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Le Monastère/Chapitre III

La bibliothèque libre.
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 13p. 72-79).
CHAPITRE III.


lady avenel à la tour de glendearg.


Ils allumèrent des feux le long des rives de la Tweed, soufflèrent leurs charbons devenus tout rouges, et éclairèrent le Marchdale et le Teviotdale jusque bien avant dans la nuit.
Le vieux Maitland.


Le bruit se répandit bientôt dans le patrimoine de Sainte-Marie et dans les campagnes d’alentour, que la dame de Glendearg avait obtenu une sauvegarde du capitaine anglais, et que ses troupeaux ne seraient point enlevés ni sa récolte brûlée. Parmi les personnes qui apprirent cette nouvelle, était une dame d’un rang plus élevé qu’Elspeth Glendinning, et qui se trouvait réduite, par l’effet du même désastre, à une position encore plus malheureuse.

Elle était veuve de Walter Avenel, brave guerrier, issu d’une très-ancienne famille de la frontière, qui avait autrefois d’immenses possessions dans le district d’Eskdale. Celui-ci étaient déjà depuis long-temps passées en d’autres mains ; mais la famille avait encore une baronnie d’une étendue considérable, non loin du patrimoine de Sainte-Marie, et située sur la même rive que l’étroit vallon de Glendearg, où demeurait la famille Gleudinning. Les seigneurs d’Avenel avaient tenu long-temps un rang très-distingué parmi la noblesse de cette province, bien qu’ils ne fussent ni fort opulents ni très-influents. La considération générale qu’on leur témoignait avait été encore accrue par l’habileté, le courage et l’esprit entreprenant qu’avait déployé Walter Avenel, le dernier baron.

Lorsque l’Écosse commença à se remettre du terrible échec qu’elle avait essuyé à la bataille de Pinkie-Cleuch, Avenel fut un des premiers qui, rassemblant quelques soldats, fit connaître, par une suite d’escarmouches sanglantes, qu’une nation conquise et en proie aux fureurs de l’invasion peut encore faire une guerre de détail funeste aux étrangers. Cependant Walter Avenel succomba dans une de ces mêlées, et la nouvelle de sa mort parvint au château de ses pères peu d’heures avant l’annonce plus désastreuse encore qu’un détachement anglais venait piller et saccager les domaines d’Avenel, afin d’effrayer ceux qui seraient tentés d’imiter le vaillant baron.

La malheureuse veuve eut pour refuge la misérable cabane d’un berger, au milieu des montagnes. Elle y fut transportée à la hâte, ne pouvant comprendre où et pourquoi ses serviteurs effrayés l’emportaient avec sa fille. Là, elle reçut les soins les plus respectueux de la femme du berger, nommée Tiabb-Tacket[1], qui, dans des temps plus prospères, avait été sa femme de chambre. Pendant quelque temps lady Avenel ne connut point toute l’étendue de son malheur ; mais lorsque sa douleur se fut assez calmée pour lui laisser la faculté d’envisager sa situation, elle eut tout lieu d’envier le sort de son mari dans l’asile froid et silencieux du tombeau. Les domestiques qui l’avaient conduite dans ce lieu furent bientôt obligés de se disperser, afin de pourvoir à leur propre sûreté aussi bien qu’à leur subsistance ; le berger et sa femme, dont elle partageait la chaumière, se trouvèrent peu de temps après hors d’état de fournir à leur ancienne maîtresse, même la nourriture grossière qu’ils avaient d’abord été charmés de partager avec elle. Quelques fourrageurs anglais avaient découvert et enlevé le peu de moutons qui avaient échappé aux premières recherches de leur avarice. Les deux dernières vaches eurent le même sort ; jusque là, elles avaient procuré à la famille presque son unique soutien, et maintenant on n’eut plus devant soi que la perspective de la famine.

« C’est à présent que nous sommes ruinés et réduits à la mendicité, » dit le vieux berger Martin en se tordant les mains dans l’amertume de sa douleur. « Les voleurs ! les maudits brigands ! ils ne nous ont pas laissé une seule tête de tout le troupeau !

— Et avoir vu, reprit sa femme, ces pauvres bêtes, Grizzy et Crumbie, tourner la tête vers l’étable en beuglant de chagrin, pendant que ces misérables à cœur de rocher les chassaient devant eux avec la pointe de leurs lances !

— Ils n’étaient que quatre, dit Martin, et j’ai vu le temps où quarante n’auraient pas osé s’avancer aussi loin ; mais nous, nous n’avons plus de force ni de courage depuis que nous avons perdu notre maître.

— Pour l’amour de la sainte croix ! parle bas, mon ami, » dit la bonne femme, « notre maîtresse est déjà à moitié morte ; regarde le mouvement convulsif de sa paupière ; un mot de plus et elle est morte tout à fait.

— Ah ! je voudrais, s’écria Martin ; que nous fussions tous morts, car trouver ce qui reste à faire passe ma pauvre tête. J’ai peu d’inquiétude pour moi-même ou pour toi, Tibbie[2] ; nous pouvons faire face au malheur, travailler, ou nous passer du tout ; mais elle ne peut faire ni l’un ni l’autre. »

Ils parlaient ainsi de leur position, sans rien déguiser, convaincus par la pâleur du visage de leur maîtresse, par le tremblement de ses lèvres et par l’immobilité de son regard, qu’elle ne pouvait comprendre leur conversation.

« Il y aurait un moyen, reprit le berger ; mais je ne sais si elle pourrait s’y déterminer : il y a dans le vallon, là-bas, la veuve de Simon Glendinning, qui a obtenu une sauvegarde de ces brigands du Sud, et pas un soldat n’oserait faire du dégât chez elle sous aucun prétexte. Si lady Avenel pouvait se résoudre à aller demeurer chez Elspeth Glendinning, jusqu’à des temps plus heureux, certainement celle-ci le tiendrait à grand honneur ; mais…

— Un grand honneur ? répondit Tibb ; oui, sur ma parole, un honneur qui ferait l’orgueil de toute sa parenté bien des années après que ses os seraient réduits en poussière. Mais, mon bon ami, il est bien triste d’entendre dire qu’il faut que lady Avenel cherche un asile auprès de la veuve d’un vassal de l’Église.

— C’est bien à contre-cœur que je le dis ; mais que pouvons-nous faire ? Rester ici, c’est vouloir absolument mourir de faim ; et où aller ? Je t’assure que je ne le sais pas plus qu’aucun des moutons que j’aie jamais gardés.

— N’en parlons pas davantage, » dit la veuve d’Avenel en se joignant tout à coup à la conversation. « J’irai à la tour : la dame Elspeth est une excellente femme ; elle est veuve ; elle est mère d’orphelins ; elle nous donnera un asile dans sa maison jusques à des temps plus doux ; pendant l’orage, on doit se contenter d’un humble buisson pour abri.

— Là, vois-tu ? s’écria Martin ! notre maîtresse a deux fois autant de bon sens que nous.

— Et c’est bien naturel, ajouta Tibb, considérant qu’elle a été élevée dans un couvent, et qu’elle sait broder en soie, coudre de fin linge, et faire de petits ouvrages en coquille.

— Ne pensez-vous pas, dit la dame à Martin, en pressant sa fille contre son sein, et laissant voir ainsi quels étaient les motifs qui lui faisaient désirer un asile, » que la dame Glendinning nous accueillera ?

— Elle vous accueillera avec plaisir, avec empressement, milady, répondit gaiement Martin, » et nous nous rendrons dignes d’un pareil accueil. Les hommes sont devenus rares, milady, par l’effet de ces guerres, et pour peu qu’on m’en donne le temps, je puis faire une aussi bonne journée d’ouvrage que qui que ce soit, et Tibb ne le cède à femme qui vive pour soigner les vaches.

— Je pourrais faire bien d’autres choses, si j’étais en maison convenable, » reprit fièrement Tibbie ; « mais il n’y aura ni dentelles à racommoder, ni coiffes à préparer dans la famille d’Elspeth Glendinning.

— Allons, réprime ton orgueil, femme, dit le berger ; tu peux faire beaucoup d’ouvrage, soit dans la maison, soit aux champs, si tu y vas de bon cœur ; et ce serait bien le diable si nous ne pouvions, à nous deux, gagner la nourriture de trois sans compter notre jolie petite demoiselle. Allons, partons, partons ; il est inutile de rester ici plus long-temps ; nous avons cinq milles d’Écosse à faire à travers des bruyères et des marécages, et ce n’est pas une promenade bien facile pour une noble dame élevée délicatement. »

En fait d’objets de ménage, ils avaient peu de chose qui valût la peine d’être transporté. Un vieux poney qui avait échappé aux pillards, en partie à cause de sa misérable apparence, en partie à cause de la peine qu’il aurait fallu se donner pour le saisir, fut destiné à transporter des couvertures et quelques bagatelles. Lorsque Shagram arriva au coup de sifflet bien connu de son maître, celui-ci fut surpris de voir que le pauvre animal avait été blessé légèrement par la flèche de quelque fourrageur mécontent de voir sa proie lui échapper.

« Hélas ! mon pauvre Shagram, » dit le vieillard en pansant la blessure, « faut-il donc que tu doives aussi maudire l’arc et la flèche !

— Dans quel endroit de l’Écosse ne sont-ils pas maudits ? s’écria lady Avenel.

— Assurément, madame, reprit Martin. Que Dieu garde le loyal Écossais contre la flèche, et il se gardera lui-même contre l’épée. Mais mettons-nous en marche ; je reviendrai pour chercher ce qui reste. Il n’y a personne ici autour qui puisse y toucher, excepté les bonnes voisines, et elles ne…

— Pour l’amour de Dieu, Martin, » dit Tibbie d’un ton de remontrance ; « faites silence ! Songez à ce que vous dites, tandis que nous avons des endroits si sauvages à traverser pour arriver à la porte de la tour. »

Le mari fit un signe d’assentiment ; car on regardait comme extrêmement imprudent de parler des fées, soit sous le titre de bonnes voisines, soit sous tout autre nom, surtout quand on devait passer par les lieux habités par elles.

Ils accomplirent leur pèlerinage le dernier jour d’octobre. « C’est aujourd’hui l’anniversaire de ta naissance, ma douce Marie, » dit lady Avenel, l’âme déchirée de souvenirs amers. « Hélas ! qui aurait pu penser que celle qui fut mise dans son berceau au milieu de tant d’amis pleins de joie, chercherait ce soir un asile, et peut-être inutilement ? »

La famille exilée se mit en route. Marie Avenel ; jolie petite fille de six ans, était montée sur Shagram à la manière des bohémiennes et placée entre deux paquets de literie ; la dame d’Avenel marchait à côté de l’animal que Tibb conduisait par la bride, et le vieux Martin allait un peu en avant, regardant avec soin autour de lui pour reconnaître le chemin.

Après avoir fait deux ou trois milles, la tâche de guide devint plus difficile que ne s’y était attendu Martin et qu’il ne voulait l’avouer. La vérité était que la vaste étendue de pâturages, que le berger connaissait parfaitement, se dirigeait à l’ouest, et que, pour gagner la petite vallée de Glendearg, il fallait aller directement à l’est. Dans les cantons sauvages de l’Écosse, le passage d’une vallée à une autre est souvent très-difficile lorsqu’on ne veut pas sans cesse monter et redescendre les collines. Des hauteurs et des fonds, des bruyères et des rochers, croisent continuellement la route et la font perdre à chaque instant ; de sorte que Martin, après avoir long-temps assuré qu’il suivait la même direction, reconnut enfin et fut forcé d’avouer qu’il s’était égaré de la ligne qui devait aboutir à Glendearg ; il soutint néanmoins qu’ils devaient en être très-près. « Si nous pouvons seulement traverser ce vaste marais, dit-il, je suis sûr que nous verrons le sommet de la tour. »

Mais traverser le marais était une chose qui ne présentait pas peu de difficulté. Plus ils avançaient, en prenant toutes les précautions que dictait l’expérience de Martin, plus ils sentaient le terrain devenir mauvais ; bientôt ils traversèrent des endroits si dangereux, que la meilleure raison qu’on se donnât pour avancer fut qu’il y avait un péril égal à reculer.

Lady Avenel avait été élevée d’une manière très-délicate : mais que n’endure pas une femme lorsque son enfant est en danger ? Se plaignant moins des périls de la route que les autres qui étaient endurcis aux fatigues dès leur plus tendre enfance, elle se tenait toujours à côté du cheval, guettant chaque pas qu’il faisait, et prête, s’il se fût enfoncé dans le marais, à enlever son enfant de dessus l’animal.

Enfin ils arrivèrent à un endroit où le guide montra la plus grande hésitation ; partout on ne voyait que des touffes de bruyères, séparées les unes des autres par des bourbiers d’une vase noire et tenace. Après avoir long-temps réfléchi, Martin, se décidant pour le chemin qu’il crut le meilleur, voulut conduire lui-même son cheval, afin que l’enfant courût moins de risque. Mais Shagram frémit, coucha ses oreilles en arrière, allongea ses pieds de devant, et retira sous lui ceux de derrière, de manière à prendre la meilleure position possible pour faire une résistance opiniâtre ; de la sorte il refusa absolument d’avancer dans la direction qui lui était indiquée. Le vieux Martin, fort embarrassé, ne savait s’il devait employer les grands moyens, ou céder à la perverse obstination de Shagram ; le pauvre homme fut encore plus déconcerté lorsque sa femme, voyant Shagram ouvrir de grands yeux, enfler ses naseaux et trembler de terreur, fit entendre que sûrement le cheval voyait plus de choses qu’ils n’en pouvaient voir eux-mêmes.

Au milieu de cet embarras, l’enfant s’écria soudain : « La belle dame nous fait signe d’aller là-bas, de ce côté… » Tous regardèrent dans la direction qui avait été indiquée par l’enfant, mais ils ne virent rien, excepté un tourbillon de vapeurs qui s’élevait de terre, et auquel l’imagination aurait pu prêter une forme humaine, mais Martin en tira une triste conviction, à savoir, que le danger de leur situation allait être augmenté par un brouillard épais. Il essaya encore une fois de faire avancer Shagram, mais l’animal fut inflexible. « Va donc où tu voudras, s’écria le vieux berger, et voyons ce que tu feras pour nous tirer d’ici. »

Shagram, abandonné à sa propre volonté, partit hardiment dans la direction indiquée par la petite fille. Il n’y avait en cela rien de merveilleux, non plus que d’arriver sain et sauf de l’autre côté de ce dangereux marécage ; car l’instinct de ces animaux en traversant des endroits semblables est une des particularités les plus singulières de leur nature, et c’est un fait généralement reconnu ; mais ce qui était remarquable, c’est que l’enfant fit plus d’une fois mention de la belle dame et de ses signaux, et que Shagram semblait dans le secret, puisqu’il se dirigeait toujours du côté désigné par elle. Lady Avenel y fit peu d’attention, son esprit était sans doute trop occupé de l’imminence du danger ; mais ses fidèles compagnons de voyage échangèrent entre eux plus d’un coup d’œil expressif.

« La veille de la Toussaint ! dit Tibbie à Martin, de manière à n’être entendue que de lui.

— Pour l’amour de Notre-Dame ! répliqua Martin ; pas un mot de ceci maintenant. Dites votre chapelet, femme, si vous ne pouvez garder le silence. »

Lorsqu’ils se trouvèrent de nouveau sur un terrain plus solide, Martin reconnut certaines constructions antiques appelées cairns[3], placées sur le sommet des montagnes voisines ; d’après ces indications il put diriger sûrement sa marche, et bientôt les voyageurs arrivèrent à la tour de Glendearg.

Ce fut à la vue de cette petite forteresse que lady Avenel sentit vivement toute la cruauté de son destin. Quand, par hasard, elles s’étaient rencontrées à l’église ou dans quelque autre endroit public, elle se rappelait l’air de respect avec lequel l’humble compagne du feudataire saluait l’épouse du vaillant baron. Et maintenant il fallait que la noble dame implorât de la veuve du feudataire une part de sûreté précaire, et même une nourriture qui pouvait devenir plus précaire encore. Martin devina probablement ce qui se passait en elle, car il la regardait d’un air d’inquiétude et d’intérêt, et semblait la prier de ne pas changer de résolution. Répondant à ses regards qu’elle interprétait facilement, elle dit (tandis qu’une étincelle de fierté subjuguée s’échappait de son œil) : « Si c’était pour moi seule, je ne voudrais que mourir ; mais pour cette enfant… le dernier gage de l’amour d’Avenel !…

— Vous avez raison, milady, » répondit vivement Martin ; et comme s’il eût voulu lui ôter toute possibilité de se rétracter, il ajouta : « Je vais voir la dame Elspeth ; j’ai beaucoup connu son mari, et j’ai fait plus d’une affaire avec lui, tout grand homme qu’il était. »

Martin eut bientôt exposé leur histoire, et lady Avenel fut parfaitement accueillie par sa compagne d’infortune. Alice d’Avenel avait été douce et obligeante dans le temps de sa prospérité : aussi, dans l’adversité, elle trouva facilement des personnes qui lui témoignèrent de l’intérêt. D’ailleurs, on pouvait concevoir quelque orgueil de procurer un asile à une femme d’un rang aussi distingué. Cependant, pour rendre justice à Elspeth Glendinning, il faut dire également qu’elle éprouvait une véritable compassion pour une personne dont le destin ressemblait au sien, et se montrait même encore plus cruel. Une hospitalité franche et généreuse fut offerte avec empressement à lady Avenel et à ceux qui l’avaient accompagnée : on les pria de faire à Glendearg un séjour aussi long qu’ils le désireraient eux-mêmes ou que les circonstances l’exigeraient.


  1. Tacket, écossisme pour mail, toute espèce de petits clous. a. m.
  2. Tibb ou Tibbie est en Écosse une abréviation ou une corruption du mot Isabelle. On dit aussi Isbel. a. m.
  3. Cairns, tas de pierre. a. m.