Le Monastère/Chapitre XIII

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 13p. 170-179).
CHAPITRE XIII.


le meunier.


Le meunier était un homme fort et robuste ; l’attaquer n’était pas un jeu d’enfant ; dix hommes ne l’auraient point osé : il savait trop bien enfoncer un crâne.
L’Église du Christ sur la verte pelouse.
Poëme écossais.


Le soleil était couché lorsqu’Halbert Glendinning revint à la demeure de son père ; à cette époque de l’année, on dînait à midi et l’on soupait une heure après le coucher du soleil. Le premier repas s’était donc achevé sans qu’Halbert reparût ; mais ce n’était pas une circonstance extraordinaire ; car la chasse ou d’autres passe-temps rendaient Halbert peu exact aux heures ; sa mère, quoique fâchée de ne pas le voir à table, était tout à fait accoutumée à son absence ; et d’ailleurs elle connaissait si peu les moyens de lui donner un peu de régularité, qu’une observation grondeuse était toute la réprimande que recevait une telle conduite.

Cependant le mécontentement de la dame Elspeth fut plus fort ce jour-là que de coutume. Ce n’était pas tant à cause de la tête et des pieds de mouton, du haggis[1], et du gigot dont sa table était pourvue, mais aussi à cause de l’arrivée d’une personne qui n’était rien moins que Hob Miller, on l’appelait généralement ainsi, quoique son véritable nom fût Happer[2].

La visite du meunier à la tour de Glendearg était assez semblable à celles que les potentats se font faire l’un à l’autre par leurs ambassadeurs, et dont la cause est moitié ostensible, moitié secrète. En apparence, Hob venait visiter ses amis de Sainte-Marie, pour partager la joie générale qui règne parmi les habitants de la campagne, après qu’ils ont rempli leurs granges, et renouveler une ancienne amitié par de nouveaux festins. Mais il venait véritablement pour jeter un coup d’œil sur chaque meule, et pour prendre des renseignements sur la quantité de gerbes récoltées dans chaque ferme, afin de prévenir tous les moyens de soustraire la mouture.

On sait que les cultivateurs de chaque baronnie ou seigneurie temporelle ou spirituelle de l’Écosse sont obligés de porter leur grains pour être moulus au moulin de leur territoire ; ils paient à cette occasion d’assez fortes taxes nommées moutures de la ville[3]. Je pourrais m’étendre aussi sur l’esclavage de invecta et illata[4] ; mais laissons cela. J’en ai dit assez pour prouver que je ne parle pas sans m’appuyer de preuves authentiques. Les habitants du sucken, ou des terres dépendantes, étaient punis par une amende s’ils s’écartaient de cette servitude en portant leurs grains à un autre moulin. Or, il existait un autre moulin bâti sur les terres d’un baron séculier, à une distance peu éloignée de Glendearg, et le meunier de ce second endroit était si obligeant et ses prix si modérés, qu’il fallait toute la surveillance de Hob Miller pour retenir son droit de monopole.

Le meilleur moyen qu’il avait trouvé était de se montrer bon camarade et voisin affectueux. Sous ce prétexte, il faisait tous les ans une visite à travers la baronnie, comptait chaque meule de blé et en calculait le contenu par les gerbes, si bien qu’il pouvait ensuite savoir si toute la moulure venait à son moulin.

La dame Elspeth, comme ses voisins, fut obligée de prendre les visites du meunier pour des visites de politesse ; mais elle n’en avait pas reçu depuis la mort de son mari, probablement parce que la tour de Glendearg était éloignée, et qu’il n’y avait qu’une petite quantité de terres appelées infield qui lui fussent attachées. Mais cette année le vieux Martin avait engagé la dame Elspeth à semer quelques bandes des terres outfield, et la spéculation avait réussi au-delà de leurs espérances ; peut-être cette circonstance engageait-elle l’honnête meunier à faire entrer Glendearg dans le cercle de sa ronde annuelle.

La dame Glendinning reçut avec plaisir une visite qu’elle avait autrefois soufferte avec patience ; et elle changea un peu, sinon tout à fait ses manières, parce que Hob avait emmené avec lui sa fille Mysie, la même dont Elspeth avait décrit si exactement la mise au sous-prieur sans pouvoir indiquer précisément ses traits.

La jeune fille avait été jusques-là un objet fort peu important aux yeux de la bonne veuve ; mais la singularité des demandes du sous-prieur avait mis son esprit à la torture au sujet de Mysie du moulin. Depuis ce temps, Elspeth Glendinning avait hasardé ici une question, et là cherché à en savoir davantage, et puis ailleurs encore elle était venue à bout peu à peu de tourner la conversation sur la pauvre Mysie. De toutes ces demandes et informations, elle avait pu conclure que Mysie était une fille à l’œil noir, à l’air aimable et riant, aux joues couleur de cerise, et à la peau aussi blanche que la plus belle farine dont était fait le propre pain de l’abbé les jours de fête ou de gala. Quant à son caractère, elle chantait et riait depuis le matin jusqu’au soir ; et quant à sa fortune, article important, outre ce que le meunier avait amassé par le moyen de son proverbial pouce d’or, Mysie devait hériter d’un bon lopin de terre, avec la perspective d’un moulin et de mille acres qui reviendraient à son mari par un bail modéré, si on disait un mot en temps convenable à l’abbé, ou au prieur, ou au sous-prieur, ou au sacristain, et ainsi du reste.

À force de réfléchir sur tous ces avantages, Elspeth en vint à s’imaginer que le seul moyen pour empêcher son fils Halbert d’embrasser une carrière où l’on ne rêve « qu’éperons, lance et bride, » ainsi qu’on le disait des soldats de la frontière ; que le seul moyen, dis-je, d’éviter qu’il fût percé d’une flèche longue d’une aune, ou pendu par une corde d’un pouce de diamètre, serait de le marier et de l’établir ; elle songea aussi que Mysie Happer pourrait devenir son épouse.

Comme elle pensait à cela, Hob Miller arriva montant sa vigoureuse jument, qui portait sur un coussinet, derrière lui, la gentille Mysie, avec ses joues rouges comme des pivoines (si dame Glendinning en avait jamais vu) ; elle avait l’esprit animé par sa coquetterie rustique, et sa tête était couverte d’une profusion de cheveux noirs comme l’ébène. Le beau idéal que dame Glendinning avait enfanté dans son imagination se réalisa tout à coup dans la figure enjouée de Mysie Happer, et pendant une demi-heure la bonne mère considéra cette jeune fille comme celle qui devait fixer le jeune et pétulant Halbert. Il est vrai que Mysie aimait tout autant danser autour d’un mai que veiller aux soins domestiques, et qu’Halbert préférait casser des têtes à moudre des sacs de blé ; mais un meunier devait être robuste, comme il a été dépeint depuis Chaucer et James Ier[5], et réellement capable de surpasser, dans les exercices athlétiques, tous les suckens de la banalité pour nous servir encore une fois de cette expression barbare. C’était un moyen de ramasser plus aisément ce qui lui était dû, et que l’on aurait pu disputer à un plus formidable champion. Enfin, quant au manque de soins de la femme du meunier, la dame était d’avis qu’il pourrait se remplacer par l’activité de la belle-mère. « Je tiendrai moi-même la maison des jeunes gens, car la tour est devenue bien solitaire, pensa la dame Glendinning, et vivre près de l’église sera fort agréable dans ma vieillesse ; alors Édouard s’arrangera avec son frère pour le fief, d’autant plus facilement qu’il est le favori du sous-prieur, et ensuite il demeurera dans la tour comme son digne frère. Qui sait si Marie Avenel, toute noble qu’elle est, ne pourrait point tirer son tabouret dans le coin de notre cheminée, et s’y installer, pour la vie ? Il est vrai qu’elle n’a pas de fortune, mais une pareille fille, tant pour le bon sens que pour la beauté, n’a jamais frappé mes regards ; et j’ai connu toutes les filles de l’abbaye de Sainte-Marie, oui, et celles qui leur ont donné le jour. C’est la créature la plus douce et la plus aimable qui ait jamais porté le snood[6] sur une brune chevelure. Et alors il est à croire que le trait garni de plumes d’oie grise aura fait un trou à la cuirasse de son oncle, qui la prive aujourd’hui de son bien, comme, Dieu nous protège ! il en a fait à celle d’hommes qui valaient bien mieux que lui. De plus, s’ils tenaient tant à leur lignée et à leur noble race, Édouard pourrait dire à cette belle parenté : « Lequel de nous est son meilleur ami, quand elle vint dans la vallée de Glendearg, pendant une soirée de brouillard, montée sur un animal qui ressemblait plus à un âne qu’à tout autre ? » Et s’ils le nomment fils de rustaud, Édouard pourra leur répondre avec le vieux proverbe :

« Grande alliance,
Grande naissance. »

« Et de plus il n’y a pas de sang roturier dans la famille des Glendinning, ni des Bridone ; car, dit Édouard… »

En cet instant, la voix rauque du meunier tira la dame de sa rêverie, et la força de se rappeler que si elle voulait réaliser ses châteaux en l’air, elle devait commencer par en jeter les fondations en faisant politesse à son hôte et à sa fille ; ce qu’elle négligeait extrêmement alors, quoique toutes ses vues tendissent à se concilier leur faveur et leur bonne opinion. Tandis qu’elle arrangeait tout pour une union si intime, elle souffrait qu’ils demeurassent assis sans qu’on y fît la moindre attention, et couverts de leur manteau, comme s’ils étaient prêts à repartir. « Et ainsi, madame, conclut le meunier (car elle n’avait pas remarqué le commencement de son discours), puisque vous êtes si occupée par votre ménage, Mysie et moi, nous allons reprendre notre cheval et descendre la vallée, pour aller chez John Broxmouth, qui nous a expressément engagés à le visiter. »

Tirée soudain de ses rêves de mariage, de moulins, de terres à bail et de baronnies, dame Elspeth se trouva pendant un moment comme la laitière de la fable lorsqu’elle renversa son pot au lait sur le produit duquel elle avait établi ses espérances de richesses. Cependant les constructions de dame Glendinning n’étaient qu’ébranlées et non renversées ; elle se hâta de rétablir l’équilibre. Au lieu d’excuser son absence d’esprit et son manque d’attention envers ses hôtes, ce qui lui aurait donné quelque peine, elle prit l’offensive, tel qu’un habile général qui, par une attaque hardie, déguise avec bonheur sa faiblesse.

Elle fit une grande exclamation, et des plaintes contre le peu d’affection de son ancien ami, qui avait pu un seul instant douter du plaisir qu’elle avait à le recevoir ainsi que sa charmante fille. Penser à aller chez John Broxmouth quand la vieille tour était prête à le recevoir ; il y avait chez elle, dans les plus mauvais temps, place pour un ou deux amis, et il n’y en aurait pas pour un voisin que son pauvre Simon, béni soit son sort ! comptait pour un de ses meilleurs amis à Sainte-Marie ! Elle manœuvra si bien, faisant ses plaintes avec tant de sérieux, qu’elle finit par être convaincue elle-même de ce qu’elle disait aussi bien que le meunier Hob, qui n’avait pas envie de lui garder rancune, parce qu’il était dans son plan de passer la nuit à Glendearg, et qu’il se serait également contenté d’une réception moins hospitalière.

À toutes les plaintes d’Elspeth, touchant le peu d’amitié qu’il y avait dans sa proposition de quitter la demeure, il répondait tranquillement : « Eh bien ! madame, qu’avais-je à dire ? Vous pouviez avoir d’autres grains à moudre, car vous sembliez à peine nous voir ; ou que sais-je, moi ? vous pouviez penser à ce que j’ai dit à Martin relativement au dernier orge que vous avez semé, car je sais que les moutures sèches sont quelquefois bien difficiles à digérer[7]. Chacun veut avoir ce qui lui appartient, et cependant les gens s’en vont dire partout que Hob Miller est à la fois le meunier et le garçon du meunier, comme qui dirait meunier et fripon[8]. »

— Hélas ! que dites-vous là, voisin Hob, reprit la dame Elspeth : Martin aurait eu quelques mots avec vous touchant les taxes du moulin ? Je le gronderai pour cela, je vous le promets, foi de veuve. Vous savez bien qu’une femme seule est souvent l’esclave de ses domestiques.

— Non, madame, » dit le meunier, défaisant la boucle de la large ceinture qui attachait son manteau, et qui servait en même temps à suspendre à son côté une véritable André Ferrara, « n’ayez point de rancune Contre Martin, car je n’en ai pas : je prends cela sur moi comme une chose appartenant à ma profession ; je dois maintenir mon droit de mouture de lock ; et de goupen[9], et pour

une bonne raison, car, comme dit la vieille chanson,

« Je vis de mon moulin : Dieu le rende prospère :
C’est à la fois mon fils, et ma femme, et mon père. »

« Le pauvre vieux, je lui suis redevable pour le reste de ma vie, et il faut que je prenne son parti, comme je le dis à mes garçons meuniers, qu’il ait tort ou raison. Et de même tout bon enfant doit défendre son gagne-pain. Ainsi donc, Mysie, vous pouvez ôter votre manteau, puisque notre voisine est si contente de nous voir ; mais je crois que notre plaisir vaut le sien ; personne dans Sainte-Marie ne paie mieux sa mouture et n’envoie plus exactement au moulin. »

En parlant ainsi, et sans plus de cérémonie, le meunier suspendit son large manteau à un bois de cerf, qui ornait les murailles nues de la tour, et servait de ce que nous appelons vulgairement un porte-manteau.

Pendant ce temps, dame Elspeth aida Mysie, qu’elle s’obstinait à regarder comme sa future belle-fille, à se débarrasser de son manteau, de son capuchon et du reste de son vêtement de cheval. L’enjouée fille du riche meunier parut alors vêtue d’une robe blanche, garnie d’une broderie de soie verte entremêlée de fil d’or. La dame Elspeth jeta un regard observateur sur cette figure riante, qu’elle pouvait voir plus à son aise maintenant que la tête de Mysie n’était couverte que par une abondance de cheveux noirs, retenus par un snood de soie verte brodé d’or, et correspondant à la garniture de la robe. C’était une physionomie extrêmement agréable ; ses yeux noirs, bien fendus et agaçants, sa bouche petite, ses lèvres bien formées, quoiqu’un peu grosses, ses dents blanches comme des perles, sans parler d’une petite fossette très-séduisante au menton ; la forme de cette joyeuse figure était pleine, ronde, ferme et charmante ; on pouvait craindre que dans plusieurs années, cette figure ne devînt un peu masculine, défaut ordinaire des beautés écossaises, mais dans sa seizième année, Mysie avait la taille d’Hébé. Elspeth, avec toute sa partialité maternelle, ne put s’empêcher de convenir qu’un homme mieux fait qu’Halbert pourrait aller loin et trouver plus mal. Mysie paraissait un peu légère, et Halbert n’avait pas dix-neuf ans, cependant il était temps de l’établir, car la dame en revenait toujours là, et c’était une excellente occasion.

La vieille ruse de la dame Elspeth fut alors de louer sa belle visiteuse depuis le snood jusqu’au cordon de la chaussure, comme on dit. Mysie l’écouta, et rougit de plaisir pendant les cinq premières minutes ; mais lorsque dix furent passées, elle se mit à regarder les compliments de la vieille dame comme un sujet de plaisanterie plutôt que de vanité, et elle était plus disposée à en rire qu’à en être flattée, car la nature avait mêlé à sa gaieté une assez bonne portion de malice. Hob lui-même commença à se lasser d’entendre les louanges prodiguées à sa fille, et les interrompit. « Bon, bon, dit-il, elle est assez intelligente ; et si elle avait cinq ans de plus, elle pourrait charger un bon sac de farine sur un cheval, aussi bien que toute autre fille de canton. Mais je désirerais voir vos deux fils, madame : on prétend qu’Halbert devient un peu trop égrillard et que nous en entendrons parler dans le Westmoreland une nuit de clair de lune ou autre.

— Dieu l’en garde, mon voisin, Dieu l’en garde ! » dit la dame Glendinning avec vivacité ; car c’était toucher sa corde sensible que d’émettre la pensée qu’Halbert pourrait devenir un de ces maraudeurs si communs alors dans ce pays. Mais craignant d’avoir trahi ses craintes à ce sujet, elle ajouta aussitôt que, depuis la déroute de Penkie, elle devenait toute tremblante quand elle entendait nommer un fusil ou une lance, ou lorsqu’on parlait de combat. Grâce à Dieu et à Notre-Dame, ses fils vivraient et mourraient honnêtes et paisibles tenanciers de l’abbaye de Sainte-Marie, ainsi que leur père l’aurait fait, sans cette affreuse guerre qui avait causé la mort de tant de braves gens.

« Vous n’avez pas besoin de me rappeler cela, madame, dit le meunier, puisque j’y étais moi-même : je rendis deux paires de jambes (non les miennes, mais celles de ma jument) aussi utiles qu’une paire de mains. Je jugeai ce que cela deviendrait lorsque je vis nos ennemis rompre les rangs et s’élancer à travers les champs labourés ; et ainsi, comme on avait fait de moi un piqueur, je piquai des deux tandis que le jeu était en si bon train.

— Oui, oui, voisin, répondit la dame, vous avez toujours été sage et prudent ; si mon mari défunt avait eu votre esprit, il serait ici aujourd’hui à parler de cela : mais il était toujours à se vanter de son noble sang et de son illustre lignée, et il ne pouvait être content qu’en allant commander des troupes à l’armée avec des comtes et des chevaliers qui n’avaient point de femmes dont ils se missent en peine ; ou plutôt qui avaient des femmes qui ne se souciaient pas plus d’eux que si elles eussent été veuves, mais il n’en était pas de même entre nous. Quant à mon fils Halbert, il n’y a rien à craindre pour lui, car s’il était malheureux pour se trouver dans le dernier cas, il a la meilleure paire de talons de l’abbaye, et il pourrait courir aussi vite que votre jument elle-même.

— Est-ce lui, voisine ? » dit le meunier en voyant arriver un un jeune homme.

« Non, répliqua la mère ; c’est mon plus jeune fils, Édouard, qui lit et écrit comme le seigneur abbé lui-même, si ce n’était pas un péché de parler de la sorte.

— Fort bien, dit le meunier ; est-ce le jeune clerc dont le sous-prieur parle si avantageusement ? on dit qu’il fera son chemin ; qui sait s’il ne deviendra pas sous-prieur lui-même ? un vaisseau brisé peut arriver à terre.

— Pour être prieur, voisin Hob, dit Édouard, il faut d’abord être prêtre, et pour cet état je me sens fort peu de vocation.

— Il restera à la charrue, voisin, dit la bonne dame ; et Halbert fera de même, je l’espère. Je voudrais que vous vissiez Halbert. Édouard, ou est votre frère ?

— À la chasse, je pense répondit Édouard ; au moins il nous a quittés ce matin pour joindre le laird de Colmslie et sa meute. J’ai entendu les chiens aboyer dans la vallée toute la journée.

— Et si j’avais entendu cette musique, dit le meunier, cela m’aurait mis la joie au cœur ; oui, cela m’aurait dérangé de mon chemin au moins de deux ou trois milles. Quand j’étais garçon de moulin de Morebattle, j’ai suivi les chiens d’Eckford au pied de Hounam-Law ; je les ai suivis à pied, dame Glendinning, oui, et je menais la chasse quand le laird de Cessford et ses joyeux cavaliers furent tous renversés à travers les marais. Je portai le cerf sur mon dos à Hounam-Cross lorsque les chiens l’eurent abattu. Je crois voir encore le vieux chevalier lorsqu’il se plaça sur son superbe coursier tout blanc d’écume : « Meunier, me dit-il, est-ce que tu veux tourner le dos à ton moulin ? viens avec moi, je ferai de toi un homme. » Mais je préférai habiter le moulin ; et ce fut bien heureux, car l’orgueilleux Percy fit pendre cinq hommes d’armes du laird à Alnwick, pour avoir brûlé quelque maisons au-delà de Fowberry.

— Ah ! voisin, voisin, dit la dame Glendinning, vous fûtes toujours sage et prudent ; mais si vous aimez la chasse, je dois dire qu’Halbert est votre homme ; il a tous les beaux termes de fauconnerie et de chasse aussi promptement à la bouche, que Tom à la queue de renard, qui est le maître de la vénerie du seigneur abbé.

— Se rend-il à la maison à l’heure du dîner ? demanda le meunier ; car nous nommons midi l’heure du dîner à Kennaquhair ! »

La veuve fut forcée d’avouer que, même à ce grave instant du jour, Halbert était souvent absent. À cette réponse le meunier secoua la tête, et fit une allusion au proverbe des oies de Mac-Farlane, qui aimaient mieux leur jeu que leur repas[10].

Afin que le retard du dîner n’augmentât pas la mauvaise opinion que le meunier paraissait adopter contre Halbert, dame Glendinning appela promptement Marie Avenel pour qu’elle se chargeât d’entretenir Mysie Happer, et courut à la cuisine se mêler de ce que faisait Tibb Tacket, visitant les tranchoirs et les plats, ôtant les pots du feu, et y plaçant des casseroles et des grils, accompagnant ses actions et son activité d’une liste si continuelle d’injonctions faites à Tibb, que celle-ci perdit enfin patience, et dit : « Voici autant d’embarras pour recevoir un meunier que si c’était un descendant de Bruce. » Mais comme ceci était censé dit à part, dame Glendinning ne jugea pas convenable de l’entendre.


  1. Le haggis est une espèce de pouding écossais, cuit dans un estomac de mouton. a. m.
  2. Happer veut dire trémie d’un moulin ; et miller, meunier. a. m.
  3. In town multures, dit le texte. a. m.
  4. de ce que l’on fait passer et de ce que l’on apporte. a. m.
  5. Les vers choisis pour épigraphe du chapitre sont tirés d’un poëme attribué à Jacques Ier, roi d’Écosse. Quant au meunier qui figure parmi les pèlerins de Cantorbéry, outre son épée et son bouclier, il se vante d’autres attributs ; tous, mais particulièrement le dernier, montrent qu’il se fit plus à sa force physique qu’à sa force morale. Ce meunier était un vigoureux compère pour les nonnes ; il était d’une chair très-musculeuse, et avait des os athlétiques, lesquels, n’importe où il allait, pouvaient lui faire espérer de gagner le prix du bélier à la lutte à bras le corps ; il avait de larges épaules ramassées, et c’était un vigoureux gaillard : il n’existait pas de porte dont il eût fait sauter la barre ou qu’il n’eût enfoncée d’un seul choc de sa tête. a. m.
  6. Snood, ruban qui retenait les cheveux des vierges écossaises. a. m.
  7. Les moutures sèches, observe l’auteur, sont une amende ou une indemnité exigée en argent de ceux qui ne faisaient pas moudre leur grain au moulin banal. C’était et c’est encore une exaction bien vexatoire. a. m.
  8. Il y a ici un jeu de mots, car knave est le nom du garçon meunier dans les banalités, et en même temps ce mot veut dire fripon dans son acception ordinaire. a. m.
  9. La mouture consistait en exactions régulières pour moudre le grain. Le lock veut dire une poignée, et le groupen la quantité que peuvent contenir les deux mains réunies. Ces droits additionnels étaient par le meunier exigés des suckeners ou gens soumis au moulin banal. Ces sortes de petites taxes étaient connues généralement sous le nom de sequels (séquelles). a. m.
  10. Une troupe d’oies sauvages qui fréquenta long-temps l’une des îles du Loch-Lomond appelée Inch-Tavoe, était supposée avoir quelque rapport mystérieux avec l’ancienne famille Mac-Farlane, et l’on dit qu’on ne revit plus ces animaux après la ruine et l’extinction de cette maison. Les Mac-Farlane avaient une maison et un jardin dans cette île de Inch-Tavoe. Jacques VI y fut traité un jour par le châtelain. Sa majesté s’était d’abord beaucoup amusée à voir les oies se poursuivre sur le lac. Mais un des animaux ayant été servi sur la table, il se trouva dur et mal nourri ; sur quoi Jacques remarqua « que les oies de Mac-Farlane aimaient mieux jouer que manqer ; » proverbe qui est resté en usage depuis cette époque. Note de Walter Scott.