Le Monastère/Chapitre XVIII

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 13p. 232-239).
CHAPITRE XVIII.


la collation.


Je te donnerai dix-huit pences par jour, et tu porteras mon arc, et je te ferai le chef de tout le pays du Nord. Et moi, dit la reine, sur mon Dieu et sur ma foi, je te donnerai treize pences par jour ; viens chercher ton paiement quand tu le voudras : personne ne te le refusera.
William de Cloudesley.


Les mœurs de l’époque ne permettaient pas aux habitants de Glendearg de prendre part à la collation qu’ils avaient servie dans la salle à manger de l’ancienne tour, à l’abbé, aux moines et à sir Piercy Shafton. La dame Glendinning n’y fut point admise, et à cause de son rang inférieur et à cause de son sexe ; car, quoique cette règle fût parfois enfreinte, il n’était pas permis au supérieur de Sainte-Marie de prendre ses repas dans la société des femmes. Marie Avenel ne put donc y assister pour cette dernière raison, et Édouard Glendinning pour la première ; mais Sa Révérence condescendit à demander qu’ils demeurassent dans l’appartement, et leur dit quelques mots obligeants sur la prompte et hospitalière réception qu’ils lui offraient.

La venaison fumante fut alors mise sur la table ; une serviette aussi blanche que la neige fut, avec le respect convenable, attachée sous le menton de l’abbé par le sommelier, et l’on n’attendait plus pour commencer le repas que la présence de sir Piercy Shafton. Il parut enfin, aussi resplendissant que le soleil, paré d’un doublet de velours rouge à crevées d’étoffe d’argent ; son chapeau, de la forme le plus à la mode, était entouré d’un galon d’or, et il portait au cou un collier du même métal, orné de topazes et de rubis, qui justifiait un peu son anxiété pour la sûreté de son bagage. Ce collier magnifique, ou plutôt cette chaîne, était semblable à celle que portaient les chevaliers du plus haut rang, et tombait sur sa poitrine en soutenant un riche médaillon.

« Nous vous attendions, sir Piercy, » dit l’abbé se hâtant de prendre place dans le fauteuil que le sommelier avançait près de la table.

— Daignez m’excuser, révérend père et seigneur, répliqua ce fleuron de courtoisie ; je n’ai fait qu’ôter mon habit de cheval pour me transformer de manière à me présenter plus convenablement dans cette respectable compagnie.

— Je ne puis que louer votre politesse, sir chevalier, et particulièrement votre prudence, d’attendre le moment favorable pour être ainsi paré. Certes, si cette magnifique chaîne eût été visible pendant votre voyage, son propriétaire aurait couru risque de perdre sa compagnie.

— Cette chaîne, révérend père, n’est qu’une bagatelle, une fadaise, un rien, lorsqu’elle est portée sur ce doublet ; mais lorsque je la porte avec mon justaucorps couleur brun obscur, du meilleur velours de Gênes, ces pierreries reçoivent un tel éclat de l’obscurité et de la sévérité de la couleur de l’étoffe, qu’elles semblent des étoiles qui lancent leur feu au travers de sombres nuages.

— J’en suis bien persuadé, dit l’abbé ; et veuillez prendre place. »

Mais sir Piercy se trouvait dans son élément, et il n’était pas aisé de l’interrompre. « J’avoue, continua-t-il, que quoique ce bijou ne soit qu’une bagatelle, il aurait bien pu être capté par Julien… Sancta Maria ! » s’écria-t-il en s’interrompant lui-même, « qu’allais-je dire, tandis que ma belle et charmante Protection, que je nommerai plutôt ma Discrétion, est ici présente. Votre Affabilité n’a-t-elle pas été indiscrète, ô trop aimable Discrétion, pour permettre qu’un mot égaré soit sorti de la bergerie de sa bouche, et ait franchi les palissades de la civilité et envahi le manoir du décorum ?

— Sainte Marie ! » dit l’abbé tant soit peu impatienté, « la plus grande discrétion que je puisse désirer dans tout ceci, est de manger le dîner pendant qu’il est chaud. Frère Eustache, dites le benedicite et découpez la venaison. »

Le sous-prieur obéit aussitôt à la première partie de l’injonction, et fit une pause avant d’obéir à la seconde.

« C’est vendredi, ô Révérence ! dit-il en latin, afin que la remarque échappât, s’il était possible, aux oreilles de l’étranger.

« Nous sommes en voyage, dit l’abbé, et viatoribus licitum est[1]. Vous vous rappelez le canon : » Un voyageur doit accepter la nourriture que la rigueur du sort lui présente. » Je vous accorde à tous une dispense pour manger de la chair aujourd’hui, à condition, mes frères, que vous direz le Confiteor lorsqu’on sonnera le couvre-feu, que le chevalier fera une aumône, et que chacun de vous s’abstiendra de chair un des jours du mois prochain, que vous choisirez vous-mêmes ; c’est pourquoi, mettez-vous à table, et prenez votre repas avec gaieté ; et vous, frère sommelier, da mixtus ![2] »

Tandis que l’abbé réglait ainsi les conditions de son indulgence, il avait déjà fait disparaître une tranche de la délicate venaison, qu’il arrosa d’un flacon de vin du Rhin, modestement tempéré d’un peu d’eau.

« On a raison de dire, » observa-t-il en demandant une nouvelle tranche au sommelier, « que la vertu trouve toujours sa récompense en elle-même. Car, bien que ce soit un médiocre repas préparée la hâte et pris dans une misérable chambre, je ne me rappelle pas avoir eu un tel appétit depuis le temps ou j’étais frère dans l’abbaye de Dundrennam, où j’étais accoutumé à travailler au jardin depuis le matin jusqu’à nones, instant où notre abbé frappait le cymbalum[3] : alors j’entrais pressé par la faim, poussé par la soif, da mihi vinum, quœso, et merum sit[4], et avec un bon appétit je prenais ma part de ce qui était placé devant moi, selon notre règle. Les jours de fête et ceux de jeûne, caritas ou pœnitentia[5], étaient les mêmes pour moi. Je n’avais pas alors ces maux d’estomac qui m’obligent à recourir au vin réconfortant et à une cuisine choisie, pour rendre les aliments agréables au palais et faciles à la digestion.

— Il pourrait arriver, saint père, dit le sous-prieur, qu’une promenade à cheval, faite de temps à autre à l’extrémité du patrimoine de Sainte-Marie, eût pour votre santé le même heureux effet que l’air du jardin de Dundrennam.

— Peut-être avec la protection de notre patronne, de telles promenades pourront nous réussir, répondit l’abbé, en ayant soin que notre venaison soit tuée avec précaution par quelque garde-chasse qui connaisse bien son métier.

— Si le seigneur abbé me permettait, dit à son tour le frère cuisinier, je crois que le meilleur moyen de tranquilliser Sa Révérence sur un sujet si important, serait d’engager comme piqueur ou maître de la venaison le fils aîné de cette bonne femme, la dame Glendinning, qui est ici pour vous servir. Je dois savoir, par ma charge, comment on doit tuer le gibier ; et je puis dire en toute sûreté que jamais je n’ai vu, pas plus qu’aucun autre coquinarius[6] un coup si bien porté. Il a percé le daim juste au cœur.

— Que venez-vous nous dire d’un bon coup, mon père, dit sir Piercy ; je vous apprendrai qu’un seul coup ne fait pas plus un tireur qu’une hirondelle le printemps. J’ai vu le garçon dont vous parlez, et en vérité, si sa main peut lancer la flèche aussi hardiment que sa langue est prompte à tenir de présomptueux discours, je le proclame aussi bon archer que Robin Hood.

— Fort bien, dit l’abbé, il est urgent que je sache la vérité de la dame elle-même ; car nous aurions bien tort d’agir témérairement dans une affaire dont le résultat pourrait être de gâter les provisions que le ciel et notre patronne nous envoient, et, par conséquent de les rendre impropres à l’usage d’hommes respectables. C’est pourquoi, avancez, dame Glendinning, et, comme à votre féodal seigneur et supérieur spirituel, dites-nous sans rien craindre la vérité sur un sujet qui nous intéresse extrêmement, c’est-à-dire si votre fils se sert toujours de l’arc avec autant d’adresse que vient de le dire le frère cuisinier.

— Puisque cela plaît à Votre Révérence, » répondit dame Glendinning en saluant profondément, « je sais à mes dépens en quoi consiste l’art de tirer une flèche, car mon pauvre mari, Dieu veuille avoir son âme ! est mort sur le champ de bataille de Pinkie, percé d’un trait, tandis qu’en fidèle vassal de l’église de Sainte-Marie, il combattait à l’ombre de la sainte bannière : c’était un vaillant homme ; et excepté qu’il aimait un morceau de venaison, et qu’il fit pour vivre pendant un temps ce que les maraudeurs font toujours, je ne lui connais pas d’autre péché. Et cependant, quoique j’aie payé, messe sur messe, la somme de quarante shillings, outre un quartier de froment et quatre mesures de seigle, je ne suis cependant pas certaine qu’il soit délivré du purgatoire.

— Bonne dame, dit le seigneur abbé, nous prendrons garde à cela ; et puisque votre mari périt, comme vous le dites, en combattant pour l’Église, et sous la sainte bannière, soyez sûre que nous le ferons sortir du purgatoire, pourvu qu’il y soit. Mais ce n’est pas de votre mari que nous voulons parler maintenant, c’est de votre fils ; non d’un tireur écossais, mais d’un tireur de daims. C’est pourquoi je vous dis de me répondre sur ce point : votre fils est-il bon archer, oui ou non ?

— Hélas ! mon révérend seigneur, répondit la veuve, mon petit clos serait mieux cultivé si je pouvais répondre non à Votre Révérence. C’est un excellent archer ! Hélas ! révérend père, je voudrais qu’il eût appris autre chose qu’à manier l’arbalète, l’arc, la carabine et le mousquet, le fauconneau et le saker. Il peut se servir de toutes les armes, et s’il plaît à ce très-honorable gentilhomme, notre hôte, de tenir son chapeau à la distance de cent verges, mon Halbert lancerait au milieu une flèche ou une balle, si ce très-honorable gentilhomme ne remuait pas et le tenait avec fermeté, et je gagerais un quart d’orge qu’il ne toucherait pas un bout de ses rubans. J’ai vu notre vieux Martin faire souvent cette expérience, et notre très-révérend le sous-prieur l’a vu de ses propres yeux, s’il lui plaît de se le rappeler.

— Cela n’est pas sorti de mon esprit, madame, dit le père Eustache ; et je ne savais lequel des deux méritait le plus mon admiration, ou de la précision du jeune archer ou de la fermeté du vieillard qui servait de but. Cependant je ne conseillerais pas à sir Piercy Shafton d’exposer son précieux chapeau, et encore moins sa précieuse personne à un tel risque, à moins toutefois que ce ne fût son bon plaisir.

— Soyez persuadé que je n’en ai nulle envie, » dit sir Piercy Shafton avec vivacité ; « soyez persuadé, révérend père, que je n’en ai nulle envie. Je ne refuse pas à ce garçon les qualités que vous lui donnez, mais les arcs ne sont faits que de bois, et les cordes de lin, et les meilleures, qui sont de soie, proviennent des excréments d’un ver : les archers ne sont que des hommes ; les doigts peuvent glisser, les yeux peuvent être éblouis, le plus aveugle peut viser juste, et le meilleur tireur manquer le but, ne fût-il éloigné que de la longueur de l’arc. C’est pourquoi je n’essaierai pas cette dangereuse expérience.

— Comme vous voudrez, sir Piercy, dit l’abbé ; cependant nous nommerons ce jeune homme garde de la forêt qui nous a été donnée par le bon roi David, afin que la chasse puisse récréer nos esprits fatigués, la chair du daim améliorer notre pauvre table, et sa peau couvrir les livres de notre bibliothèque, pour obtenir ainsi tout à la fois la subsistance du corps et celle de l’âme.

— Agenouillez-vous, bonne dame, agenouillez-vous, » dirent en même temps le sommelier et le cuisinier à la dame Glendinning, « et baisez la main de Sa Seigneurie pour la grâce qu’elle vient d’accorder à votre fils. »

Et ils commencèrent une espèce de duo, en faisant l’énumération des avantages de cette place, en psalmodiant comme s’ils eussent dit l’office avec les répons.

— Un habit vert et un pantalon de peau à la Pentecôte, disait le cuisinier.

— Quatre marcs d’argent par an, à la Chandeleur, répondit le sommelier.

— Un muid d’ale double à la Saint-Martin ; et autant qu’il en voudra de simple, ainsi qu’il en conviendra avec le cellerier.

— Qui est un homme plein de raison, ajouta l’abbé, et qui encouragera un actif serviteur du couvent.

— Une portion de bouillon et une autre de bœuf ou de mouton que je lui servirai moi-même, dit le cuisinier.

— Le droit d’avoir deux vaches et un cheval dans la prairie de Notre-Dame.

— Chaque année une peau de bœuf pour faire des bottines afin de se préserver des ronces et des épines.

— Et différents autres droits, quæ mine præscribere longum[7] » dit l’abbé, terminant ainsi d’une voix haute la liste des avantages attachés à la charge de garde-forêt.

La dame Glendinning, pendant tout ceci, était à genoux, tournant machinalement sa tête, du sommelier au cuisinier, et ceux-ci étant placés l’un à sa droite, l’autre à sa gauche, elle avait l’air d’un automate remuant par des ressorts, ou d’une figure que fait mouvoir une sonnerie. Dès qu’ils se turent, elle baisa la main de l’abbé. Persuadée cependant de la fermeté d’Halbert sur quelques points, elle témoigna à l’abbé sa reconnaissance pour les offres généreuses qu’il lui faisait et lui dit qu’elle avait l’espoir qu’Halbert aurait le bon sens de les accepter.

« Comment, dit l’abbé fronçant le sourcil, les accepter ! Femme, ton fils aurait-il perdu la tête ? »

Elspeth, effrayée du ton dont il lui faisait cette question, ne put trouver une réponse. Il est vrai que si elle avait voulu répliquer, elle aurait à peine été entendue, parce que les deux officiers de la bouche de l’abbé reprirent leur dialogue.

« Refuser ! dit le cuisinier.

— Refuser ! « répondit le sommelier, répétant le mot que ce dernier venait de prononcer, mais d’un ton de surprise encore plus haut.

— De l’ale et de la bière, du bouillon et du mouton, le pâturage pour une vache et pour un cheval ! s’écria le cuisinier.

— Un habit et un justaucorps ! répéta le sommelier.

— Un moment de patience, mes frères, reprit le sous-prieur, ne soyons pas ainsi étonnés, et cherchons plutôt la cause de ce refus. Cette bonne dame connaît le caractère et l’humeur de son fils. Pour moi, je puis assurer qu’il n’aime ni les lettres ni les sciences ; car j’ai pris une peine inutile pour les lui faire goûter. Cependant ce n’est pas un jeune homme d’un caractère ordinaire ; d’après mon faible jugement, il est de ceux que Dieu fait naître chez un peuple lorsqu’il veut que la force, le courage et la valeur soient les instruments de sa délivrance. De tels hommes se font remarquer par une bizarrerie et une obstination qui leur donnent une apparence de sauvagerie et de stupidité parmi ceux avec qui ils marchent et avec qui ils conversent, jusqu’à ce que la volonté de la Providence présente une occasion qui les rende l’instrument de grands projets.

— Tu as parlé sagement, frère Eustache, dit l’abbé : et nous verrons ce garçon avant de prendre un parti. Qu’en pensez-vous, sir Piercy Shafton ? est-ce l’usage à la cour que l’homme convienne à la place, ou la place à l’homme ?

— S’il plaît à Votre Révérence, répondit le chevalier, je suis en partie de votre avis, et souscris à ce que votre sagesse vient de prononcer. Néanmoins, avec le respect dû au sous-prieur, nous ne cherchons pas les braves capitaines et les libérateurs de la nation dans les chaumières du peuple. Si ce jeune homme possède quelques étincelles d’un esprit martial, ce que je ne veux pas contester (quoique j’aie vu rarement la présomption et l’arrogance réussir dans les hauts faits et les grandes actions), ces étincelles le feront distinguer des autres individus de sa propre classe, et ce sera tout, car le ver luisant, qui jette un si grand éclat dans le gazon de la prairie, serait de peu d’utilité s’il était placé sur le haut d’un fanal.

— Voici fort à propos, dit le sous-prieur, voici le jeune chasseur qui revient ; il pourra s’expliquer lui-même. » Car étant placé de manière à faire face à la fenêtre, il pouvait voir Halbert gravir la petite montagne sur laquelle était bâtie la tour.

« Qu’on lui ordonne de paraître devant nous, » dit le seigneur abbé ; et, d’un commun élan, les deux moines servants, pleins d’obéissance et luttant d’empressement, sortirent de la chambre. Au même moment, la dame Glendinning sortit, en partie pour recommander à son fils l’obéissance, et en partie pour obtenir de lui qu’il changeât sa toilette avant de se présenter à l’abbé. Mais le cuisinier et le sommelier, parlant tous deux en même temps, l’avaient chacun saisi par le bras, et le conduisaient en triomphe dans l’appartement ; si bien qu’elle n’eut que le temps de dire : « Que sa volonté soit faite ! S’il avait seulement son haut-de-chausses des dimanches.

Quelque humble et quelque limité que fût ce désir, le destin ne l’exauça pas. Halbert Glendinning fut conduit à la hâte en présence du seigneur abbé, sans pouvoir obtenir un seul mot d’explication, et sans qu’il lui fût permis de mettre son haut-de-chausses des jours de fête, ce qui voulait dire en écossais mettre des culottes et des bas.

Cependant, quoique présenté d’une manière si inattendue au milieu de tous les hôtes réunis, il y avait quelque chose dans le maintien d’Halbert qui inspirait un certain respect à la compagnie, dont la majeure partie s’était apprêtée à le regarder avec hauteur, sinon avec le plus grand mépris. Mais nous devons consacrer le chapitre suivant à son entrée et à sa réception.


  1. Les voyageurs ont permission. a. m.
  2. En latin barbare, donnez du vin trempé. a. m.
  3. Encore un mot latin de l’abbé, pour désigner une cloche. a. m.
  4. Donne-moi du vin, je te prie, et qu’il soit pur. a. m.
  5. Plaisance ou pénitence. a. m.
  6. Cuisinier, dans le latin du prieur. a. m.
  7. Qu’il serait trop long d’énumérer. a. m.