Le Monastère/Chapitre IV

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 13p. 80-90).
CHAPITRE IV.


l’apparition.


Puissé-je ne jamais me trouver dehors, la veille de ce jour trois fois saint où les esprits poursuivent les pas des mortels et les chassent des rivières et des marécages.
Collins. Ode à la peur.


Lorsque le pays fut un peu plus tranquille, lady Avenel serait volontiers retournée au château de son mari. Mais la chose n’était plus possible. On était sous le règne d’une mineure : le plus fort avait le meilleur droit, et les actes d’usurpation étaient fréquents parmi ceux qui avaient beaucoup de pouvoir et peu de conscience.

Julien Avenel, frère cadet de feu Walter, était de ce nombre. Il n’hésita pas à s’emparer de la maison et des domaines de son frère aussitôt que la retraite des Anglais le lui permit. D’abord il en prit possession au nom de sa nièce ; mais, lorsque lady Avenel lui eut fait savoir qu’elle avait l’intention de revenir avec son enfant à la demeure paternelle, Julien donna à entendre que le domaine d’Avenel étant un fief mâle, il revenait au frère, de préférence à la fille du dernier seigneur. Un ancien philosophe refusa de disputer contre un empereur qui commandait vingt légions : la veuve de Walter Avenel n’était pas en état de soutenir une contestation contre le chef de vingt maraudeurs. Julien était aussi un homme qui pouvait rendre service, et, au besoin, appuyer la cause d’un ami ; par conséquent il était sûr de trouver des protecteurs parmi les grands qui tenaient le pouvoir. En un mot, quelque positifs que fussent les droits de la jeune Marie à l’héritage de son père, la mère se vit dans la nécessité de ne pas s’opposer, au moins pour un temps, à l’usurpation toute puissante.

Sa patience et sa modération eurent cet avantage que Julien, ne pouvant décemment souffrir que la veuve de son frère aîné eût pour toute ressource la charité d’Elspeth Glendinning, envoya aux pâturages de Glendearg un troupeau de bétail et un taureau, qui manquèrent peut-être à quelque fermier anglais ; il envoya aussi un grand nombre d’objets de toilette et de ménage, et de l’argent, mais en très-petite quantité ; car les personnes qui menaient le genre de vie de Julien Avenel pouvaient plus aisément se procurer des marchandises de toute espèce que la valeur représentative de ces objets : aussi faisaient-ils presque tous leurs paiements en nature.

Cependant la veuve d’Avenel et celle de Glendinning s’étaient habituées à la société l’une de l’autre, et ne se souciaient nullement de se quitter. La première ne pouvait espérer une résidence plus sécrète et plus sûre que la tour de Glendearg, et elle était alors en état de fournir sa quote-part des dépenses générales de la maison. Elspeth, de son côté, était aussi fière que charmée d’avoir chez elle une dame d’un si haut rang ; elle était donc toujours disposée à montrer à lady Avenel plus de déférence que celle-ci n’en pouvait désirer.

Martin et sa femme remplissaient avec zèle tous les services qu’on leur demandait dans les deux familles ; ils obéissaient également aux deux dames, quoique se considérant toujours comme attachés plus spécialement à lady Avenel. Cette distinction occasionnait quelquefois un léger degré de mauvaise humeur entre Elspeth et Tibbie, la première fort jalouse de sa propre importance, et la dernière disposée à insister un peu trop sur le rang et la famille de sa maîtresse. Mais toutes les deux cachaient soigneusement ces petites querelles à lady Avenel, pour qui la dame Elspeth avait presque autant de respect que la vieille femme de chambre. D’ailleurs ces altercations n’étaient pas poussées au point d’interrompre l’harmonie générale ; car l’une des deux était toujours assez prudente pour céder lorsqu’elle voyait l’autre s’échauffer : Tibbie, bien qu’elle fût souvent la première à provoquer, avait généralement assez de bon sens pour être aussi la première à s’arrêter.

Peu à peu les habitants de ce vallon solitaire oublièrent le monde qui était au-delà de ses étroites limites. On allait seulement, les jours de grande fête, entendre la messe à l’église du monastère ; et lady Avenel oubliait presque qu’elle avait tenu le même rang que les épouses hautaines des barons et des nobles du voisinage, qui venaient en foule à la solennité. Ce souvenir ne lui coûtait pas une larme. Elle avait aimé son mari pour lui-même, et cette perte irréparable avait ôté à toute autre chose le pouvoir de l’intéresser. Il y avait, à la vérité, des moments où elle songeait à réclamer la protection de la reine régente, Marie de Guise[1], pour sa petite orpheline ; mais la crainte de Julien Avenel la retenait toujours. Elle savait fort bien qu’il ne se ferait aucun scrupule de lui enlever son enfant, si même il se bornait à cela lorsqu’il en viendrait à regarder cette frêle existence comme nuisible à ses intérêts. D’ailleurs c’était un homme qui menait une vie orageuse, prenant parti dans toutes les querelles, se mêlant à tous les pillards, se précipitant partout où il y avait quelque danger ; il ne témoignait aucun désir de se marier, et la mort qu’il bravait sans cesse pouvait rendre libre le fief qu’il avait usurpé. Alice d’Avenel jugea donc qu’il était prudent de réprimer son ambition légitime, et de se tenir tranquille dans la retraite sauvage, mais paisible, où la Providence l’avait conduite.

Une veille de la Toussaint, trois ans après la réunion des deux familles, elles étaient assises en cercle autour d’un brillant feu de tourbe, dans la vieille et étroite salle de la tour de Glendearg. À cette époque, les maîtres d’une maison n’avaient jamais eu l’idée de faire vivre leurs gens à part. La place d’honneur au haut bout de la table, le siège le plus commode auprès du feu, étaient les seules marques de distinction ; les serviteurs prenaient part à la conversation, quel qu’en fût le sujet, et parlaient toujours avec déférence, mais avec une entière liberté. Deux ou trois hommes employés aux travaux de l’agriculture s’étaient retirés pour retourner à leurs chaumières, ainsi que les deux filles de l’un de ces paysans, qui ne travaillaient dans la maison que pendant le jour.

Après leur départ, Martin ferma à clef, d’abord la grande grille de fer à l’extérieur, et ensuite la porte intérieure de la tour ; alors le cercle domestique fut arrangé de cette manière. Dame Elspeth filait sa quenouille ; Tibbie épiait l’ébullition d’une forte mesure de petit lait qui chauffait dans un vase suspendu à la cheminée au moyen d’une chaîne terminée par un crochet, faisant l’office de notre moderne crémaillère. Martin réparait quelques ustensiles de ménage, car, dans ces temps-là, chaque homme était son charpentier, son serrurier, et même son tailleur et son cordonnier, et il jetait de temps à autre un regard de surveillance sur les trois enfants.

On leur permettait cependant de se livrer aux exercices turbulents de leur âge, et de courir de tous côtés dans la salle, derrière les sièges des membres plus âgés de la famille ; ils avaient encore la faculté de faire des excursions dans un ou deux petits appartements qui aboutissaient à cette salle, et qui leur fournissaient d’excellents moyens de jouer à cache-cache. Ce soir-là, les enfants ne parurent pas disposés à user du privilège qu’ils avaient de visiter ces régions sombres, et préférèrent circonscrire leurs gambades dans le voisinage de la lumière.

Pendant ce temps-là Alice d’Avenel, assise près d’un chandelier de fer qui soutenait une torche informe de fabrique domestique, lisait de petits passages détachés dans un gros livre à fermoir, qu’elle conservait avec le plus grand soin. Elle avait appris à lire dans un couvent où elle avait passé sa jeunesse ; mais depuis quelques années, elle n’avait fait usage de sa science que pour lire ce volume, qui composait toute sa bibliothèque. La famille écoutait les fragments qu’elle choisissait, les regardant comme de bonnes choses qu’il y avait du mérite à entendre avec respect, qu’on les comprît parfaitement ou non. Alice avait résolu d’expliquer plus tard à sa fille les mystères de ce livre ; mais, à cette époque, une pareille connaissance exposait à des dangers personnels, et il y aurait eu de l’imprudence à la confier à un enfant.

Le bruit que faisaient les enfants en jouant interrompait de temps en temps la lecture de la dame, et attira bientôt sur les bruyants coupables une réprimande de la part d’Elspeth.

« S’il fallait absolument qu’ils fissent tout ce tapage, ne pourraient-ils aller plus loin, et laisser milady faire la lecture de ces belles paroles ? » À cela elle joignit la menace de les envoyer coucher s’ils n’étaient pas plus tranquilles. Pour se conformer à cette injonction, les enfants jouèrent d’abord un peu plus loin de la compagnie, et avec moins de bruit ; puis, impatients de la contrainte qu’on leur imposait, ils se mirent à parcourir les appartements voisins. Mais tout à coup les deux garçons rentrèrent dans la salle, la bouche béante, disant qu’il y avait un homme armé dans le spence[2].

« Ce doit être Christie de Clint-Hill[3], » dit Martin en se levant. « Quel motif peut l’amener ici à l’heure qu’il est ?

— Ou plutôt comment y est-il entré ? dit Elspeth.

— Hélas ! que peut-il chercher ? dit la dame d’Avenel, car cet homme, qui lui apportait quelquefois les messages du frère de son mari, était pour elle un objet d’appréhension secrète et de méfiance. « Juste ciel ! » s’écria-t-elle en se levant, « où est mon enfant ? » Tous se précipitèrent vers le spence ; Halbert Glendinning s’arma d’une épée rouillée, et son frère se saisit du livre d’Alice. En arrivant, ils furent soulagés d’une partie de leur anxiété, Marie était à la porte de l’appartement. Elle ne paraissait nullement alarmée ni troublée. Ils entrèrent dans le spence, sorte d’appartement intérieur, dans lequel la famille prenait ses repas en été ; mais il n’y avait personne.

« Où est Christie de Clint-Hill ? demanda Martin.

— Je n’en sais rien, répondit la petite Marie ; je ne l’ai pas vu.

— Et d’où vient, petits mauvais sujets, » dit la dame Elspeth à ses deux fils, » que vous êtes accourus dans la salle, beuglant comme des taureaux, pour effrayer milady et toute la compagnie ? »

Les enfants se regardèrent l’un l’autre d’un air confus et en gardant le silence, pendant que la mère continuait sa réprimande. « Ne pouviez-vous choisir une autre soirée que la veille de la Toussaint pour venir nous faire peur, ou d’autre moment que celui où milady nous lisait quelque chose sur les bienheureux saints ? Puissé-je ne jamais me servir de mes doigts si je ne vous bats tous les deux pour cela ! » L’aîné baissa les yeux, le cadet se mit à pleurer, mais sans prononcer une syllabe, et la mère allait en venir aux extrémités sans l’intervention de la petite fille.

« Dame Elspeth, dit-elle, c’est ma faute ; c’est moi qui leur ai dit que je voyais un homme dans le spence.

— Et pourquoi avez-vous fait cela, mon enfant. Pourquoi ? lui dit sa mère, nous avez-vous causé une si grande frayeur ?

— Parce que, » répondit Marie, en baissant la voix, « je n’ai pu m’en empêcher.

— Vous n’avez pu vous en empêcher, Marie ? Vous avez occasioné tout ce vain tumulte, et vous n’avez pu vous en empêcher ! Qu’entendez-vous par là ? ma mignonne ?

— Il y avait réellement un homme armé dans le spence, dit Marie ; et parce que j’ai été surprise de le voir, je l’ai dit à Halbert et à Édouard…

— Elle l’a dit elle-même, dit Halbert Glendinning ; moi je n’en aurais jamais parlé.

— Ni moi non plus, » dit Édouard, pour seconder son frère.

« Miss Marie, dit Elspeth, jusqu’ici vous ne nous avez jamais fait de mensonge ; maintenant dites-nous si tout ceci est un conte de veille de la Toussaint, et qu’il n’en soit plus question. » Lady Avenel regardait Elspeth comme si elle eût voulu intervenir sans savoir comment s’y prendre ; mais Elspeth était trop curieuse pour s’arrêter à une simple insinuation, elle persévéra dans ses questions. « Était-ce Christie de Clint-Hill ? je ne voudrais pas pour un marc qu’il fût dans la maison, et hors de la portée de ma vue.

— Ce n’est pas Christie, dit Marie ; c’était… c’était un gentleman… un gentleman, qui portait sur la poitrine une cuirasse brillante, semblable à celle que j’ai vue il y a long-temps, lorsque nous demeurions à Avenel.

— Comment était-il ? » demanda Tibbie, qui alors prit part à la conversation.

« Il avait les cheveux noirs, les yeux noirs, la barbe noire et se terminant en pointe ; plusieurs rangs de perles tombaient de son cou jusque sur sa cuirasse ; et il avait sur son poing gauche un superbe faucon, avec des sonnettes d’argent, et un capuchon de soie cramoisie sur sa tête.

— Ne lui faites plus de questions, pour l’amour de Dieu ! » dit Tibbie à Elspeth d’un air d’inquiétude ; « mais voyez milady. Lady Avenel prit Marie par la main, et se retournant brusquement, elle rentra dans la salle ; de cette manière elle coupa court aux questions, et enleva aux deux femmes tout moyen d’observer l’émotion que lui causaient les réponses de sa fille. Il fut facile de voir ce que Tibbie pensait de tout cela, car elle fit plusieurs signes de croix, et dit tout bas à l’oreille d’Elspeth : « Que sainte Marie nous protège ! la jeune fille a vu son père. »

En rentrant dans la salle, elles trouvèrent lady Avenel tenant sa fille sur ses genoux et l’embrassant à plusieurs reprises. À leur approche elle se leva pour fuir de nouveau leurs observations, et se retira dans le petit appartement où elle occupait un même lit avec sa fille.

Les autres enfants furent aussi envoyés dans leur chambre, et il ne resta près du feu que Tibbie et la dame Elspeth, excellentes personnes toutes deux, et les plus habiles commères qui eussent jamais fait usage de leur langue.

Il était tout naturel qu’elles recommençassent à s’entretenir au sujet des apparitions surnaturelles, car c’est ainsi qu’elles regardaient celle qui ce soir-là avait alarmé la famille.

« J’aurais préféré, Dieu me préserve ! que c’eût été le diable plutôt que Christie de Clint-Hill, dit la maîtresse de la tour ; car le bruit court dans le pays que c’est un des plus grands brigands qui soient jamais montés à cheval.

— Bah ! bah ! dame Elspeth, dit Tibbie, ne craignez rien de Christie ; les crapauds même entretiennent la propreté dans leurs trous. Vous autres, qui tenez à l’Église, vous vous fâchez bien fort contre les gens qui usent un peu d’industrie pour gagner leur vie ! Nos lairds des frontières n’auraient pas tant de gens à leur suite si tous les hommes peu scrupuleux étaient hors du pays.

— Il vaudrait mieux qu’ils n’en eussent pas un, plutôt que de ravager la campagne comme ils le font, dit la dame Elspeth.

— Mais qui s’opposerait aux brigands du Sud, demanda Tibbie, si vous ôtiez les lances et les sabres ? Bien sûrement, nous autres vieilles femmes nous n’y réussirions pas avec nos fuseaux et nos quenouilles, non plus que les moines avec leurs cloches et leurs livres.

— Nous en ferions autant qu’en ont fait les lances et les sabres, j’en réponds, dit la dame Elspeth. J’ai eu plus d’obligation à un homme du Sud, à Stawarth Bolton, qu’à aucun des garde-frontières qui aient jamais porté la croix de Saint-André. Je regarde leurs excursions et leurs pillages comme la cause principale de la mésintelligence qui règne entre nous et les Anglais, ce qui m’a coûté un bon mari. On dit que c’est à cause d’un projet de mariage entre le prince et notre reine ; mais il est plus vraisemblable que c’est l’enlèvement des troupeaux, des habitants de Cumberland qui les a attirés sur nous comme des dragons. »

Tibbie n’aurait pas manqué dans toute autre circonstance de réfuter des assertions si insultantes pour ses compatriotes ; mais, se rappelant qu’Elspeth était maîtresse de la maison, elle réprima le zèle de son patriotisme et se hâta de changer de sujet.

« Mais n’est-il pas étrange, dit-elle, que l’héritière d’Avenet ait vu son père dans cette sainte soirée ?

— Et vous pensez donc que c’était son père, dit Elspeth Glendinning.

— Et que voulez-vous que je pense ? dit Tibbie.

— Ce peut avoir été quelque chose de pire, sous cette ressemblance, répondit la dame Glendinning.

— Je ne connais rien de tout cela, dit Tibbie ; mais pour la ressemblance, j’en suis sûre ; c’était exactement sous ce costume qu’il allait à la chasse au faucon ; car depuis que l’ennemi était dans le pays, il quittait rarement sa cuirasse ; et pour ma part, je ne crois pas qu’un homme ait l’air d’un homme, à moins qu’il n’ait du fer sur sa poitrine et à son côté.

— Je ne veux point connaître les armures de la poitrine ni du côté, mais je sais qu’il n’y a guère de bonheur dans les visions de la veille de la Toussaint ; car j’en ai eu une moi-même.

— Vraiment, dame Elspeth ! » et la vieille Tibbie rapprochai son tabouret de l’énorme fauteuil occupé par Elspeth ; « je serais bien aise de vous l’entendre raconter.

— Il faut donc que vous sachiez Tibb, qu’à l’âge de dix-neuf à vingt ans, ce n’était pas ma faute si je n’étais pas à toutes les fêtes des environs.

— C’était très-naturel ; mais vous vous êtes modérée depuis ce temps-là, ou vous ne parleriez pas si légèrement de nos braves cavaliers.

— Il m’est arrivé ce qui devait modérer moi ou toute autre femme ; ah ! Tibbie ! une fille comme moi ne devait pas manquer de galants ; car je n’étais pas laide au point de faire aboyer les chiens après moi.

— Je le crois facilement, car vous êtes encore aujourd’hui une belle femme.

— Fi, fi, flatteuse ! » dit la matrone de Glendearg rapprochant à son tour son siège d’honneur de l’humble tabouret sur lequel Tibb était assise ; « il est passé le temps où j’entendais vanter la beauté de mes traits ; mais j’étais passable alors, et d’ailleurs je n’étais pas si pauvre que je n’eusse un bout de terre aux rubans de mon corset. Mon père était propriétaire à Littledearg.

— C’est ce que vous m’avez déjà dit, répondit Tibb. Mais venons à la veille de la Toussaint.

— Eh bien ! eh bien ! dit la dame Elspeth, j’avais plus d’un amant, mais je n’étais décidée en faveur de personne ; de sorte que, la veille de la Toussaint, le père Nicolas, le cellerier…. (il était cellerier avant le père Clément qui l’est actuellement) était à casser des noix et à boire de la bière brune avec nous, et nous étions aussi gais que possible : on voulut me faire essayer un charme, pour savoir qui m’épouserait ; le moine dit qu’il n’y avait aucun péché à faire cela, et que s’il y en avait, il m’en donnerait l’absolution. Et voilà que j’entre dans la grange pour cribler mes trois mesures d’orge ; j’hésitais un peu de crainte de faire du mal ou d’en recevoir ; mais j’ai toujours eu de la hardiesse. Je n’avais pas encore entièrement criblé la dernière mesure, et la lune répandait une clarté brillante sur le plancher lorsque je vis entrer la figure de mon cher Simon Glendinning, qui est maintenant au sein du bonheur éternel. De toute ma vie je ne l’ai vu plus clairement que je le voyais en ce moment-là. Il tenait une flèche et passa devant moi ; je m’évanouis de frayeur. On eut beaucoup de peine à me faire revenir, et alors on voulut me persuader que c’était un tour concerté entre le père Nicolas et Simon, et que a flèche représentait le trait de Cupidon, comme disait le bon père. Simon me le répéta souvent après notre mariage : le brave homme, il n’aimait pas que l’on dît qu’il avait été vu hors de son corps. Mais remarquez bien la fin, Tibbie ; nous fûmes mariés, et l’aigle de l’oie grise[4] a causé sa mort après tout.

— Comme cela est arrivé à plus d’un honnête homme, répliqua Tibbie, je voudrais qu’il n’y eût pas une seule oie dans tout l’univers, excepté la couvée que nous avons ici près du ruisseau[5].

— Mais dites-moi, Tibb, reprit la dame Glendinning, qu’est-ce que votre lady lit continuellement dans ce gros livre noir à fermoirs d’argent ? Il y a de bien belles paroles pour être lues par d’autres que par un prêtre. S’il parlait de Robin-Hood ou s’il contenait quelques ballades[6] de David Lindsay, on saurait un peu mieux ce que tout cela signifie. Je n’ai pas le moindre soupçon sur votre maîtresse ; mais je n’aimerais pas beaucoup à voir une maison honnête comme la mienne hantée par des revenants et des sorcières.

— Vous auriez tort, dame Glendinning, d’avoir aucun soupçon sur ma maîtresse, sur ce qu’elle dit ou fait, » répondit la fidèle Tibbie, un peu offensée : « quant à sa fille, il est bien connu qu’elle est née la veille de la Toussaint, il y a neuf ans, et ceux qui sont nés la veille de la Toussaint en voient plus que d’autres personnes.

— Et c’est sans doute pour cela que l’enfant n’a pas fait grand bruit de ce qu’elle voyait, dit Elspeth. Si c’eût été mon Halbert, et surtout Édouard qui est d’un caractère plus faible, nous aurions eu des cris pendant toute la nuit ; mais il est probable que ces visions sont plus naturelles pour miss Marie.

— Cela peut être, dit Tibb, car elle est née la veille de la Toussaint, comme je vous l’ai dit, et notre aumônier aurait bien voulu qu’à l’heure de sa naissance le jour de la Toussaint fût déjà commencé. Mais, à cela près, cette douce enfant est comme tous les autres, comme vous le voyez vous-même ; et à l’exception de cette sainte soirée, et d’une autre où je traversais le marécage pour venir ici, je ne sache pas qu’elle ait vu plus de choses que toute autre personne.

— Mais qu’a-t-elle donc vu dans ce marécage, si ce n’est des coqs de bruyère et des poules d’eau ?

— La petite a vu quelque chose qui ressemblait à une Dame Blanche, qui nous indiquait la route, dit Tibbie, lorsque nous étions sur le point de périr dans les fondrières. Il est certain que Shagram refusa d’avancer, et Martin croit qu’il voyait quelque chose.

— Et que pouvait être cette Dame Blanche ? en avez-vous quelque idée ?

— Cela est bien connu, dame Elspeth ; si, comme moi, vous aviez vécu avec les grands, vous ne seriez pas embarrassée à cet égard.

— Je me suis toujours tenue dans ma propre maison, » dit Elspeth, non sans témoigner quelque mécontentement, « et si je n’ai pas vécu avec les grands, les grands ont vécu avec moi.

— Bien, bien ! dame Elspeth, reprit Tibb ; je vous demande pardon, je n’avais pas dessein de vous offenser. Mais il faut que vous sachiez que les grandes et anciennes familles ne peuvent pas avoir affaire aux saints ordinaires (gloire à leur sainteté !), comme saint Antoine, saint Cuthbert et autres semblables, qui vont et viennent à l’appel du premier pécheur ; mais elles ont une sorte de saints ou d’anges, ou tout ce que l’on voudra pour elles seules. Quant à la Dame Blanche d’Avenel, elle est connue dans tout le pays : et on l’entend pleurer et lamenter lorsque quelqu’un de la famille doit mourir, comme vingt personnes en ont été témoins avant la mort de Walter Avenel, Dieu veuille avoir son âme !

— Si c’est là tout ce qu’elle peut faire, » dit Elspeth d’un ton de mépris, « ce n’est pas la peine de lui adresser des vœux, je pense. Ne peut-elle les protéger mieux que cela, et n’a-t-elle rien de mieux à faire qu’à venir se placer à côté d’eux ?

— La Dame blanche peut en outre leur rendre beaucoup de services importants, et c’est ce qu’elle a fait, suivant les anciennes histoires, dit Tibb ; mais je ne me souviens pas qu’elle ait rien fait de mon temps ; seulement c’est elle que la jeune fille a vue dans le marécage.

— C’est fort bien, Tibbie, » dit la dame Glendinning en se levant et allumant sa lampe de fer ; voilà de beaux privilèges qu’ont là vos grands personnages. Mais Notre-Dame et saint Paul sont des saints assez bons pour moi, et je suis bien sûre qu’ils ne me laisseront jamais dans un marécage quand ils pourraient m’en retirer ; car à chaque fête de la Chandeleur, j’envoie quatre cierges à leurs chapelles ; si on ne les voit pas pleurer à ma mort, je réponds qu’ils se réjouiront à mon heureuse résurrection, ce que je prie le ciel de nous accorder à tous, Amen !

Amen ! » répéta très-dévotement Tibbie ; « et maintenant il est temps que je rassemble les petits morceaux de tourbe, afin de conserver le feu qui est presque éteint. »

Elle se mit aussitôt à l’ouvrage. La veuve de Glindinning ne s’arrêta qu’un moment pour jeter un coup d’œil autour de la salle et examiner si chaque chose était à sa place ; puis, souhaitant une bonne nuit à Tibbie, elle se retira dans sa chambre à coucher.

« Cette vassale a le diable au corps, » dit Tibbie en elle-même ; « parce qu’elle est veuve d’un petit laird[7], elle se croit supérieure à la femme de chambre d’une dame de qualité. « Après avoir, par cette petite exclamation, soulagé la mauvaise humeur qu’elle avait dû réprimer, Tibbie alla aussi se livrer au sommeil.


  1. Femme de Jacques V et mère de Marie Stuart. a. m.
  2. Mot écossais pour désigner l’appartement intérieur ou la salle à manger dont il va être parlé plus loin. a. m.
  3. Clint, mot écossais pour stony, pierreux, hill, colline. a. m.
  4. Les flèches étaient garnies de plumes d’oie. a. m.
  5. Burn-side, expression pour désigner le bord d’un ruisseau. a. m.
  6. Ballands, mot écossais pour ballads. a. m.
  7. Laird, en Écosse, signifie propriétaire de maisons ou de champs. a. m.