Le Monastère/Chapitre XIX

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 13p. 240-250).
CHAPITRE XIX.


l’aiguille mystérieuse.


Maintenant choisis, mon brave, entre les richesses et l’honneur ; voici de l’or pour te conduire parmi les danses de la jeunesse et le tumulte de l’âge mûr, et il t’en restera assez pour le coin de la cheminée de ta vieillesse, mais en le prenant, adieu l’ambition, adieu toutes les espérances de rehausser ta condition et d’élever ton rang obscur au dessus de celui du paysan qui laboure la terre pour gagner son pain.
Ancienne comédie.


Il est nécessaire d’entrer dans quelques détails sur le jeune Glendinning, avant de décrire son entrevue avec l’abbé de Sainte-Marie dans cette crise momentanée de sa vie.

Halbert avait environ dix-neuf ans ; il était grand, élancé, et son activité surpassait sa force ; cependant l’organisation de ses membres et de ses nerfs promettait une grande vigueur lorsque sa jeunesse serait un peu mûrie et le travail de la nature terminé. Sa taille était parfaite, et, comme presque tous les hommes qui sont doués de cet avantage, ses manières et son abord avaient une grâce et une aisance naturelles, qui empêchaient de remarquer la hauteur de sa stature la première fois qu’on le voyait. Ce n’était qu’en le comparant avec ceux qui l’entouraient, qu’il devenait sensible que le jeune Glendinning avait six pieds de haut[1]. Avec tant d’avantages extérieurs, relevés de beaucoup de grâces, le jeune héritier de Glendearg, malgré sa rustique naissance et son éducation champêtre, écrasait entièrement Piercy Shafton, dont la stature était petite, et dont les membres, auxquels on ne pouvait pas trouver de défauts particuliers, étaient cependant bien inférieurs à la perfection de ceux d’Halbert. Sir Piercy avait néanmoins une belle figure, qui effaçait la physionomie de l’Écossais, d’autant que la régularité des traits et l’éclat du teint pouvaient sembler préférables à une figure plutôt fortement prononcée que belle, hâlée par le soleil, qui avait fait disparaître le rose et le blanc sous une couleur brune, qui couvrait le cou, le front et les joues ; seulement sur ces dernières, une teinte légère de pourpre se confondait avec le hâle.

Les yeux d’Halbert étaient la partie la plus remarquable de son visage ; ils étaient grands, bruns, et lorsqu’ils s’animaient, ils semblaient lancer des étincelles. La nature avait bouclé ses cheveux noirs, ce qui embellissait sa figure et lui donnait un air fier et animé, tout différent de celui qu’on eût supposé à un homme de son rang, et dont jusqu’ici les manières avaient été timides et même gauches.

L’habillement d’Halbert n’était certainement pas d’une forme à relever ses avantages personnels. Sa jaquette et son bonnet étaient d’une étoffe de laine commune dont se servent les gens de la campagne. Une ceinture entourait sa taille, et servait en même temps à soutenir une large épée ; cinq ou six flèches y étaient en outre enfoncées perpendiculairement à côté d’un poignard à manche de corne ; nous ne devons pas oublier que, pour compléter sa toilette, il portait d’amples bottines de daim, faites de manière à pouvoir se tirer à volonté jusqu’au-dessus du genou, ou retomber plus bas que le mollet ; elles étaient pareilles à celles des gens dont l’occupation principale ou le plus grand plaisir était la chasse, parce que ces bottines protégeaient les jambes contre les halliers épineux qu’on pouvait rencontrer en poursuivant le gibier.

Il n’est pas si aisé de décrire l’état du cœur du jeune Glendinning, lorsqu’il fut soudain jeté dans la compagnie de ceux que son éducation lui avait appris à traiter avec crainte et respect. Le degré d’embarras que son maintien laissait apercevoir n’avait rien de déconcerté ni de servile. C’était seulement ce que devait éprouver un jeune homme altier, aventureux et hardi, mais totalement sans expérience, qui, pour la première fois, allait penser et agir par lui-même dans une société qui lui était à peu près étrangère. Il n’y avait rien dans sa tenue qu’un ami sincère eût désiré faire disparaître.

Il fléchit le genou et baisa la main de l’abbé, ensuite se relevant et reculant de deux pas, il salua respectueusement le cercle qui était autour de lui ; il sourit avec grâce à un signe d’encouragement que lui fit le sous-prieur, le seul qu’il connût personnellement, et rougit en rencontrant l’œil inquiet de Marie Avenel qui attendait avec un intérêt mêlé de crainte ce qu’on déciderait de son frère de lait. Revenu du trouble passager dans lequel ce regard l’avait jeté, il attendit tranquillement que l’abbé lui fît connaître ses intentions.

L’expression ingénue de sa physionomie, sa beauté et son attitude pleine de grâces ne manquèrent pas de prévenir en sa faveur le clergé en présence duquel il se trouvait. L’abbé tourna les yeux, et échangea avec le père Eustache un regard satisfait, quoiqu’il fût bien possible que la nomination d’un archer, ou d’un garde-chasse, fût une chose qu’il se proposait d’effectuer sans l’avis du sous-prieur, pour montrer sa parfaite liberté. Mais la bonne mine du jeune homme objet de cette nomination était telle qu’il ne songea qu’à se féliciter de l’acquisition, sans penser pour le moment à ses petites jalousies. Le père Eustache ressentait le plaisir d’un homme vertueux qui voit un bienfait accordé à l’objet qu’il en sait digne ; car comme il n’avait pas revu Halbert depuis les circonstances qui avaient changé les manières et les sentiments de ce jeune homme, le sous-prieur pouvait à peine penser que cette place ne pût convenir, malgré l’incertitude de la mère, à un ami zélé des plaisirs de la chasse. Le sommelier et le cuisinier furent si enchantés de l’extérieur d’Halbert qu’ils étaient persuadés que les appointements, le casuel, la portion, le pâturage, le justaucorps et les braies, ne pouvaient être accordés plus dignement qu’au jeune homme plein de grâces et d’activité qui se trouvait devant eux.

Soit que sir Piercy Shafton fût trop plongé dans ses méditations, ou qu’il crût le sujet indigne de son attention, il ne parut point partager le sentiment général d’approbation qu’excitait la présence du jeune homme. Il resta immobile sur sa chaise, les yeux à moitié fermés et les bras croisés, et il parut se livrer à la contemplation de choses plus importantes que celles que l’on traitait devant lui. Malgré sa prétendue absence d’esprit, il y avait une certaine expression de vanité sur la belle figure de sir Piercy ; il se posait dans une attitude pleine de grâce (à ce qu’il pensait), et quand il croyait avoir produit tout son effet sous ce point de vue, il changeait son attitude pour une non moins extraordinairement gracieuse. De temps à autre il lançait à la dérobée un regard vers la partie féminine de la société, pour épier jusqu’à quel point il attirait l’attention. Le soin extrême que prenait le chevalier pour se former une physionomie lui donnait un fort léger avantage sur les traits plus forts et moins réguliers d’Halbert Glendinning et sur l’expression tranquille et mâle d’une âme qui sent toute sa force.

De toutes les femmes rassemblées à Glendearg, la fille du meunier seule avait l’esprit assez libre pour jeter parfois un regard d’admiration sur les élégantes attitudes de sir Piercy Shafton ; car Marie Avenel et la dame Glendinning attendaient avec appréhension ce qu’Halbert allait répondre à la proposition de l’abbé, et redoutaient d’avance les conséquences d’un refus. La conduite de son frère Édouard, qui était naturellement froid, respectueux et timide, fut en même temps noble et affectueuse. Le jeune fils de dame Elspeth s’était retiré dans un coin, après que l’abbé, à la prière du sous-prieur, l’eut honoré de quelque peu d’attention en le questionnant sur ses progrès dans le Donatus et dans le Promptuarium parvulorum sans daigner attendre sa réponse. De son coin il se glissa alors près de son frère, et se mettant derrière lui, il coula sa main droite dans la main gauche du chasseur, et, par une légère pression, qu’Halbert lui rendit aussitôt, exprima tout à la fois l’intérêt que sa situation lui inspirait, et la résolution où il était de partager son sort en cas de disgrâce.

Le groupe était ainsi placé, lorsqu’après un silence de deux ou trois minutes, qu’il employa à savourer lentement une coupe de vin afin de pouvoir faire son offre avec la dignité convenable, l’abbé commença en ces termes :

« Mon fils, nous, votre supérieur légitime, et, par la grâce de Dieu, abbé de la communauté de Sainte-Marie, avons été instruit de tous vos utiles talents, spécialement de votre habileté pour la chasse, et de votre savoir parfait pour frapper le gibier en vrai chasseur, et comme un garde doit le faire, sans abuser de ce précieux don du ciel en abîmant les chairs, ainsi que trop souvent il arrive à des serviteurs insouciants… »

En cet endroit il s’arrêta ; mais voyant que Glendinning ne répliquait à son compliment que par un salut, il poursuivit : « Mon fils, nous louons votre modestie ; néanmoins nous voulons que vous vous expliquiez librement touchant ce que nous avons prémédité pour votre avancement : c’est de vous conférer la charge de garde de nos chasses et forêts tant pour les terres qui nous appartiennent par droit exclusif et perpétuel de propriété, que pour les privilèges à nous concédés sur d’autres domaines par des rois pieux et charitables, dont les âmes jouissent maintenant de tout le bien qu’ils ont fait à l’Église. Agenouille-toi, mon fils, que nous puissions, de notre propre main et sans perdre de temps, te revêtir de cette charge.

— À genoux, » dit d’un côté le cuisinier. « À genoux, » dit de l’autre le sommelier.

Mais Halbert Glendinning resta debout.

« S’il s’agissait d’accepter avec reconnaissance l’offre généreuse que me fait Votre vénérable Seigneurie, je ne pourrais pas, dit-il, m’incliner assez bas, ou rester assez long-temps à genoux. Mais je ne puis m’agenouiller pour recevoir l’investiture de votre gracieux don, monseigneur abbé, car je suis résolu de prendre une autre carrière.

— Que signifie cela ? monsieur, » dit l’abbé en fronçant le sourcil ; « ne me trompé-je pas ? et se peut-il que vous, descendant d’un vassal de l’abbaye, à l’instant où je vous donne une si noble preuve de ma bonté, vous ayez dessein de quitter mon service pour celui d’un autre.

— Monseigneur, répondit Halbert Glendinning, il m’est pénible de penser que vous me croyiez capable de ne pas apprécier votre offre généreuse et de chercher à changer votre service pour celui d’un autre. Mais votre gracieuse proposition ne peut que me faire plus tôt exécuter un dessein que j’avais formé depuis long-temps.

— Quoi, mon fils ! dit l’abbé, se peut-il ? Vous êtes précoce pour enfanter des projets sans l’avis de ceux de qui vous dépendez. Et quel est-il ce beau dessein ? puis-je vous prier de m’en instruire ?

— C’est d’abandonner à mon frère et à ma mère, répondit Halbert, mon intérêt dans le fief de Glendearg, jadis la propriété de mon père, Simon Glendinning, et d’obtenir de Votre Révérence qu’elle soit aussi bonne et aussi généreuse envers eux que vos prédécesseurs, les abbés de Sainte-Marie, l’ont été pour mon père et même pour moi. Quant à moi, je suis déterminé à tenter la fortune par d’autres moyens. »

La dame Glendinning, en cet instant pressée par une anxiété maternelle, rompit le silence en s’écriant : « Ô mon fils ! » et Édouard, se rapprochant de son frère, lui murmura en aussi peu de mots : « Mon frère ! mon frère ! »

Le sous-prieur, à cause de l’intérêt qu’il avait toujours porté à la famille Glendinning, crut qu’en cet instant il pouvait exprimer ses craintes d’une manière plus sévère.

« Obstiné jeune homme, dit-il, quelle démence peut t’exciter à repousser la main qui s’avance pour te soutenir ? Quel but mensonger as-tu devant les yeux qui puisse compenser la décente et convenable indépendance que tu rejettes maintenant avec mépris ?

— Quatre marcs d’uagent par année bien et dûment payés, dit le cuisinier.

— Le pâturage pour deux vaches, un justaucorps et des braies, ajouta le sommelier.

— Silence, mes frères, dit le sous-prieur ; qu’il plaise à Votre Seigneurie, vénérable père, d’accorder, à ma demande, un jour de réflexion à ce jeune entêté, et je tâcherai de le convaincre de ce qu’il doit, en cette occasion, à Votre Seigneurie, à sa famille et à lui-même.

— Votre bonté, révérend père, dit le jeune homme, mérite toute ma reconnaissance ; c’est encore une continuation de cette longue suite de faveurs dont vous m’avez comblé, et pour lesquelles je n’ai à vous offrir que les sentiments de la plus vive gratitude. C’est ma faute et non la vôtre si vos intentions n’ont pas été remplies ; mais ma résolution est fixe et inébranlable. Il m’est impossible d’accepter l’offre généreuse du seigneur abbé ; mon sort m’appelle en d’autres lieux ; là, je mourrai ou je serai plus heureux qu’aujourd’hui.

— Par Notre-Dame ! dit l’abbé, je crois, en vérité, que ce jeune homme a perdu la tête, ou plutôt je crois, sir Piercy, que vous l’avez bien jugé lorsque vous prophétisiez qu’il n’était pas propre à la charge que nous voulions lui donner. Se pourrait-il que vous ayez eu connaissance de ce caractère fantasque ?

— Non, par la messe ! » dit sir Piercy Shafton avec son indifférence naturelle. « Je l’ai jugé seulement par sa naissance et par son éducation ; car rarement un bon faucon sort de l’œuf d’un milan.

— Tu es un milan toi-même, et une insipide crécerelle, « répliqua Halbert Glendinning sans hésiter un instant.

« Quoi ! en notre présence, et à un homme de qualité ! » dit l’abbé, à qui le sang montait à la figure.

« Oui, monseigneur, dit le jeune homme, en votre présence même je rends à ce fat le déshonneur immérité dont il a couvert mon nom. Mon vertueux père, qui mourut pour la cause de son pays, réclame cette justice de la part de son fils.

— Insolent jeune homme ! s’écria l’abbé.

— Pardon, révérend père, dit le chevalier, pardon, si je vous interromps avec si peu de civilité, et permettez que je vous prie de ne pas vous échauffer pour ce rustre. Croyez-moi, le souffle du nord déracinera un de vos rochers avant que les paroles grossières d’un misérable, que je regarde avec tant d’indifférence et de mépris, altèrent le sang-froid de Piercy Shafton.

— Quoique vous soyez si orgueilleux de votre imaginaire supériorité, sir chevalier, dit Halbert, ne pensez pas qu’on ne puisse jamais troubler le calme de votre vanité satisfaite.

— Ma foi, ce ne seront jamais tes paroles qui me troubleront, répondit sir Piercy.

— Eh bien ! connais-tu ceci ? » dit le jeune Glendinning en lui présentant l’aiguille d’argent qu’il avait reçue de la Dame Blanche.

Jamais on n’imagina une transition si subite de la sérénité la plus dédaigneuse au plus furieux degré de colère, que celle qui s’opéra chez sir Piercy Shafton. C’était la différence qui existe entre un canon chargé qui demeure oisif dans son embrasure, et le même canon touché par la mèche allumée. Il tressaillit, tous ses membres tremblèrent de rage, et ses traits animés et agités par la colère le faisaient ressembler plutôt à un possédé qu’à un homme sous l’empire de la raison ; il ferma les poings en les allongeant, et tout en fureur les dirigea vers la figure de Glendinning, qui lui-même était étonné de l’état frénétique auquel il avait donné lieu : puis il les retira, se frappa le front de la main, et se précipita hors de la chambre dans une agitation qu’il est impossible de décrire. Tout ceci s’était passé avec une si grande vitesse que personne n’avait eu le temps d’intervenir.

Lorsque sir Piercy Shafton eut quitté l’appartement, il y eut un moment de silence occasionné par la surprise ; et ensuite, d’une commune voix, chacun demanda à Halbert qu’il fît connaître le moyen dont il s’était servi pour produire un si violent changement dans le chevalier anglais.

" Je ne lui ai rien fait, répondit Halbert Glendinning, que ce que vous avez tous vu. Dois-je répondre de la bizarrerie de son humeur ?

— Jeune homme, » dit l’abbé prenant son ton le plus grave, « ces subterfuges ne te serviront de rien. Il n’est pas homme à sortir de son caractère sans quelques puissants motifs. Tu en es la cause, et elle doit être connue. Je te commande, si tu veux éviter que je ne prenne avec toi de plus violentes mesures, de me dire par quels moyens tu as jeté notre ami dans une pareille fureur. Nous ne voulons pas qu’en notre présence nos vassaux fassent perdre la tête à nos hôtes, et rester ignorants des voies qu’ils ont employées pour arriver à cette fin.

— S’il plaît à Votre Révérence, je lui ai seulement montré ceci, » dit Halbert Glendinning, donnant aussitôt l’épingle à l’abbé, qui la regarda avec attention, et ensuite, secouant la tête, la remit gravement au sous-prieur, sans proférer une parole.

Le père Eustache examina le mystérieux présent avec la plus scrupuleuse attention, et ensuite, s’adressant à Halbert d’une voix sévère, il lui dit : « Jeune homme, si tu ne veux pas que nous te soupçonnions d’étrange fourberie dans cette affaire, fais-nous connaître incontinent d’où tu tiens cette aiguille, et comment il se fait qu’elle ait un tel empire sur sir Piercy Shafton ? » Étant si vivement pressé, il aurait été fort difficile à Halbert d’éviter de répondre à une question si embarrassante. S’il eût confessé la vérité, il aurait pu être brûlé à cette époque, quoique, de nos jours, un tel aveu ne lui aurait valu que le titre d’insigne menteur. Il fut heureusement tiré d’embarras par le retour de sir Piercy Shafton, qui, en rentrant, entendit la question du sous-prieur.

Sans attendre la réponse d’Halbert Glendinning, il vint à lui, et lui dit tout bas en passant : « Sois discret ! je te donnerai la satisfaction que tu as osé demander. »

Puis, lorsqu’il retourna à sa place, il y avait encore sur son front quelques marques d’agitation d’esprit ; mais redevenu calme en apparence, il demanda pardon du manque de convenances dont il s’était rendu coupable, et qu’il attribuait à une indisposition grave et soudaine. Tous gardèrent le silence, et échangèrent entre eux des regards d’étonnement.

Le seigneur abbé ordonna que chacun sortît de l’appartement, à l’exception de sir Piercy Shafton et du sous-prieur. « Et qu’on ait grand soin, ajouta-t-il, que ce hardi jeune homme ne puisse point s’enfuir ; car s’il s’est servi de charme ou d’autres moyens impies contre la santé de notre digne hôte, je jure, par l’aube et la mitre que je porte, que la punition sera exemplaire.

— Monseigneur et vénérable père, » dit Halbert en le saluant profondément, « je ne crains pas de demeurer pour subir mon arrêt. Je crois que vous serez mieux instruit par ce digne chevalier lui-même de ce qui a été cause de sa colère, et combien peu j’y ai eu part.

— Soyez persuadé, » dit le chevalier, sans cependant lever les yeux sur Halbert, « que je satisferai le seigneur abbé. »

À ces mots chacun se retira et le jeune Glendinning sortit.

Lorsqu’on eut laissé seuls l’abbé, le sous-prieur et le chevalier anglais, le père Eustache, contre sa coutume, ne put s’empêcher de parler le premier. « Apprenez-nous pourquoi, noble seigneur, dit-il, et par quels mystérieux moyens vos esprits ont pu si loin se laisser emporter, et votre patience vous abandonner lorsqu’il vous a présenté cette babiole, après avoir gardé votre sang-froid pendant toutes les provocations que vous a faites ce présomptueux et singulier jeune homme. »

Le chevalier prit l’aiguille d’argent de la main du bon père, l’examina avec une sorte d’insouciance, et la rendit au sous-prieur, en disant : « En vérité, vénérable père, je ne puis que m’étonner que la sagesse dont vos cheveux d’argent semblent être une preuve et que votre haut rang, puissent, tel qu’un chien de chasse mal instruit (pardonnez la comparaison), suivre une si trompeuse odeur. Je serais d’honneur plus facile à m’émouvoir que la feuille du tremble qui s’agite au moindre souffle des airs, si une babiole semblable, qui n’a pas plus de valeur, quant à moi, que la même quantité d’argent frappée en pièces de quatre sous, avait pu troubler mon repos. La vérité est que dès mon enfance j’ai été atteint d’une maladie dont vous avez vu tout-à-l’heure une attaque. C’est une affection cruelle et pénétrante, qui agit sur les nerfs et sur les os, de même qu’une bonne lame, dans les mains d’un brave soldat, transperce les membres et les nerfs. Mais cela se dissipe promptement, comme vous en avez pu juger par vous-même.

— Cependant, dit le sous-prieur, ceci n’explique pas pourquoi le jeune homme vous a présenté cette aiguille d’argent, comme un signe qui devait vous rappeler quelque chose, et, ainsi que nous le pensons, quelque chose de désagréable.

— Votre Révérence peut faire la conjecture qu’il lui plaira, dit sir Piercy, et je ne puis me charger de redresser votre jugement. Il me semble que je ne dois pas être appelé pour rendre compte des actions d’un jeune fou.

— Certainement, dit le sous-prieur, nous ne poursuivrons pas plus loin un interrogatoire qui semble peu agréable à notre hôte. Néanmoins, » dit-il en regardant son supérieur, « cet incident pourra changer en quelque sorte le dessein que Votre Révérence avait formé de prolonger un peu la résidence de votre digne hôte dans cette tour, comme étant un endroit plus sûr et plus secret, ce qui, aux termes où nous en sommes avec l’Angleterre, est une chose fort essentielle.

— En vérité, dit l’abbé, cette réflexion serait très-juste, si nous pouvions donner un meilleur abri au chevalier ; mais je ne connais pas un refuge plus convenable dans Sainte-Marie ; cependant je ne sais que conseiller à notre digne hôte, lorsque je considère la pétulance effrénée de ce jeune opiniâtre.

— Bah ! mes révérends pères, s’écria sir Piercy, pour qui me prenez-vous ? Je vous jure sur mon honneur, que si je devais faire un choix, je voudrais habiter cette maison. J’aime à voir un jeune homme montrer de la vivacité, quand même il devrait en tomber un peu sur ma tête. Je vous proteste que je veux demeurer ici, vivre en ami avec ce bon villageois. Nous irons à la chasse ensemble et nous verrons bien s’il est bon tireur ; j’espère envoyer bientôt à monseigneur l’abbé un daim de la meilleure espèce, tué avec tant d’art que le révérend cuisinier en sera tout joyeux. »

Ceci fut dit avec une bonne humeur si bien jouée, que l’abbé ne poussa pas plus loin ses observations sur ce qui venait d’arriver, mais s’occupa de donner à son hôte le détail des meubles, tapisseries et provisions qu’il se proposait d’envoyer à la tour de Glendearg pour lui rendre ce séjour plus supportable. Ce discours, assaisonné d’une ou deux coupes de vin, servit à faire passer le temps jusqu’au moment où l’abbé ordonna à sa cavalcade de se préparer à reprendre le chemin du couvent.

« Comme nous avons perdu notre méridienne[2], dit-il, indulgence sera donnée à ceux des frères qui nous accompagnent, et qui ne pourront pas par lassitude se rendre à prime[3], et ceci par pure miséricorde ou indulgentiâ[4]. »

Ayant bénévolement accordé à ses fidèles moines une faveur qu’il jugeait devoir leur être très-agréable, le bon abbé, voyant que tout était prêt pour le départ, donna sa bénédiction à la famille rassemblée, et sa main à baiser à dame Glendinning. Pour Marie Avenel, il la baisa sur la joue et en fit autant à la petite meunière qui s’approchait pour lui rendre hommage. Il ordonna à Halbert de modérer son caractère et d’être officieux et soumis envers le chevalier anglais ; il recommanda à Édouard d’être discipulus impiger atque strenuus[5] ; puis enfin, faisant à sir Piercy Shafton un adieu plein de courtoisie, il lui conseilla de rester au logis le plus possible, de crainte que les maraudeurs anglais n’eussent ordre de s’emparer de sa personne. Ayant rempli ces civilités d’usage, il descendit dans la cour, accompagné de toute sa suite, où, avec un soupir qui approchait d’un gémissement, le vénérable père monta sur son palefroi, dont la housse, d’un pourpre foncé tombait jusqu’à terre ; et très-satisfait que le pas tranquille de son cheval ne fût plus troublé par les gambades et les sauts du coursier de sir Piercy, il se mit paisiblement en marche pour retourner au monastère.

Lorsque le sous-prieur fut monté à cheval pour escorter son supérieur, ses yeux cherchèrent Halbert qui, en partie caché par une projection du mur extérieur de la cour, regardait le départ de la cavalcade et le groupe qui l’entourait, mécontent de l’explication qu’il avait reçue touchant la mystérieuse épingle d’argent, et cependant portant un vif intérêt au jeune homme dont le caractère lui avait inspiré une haute estime, le bon moine résolut de ne pas laisser échapper la plus prochaine occasion d’approfondir ce sujet. En cet instant, il regarda Halbert avec un air sérieux et significatif, et après lui avoir dit adieu en inclinant la tête, il lui fit un signe du doigt qui semblait recommander la prudence. Ensuite il rejoignit le reste du clergé, et suivit l’abbé à travers la vallée.


  1. Le pied anglais équivaut à onze pouces de France. a. m.
  2. Heure du midi, qui dans les couvents était employée au sommeil, alors nécessaire, à cause des règles monastiques qui obligeaient les frères à des prières nocturnes, comme les vigiles et autres. a. m.
  3. Prime était le service de minuit chez les moines. a. m.
  4. Miséricorde, selon le savant ouvrage de Fosbrooke sur les usages des moines anglais, voulait non seulement, observe Walter Scott, dire une indulgence ou une exemption de devoirs particuliers, mais aussi un appartement particulier dans un couvent où les moines s’assemblent pour jouir de telles indulgences ou permissions qui leur étaient concédées au-delà des règles. a. m.
  5. Un disciple actif et courageux. a. m.