Le Monastère/Chapitre XXVII

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 13p. 322-334).
CHAPITRE XXVII.


détention de sir percy.


De par Notre-Dame ! sheriff, le compte est difficile à établir. Faut-il que moi, qui possède tous les titres de la naissance et de la baronnie, je me voie détenu par la disparition accidentelle d’un misérable forestier qui ne possède au monde que la boucle en cuivre de la ceinture où il suspend son couteau.
Ancienne comédie.


Tandis qu’Édouard faisait tous les préparatifs nécessaires pour assurer la punition de l’assassin présumé de son frère, avec une soif de vengeance qui, jusqu’à présent, n’avait pas paru être dans son caractère, sir Piercy Shafton faisait au sous-prieur les communications qu’il lui convenait de faire. Celui-ci l’écoutait avec une grande attention, car le récit du chevalier n’était pas des plus clairs, d’autant que son amour-propre lui faisait taire ou changer les détails qui auraient pu le rendre plus intelligible.

« Vous saurez, dit-il, révérend père, que ce jeune rustre ayant trouvé à propos de m’insulter grièvement, en présence de votre vénérable supérieur, de vous-même, et d’autres personnages respectables, entre autres de la demoiselle Marie Avenel, que j’appelle ma Discrétion, en tout bien et en tout honneur ; cette injure que je trouvai encore plus insupportable, attendu le temps et le lieu, avait porté mon ressentiment tellement au-delà des bornes de la prudence, que je résolus de lui accorder les privilèges d’un égal, et de lui faire l’honneur de me battre avec lui.

— Mais, sir chevalier, dit le sous-prieur, vous laissez de côté deux points : premièrement, pourquoi le gage qu’il vous offrit vous offensa-t-il aussi vivement ; et ensuite, comment ce jeune homme, que vous rencontriez tout au plus pour la seconde fois, pouvait-il connaître assez votre histoire pour vous avoir ému aussi profondément ?

— Votre première question, très-révérend père, » reprit le chevalier en rougissant, « nous la laisserons de côté, s’il vous plaît, attendu qu’elle n’est pas essentielle dans cette affaire ; pour ce qui est de la seconde, je vous proteste que je sais aussi peu que vous d’où lui vient cette connaissance, et que je suis très-près de croire qu’il a des rapports avec Satan. C’est ce dont nous pourrons reparler tout à l’heure. Or donc, révérend père, dans la soirée, je ne manquai pas de voiler mon dessein par un air tranquille, ainsi qu’il est d’usage parmi nous autres guerriers, qui ne laissons pas flotter sur notre physionomie les couleurs de la défiance, avant que notre main soit armée pour le combat. J’amusai la belle Discrétion par quelques canzonnette et autres bagatelles, qui ne pouvaient que ravir ses oreilles inexpérimentées. Je me levai le lendemain et je rencontrai mon antagoniste, qui, à dire vrai, s’est conduit aussi bravement que je pouvais le désirer de la part d’un villagio peu exercé. Quand nous en fûmes au combat, mon révérend père, je fis l’épreuve de son acier, en lui portant une demi-douzaine de bottes bien appliquées, dont la moindre aurait pu lui percer le corps ; mais je ne pouvais me décider à user d’un avantage aussi fatal, et ma juste indignation cédant à mon indulgence, je cherchais seulement à lui faire quelque blessure légère. Toutefois, mon révérend père, tandis que je m’abandonnais à ma clémence, il était, je crois, inspiré par le diable, et il me fit une nouvelle injure du même genre que la première. Alors, dans mon empressement à le punir, je lui portai un estramazone[1], et mon pied glissa au même moment, non par un défaut d’escrime de mon côté, ni par une supériorité d’adresse du sien, mais parce que le diable s’en mêlait, comme je vous l’ai dit, et que le gazon était glissant. Avant que je pusse reprendre ma position, je rencontrai son épée, qu’il avait avancée sur ma personne sans défense, et il me sembla que j’étais percé d’outre en outre. Alors le jeune homme, épouvanté de son succès peu mérité, prit la fuite et me laissa sans connaissance, par suite de la perte de sang. Quand je revins à moi, comme si je m’éveillais d’un profond sommeil, je me trouvai enveloppé dans mon manteau et couché au pied d’un des bouleaux qui sont groupés ici près. J’examine mes membres, et je ne ressens pas de douleur, mais beaucoup de faiblesse. Je porte ma main sur ma blessure, elle est guérie et fermée, ainsi que vous le voyez ; je me lève, je viens ici, voilà l’histoire de toute ma journée.

— Je répondrai à un récit aussi étrange, dit le moine, qu’il est à peine possible que sir Piercy Shafton puisse croire que j’y ajouterai foi. Voici une querelle dont vous cachez la cause ; une blessure reçue le matin, dont il ne reste aucune trace récente le soir ; une fosse comblée, dans laquelle on n’a pas déposé de corps ; le vaincu vivant et bien portant, et le vainqueur parti on ne sait où. Les faits, sir chevalier, ne sont pas assez liés pour que je puisse les regarder comme paroles d’évangile.

— Révérend père, reprit sir Piercy Shafton, il faut d’abord que je vous prie de ne pas perdre de vue que, si je vous donne une explication plausible et recevable d’un fait dont je vous ai assuré la véracité, je ne le fais que par respect pour votre ordre et votre habit, et je vous proteste qu’envers tout autre qu’un ecclésiastique, une dame, ou mon prince, je ne daignerais pas expliquer ce que j’ai une fois attesté, sans en offrir la preuve à la pointe de mon épée. Après cet avis, il reste à ajouter que j’engage ici mon honneur de gentilhomme et ma foi de chrétien catholique romain : ce que j’ai rapporté est arrivé ainsi et non pas autrement.

— Voilà une assertion bien prononcée, sir chevalier, reprit le sous-prieur ; mais songez que ce n’est qu’une assertion, et qu’il n’y a pas de loi ni d’usage qui nous oblige à croire des choses si opposées à la raison. Je vous prierai maintenant de me dire si la fosse qu’on a vue au lieu de votre rendez-vous était ouverte ou fermée quand vous commençâtes le combat.

— Révérend père, dit le chevalier, je ne vous cacherai rien, je vous dévoilerai tous les secrets de mon âme, ainsi que la source pure révèle le moindre sable qui couvre le fond de son miroir de cristal, et ainsi…

— Expliquez-vous clairement, pour l’amour du ciel, dit le moine ; ces phrases fleuries n’appartiennent pas à des affaires aussi importantes. La fosse était-elle ouverte quand le combat commença ?

— Elle l’était, reprit le chevalier, je l’avoue aussi franchement que celui…

— Je vous en prie, beau chevalier, cessez vos similitudes et écoutez-moi. Hier soir on n’a vu aucune trace d’une fosse dans cet endroit, car le vieux Martin s’est trouvé par hasard obligé de passer par là pour chercher un mouton égaré. D’après votre aveu, à la pointe du jour on avait creusé une fosse et vous vous étiez battu. On ne voit reparaître qu’un des combattants, il est ensanglanté et ne paraît pas avoir reçu de blessure. » Ici le chevalier fit un geste d’impatience.

« Mon fils, écoutez-moi encore un moment. La fosse est comblée et recouverte de gazon : que devons-nous croire, sinon qu’elle contient le corps du combattant qui a disparu ?

— De par le ciel ! c’est impossible, à moins que le jeune homme ne se soit tué et enterré lui-même, afin de me faire accuser comme assassin.

— On visitera la fosse demain à la pointe du jour, et je veux assister moi-même à cette opération.

— Je proteste d’avance contre ce témoignage, et j’insiste pour que le contenu du tombeau, quel qu’il soit, ne porte aucun préjudice à ma défense ; car j’ai été si tourmenté par des déceptions diaboliques dans cette affaire, que je ne serais point étonné que le diable prît la forme de ce jeune rustre pour me causer de nouvelles vexations. Je vous proteste, digne père, que je suis persuadé qu’il y a de la sorcellerie dans tout ce qui m’est arrivé. Depuis que je suis entré dans ces terres du Nord, qui à la vérité abondent, dit-on, en choses surnaturelles, moi, qui étais craint et respecté par la fleur des galants de la cour de Félicia, j’ai été bravé et insulté par un lourdeau de paysan. Moi, que Vincentio Saviola considérait comme le plus leste et le plus agile de ses disciples, j’ai été, en propres termes, vaincu par un vacher qui ne connaît pas plus d’escrime qu’il n’en faut pour se battre dans une fête de village. Il me semble que je reçois un violent coup d’épée au travers du corps, et je m’évanouis sur le lieu ; et en recouvrant ma connaissance je me trouve sans blessure, et il ne manque rien à mes vêtements que mon pourpoint brun doublé de satin, que, par parenthèse, je vous prierai de faire chercher, attendu que le diable qui m’a transporté pourrait bien l’avoir laissé choir dans son passage sur quelque arbre ou quelque buisson ; et c’est un vêtement du meilleur choix que j’ai mis pour la première fois à la parade de la reine, dans Southwark[2].

— Sir chevalier, vous vous éloignez encore du sujet. Je vous interroge sur ce qui concerne la vie d’un de vos semblables et peut-être la vôtre aussi, et vous me répondez par l’histoire d’un vieux pourpoint.

— Vieux ! s’écria le chevalier ; de par tous les dieux et tous les saints, s’il y a un galant à la cour d’Angleterre dont le soin soit plus fantasque, et la fantaisie plus soigneuse, qui ait une délicatesse plus gracieuse, et une grâce plus délicate, quand il s’agit des changements fréquents des vêtements précieux qui conviennent à celui qui peut passer pour la fleur des courtisans, je vous permets de me traiter d’esclave et de menteur. »

Le moine pensa qu’il avait déjà bien d’autres raisons pour se défier de la véracité de l’euphuiste dans son histoire merveilleuse ; néanmoins l’étrange aventure qu’il avait eue lui-même, ainsi que celle du frère Philippe, se présentait à sa pensée et l’empêchait d’en venir à une décision. Il se contenta donc de remarquer que ces événements étaient fort extraordinaires, et demanda à sir Piercy Shafton s’il avait quelque autre motif pour se croire choisi particulièrement comme un but de sorcellerie.

« Révérend sous-prieur, dit l’euphuiste, la circonstance la plus étrange est celle qu’il me reste encore à vous dire ; car elle seule, quand même je n’aurais pas été bravé dans une dispute, vaincu dans un combat, blessé et guéri dans l’espace de quelques heures, me ferait croire, sans avoir besoin d’autre preuve, que je suis le but de quelque maléfice. Ce n’est pas à Votre Révérence qu’il convient de faire entendre des récits d’amour et de galanterie, et sir Piercy Shafton n’est pas homme à raconter à qui que ce soit ses succès auprès des belles de la cour ; ma réputation de discrétion est telle sur ce point qu’une dame, qui n’est pas la constellation la moins brillante de cet hémisphère d’honneur, de plaisir et de beauté, m’avait surnommé sa Taciturnité. Néanmoins, il faut dire la vérité : je l’avoue, et c’était l’opinion générale de la cour admise dans les camps et répétée par les échos de la ville et de tout le pays, que, pour l’agrément du maintien, la tendre délicatesse du regard, l’adoption et l’application d’une mode, les discours sérieux ou enjoués, la solennité d’un adieu et la grâce d’une sortie, Piercy Shafton était cité comme l’homme unique du jour. Il était si bien accueilli parmi l’élite des beautés, qu’aucun des courtisans à vêtements de soie, admis dans la salle royale de réception, et aucun des champions emplumés de la lice, n’approchaient de lui dans les bonnes grâces des dames ; car il était le point de mire des plus jeunes, des plus belles et des plus spirituelles. Néanmoins, révérend père, ayant trouvé sur ce terrain inculte quelque chose qui, par le sang et la naissance, pouvait mériter le nom de dame, et désirant exercer mon humeur galante et prouver ma dévotion pour le sexe en général, j’avais décoché quelques flèches de compliment à Marie Avenel ; je lui avais donné le titre de ma Discrétion, en y ajoutant d’autres courtoisies pleines de grâce et d’imagination. J’y étais porté plutôt par ma bonté que par son mérite, ou peut-être faisais-je comme le joyeux chasseur qui, pour ne pas rester en repos, tire sur les corbeaux et les pies, faute de meilleur gibier…

— Marie Avenel vous sait bon gré de votre attention, reprit le moine ; mais à quoi nous mène ce détail de galanterie passée et présente ?

— Maudite soit la conclusion, reprit le chevalier : c’est qu’il faut que cette belle que j’appelle ma Discrétion soit ensorcelée, ou je le suis moi-même ; car au lieu de me recevoir par un salut de satisfaction, de répondre à mon regard par un demi-sourire, d’accompagner mon départ d’un léger soupir (et je vous proteste que cet honneur a été accordé plus d’une fois à mes services par les plus nobles danseuses et les plus fières beautés de Félicia), elle a toujours été aussi froide, aussi peu attentive envers moi, que si j’eusse été quelque rustique habitant de ces froides montagnes. Bien plus, ce jour même, tandis que j’étais agenouillé à ses pieds pour lui offrir ces services qui sont la quintessence de l’esprit le plus pur que distillent les plus belles mains de la cour de Félicia, elle me repoussa loin d’elle, et ses regards exprimaient la répugnance ; il me semble même qu’elle a allongé son pied comme si elle eût voulu me chasser loin d’elle. Ces faits, révérend père, sont étranges, de mauvais augure, et surnaturels ; ils sont les symptômes du sortilège et de l’enchantement le plus complet. Maintenant que j’ai fait à Votre Révérence le récit simple et exact de tout ce que je sais à ce sujet, je laisse à votre sagesse de résoudre le problème ; quant à moi, j’ai intention de partir demain à la pointe du jour pour me rendre à Édimbourg.

— Je regrette d’être obligé de m’opposer à vos desseins, sir chevalier, dit le moine ; mais cela n’est pas possible.

— Comment, révérend père ? » dit le chevalier avec la plus grande surprise : « si vous voulez parler de mon départ, vous saurez qu’il faut qu’il soit possible, car je l’ai résolu.

— Sir chevalier, reprit le sous-prieur, je suis contraint de vous répéter que cela est impossible avant que nous connaissions le bon plaisir de l’abbé de Sainte-Marie sur ce point.

— Mon révérend, » dit le chevalier en prenant un air de grande dignité, « j’offre mes remercîments et mes hommages à votre abbé ; mais, quant à ce point, je n’ai rien à démêler avec son bon plaisir, car je n’ai intention de consulter que le mien.

— Pardonnez-moi, dit le sous-prieur, la voix de l’abbé est toute puissante dans cette affaire. »

Le rouge commençait à monter au visage de sir Piercy Shafton. « Je suis étonné, s’écria-t-il, d’entendre Votre Révérence parler ainsi : quoi ! pour la mort supposée de cet obscur et grossier chicaneur, oseriez-vous attenter à la liberté d’un membre de la famille Piercy ?

— Sir chevalier, » reprit le sous-prieur avec politesse, « votre haut lignage et votre colère ne vous serviront à rien dans une pareille aventure ; il ne sera pas dit que vous serez venu chercher un asile parmi nous pour répandre ensuite notre sang comme si c’était de l’eau.

— Je vous dis, comme je l’ai dit déjà plus d’une fois, qu’il n’y a pas eu de sang répandu sauf le mien.

— C’est ce qu’il faudra prouver ; nous qui faisons partie de la communauté de Sainte-Marie de Kennaquhair, nous n’avons pas pour habitude de recevoir des contes de fées en échange de la vie de nos vassaux.

— Nous qui faisons partie de la maison de Piercy, répondit Shafton, nous ne connaissons ni menace ni contrainte. Je vous dis que je pars demain, arrive que pourra.

— Et moi, » reprit le sous-prieur, du même ton déterminé, « je vous dis que je ferai manquer votre voyage, arrive que voudra.

— Qui osera s’opposer à mon passage, dit le chevalier, si je m’en ouvre un de vive force ?

— Vous ferez sagement de réfléchir avant d’en venir à un tel essai, » dit froidement le moine ; « il y a assez d’hommes dans les domaines de Sainte-Marie prêts à revendiquer ses droits contre tous ceux qui voudraient les enfreindre.

— Mon cousin de Northumberland saura tirer vengeance de cette conduite envers un parent bien aimé et qui lui tient de si près.

— Le seigneur abbé saura protéger les droits de son territoire avec ses armes spirituelles et temporelles. D’ailleurs réfléchissez : si nous vous envoyons demain à votre parent à Alnwick, il n’osera pas se dispenser de vous remettre comme prisonnier à la reine d’Angleterre. N’oubliez pas, sir chevalier, que vous êtes sur un chemin glissant, et contentez-vous de rester prisonnier jusqu’à ce que l’abbé ait décidé l’affaire : il ne manque pas d’hommes armés pour réprimer vos tentatives d’évasion ; patientez et résignez-vous à une soumission nécessaire. »

En parlant ainsi, le sous-prieur frappa dans ses mains et appela à haute voix. Édouard entra, accompagné de deux jeunes gens bien armés qui s’étaient déjà joints à lui.

« Édouard, dit le père Eustache, vous donnerez ici au chevalier anglais ses aliments et toutes les choses nécessaires pour passer la nuit ; vous le traiterez avec les mêmes égards que si rien ne s’était passé entre vous. Mais vous placerez une garde suffisante, et vous aurez l’œil à ce qu’il ne s’évade pas. S’il cherchait à employer la force, résistez, au péril de sa vie ; mais en tout autre cas, je vous rends responsable du moindre cheveu de sa tête.

— Pour que j’obéisse à vos ordres, mon révérend père, reprit Édouard Glendinning, il ne faut pas que je me trouve en sa présence, car j’aurais honte de troubler la paix de Sainte-Marie ; mais je n’aurais pas moins de honte de laisser sans vengeance la mort de mon frère. »

En parlant ainsi, ses lèvres devinrent livides et le sang se retira de ses joues. Il s’apprêtait à sortir de l’appartement, quand le sous-prieur le rappela, et lui dit d’un ton solennel : « Édouard, je vous connais depuis votre enfance, et j’ai fait pour vous tout ce qu’il m’était possible de faire ; je ne parle pas de ce que vous me devez comme représentant de votre supérieur spirituel ; je ne dis rien des devoirs du vassal envers le sous-prieur : mais le père Eustache s’adresse à son élève ; il espère qu’Édouard Glendinning ne voudra pas, par un acte de violence (quelque justification que lui présente son propre jugement), manquer au respect qu’il doit à la justice publique, ni à celui que j’ai particulièrement le droit d’attendre de lui.

— Ne craignez rien, mon révérend père (car je vous dois ce nom à plusieurs titres) ; ne craignez pas que j’oublie le respect que je dois à cette vénérable communauté qui nous protège depuis si long-temps, encore moins que je manque jamais au respect que j’ai pour vous personnellement ; mais ce ne sera pas en vain que le sang de mon frère criera vengeance. Votre Révérence connaît les usages de nos frontières.

La vengeance m’appartient, dit le Seigneur, et je m’en acquitterai. Cette coutume païenne de combats à mort, qui se propage dans le pays, qui fait que chaque homme venge de sa propre main la mort d’un ami ou d’un parent, cette coutume arrose nos vallons de sang écossais ; on n’en finirait pas s’il fallait rapporter les résultats funestes de ces dissensions particulières. Sur la frontière de l’est, les Hommes combattent contre les Swintons et les Cockburns ; dans les marches du midi, les Scotts et les Kerrs ont répandu le sang de plus de braves guerriers en querelles domestiques qu’il n’en aurait coulé dans une rencontre de l’Écosse avec l’Angleterre. Sur les frontières de l’ouest, les Johnstones sont en guerre avec les Maxwells ; les Jardines sont en guerre avec les Bells ; ils entraînent avec eux la fleur du pays, au lieu de servir de rempart contre l’Angleterre ; ils s’épuisent en des combats particuliers qui ne font que diminuer les forces du pays déjà si affaibli par les divisions politiques et religieuses. Ne souffrez pas, mon cher fils, que ce préjugé sanguinaire vous maîtrise. Je ne puis exiger de vous que vous envisagiez cet affreux malheur comme si le sang versé n’appartenait point à votre famille : hélas ! je sais que c’est impossible ; mais j’exige de vous que, pour l’amour de la victime présumée, car tout n’est encore que présomption, vous entendiez les preuves d’après lesquelles on doit juger l’accusé. Il m’a parlé ; et j’avoue que son histoire m’a paru si extraordinaire que je n’aurais pas hésité à la rejeter entièrement, si une aventure qui m’est arrivée dans cette même vallée… je vous la ferai connaître plus tard… qu’il suffise pour l’instant de dire que, d’après ce qui m’est arrivé à moi-même, je crois que le récit merveilleux de sir Piercy Shafton n’est pas tout-à-fait impossible.

— Mon père, » dit Édouard Glendinning, quand son précepteur eut cessé de parler sans expliquer davantage les raisons qui lui faisaient ajouter foi au récit de sir Piercy Shafton ; « mon père, vous savez que je saisis plutôt le livre que l’épée, et que je ne possédais point cet esprit hardi et entreprenant qui distinguait… » Ici la voix lui manqua, et il s’arrêta un instant ; puis il continua d’un ton rapide et résolu : « Je veux dire qu’il me manquait cette promptitude de caractère et d’action que possédait Halbert ; mais Halbert n’est plus, et je suis son représentant et celui de mon père, son successeur dans tous ses droits (en disant ces mots ses yeux étincelaient), et il est de mon devoir de les soutenir et de les défendre, ainsi qu’il l’aurait fait lui-même. Aussi, je deviens un autre homme, mon courage s’élève à la hauteur de mes droits et de mes prétentions ; oui, mon révérend père, je vous le dis avec respect, mais avec fermeté, si le sang de mon frère a été versé par cet homme, cet homme l’expiera. Halbert ne dormira pas oublié dans son tombeau solitaire, comme si d’esprit de mon père s’était éteint avec lui ; nous avons été pétris de la même chair, et tant qu’il ne sera pas vengé, je ne connaîtrai pas le repos. Ma pauvreté et mon rang obscur ne protégeront pas le puissant meurtrier. Mon caractère calme et mes études paisibles ne seront pas pour lui une protection ; les obligations même que j’ai contractées envers vous, révérend père, ne pourront le sauver. J’attends avec patience le jugement de l’abbé et du chapitre sur l’assassinat de leur fidèle vassal. S’ils font justice à la mémoire de mon frère, tout est bien ; mais écoutez-moi, mon père : s’ils y manquent, je possède un cœur et un bras qui, quoique je n’aime pas de semblables extrémités, sauront rectifier cette erreur. Celui qui succède à son frère doit venger sa mort. »

Le moine vit avec surprise qu’Édouard, malgré sa modestie, son humilité et sa soumission, car tels étaient les traits principaux, de son caractère, conservait les principes farouches de sa race ; ses yeux étincelaient, tout son corps était agité, et la violence de son désir de vengeance le poussait à une exaltation qui ressemblait à l’impatience de la joie.

— Que Dieu nous soit en aide ! dit le père Eustache, car nous sommes de si frêles créatures que nous ne pouvons pas nous-mêmes résister à la tentation. Édouard, je compte sur votre parole, que vous ne ferez rien précipitamment.

— Non, certainement, dit Édouard ; je vous le promets, mon excellent père ; mais le sang de mon frère !!! les larmes de ma mère, et… et…. et celles de Marie Avenel, ne couleront pas en vain. Si ce Piercy Shafton a tué mon frère, il mourra, quand même le sang de la maison entière des Piercy coulerait dans ses veines. »

Le ton d’Édouard Glendinning annonçait une résolution inébranlable ; le sous-prieur soupira, et pour le moment, cédant aux circonstances, il se contenta de la promesse de son élève. Il ordonna qu’on plaçât des lumières dans la chambre au-dessous, et il s’y promena long-temps en silence.

Mille idées différentes, mille sentiments opposés se combattaient dans son âme. Il avait bien des doutes sur le rapport du chevalier au sujet du duel et de ce qui l’avait suivi ; cependant les aventures surnaturelles qui étaient survenues à lui-même et au sacristain, dans cette même vallée, l’empêchaient d’être absolument incrédule sur la blessure et la guérison merveilleuse de sir Piercy Shafton, et ne lui permettaient pas de traiter d’impossible ce qui était tout à fait improbable. Il ne savait plus comment s’y prendre pour retenir le ressentiment fraternel d’Édouard, et il se trouvait à peu près dans la même position qu’un gardien de bêtes féroces, qui, ayant apprivoisé un jeune lion ou un tigre qu’il a pris à la mamelle, maîtrise l’animal jusqu’au moment où celui-ci, ayant pris toute sa croissance, saisit la première occasion pour faire voir ses défenses et ses griffes, hérisse sa crinière, reprend sa nature sauvage, et jette dans l’épouvante le maître qui l’a nourri.

Comment apaiser un courroux que l’exemple universel des temps rendait indomptable ? c’eût été pour le père Eustache une cause d’inquiétude bien suffisante ; mais il avait encore à considérer la situation de sa communauté ; elle se déshonorait en laissant sans vengeance la mort d’un de ses vassaux ; cette seule circonstance pouvait fournir le prétexte d’une révolte chez les partisans incertains. D’un autre côté, c’était exposer le monastère à un danger imminent que de sévir contre un sujet anglais de haute naissance, allié à la maison de Northumberland et à d’autres familles du Nord du premier rang. Ces familles avaient le pouvoir et ne manqueraient pas l’occasion de faire retomber sur le patrimoine de Sainte-Marie de Kennaquhair cet acte de justice violente.

Dans l’un et l’autre cas, le sous-prieur savait que, dès qu’il y aurait une cause de guerre, d’insurrection ou d’incursion, on n’examinerait plus le fait par la raison ni par les preuves, et il gémit lorsqu’en balançant les diverses chances de cette affaire, il s’aperçut qu’il n’avait que le choix des difficultés. Il était moine, mais il sentait aussi comme homme, et il était indigné en songeant à l’assassinat du jeune Glendinning par un homme habile dans la pratique des armes, à laquelle le vassal du monastère devait être tout à fait étranger. Il se demandait ensuite sous quel point de vue ceux qui gouvernaient actuellement la cour orageuse d’Écosse regarderaient cette action et sa vengeance. Attachés comme ils l’étaient à l’église réformée, et alliés par la foi et l’intérêt commun à la reine Élisabeth, c’était encore un sujet de grandes craintes. Le sous-prieur savait combien ils convoitaient les revenus de l’Église, et ils ne manqueraient pas de saisir ce prétexte pour s’emparer des domaines de Sainte-Marie, si on ne vengeait pas la mort d’un indigène écossais tué par un Anglais catholique et rebelle à la reine.

D’une autre part, livrer à l’Angleterre, ou, ce qui revenait au même, à l’administration écossaise, un chevalier anglais attaché aux Piercy par l’intrigue politique et par les liens du sang, un fidèle catholique qui avait cherché un refuge à l’abbaye de Sainte-Marie, c’était selon le sous-prieur, une action indigne et qui méritait la malédiction du ciel. D’ailleurs elle n’était pas sans danger temporel. Si le gouvernement d’Écosse était maintenant dans les mains du parti protestant, la reine était toujours catholique : et qui pouvait savoir dans combien de temps, au milieu des changements subits qui agitaient le pays, elle pouvait se trouver à la tête de ses affaires et protéger sa religion ? Enfin, si la cour et la reine d’Angleterre étaient protestants zélés, les comtés du Nord, dont l’amitié ou l’inimitié était importante pour la communauté de Sainte-Marie, contenaient beaucoup de catholiques, dont les principaux étaient certainement disposés à venger toute mesure sévère prise à l’égard de sir Piercy.

De toutes parts, le sous-prieur voyait les plus grands risques d’encourir le blâme, les incursions ou la confiscation. Le seul moyen était de rester au gouvernail, en pilote résolu de veiller à tous les événements, et de faire de son mieux pour éviter les écueils, abandonnant le reste au ciel et à sa patrone.

Quand il sortit de l’appartement, le chevalier le fit rappeler pour lui dire que puisqu’il devait passer la nuit dans cette chambre, il désirait qu’on lui apportât ses malles, afin de changer quelque chose à son costume.

« Oui, oui, » murmura le moine en descendant l’escalier tournant, « portez-lui ses fadaises en toute hâte. Hélas ! faut-il que l’homme, qui a tant de buts utiles et nobles à atteindre, s’amuse avec un colletin lacé et un bonnet à sonnettes. Maintenant, allons remplir une tâche bien triste, et consoler celle qui est inconsolable, une mère qui pleure son premier-né. »

Après avoir frappé un petit coup, il s’avança dans l’appartement des femmes. Il trouva Marie Avenel très-malade et couchée ; la dame Glendinning et Tibbie s’abandonnaient à leur douleur auprès d’un feu à moitié éteint et à la lueur d’une petite lampe de fer. La pauvre Elspeth avait jeté son tablier sur sa tête ; elle sanglotait amèrement et pleurait « son beau, son brave Halbert, le portrait vivant de son cher Simon Glendinning, la consolation de son veuvage et le soutien de sa vieillesse. »

La fidèle Tibbie répétait ces plaintes d’une manière plus bruyante, et elle faisait de vives menaces de vengeance sur sir Piercy Shafton, « tant qu’il resterait en Écosse un homme qui pût manier le poignard et une femme qui pût filer une corde. »

La présence du sous-prieur imposa silence à ces clameurs. Il s’assit près de l’infortunée mère, et tenta, en lui adressant tout ce que la religion et la raison lui suggéraient, d’adoucir l’amertume de sa douleur, mais c’était en vain. Il est vrai qu’elle l’écouta avec quelque intérêt quand il engagea sa parole d’user de son crédit auprès de l’abbé pour que la famille, qui avait perdu son aîné par la main d’un hôte reçu d’après ses ordres, jouît dorénavant d’une protection particulière ; enfin, que le fief qui appartenait à Simon Glendinning serait accordé à Édouard, en y ajoutant de nouveaux privilèges et des terres plus considérables.

Mais les sanglots de la mère ne cessèrent que pendant un instant ; elle se reprocha de tourner ses pensées vers les biens de ce monde, tandis que le pauvre Halbert avait quitté cette vie terrestre. Le sous-prieur ne fut pas plus heureux quand il promit que « le corps d’Halbert serait porté en terre sainte, et que les prières de l’Église assureraient le repos de son âme. » La douleur devait suivre son cours naturel, et la voix du consolateur faisait d’inutiles efforts.



  1. Sorte de coup d’épée. a. m.
  2. Quartier de Londres sur la rive droite de la Tamise. a. m.