir du danger qu’il courait. Mais le contre-maître des mineurs n’a pas voulu permettre à mon père de quitter la saline ; elle se trouvait menacée, dans un certain endroit, d’un éboulement, ce qui nécessitait des travaux d’extrême urgence et la présence dans la mine de tous les ouvriers.

Comme la petite fille achevait son récit, elle arrivait au hameau, à la première cabane duquel elle s’arrêta. Puis, ouvrant la porte d’entrée que fermait un simple loquet en bois, elle dit d’un ton joyeux à une vieille femme qui filait au fuseau dans un coin de la chambre :

Grand’mère, je t’apporte un panier de champignons et je t’amène un voyageur qui s’était égaré dans nos bois.

À ces mots, la vieille femme se leva et s’avança vers l’étranger que sa petite-fille introduisait si brusquement dans sa demeure.

En l’apercevant, elle poussa un cri de surprise.

— Qu’as-tu donc, grand’mère ? demanda avec curiosité Elisabeth.

Rien, répondit la bonne femme, rien… Seulement, les traits délicats de ce monsieur ont une si frappante ressemblance avec ceux de ma défunte maîtresse, la comtesse Osorowska, que…

Je suis son fils, dit précipitamment Casimir.

Nos lecteurs se figureront aisément la joie que ressentit l’ancienne femme de charge de la comtesse, en acquérant ainsi la certitude que le comte avait échappé au péril qu’elle avait si justement appréhendé pour lui. Le fait est que les châteaux des environs de Zabino avaient été, la nuit précédente, envahis, pillés et incendiés par des bandes de malfaiteurs ; le gouverneur et l’intendant ayant pris, chacun de leur côté, la fuite, sans s’inquiéter de ce que deviendrait leur élève et maître, le jeune comte avait eu beaucoup de peine à s’évader.

Cependant, tout en s’entretenant avec le fils de sa défunte maîtresse, la grand’mère d’Elisabeth lui servait un modeste repas, composé de pain de fenouil, de laitage et de miel. Les abeilles abondent dans les forêts de la Galicie ; elles déposent dans le creux des arbres un miel délicieux avec lequel les habitants pauvres de cette contrée font une sorte d’hydromel qui est leur boisson habituelle.

Bien que Casimir eût précédemment éprouvé un grand besoin de nourriture, il toucha à peine aux aliments qui lui furent présentés, non qu’ils lui parussent trop grossiers, mais les violentes émotions qui, depuis vingt-quatre heures, surexcitaient ses forces physiques, avaient allumé dans son sang une fièvre ardente qui fit de si rapides progrès, que la bonne femme dut bientôt reconnaître, à l’incohérence des paroles de son hôte, le trouble de son cerveau. Aussitôt elle écrasa entre deux pierres des herbes soporifiques et en mêla le suc à l’hydromel dont elle avait empli le verre du comte. Quelques minutes après que le jeune homme eut pris ce breuvage, il se sentit calmé ; puis il tomba dans un assoupissement auquel succéda promptement un bienfaisant sommeil. Néanmoins, avant qu’il eút entièrement perdu connaissance, il crut entendre une voix d’homme se mêler d’un ton bas à celle de la grand’mère d’Elisabeth. À la suite de cette conversation, des pas pesants s’approchèrent de la couche de fougères sur laquelle s’était étendu Casimir… Il n’entendit rien de plus… Seulement, il lui sembla que des bras vigoureux le soulevaient… ; mais en vain s’efforça-t-il de rouvrir ses paupières ; le narcotique qu’on lui avait fait prendre exerçait sur ses sens une trop puissante action pour qu’il pût s’y soustraire.

Bien des heures devaient s’écouler avant le réveil de Casimir. Quand ce réveil eut lieu, le jeune comte, après s’être frotté les yeux à plusieurs reprises, se demanda s’il n’était pas le jouet d’un rêve. Ce n’était plus dans la chaumière d’Ulric, ni sur un monceau d’herbes qu’il se trouvait couché, mais sur une pile de couvertures de laine et dans une vaste salle éclairée par des lampes qui formaient sur les murailles, d’une éblouissante blancheur, des effets très-bizarres de lumière et d’ombre. Des lustres non allumés, et faits, à ce qu’il semblait, avec du cristal non poli, étaient appendus au plafond blanc et brillant comme les parois et même le sol de la salle. Une estrade évidemment destinée à un nombreux orchestre, et des siéges de différentes formes, en une matière imitant à s’y méprendre le marbre de Carrare, indiquaient que cette pièce était un salon de bal.

Incapable de s’expliquer comment il se trouvait en ce lieu, Casimir se leva, et apercevant à l’une des extrémités de la salle une large ouverture cintrée qui communiquait probablement avec quelque autre pièce, il se dirigea de ce côté. Un long corridor voûté, large de quatre mètres et haut de six ou sept, éclairé de la même manière que la pièce qu’il venait de quitter, le conduisit à une chapelle décorée de colonnes, de statues de la sainte Vierge et de saints, toutes, à ce qu’il s’imagina du moins, en albâtre transparent.

Après avoir admiré ces objets d’art, autant que le lui permettait une inquiétude vague, conséquence naturelle de son étrange situation, le comte s’engagea dans un autre corridor au milieu duquel roulait, dans un canal en bois, un petit ruisseau d’eau limpide dont il eut la fantaisie de goûter. Les quelques gouttes qu’il introduisit dans son gosier avaient une âcreté brûlante qui lui causa un violent accès de toux. Au même moment un effroyable bruit fit retentir la voûte sonore, et des cris de triomphe arrivèrent à l’oreille du jeune seigneur galicien, qui se précipita aussitôt dans une galerie latérale, plus étroite que celle où il se trouvait, et à travers laquelle il présumait que ce bruit inexplicable était parvenu jusqu’à lui.

Effectivement, cette galerie aboutissait à une immense caverne, des parois de laquelle une cinquantaine d’hommes munis de pics extrayaient d’innombrables blocs qui, en se détachant, produisaient un bruit non moins imposant que l’éclat du tonnerre.

— Enfin, se dit Casimir, je commence à comprendre…

Il fut interrompu dans son soliloque par une exclamation qui partit d’un groupe d’ouvriers. En même temps, un homme s’élança vers Casimir, en s’écriant du ton de l’excuse :

— Ah ! monsieur le comte, si j’avais pu prévoir que vous vous éveilleriez sitôt, je ne vous aurais pas laissé seul.

— Quoi ! vous me connaissez ? s’écria Casimir. Qui êtes-vous ?

— Ulric, monsieur le comte, Ulric, le père de la petite Elisabeth. — Suis-je donc dans les mines de Wielicszka ? demanda le jeune homme.

Et, sur un signe affirmatif du mineur, il ajouta :

— Mais pourquoi m’a-t-on transporté ici ?

— Pour assurer votre vie, qui courait encore de grands dangers. Les paysans de Zabino, ainsi que ceux d’autres districts qui sont, en ce moment, en pleine insurrection, se répandent dans la campagne environnante, et une bande de ces misérables se dirigeait hier sur Wielicszka pour y arrêter les nobles qui se sont réfugiés dans cette ville, et qu’ils soupçonnent d’avoir emporté beaucoup d’or et de diamants. Telle est la nouvelle, vraie ou fausse, qui m’a déterminé à vous porter endormi de la cabane de ma belle-mère jusqu’à la mine, dans la profondeur de laquelle nous vous avons facilement descendu au moyen d’une ingénieuse mécanique récemment inventée. Il n’y a pas à craindre que ces brigands viennent vous chercher ici, conclut Ulric avec un éclat de rire.

Ainsi tout s’expliqua pour Casimir.

Ce palais merveilleux dans lequel il errait depuis plus d’un quart d’heure, c’était la mine de Wielicszka, découverte en 1251. Elle s’étend à six cents pieds au-dessous de la ville du même nom, et les limites n’en sont pas encore actuellement atteintes. Ces belles décorations qui lui paraissaient être, les unes en marbre, les autres en granit, celles-ci en albâtre, celles-là en cristal, avaient toutes été taillées dans des blocs de sel dont la similitude apparente avec divers minéraux provenait autant de leur qualité supérieure que du poli qui leur avait été donné. Les bruits alarmants qui avaient induit Ulric à cacher Casimir dans cette demeure souterraine se trouvant dénués de fondement, le jeune homme put sortir de la mine, le lendemain même de ce jour, non plus au moyen de la mécanique qui avait servi à l’y introduire, mais en montant l’escalier, lequel se compose de onze cents marches, n’ayant pas plus de six pouces de largeur. Ces marches sont taillées dans les couches de sel jusqu’à une certaine hauteur ; le reste est construit en bois.

Le comte Osorowsky éprouva une vive sensation de plaisir en se retrouvant au grand air et en plein soleil. Il se rendit immédiatement à Cracovie, où il rencontra son gouverneur et son intendant, aussi confus l’un que l’autre de la conduite qu’ils avaient tenue en cette circonstance. Quant à la famille d’Ulric, elle fut largement récompensée par Casimir des preuves d’intérêt et d’attachement qu’elle lui avait données.






UNE SCÈNE D’INTÉRIEUR.



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Boston est une des plus anciennes villes des États-Unis. Sa situation sur le rivage de l’océan Atlantique, au fond d’une baie spacieuse et à l’embouchure de la rivière Charles, en cet endroit large d’une demi-lieue, est singulièrement attrayante.

D’immenses prairies, plantées d’arbres à fruits et parsemées de maisons de plaisance revêtues de stuc d’une éblouissante blancheur, s’étendent à l’entour de la capitale du Massachusset, qui a été aussi celle de tous les États de l’Union américaine avant que la ville de Washington eût été bâtie et fût devenue le siège du congrès. Au delà du havre, un des plus sûrs de l’Amérique, sont disséminées douze ou quinze îlettes bien cultivées ; de loin, on dirait autant de corbeilles de verdure surgissant du sein des flots.

Comme la plupart des ports de mer, Boston forme une espèce d’amphithéâtre. dans la partie la plus haute duquel s’élève l’hôtel de ville, autrefois la maison des États. Près de cet édifice, d’une architecture fort simple, on remarque sur un monticule l’obélisque consacré à la mémoire du général Warren. Mais ces deux monuments n’existaient pas à l’époque où eut lieu le petit incideut que nous allons rapporter et que nous avons extrait de la vie de l’homme célèbre dont Boston se glorifie justement d’avoir été la ville natale… Benjamin Franklin fut à la fois un savant éminent, un fin diplomate et un habile législateur.

C’était en 1725. Dans la salle basse d’une maison voisine du pont qui joint Boston au bourg de Cambridge, se trouvaient réunis cinq enfants, un grand terre-neuve tout blanc, un petit barbet gris et un gros chat noir. L’heure du souper allait sonner ; néanmoins, la soirée n’était pas fort avancée, et la demi-obscurité qui régnait dans cette pièce devait être attribuée non à l’approche de la nuit, mais aux sombres nuages qui envahissaient peu à peu le ciel. Aussi les enfants de M. Franklin ainsi se nommait le locataire de la maison dans laquelle nous introduisons nos lecteurs — avaient-ils quitté plus tôt que de coutume leurs divers travaux, qu’ils prolongeaient ordinairement jusqu’au moment de se mettre à table avec leurs parents, pour prendre le repas du soir.

Tandis que les trois aînés taquinaient, en manière de passe-temps, le terre-neuve et le barbet, les deux plus jeunes — un garçon de dix ans et une petite fille de six — restaient silencieux et inactifs, le premier devant la fenêtre ouverte, la seconde dans le coin le plus ténébreux de la chambre.

Tout à coup Mme Franklin parut au milieu de ses enfants.

— Eh bien ! petits paresseux, s’écria-t-elle, vous avez déjà cessé de travailler ?

— Nous n’y voyons plus assez clair pour ourler nos mouchoirs, répondirent ensemble deux jeunes filles dont les ouvrages de couture reposaient sur leurs genoux.

— Ni moi, pour achever d’écrire la lettre que mon père m’a donnée à copier, dit leur frère aîné.

— Celá peut être vrai pour vous autres, reprit la mère de famille ; mais voilà Benjamin qui, au lieu de venir s’asseoir à cette fenêtre pour regarder la pluie tomber, aurait certainement pu continuer encore quelque temps à fondre des mèches pour notre fabrique. Tu ignores donc, enfant, la commande de chandelles que nous a faite hier un épicier de Charlestown ?

— Si fait, mère, je le sais bien, puisque j’ai passé toute la journée à faire bouillir des chaudières de suif, répondit l’enfant d’un ton chagrin, sans cependant détourner ses regards de sa petite sœur, qui, toujours assise dans son coin obscur, s’amusait à frotter le poil brun et luisant du chat.

— Je savais bien, moi, murmura Mme Franklin en hochant la tête d’un air de regret, et en se parlant à elle-même plutôt qu’à son fils, je savais bien que, quand il reviendrait de Cambridge, le métier de chandelier lui paraîtrait fastidieux… Malheureasement son père n’a pas voulu m’écouter.

Cambridge était alors la seule ville d’Amérique où il y eût une université.

— Mère, dit encore Benjamin, il ne faut pas regretter l’année que j’ai passée au collége… J’étais si heureux de pouvoir étudier !

— Oui ; mais comme notre modique fortune ne nous a pas permis de t’y laisser plus longtemps, tes études ont été trop incomplètes pour te servir jamais à quelque chose.

Qui sait ? Si, par exemple, je devenais maître imprimeur comme mon grand frère…

Va, petit, mieux vaut encore être fabricant de chandelles comme ton père… Mais que regardes-tu donc si attentivement dans le coin où est assise ta seur ?

— Mère, je regarde les étincelles qui jaillissent du poil de notre chat depuis cinq ou six minutes que Moll s’amuse à le frotter.

C’est étrange, en effet, dit une des jeunes filles.

Benjamin continua :

J’ai lu sur l’épreuve d’un Traité de physique que m’a donnée un des compositeurs de l’imprimerie de mon frère, que ce phénomène était dû au feu électrique qui…

Le petit Franklin fut en cet instant interrompu par un strident éclat de tonnerre.

Une exclamation de frayeur fut jetée simultanément par Franklin et tous ses enfants, à l’exception pourtant de Benjamin, qui, le corps penché hors de la fenêtre, examinait curieusement la girouette placée au haut d’une maison voisine.

— Voyez, voyez, s’écria-t-il, les étincelles que lancent les extrémités de cette girouette !… C’est cela qui est singulier !

Mais, au lieu de prêter aucune attention à ces paroles, les frères et les sœurs de Benjamin répétèrent les uns après les autres :

— Le tonnerre doit être tombé bien près de nous.

— Il a pénétré par un tuyau de cheminée dans une chambre de la maison de M. Grey, en face de celle-ci, expliqua une servante qui passait ; il est ensuite sorti par la fenêtre, et il vient, dit-on, de se précipiter dans un baquet qui se trouvait plein d’eau dans la cour.

— Ce baquet était-il cerclé de fer ? demanda le petit Franklin.

— Certainement, lui fut-il répondu.

— Donc le fer attire la foudre, conclut l’enfant.

— Il n’est pas besoin d’avoir lu un Traité de physique pour savoir cela, dit son frère en haussant les épaules.

— Quand on songe qu’il n’y a aucun moyen de se garantir des atteintes du tonnerre ! s’écria l’aînée des sœurs.

— Aucun ! répéta la petite Moll, terrifiée.

— Mon Dieu, non, dit Benjamin. Pourtant ce moyen doit exister.

— Ce ne sera pas toi, j’imagine, qui le découvriras ? reprit une des jeunes filles, avec l’accent de la raillerie.

— Eh ! pourquoi pas ? répliqua son petit frère, d’un air sérieux qui égaya toute la famille.

L’enfant, très-choqué qu’on se moquât ainsi de lui, se prit à pleurer… À ce moment parut le père Franklin. Il s’enquit de la cause du chagrin de son petit Benjamin, qu’il consola en lui donnant quelques pièces de monnaie. Puis, comme le coup de tonnerre et l’averse qui s’en était suivie avaient subitement éclairci le ciel, la famille s’assit pour souper. Mais à peine Benjamin eut-il mangé quelques bouchées, qu’un marchand ambulant traversa la rue, en appelant à haute voix les chalands.

— Je suis fâchée que ce colporteur ne se soit pas arrêté chez nous, dit Mme Franklin. Il me manque plusieurs ustensiles de ménage qu’il m’aurait sans doute vendus meilleur marché que les boutiquiers de la ville.

— Justement il me fallait un couteau de poche… J’ai perdu le mien hier, remarqua le plus âgé des garçons.

— Et moi, ajouta l’une de ses sœurs, je lui aurais acheté des ciseaux.

— Voulez-vous que je coure après ce marchand, et que je vous l’envoie ? demanda Benjamin, en se levant précipitamment de table.

Son offre ayant été acceptée, il sortit de la maison et se dirigea vers une place où le marchand ambulant venait de faire halte. Malheureusement, il n’y avait, dans tout son étalage, ni couteaux, ni ciseaux, ni ustensiles de ménage, rien enfin de ce dont avaient besoin les divers membres de la famille Franklin. Le fonds de commerce du colporteur consistait en jouets d’enfants et en instruments de musique de petite dimension.

En conséquence, Benjamin, renonçant à envoyer à sa mère le marchand ambulant, s’arrêta devant ce dernier, qu’entouraient une foule de passants désireux de se procurer à bas prix, qui des poupées pour leurs petites filles, qui des tambours ou des sabres pour les jeunes garçons, qui un flageolet ou une flûte pour lui-même. Benjamin vit deux de ses anciens camarades du collège de Cambridge acheter, l’un une trompette, l’autre un fifre, avec lesquels ils s’en retournèrent chez leurs parents, non sans les avoir préalablement montrés d’un air de triomphe au jeune Franklin.

celui-ci, cependant, ne songea pas d’abord à faire d’emplettes pour son propre compte. Il destinait l’argent que lui avait donné son père à l’achat de quelques vieux livres découverts par lui chez un bouquiniste, et dont le titre lui faisait supposer qu’il y trouverait de précieux enseignements sur sa science favorite, la physique. Mais un incident imprévu dérangea instantanément ses projets, en l’exposant à une tentation à laquelle il ne sut pas résister.

Le colporteur, ayant achevé de vendre tout les objets de quelque valeur qu’il avait d’abord étalés, et se voyant entouré d’un grand nombre d’enfants qui lui demandaient des mirlitons, tira d’une petite caisse, qu’il tenait en réserve, une dizaine de sifflets, seuls instruments de musique, dit-il, qui lui restassent.

Lorsque cette nouvelle exhibition eut lieu, le jeune Franklin ne se trouvait déjà plus parmi les chalands qui se pressaient à l’entour du colporteur. Il regagnait lentement la demeure paternelle, lorsque le son aigu des sifflets dont plusieurs petits habitants du voisinage venaient de faire l’acquisition, frappa son oreille. Aussitôt il retourna sur ses pas, et, tirant de sa poche toutes les pièces de monnaie dont l’avait récemment gratifié son père, il se présenta, en les tenant dans sa main ouverte, devant le marchand ambulant, à qui il demanda s’il avait encore des sifflets à vendre. — Il ne m’en reste plus qu’un, répondit le commerçant, et, si vous souhaitez d’en devenir possesseur, il faut vous hâter… Le fils du boulanger dont la boutique est en face de nous m’a dit qu’il allait demander à son père la permission de l’acheter.

— Et vous n’en avez pas d’autres que celui-là ?

Mon Dieu, non. — Quel en est le prix ?

— Une demi-couronne. Oh ! dans ce cas, je ne suis pas assez riche pour l’acheter.

— Mon petit ami, vous avez un air si gentil, que je vous laisserai ce sifflet pour 2 schellings.

— C’est encore trop cher pour moi.

— Bah ! vous tenez dans votre main plus de 2 schellings.

— Eh ! non, je n’en ai que 1 et 9 pences.

— Il en faudrait encore 3 pour faire mon compte… Mais je vois que vous avez grande envie de ce sifflet… Je vous le donne pour votre schelling et vos 9 pences… Je me dédommagerai avec un autre chaland.

Benjamin, qui, jusqu’à ce jour, n’avait jamais fait d’emplettes plus importantes que des billes pour ses petits compagnons de jeu, des croquets pour sa sœur Moll, ou une toupie pour lui-même ; Benjamin, s’imaginant que le colporteur agissait à son égard avec beaucoup de désintéressement, le remercia de tout son cœur comme s’il en eût reçu un cadeau et s’en alla, après avoir échangé son petit trésor contre le sifflet. Il était si pressé de montrer son acquisition à ses frères et sœurs, qu’en deux ou trois minutes il eut regagné le logis.

Cependant, comme il avait passé assez de temps, d’abord à examiner l’étalage du colporteur, puis à conclure son marché, lorsqu’il rentra, non-seulement le souper était achevé, mais encore son frère venait de sortir et sa petite sœur de se coucher. Cela n’empêcha pas que, fier et enchanté comme il l’était de son achat, il ne se mît à souffler de toutes ses forces dans cet instrument au son aigu, en ouvrant la porte de la maison.

Aussitôt les deux sœurs aînées, qui cousaient à la lueur d’une lampe, quittèrent leur aiguille pour se boucher les oreilles ; le chat noir qui sommeillait sur un fauteuil de paille s’élança effaré sur la table, où restaient deux verres, qu’il cassa ; les chiens se mirent à hurler, et Moll, réveillée en sursaut et épouvantée de ce tapage, appela à grands cris sa mère. Étourdi de l’effet qu’il venait de produire, Benjamin demeurait immobile et muet au milieu de la chambre, et son père fut obligé de lui demander à trois reprises où il avait acheté son sifflet, et combien il l’avait payé, avant d’obtenir de lui une réponse. Quand M. Frankin eut appris de son fils que le marchand ambulant lui avait accordé comme par grâce ce discordant instrument (dont la valeur était au plus de 4 pences) pour i schelling et 9 pences, il se prit à rire et lui dit qu’il avait été dupe du colporteur.

Précisément à ce moment-là, un libraire, ami du maître imprimeur, fils aîné du fabricant de chandelles, entra souhaiter le bonsoir à la famille Franklin. Il tenait sous son bras un petit paquet de bouquins qu’il déposa sur un siège pendant sa visite. Benjamin en ouvrit un… C’était un Traité de physique.

L’enfant soupira, et, par un mouvement de dépit, jeta son siflet par terre ; mais avant de se retirer pour se mettre au lit, il le ramassa et l’emporta dans sa chambre. Depuis lors, comme on le pense bien, il n’en fit pas usage une seule fois ; néanmoins, il le garda soigneusement sur une tablette de l’armoire dans laquelle il serrait ses habits ; et quand il se sentait près de céder à quelque fantaisie déraisonnable, il se disait tout bas :

— Benjamin, prends garde que ce ne soit un second sifflet.

Dans la suite, le jeune Franklin, que son père avait consenti à laisser travailler chez son frère aîné, prit de l’emploi dans une autre imprimerie à Philadelphie. Plus tard, il se fit, dans cette ville, l’éditeur d’un journal qu’il rédigeait lui-même presque entièrement. Il donna aux Philadelphiens l’idée de former un collège et une bibliothèque dans leur belle cité.

On sait que c’est à Benjamin Franklin qu’on doit l’invention du paratonnerre et plusieurs découvertes très-intéressantes, qui ont beaucoup contribué aux progrès de la science de la physique.




L’ENFANT ET L’OISEAU,
ou
LES RIGUEURS DE LA CAPTIVITÉ.





— Oh ! venez donc voir le joli petit oiseau, disait Édouard à ses sœurs.

Élisa et Juliette accoururent et jetèrent des cris de joie à la vue d’un pinson qui se débattait entre les doigts de leur frère.

Une neige épaisse et durcie couvrait la terre ; pas le plus petit insecte, pas le moindre brin d’herbe ou de mousse n’offraient quelque ressource aux habitants ailés des bois, et, pressés par la faim, ils venaient jusqu’au seuil des maisons ramasser la graine échappée des gerbes, ou becqueter le morceau de pain oublié par un enfant. Au moindre bruit, ils reprenaient leur volée ; mais le pinson, alors captif, avait oublié sa prudence accoutumée, et était entré dans un petit pavillon qui servait de serre aux plantes les plus délicates. Alors, après une poursuite de quelques minutes, l’enfant l’avait saisi, et, tout fier de sa conquête, avait appelé ses sœurs pour la leur faire admirer.

— Il faudra lui couper les ailes, dit Juliette, et nous le laisserons courir dans notre chambre, Ce sera bien amusant. Oui, répondit Élisa ; mais si Minette le voit…

— Ah ! c’est vrai : Minette le croquerait sans pitié. Et ce serait bien dommage ; car il est joli… joli…

— Je vais prier papa de me donner une cage, dit Édouard. En cage il n’aura rien à craindre. Nous lui donnerons du grain, du sucre, du gâteau ; il sera très-heureux, et il nous égaiera par ses chansons.

Édouard courut demander une cage à son père ; il y mit le pinson, après l’avoir abondamment pourvu de nourriture, et les trois enfants purent alors s’extasier sur la beauté du pinson. Une seule chose les contrariait : c’est que, dès qu’ils s’approchaient de la cage, l’oiseau, plein de frayeur, voltigeait éperdu autour de sa prison en jetant des cris de détresse. Juliette essayait de le rassurer en lui promettant qu’on ne lui ferait aucun mal ; mais c’étaient des promesses perdues.

Il fut convenu que, jusqu’au lendemain, on ne le regarderait que de loin, afin de lui laisser le temps de s’habituer à sa nouvelle demeure.

Le soir venu, on se réunit, comme d’habitude, autour du foyer ; seulement, M. Dupuis, au lieu de raconter à ses enfants l’histoire qu’ils attendaient avec impatience, laissa tomber sa tête dans ses mains et parut tout rêveur.

— Qu’as-tu donc, petit père ? demanda Juliette. Serais-tu malade ?

Non, mon enfant ; mais comme le récit qui m’est venu à la mémoire vous paraîtrait un peu triste, j’en cherche un autre.

— Ne te donne pas cette peine, cher papa, dit Édouard. Nous aimons les histoires tristes, pourvu qu’elles finissent bien.

— Je ne sais pas la fin de la mienne, mais je compte pouvoir vous la dire demain. Cela vous convient-il ?

— Oui, oui, papa. Commence, nous t’en prions.

— Il y a quelques années, un petit garçon de ton âge à peu près, Édouard, s’amusait à poursuivre des papillons dans la prairie. Il s’était, sans y songer, fort éloigné de la maison de son père, et le capricieux insecte s’étant enfoncé dans les bois, notre étourdi l’y avait suivi. Il marchait depuis plus d’une heure, quand, accablé par la fatigue et la chaleur, il s’endormit au pied d’un chêne. Il fut réveillé par une voiture roulant à grand bruit sur le chemin qui traversait la forêt.

C’était une magnifique voiture, toute dorée, traînée par quatre chevaux noirs magnifiques. Il se frotta les yeux, se leva et s’avança curieusement jusqu’au bord du chemin. Il regrettait déjà de ne pouvoir examiner à son aise ce superbe équipage, quand tout à coup il s’arrêta. Un grand laquais en livrée mit pied à terre et s’approcha de l’enfant, qui recula, cédant à un sentiment de frayeur. Mais en deux ou trois enjambées, cet homme l’atteignit, le prit dans ses bras et le déposa dans la voiture, qui repartit au galop.

— Maman ! maman !… Je veux voir maman ! s’écriait en vain l’enfant.

Un monsieur, déjà fort âgé, vêtu avec magnificence, l’avait pris sur ses genoux.

— Ne pleurez pas, mon petit ami, lui, disait-il, je ne veux pas vous faire du mal ; au contraire, j’aime beaucoup les jolis enfants comme vous, et je vous emmène dans mon château, où vous aurez tout ce que vous désirerez.

— Je veux voir maman, répétait l’enfant, de plus en plus désolé.

— Votre maman ne peut vous entendre, nous sommes fort loin déjà de l’endroit où je vous ai aperçu. Vous n’êtes pas riche, vos vêtements le prouvent, je ferai de vous mon enfant ; vous aurez de riches jouets, de beaux appartements, de grands jardins, des domestiques, des chevaux, un fusil, tout ce que vous pourrez demander ; seulement vous ne pourrez quitter mes domaines.

— Et mon père, ma mère, mes frères et ma petite sœur, je ne les verrai plus ? demanda l’enfant.

— Qui sait ? Si par hasard ils venaient au château…

— Gardez vos richesses, monsieur, je n’en ai pas besoin ; j’aimerais mieux manquer de tout au milieu de ma famille, que de n’avoir plus rien à souhaiter auprès de vous. Reconduisez-moi où vous m’avez pris.

Le vieillard, sourd à ses prières, lui répétait sans cesse qu’il tenait à l’avoir près de lui ; mais l’enfant, désolé, se disait tout bas :

— S’il m’aime, pourquoi donc veut-il me rendre malheureux ?

On voyageait rapidement et l’on arriva au bout de deux jours au château. On lui donna un petit appartement dans lequel rien ne manquait. Sous ses fenêtres s’étendait un joli jardin, dans lequel on lui permit d’aller se promener, mais que, de crainte qu’il ne cherchât à s’enfuir, on entoura d’une haute palissade. Ni les belles fleurs, ni les fruits savoureux ne le tentèrent ; il passait les journées la tête appuyée contre la muraille qui le retenait prisonnier, appelant toujours ceux qu’il aimait tant. Il essaya de grimper, se déchira les mains, se meurtrit les genoux et tomba malade de douleur.

De leur côté, les pauvres parents n’étaient pas moins affligés ; ils cherchaient partout leur cher enfant et n’en pouvaient avoir aucune nouvelle. Leur tristesse faisait peine à voir ; dans tout le village on ne parlait que de la disparition du petit garçon, et l’on commençait à craindre qu’il n’eût péri.

Un médecin fut appelé par le maître du château, et quand il eut causé quelques instants avec l’enfant, il dit au vieillard :

— Si vous ne rendez la liberté à ce petit innocent, il mourra de chagrin.

Le vieillard ne fit qu’en rire et répondit :

— Il sera si heureux ici, que bientôt il n’en voudra plus sortir : on s’habitue à tout. Je l’aime trop pour le laisser aller.

Le docteur secoua la tête et partit.

— Quel méchant homme, dit Juliette, et comme il mentait en disant qu’il aimait ce pauvre petit ! Achève bien vite l’histoire, cher papa.

— Je vous ai dit que je n’en saurais la fin que demain, mes enfants ; il est tard, allons nous coucher.

Le lendemain, les trois enfants coururent à la cage ; le pinson n’avait pas mangé. Il était couché ; mais à leur approche, il fit un effort et battit de nouveau de son bec et de ses ailes les parois de sa prison.

Oh ! vois donc, Édouard, dit Juliette, son beau plumage est tout sanglant…

— Oh ! oui, le pauvre petit s’est blessé en essayant de fuir, ajouta Elisa, les yeux déjà pleins de larmes.

— Pourtant rien ne lui manque, dit Édouard, et nous serions bien contents, s’il voulait s’apprivoiser.

— Qui sait si rien ne lui manque ? reprit Élisa. Il a peut-être un père, une mère…

— Oh ! non, à cette saison-ci, il n’y a pas de nids. Ce n’est pas un jeune oiseau.

— Mais s’il avait des frères, des sœurs, des amis, comme ce petit garçon dont papa nous contait hier l’histoire ? dit Juliette.

— Je ne sais ce qu’il demande, répondit Elisa ; mais il n’est pas heureux dans cette cage ; et si nous le gardons malgré lui, il en mourra.

— Tu crois ? demanda Édouard.

— J’en ai peur.

— Oh ! si je le croyais, je lui ouvrirais bien vite la porte. J’aime beaucoup les oiseaux, mais j’aime mieux m’en passer que de les voir souffrir et mourir.

— C’est là justement ce que finit par se dire le riche vieillard dont nous parlions hier, dit M. Dupuis en entrant. Il reconduisit le petit garçon à sa mère, après l’avoir forcé d’accepter de charmants cadeaux. L’enfant, devenu libre, lui pardonna sa captivité de quelques jours, et même il consentit à aller le voir de temps en temps.

— Mais mon oiseau ne reviendra pas, dit Édouard.

Peut-être, mon ami ; tant que la neige couvrira la terre, jetez dans la cour du pain, du chanvre, de la navette ; les petits oiseaux viendront y chercher leur nourriture, et, au lieu de la douleur d’un prisonnier, vous verrez les heureux que vous aurez faits.

Édouard décrocha la cage, prit le pinson, qui tremblait de tous ses membres, présenta sa petite tête à Élisa et à Juliette, qui y déposèrent un baiser ; puis il ouvrit la fenêtre, et l’oiseau s’enfuit en jetant au loin des cris joyeux…




MAURICE ET SON CHIEN,
ou
UN BIENFAIT N’EST JAMAIS PERDU.






J’ai été témoin de l’aventure que je vais retracer, et, quoiqu’elle se soit passée sous mes yeux lorsque j’étais encore enfant, je me la rappelle parfaitement. J’étais avec toute ma famille sur un joli petit bâtiment qu’avait construit et que dirigeait un ancien marin de la connaissance de mon père, nommé Thomas. Nous étions partis de Paris dans l’intention de parcourir les bords de la Seine, de nous arrêter à la manufacture de Sèvres, dont nous connaissions l’administrateur en chef, et de dessiner quelques jolis sites que nous avions déjà remarqués. Notre barque était arrêtée, et nous étions fort attentifs à notre occupation, car notre père avait promis une récompense à l’auteur du meilleur dessein, lorsque tout à coup un bruit vague et confus arriva jusqu’à nous. Nous crûmes même eutendre les cris répétés de : « Au secours ! au secours ! »

Les travaux furent aussitôt suspendus, et notre inquiétude égala celle de mon père, de ma mère et de Thomas. Ce qui l’augmentait encore, c’est que nous n’apercevions rien. Il n’y avait personne près de la rive droite de la Seine, et les bords de l’ile près de laquelle nous nous trouvions étaient extrêmement solitaires. Ce ne pouvait donc être que sur la rive gauche, sur les bords de Sèvres, que quelque malheur arrivait. Nous n’en doutâmes plus, lorsque nous vîmes un assez grand nombre de personnes traverser le pont avec précipitation, montrant du doigt l’île près de laquelle nous nous trouvions, et en même temps plusieurs batelets amarrés au rivage se détacher et voler aussi dans la même direction.

Sans prononcer un seul mot, Thomas, qui paraissait vivement ému, sauta sur les rames et demanda précipitamment à mon père s’il voulait se rendre du côté d’où partaient les cris, que peut-être nous pourrions nous rendre utiles. Pour toute réponse, mon père s’empara des deux autres rames, et, redoublant d’efforts, nous eûmes bientôt dépassé la tête de l’île. Le rivage était couvert de femmes, d’hommes et d’enfants, dont tous les visages annonçaient le plus vif effroi. Plusieurs s’étaient détachés pour courir au-devant des bateliers ; la présence inopinée de notre barque, qui s’offrit tout à coup aux regards, excita des cris de joie. En jetant un coup d’œil sur la rivière mon père s’aperçut aussitôt du motif de ce rassemblement subit. Un homme se débattait au milieu de l’eau ; le courant l’entraînait ; il n’avait déjà plus la force de se soutenir, et il articulait à peine quelques faibles cris. Personne, à ce qu’il paraît, n’était capable de le secourir, et sa mort semblait inévitable. Un chien, la gueule ensanglantée, faisait des efforts inutiles pour le retenir par son habit. À cet affreux spectacle, Thomas, n’écoutant que la voix de l’humanité, eut dans l’espace de quelques secondes ôté son chapeau, sa veste, sa cravate et ses souliers, et il était déjà loin de la barque, près même du malheureux, lorsque ma mère s’avançait machinalement pour le retenir. Il était temps que notre barque arrivât. L’infortuné que Thomas venait de secourir était déjà évanoui, et, quoique aidé par nous et par mon père, il eut toutes les peines à le placer dans la barque. Il revint cependant bientôt à lui, et ses premiers mots furent : « Sauvez, sauvez mon pauvre chien. » Il fut inutile que Thomas se jetât de nouveau dans l’eau. Cet animal fidèle avait ranimé ses forces pour arriver jusqu’au bateau ; et à peine y fut-il placé, qu’il alla se coucher auprès de son maître, n’osant le caresser avec sa gueule pleine de sang, mais poussant de petits cris plaintifs et paraissant remercier Thomas de sa bonne et généreuse action,

Mon père avait eu l’intention de débarquer en cet endroit, pour donner au malheureux que nous venions de sauver tous les secours que réclamait sa triste situation ; mais il pensa, avec raison, qu’il valait bien mieux ne pas l’exposer à l’indiscrète curiosité des personnes qui s’étaient rassemblées sur le rivage. Ma mère lui fit respirer des sels qu’elle portait toujours sur elle dans un flacon, et bientôt il fut en état de s’asseoir et de parler.

On sut qu’il était un des jeunes ouvriers de la manufacture de porcelaine de Sèvres. Placé depuis longtemps dans cet établissement, éloigné de sa famille, ne trouvant aucun plaisir dans la société de ses camarades, il passait les instants de loisir ou de repos qu’on lui accordait avec le seul ami qu’il eût au monde, avec son chien. C’était entre eux un échange continuel de bons offices. En venant de son pays avec son compagnon, Maurice (c’était le nom du jeune ouvrier) en avait déjà reçu d’importants services. Une fois, son portefeuille, qui contenait des papiers qui lui étaient nécessaires et toute sa petite fortune, tomba sur la route. Sans le secours de son fidèle Azor, tout était perdu ; mais le pauvre chien chercha si bien, que le portefeuille fut trouvé, quoique la nuit empêchât de distinguer les objets, et que Maurice eût parcouru un assez grand espace de chemin. Une nuit, il préserva encore son maître d’un grand danger. Des voleurs étaient sur le point de le dépouiller, d’attenter peut-être à sa vie. Par ses aboiements répétés, Azor prévint Maurice de la présence des bandits, et le défendit si bien, que tous deux purent échapper aux attaques imprévues dont ils étaient l’objet, et s’éloigner du lieu où, sans son guide, Maurice eût peut-être trouvé la mort.

De pareils services avaient augmenté l’attachement du maître. Il partageait avec son chien ses repas, sa petite chambre, et rarement ils sortaient l’un sans l’autre. Quelques instants avant l’accident, il était venu, comme à l’ordinaire, sur les bords de la Seine, et il excitait Azor à nager, en jetant dans la rivière des morceaux de bois et en lui ordonnant de les rapporter. Plusieurs fois le chien s’était livré à cet exercice salutaire ; mais comme plusieurs personnes avaient déjà jeté d’autres branchages, il se trouva que le pauvre animal en saisit un qui était tout garni d’épines. La douleur qu’il ressentit fut telle, sans doute, qu’il n’eut pas la force de continuer à nager, et que Maurice, placé sur le rivage, le vit disparaître et rougir l’eau du sang qui s’échappait de ses nombreuses blessures. Son attachement à cet animal était tel, qu’il entra dans la rivière tout habillé, croyant que le peu de profondeur de l’eau lui permettrait d’atteindre Azor. Mais à peine avait-il fait trente pas, que le pied lui manqua. Le banc sur lequel il marchait était naturellement coupé à pic, et il enfonça tout à coup en appelant au secours. C’est au moment où il se débattait contre le courant qui l’entraînait, et où le pauvre Azor, ranimé par la vue du danger imminent qui menaçait son maître, faisait tous ses efforts pour le retenir, que Thomas était arrivé.

Le récit de Maurice nous avait vivement touchés. Ce généreux dévouement pour l’animal qui lui avait rendu de grands services annonçait un bon cœur, et mon père se sentait disposé à obliger cet homme compatissant. Nous lui prodiguâmes tous les soins, et, pour ranimer ses forces, calmer la vive émotion qu’il avait éprouvée, ma mère lui fit boire quelques gouttes de vin vieux. On nettoya bien la gueule du bon Azor, qui témoignait toute sa joie, et l’on se dirigea vers le rivage pour faire descendre Maurice, le conduire à la manufacture et laisser à Thomas le temps nécessaire pour changer de vêtements. Ce ne fut pas sans verser des larmes que le jeune ouvrier sortit de la barque. Quoique intimidé par la foule qui s’était rassemblée sur le rivage, et qui paraissait curieuse de savoir ce qui s’était passé, il se jeta dans les bras de son libérateur, auquel il jura une reconnaissance éternelle. Soutenu ensuite par mon père, il se rendit à la manufacture.

Aussitôt que nous fûmes entrés, on courut prévenir le directeur et le médecin de l’établissement. Pendant qu’on portait Maurice dans sa chambre, mon père monta seul avec lui et redescendit bientôt avec le directeur, annonçant que le malade était dans un état fort satisfaisant, que le médecin ne lui avait point trouvé de fièvre, et qu’il n’avait besoin que de repos. Maurice était un des meilleurs ouvriers de la manufacture et en même temps l’un des plus aimés. Le directeur remercia vivement mon père et ma mère des soins qu’ils avaient prodigués à Maurice, et les pria d’adresser de sa part les éloges les plus mérités à Thomas sur sa bonne et généreuse action.

LA PIÉTÉ FILIALE.





M. Valmont et Euphrosine, sa femme, peu riches, mais doués tous deux de beaucoup de raison et d’un caractère excellent, avaient une fille nommée Juliette, qui faisait leur unique joie. Tous leurs soins ne tendaient qu’à lui donner une bonne éducation.

Juliette savait apprécier tout l’amour de ses parents, car elle éprouvait pour eux une extrême tendresse et comblait tous leurs souhaits. S’ils lui prescrivaient quelque chose qui ne lui fût pas agréable, elle s’en acquittait néanmoins avec beaucoup de bonne volonté et de plaisir.

Juliette tomba malade. Elle voyait combien sa mère paraissait inquiète ; elle remarquait aussi que son père n’avait plus sa bonne humeur habituelle. Ces marques de tendresse la touchèrent vivement, et elle remercia Dieu de lui avoir donné des parents aussi affectueux.

Mme Valmont rendit les soins les plus touchants à Juliette ; sans cesse elle se tenait auprès de son lit, la consolait, lui faisait des lectures, lui racontait des anecdotes et tâchait ainsi de lui faire passer agréablement le temps.

M. Valmont tenait aussi souvent société à sa fille. Il avait l’habitude d’aller voir tous les jours un de ses amis, chez lequel se réunissaient plusieurs autres personnes avec lesquelles il était lié ; il rangeait parmi les moments les plus agréables de son existence les heures qu’il passait dans cette société. Mais du jour où sa fille garda le lit, il ne sortit plus de chez lui et préféra la société de Juliette à toute autre.

Juliette sentait tout le prix d’une pareille tendresse ; elle avait un cœur excellent, et un bon cœur est toujours reconnaissant.

La malade se rétablit, et ses parents en éprouvèrent une grande joie. Elle leur exprima sa vive reconnaissance pour les tendres soins qu’ils lui avaient rendus durant sa maladie.

Un matin, Juliette pria ses parents de l’accompagner au jardin qui touchait à la maison ; il était petit, mais agréable ; le bosquet surtout, qui se trouvait au fond, se faisait remarquer par son élégance.

M. et Mme Valmont ne pouvaient deviner pourquoi Juliette désirait les conduire au jardin ; mais ne voulant pas la contrarier, ils la suivirent. Elle les fit entrer dans le bosquet ; et quelle fut leur surprise, lorsqu’ils y virent arrangé un autel de fleurs portant l’inscription suivante : Tribut de la reconnaissance filiale pour l’amour et les soins paternels ! Sur l’autel il yavait un couteau anglais pour M. Valmont, et pour Mme Valmont une paire de ciseaux avec un paquet d’aiguilles anglaises. Juliette avait joint à ces petits présents une lettre dans laquelle elle exprimait d’une manière touchante sa reconnaissance pour tous les soins que ses parents lui avaient donnés durant sa maladie. Les yeux de M. et de Mme Valmont se mouillèrent de larmes à la lecture de ce billet.

La bonne Juliette se jeta au cou de ses parents, et ses pleurs, qui coulaient en abondance, prouvaient toute l’émotion de son cœur.

— Chère fille ! s’écria M. Valmont, tu me tiens lieu de toutes richesses ; je possède en toi le plus grand trésor ; que Dieu te bénisse !

— Que Dieu entretienne ta piété filiale ajouta Mme Valmont, tout émue de cette scène attendrissante.

L’offrande de Juliette était d’autant plus louable qu’elle lui avait coûté un petit sacrifice. Depuis un an elle avait fait une économie de quelques écus qu’elle destinait à l’achat de beaux rubans. Elle allait en faire l’emplette, lorsqu’elle tomba malade. Pendant sa convalescence, elle se réjouissait d’avance du plaisir que lui ferait cette acquisition ; mais lorsqu’elle fut entièrement guérie, l’amour que lui avaient témoigné ses parents occupait sa pensée. Elle ne réfléchit pas longtemps, prit l’argent destiné pour ses rubans et acheta pour ses parents un couteau et des ciseaux, voulant leur prouver de toutes les manières sa reconnaissance.

M. et Mme Valmont surent apprécier les cadeaux de leur fille, et les conservèrent soigneusement comme un doux souvenir.

Juliette avait seize ans quand la guerre enleva à ses parents tout ce qu’ils possédaient. Ils se trouvaient dans un besoin pressant, et les premières demandes qu’ils se faisaient à leur réveil étaient le plus souvent :

— De quoi nous nourrirons-nous ? de quoi nous vêtirons-nous ?

Juliette sentait profondément la misère de ses parents ; elle prit la résolution d’entrer en service pour améliorer par là leur position.M. et Mme Valmont lui firent des remontrances à ce sujet.

— Tu veux nous quitter ? lui disait sa mère ; hélas ! tu ignores combien il te sera pénible de te livrer à des travaux auxquels tu n’es pas habituée ; tu ne les supporterais pas longtemps. Reste auprès de nous, Dieu nous aidera.

— Mes chers parents, reprit Juliette, Dieu sait combien il m’en coûte de me séparer de vous ! Mon plus grand bonheur serait de ne jamais vous quitter. Je vois la charge que je vous impose, il est de mon devoir d’y remédier. Dieu m’a donné de la force, une bonne santé, et je travaillerai volontiers, si je puis par là soulager votre existence ; le travail est dans la destinée de l’homme.

Toutes les observations de M. et de Mme Valmont furent inutiles. La bonne Juliette entra en service auprès d’une famille où elle remplit la charge de femme de chambre ; elle se trouvait dans une des meilleures maisons de la ville, non éloignée de l’endroit qu’elle habitait.

Son travail devint si fatigant qu’elle manqua d’y succomber ; mais, malgré toutes ses peines, elle ne perdit pas courage, remplit exactement ses devoirs sans murmurer, et soutint ses forces en pensant à ses parents. Elle ne dépensait presque rien de ses gages et les envoyait à chaque quartier chez elle. Sa maîtresse lui donnait souvent, le dimanche, quelque argent, en lui disant de le dépenser pour ses menus plaisirs. Mais Juliette lui donnait une autre destination. En vain ses compagnes l’engageaient-elles à venir danser dans un jardin où l’on se réunissait le dimanche et les jours de fête ; elle s’y refusait toujours, aimant cependant beaucoup la danse ; elle préférait se promener seule, et réservait son argent pour ses parents. Voilà quelle était la conduite de cette excellente fille.

L’hiver était arrivé ; plusieurs de ses compagnes avaient organisé une partie de promenade, et Juliette y fut invitée. Combien elle aurait désiré d’y aller ! Mais elle n’avait pas de toilette convenable. Elle avait reçu ses gages, et était tentée de s’acheter une belle robe ; mais le souvenir de ses parents et la pensée de faire à Dieu un sacrifice se présentèrent à son esprit ; elle renonça à la promenade, et leur envoya son argent.

Un an s’était écoulé, quand Juliette vint un jour chez une de ses amies, tenant un petit paquet sous le bras.

— Qu’as-tu là ? lui demanda cette dernière.

Juliette lui dit en confidence qu’elle avait le dessein de vendre ses habits du dimanche, la priant de l’aider dans cette circonstance.

L’amie de Juliette lui fit des objections et voulut savoir ce qui la déterminait à se défaire de ses plus beaux effets ; mais Juliette garda son secret. Elle trouva un acheteur, prit le produit de la vente qu’elle venait de faire, et courut en toute hâte chez ses parents, qui, ne pouvant payer leur loyer, se trouvaient dans un grand embarras ; car leur propriétaire les avait menacés de les chasser, s’ils ne payaient pas.

Juliette était toujours l’ange sauveur de ses pauvres parents ; sans elle le malheur les aurait accablés, car la misère était répandue sur toute la contrée qu’ils habitaient.

Aussi la piété filiale de Juliette fut récompensée. Elle épousa un honnête et brave négociant, qui la rendit très-heureuse. Elle fit venir ses parents auprès d’elle, et embellit leur vieillesse par son amour et sa bonté.

Quand ils n’existèrent plus, elle regretta sincèrement leur perte ; elle visita souvent leur tombe, et garda un doux souvenir de reconnaissance, en pensant au bonheur qu’elle leur devait.



FRANÇOIS ET GUSTAVE.





François et Gastave étaient deux bons amis. Un jour qu’ils se promenaient dans la campagne, ils aperçurent un grand jardin rempli de fruits, qui certainement devaient être délicieux, à en juger par leurs éclatantes couleurs.

— Entrons dans ce jardin, dit Gustave, et cueillons quelques poires et quelques pommes. Ce petit larcin, ignoré de tout le monde, ne pourra ruiner le propriétaire, qui est très-riche ; d’ailleurs, nous mourons de soif : la nécessité est notre excuse.

— Aucune raison ne peut nous autoriser à commettre un vol quelconque, répondit François. Nous avons soif, allons nous désaltérer à ce ruisseau limpide qui coule à quelques pas d’ici ; mais respectons, aujourd’hui comme toujours, la propriété d’autrui. Si tous les enfants voulaient suivre tes maximes, en moins d’une semaine les arbres de ce jardin seraient dépouillés de leurs fruits attrayants et vermeils.

— Vraiment tu es trop scrupuleux. À quoi bon tant de phrases, qu’on croirait tirées d’un sermon ? De quoi s’agit-il enfin ? D’une grosse somme d’argent ?… Du tout ; il est question d’une pomme. Peut-on se faire un cas de conscience de cueillir une pommé d’api ou de calville ? Un peu plus, un tour d’écolier serait transformé en un acte de brigandage. Oh ! je ne suis pas si chatouilleux sur le point d’honneur. Au surplus nous ferons ce qu’ont fait nos ancêtres pendant leur jeunesse, et ce que feront nos descendants, quand ils auront atteint notre âge. La nécessité ne connaît pas de loi.

— Mauvaise application, monsieur l’érudit, répliqua François. J’ai lu quelque part :


Conserve donc ton âme pure,
Même dans la nécessité.


Saint Augustin, dans un âge avancé, ne s’est-il pas accusé d’avoir volé une mauvaise pomme ? Ce souvenir ne pesait-il pas sur sa conscience ? La plupart des grands voleurs ont débuté sur un petit théâtre ; et le criminel exécuté avant-hier sur la place de Chartres n’avait-il pas, pour son coup d’essai, dérobé quelques grappes de raisin ? C’est dans la jeunesse surtout qu’il faut se tenir sur ses gardes ; si nous naissons avec de mauvais penchants, prions Dieu de nous donner la force de les combattre, et souffrons plutôt la faim, le froid, que de nous rendre coupables d’une action punie par les lois divines et humaines.

— Tu as raison, François, et je te remercie de ton bon conseil. Pardonne-moi un moment d’oubli ; éloignons-nous d’ici, et allons vite nous rafraîchir au ruisseau, dont l’onde pure me flattera mille fois plus qu’un fruit volé.

Les deux amis se retiraient gaîment, lorsque le propriétaire du jardin leur dit : — Venez, mes petits amis ; car vous méritez chacun une récompense : l’un pour les sages conseils qu’il a donnés, l’autre pour avoir écouté la voix de la raison. Soyez sans inquiétude ; derrière ce bouquet de noisetiers, où je m’étais assis depuis quelques instants, j’ai entendu votre conversation. Que Gustave n’oublie jamais les pieuses et sages paroles de François ; que le vice ne souille jamais votre âme immortelle, et vous obtiendrez, avec l’estime de vos semblables, la couronne glorieuse que le Seigneur destine à ses élus. Pour preuve de ma satisfaction, entrez dans mon jardin et régalez-vous des plus beaux fruits.

François et Gustave remercièrent beaucoup l’honnête propriétaire du jardin, et cueillirent chacun une poire et une pomme dont le goût était délicieux.

— Cela ne suffit pas, leur dit en riant le propriétaire. Prenez encore six pommes et six poires. Demain ces fruits excellents vous rappelleront la scène d’aujourd’hui. Désormais vous pouvez venir me voir, la porte de mon jardin vous sera toujours ouverte.

François et Gustave, après avoir remercié le maître du jardin, le saluèrent honnêtement. De retour chez eux, ils racontèrent cette aventure à leurs parents, qui les engagèrent à ne jamais mettre en oubli cette leçon salutaire.

— Si vous aviez pris des fruits sans permission, ajoutèrent-ils, vous auriez été sévèrement punis par le maître du jardin. En agissant selon le septième commandement de Dieu :


Le bien d’autrui tu ne prendras.


vous avez été récompensés au delà de vos désirs, quoique vous n’ayez fait que votre devoir de chrétien. Retenez cette sentence, ô mes enfants :

Le vol ne profite jamais
Et n’est suivi que de regrets.



LE LIÈVRE ET LE LAPIN.





Un lièvre, le véritable Thersite de sa timide espèce, avait cependant ses bouffées d’orgueil, et ne rêvait rien moins que l’immortalité. Un jour, après s’être introduit dans un petit jardin et en avoir ravagé les plus beaux choux et les plus belles carottes, il osa, prompt comme l’éclair, passer, les oreilles droites, à vingt pas de Médor, vieux chien aveugle et sourd qui dormait paisiblement sous le feuillage d’un chêne antique ; toutefois, notre héros ne put se défendre d’un indicible mouvement de terreur ; une ombre, il est vrai, une ombre bizarre et scintillante se projeta tout à coup ; c’était la silhouette du nez de la vieille Catherine, qu’on appelait par dérision la mère Sans-Nez ou Cent-Nez. Nous ne savons réellement à quel calembourg donner la préférence ; ils sont aussi spirituels l’un que l’autre.

Pour en finir, le lièvre, présomptueux, un peu rassuré, quoique hors d’haleine, se dirigea du côté de son gite, et ne manqua pas de raconter longuement à tous les voisins les périls nombreux qu’il avait courus, les pièges qu’il avait su éviter, les prouesses qu’il avait faites. Sa voix, naturellement fluette, s’était animée et aurait pu rappeler les phrases pompeuses de certains généraux plus célèbres par leurs défaites que par leurs victoires.

Ennuyé des déclamations continuelles de notre guerrier aux pieds rapides, aux oreilles longues et mobiles, Jean Lapin, un jour, lui proposa de se mesurer avec une meute dont les aboiements étaient encore éloignés. Le sauteur accepta fièrement le défi ; mais au même instant, un roquet, qui courait après un papillon aux ailes diaprées, se mit à japper ; le faux brave, frappé d’épouvante, perdit la tramontane, et s’élança de tout son élan au travers d’un taillis, jusqu’à ce qu’il roula dans un fossé fangeux et profond.

Une heure après, Jean Lapin, l’ayant rencontré en ce piteux état, s’écria d’un ton railleur :

— Voilà donc ce nouvel Hercule qui d’un pôle à l’autre devait porter la gloire de son nom ! La voix simple d’un roquet l’a glacé d’effroi. Oh ! que le proverbe est plein de justesse :


Les bavards et les fanfarons
Ne sont jamais que des poltrons !



FIN.

TABLE.



pages.



FIN DE LA TABLE.