Le Monde comme volonté et comme représentation/Appendice/Page101

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Traduction par A. Burdeau.
Librairie Félix Alcan (Tome deuxièmep. 324).
De la liberté et de la chose en soi chez Kant. Kant y arrive en essayant de résoudre la troisième antinomie. Véritable voie pour y arriver. 
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La solution de la troisième antinomie, qui a pour objet l’Idée de la liberté, mérite une étude spéciale ; en effet pour nous il est fort remarquable que Kant se trouve forcé, justement ici, à propos de l’Idée de la liberté, de parler en détail de cette chose en soi, que jusque-là nous avions vu reléguée au second plan. Cela est très significatif pour nous, qui avons identifié la chose en soi avec la volonté. D’une manière générale, c’est ici le point par où la philosophie de Kant sert d’introduction à la mienne, ou plutôt par où la mienne se rattache à la philosophie de Kant, comme l’arbre à la racine. Pour se convaincre de ce que je dis là, il suffit de lire avec attention, dans la Critique de la raison pure, les pages 536,537 (5e éd., pp. 564,565) ; j’invite en outre le lecteur à mettre en regard de ce passage l’introduction à la Critique du jugement[1], où Kant va jusqu’à dire : « Le concept de liberté peut représenter une chose en soi dans son objet — qui est la volonté —, mais non dans l’intuition ; au contraire le concept de nature peut représenter son objet dans l’intuition, mais non comme chose en soi ». Au sujet de la solution des antinomies, je recommande particulièrement la lecture du § 53 des Prolégomènes ; et après cela, que l’on me dise si tout le contenu de ce passage n’a pas l’air d’une énigme dont ma doctrine est le mot. Kant n’avait pas mené sa pensée jusqu’au bout ; j’ai simplement continué son œuvre. En conséquence, j’ai étendu à tout phénomène en général ce que Kant disait uniquement du phénomène humain, à savoir qu’il a pour essence en soi quelque chose d’absolument libre, c’est-à-dire une volonté. Quant à la fécondité de cette vue, lorsqu’on la combine avec la doctrine de Kant sur l’idéalité de l’espace, du temps et de la causalité, elle ressort assez de mon ouvrage.

Kant n’a fait nulle part de la chose en soi l’objet d’une analyse particulière, d’une déduction précise. Toutes les fois qu’il a besoin d’elle, il se la procure aussitôt par ce raisonnement, que l’expérience, c’est-à-dire le monde visible, doit avoir une raison, une cause intelligible, qui ne soit pas expérimentale et ne relève, par conséquent, d’aucune expérience possible. Il emploie ce raisonnement, après nous avoir répété sans cesse que l’application des catégories, conséquemment de celle de causalité, est bornée à l’expérience possible ; qu’elles sont de simples formes de l’entendement qui servent à épeler les phénomènes du monde sensible : qu’au-delà de ce monde elles n’ont aucune importance ; et c’est pourquoi il en interdit sévèrement l’application à toute chose située en deçà de l’expérience et condamne tous les dogmatismes antérieurs pour avoir violé cette loi. L’incroyable inconséquence que renferme ce procédé de Kant fut vite remarquée de ses premiers adversaires, et servit pour des attaques auxquelles sa philosophie ne pouvait pas résister. Sans doute, c’est tout à fait a priori et avant toute expérience que nous appliquons la loi de causalité aux modifications éprouvées par nos organes des sens : mais c’est justement pour cela que cette loi est d’origine subjective, comme nos sensations elles-mêmes, et ne conduit pas à la chose en soi. La vérité, c’est qu’en suivant la voie de la représentation on ne pourra jamais dépasser la représentation : elle est un tout fermé et ne possède pas en propre un fil qui puisse mener jusqu’à cette chose en soi, dont l’essence diffère toto genere de la science. Si nous n’étions que des êtres capables de représentations, le chemin de la chose en soi nous serait à jamais fermé. C’est l’autre côté seulement de notre propre être qui peut nous donner quelques éclaircissements sur l’autre côté de l’essence en soi des choses. J’ai suivi cette méthode. Pourtant je vais montrer que le raisonnement de Kant relatif à la chose en soi qu’il semblait s’être interdit d’avance, peut être justifié dans une certaine mesure. Kant ne pose pas purement et simplement — et c’est en quoi il s’écarte de la vérité — l’objet comme conditionné par le sujet et inversement ; il reconnaît seulement que la manière dont apparaît l’objet est déterminée par les formes du sujet qui connaît, formes qui prennent a priori conscience d’elles-mêmes. Ce qui, au contraire, n’est connu qu’a posteriori, est pour Kant l’effet immédiat de la chose en soi, et cet effet ne devient phénomène que par son passage à travers les formes données a priori. Cette manière de voir explique, dans une certaine mesure, comment il a pu échapper à Kant, que l’objet en tant que tel rentre déjà dans la catégorie du phénomène et est déterminé par le sujet en tant que sujet, aussi bien que la manière dont l’objet apparaît est déterminée par les modes de connaissance du sujet ; que, par conséquent, si l’existence d’une chose en soi doit être admise, cette chose en soi ne peut pas être un objet : Kant a tort de la considérer toujours comme telle ; la chose en soi se trouve nécessairement dans un domaine génériquement distinct de la représentation (c’est-à-dire du sujet qui connaît et de l’objet connu) ; aussi l’existence n’en saurait-elle être établie d’après les lois de la liaison des objets entre eux.

Chez Kant, il en est de la démonstration de la chose en soi, comme de l’apriorité de la loi de cause ; les deux doctrines sont justes, la manière dont il les établit est fausse : elles rentrent dans la catégorie des conclusions vraies tirées de prémisses erronées. J’ai conservé les deux théories, mais en les fondant sur des bases toutes différentes et certaines.

Je n’ai pas atteint subrepticement la chose en soi, je ne l’ai pas déduite en m’appuyant sur des lois qui l’excluent, puisqu’elles en régissent la forme phénoménale ; ce n’est point par des détours, pour tout dire, que j’y suis arrivé : j’en ai établi immédiatement l’existence, là où elle se trouve immédiatement, dans la volonté, qui apparaît immédiatement à tous comme le fond en soi de leur nature phénoménale.

C’est encore de cette connaissance immédiate de la volonté propre que résulte, dans la conscience humaine, le concept de liberté ; car il est incontestable que la volonté, en tant que créatrice du monde, en tant que chose en soi, est indépendante du principe de raison et conséquemment de toute nécessité, qu’elle est libre, je dis plus, qu’elle est toute-puissante. Sans doute cela n’est vrai que de la volonté en soi, et non pas de ses phénomènes, les individus, qui, en tant que manifestations phénoménales dans le temps de la volonté en soi, sont immuablement déterminés par cette dernière. Mais dans la conscience du commun des hommes, que la philosophie n’a pas épurée, la volonté est confondue avec ce qui n’en est que le phénomène, et l’on attribue à celui-ci ce qui n’appartient qu’à celle-là ; de là naît l’illusion de l’absolue liberté de l’individu. Aussi Spinosa dit-il avec raison que la pierre même qu’on lance se figurerait, si elle était consciente, voler spontanément. Car le fond en soi de la pierre c’est également la volonté une et libre, seulement la volonté, lorsqu’elle apparaît comme pierre, est absolument déterminée, comme dans toutes ses autres manifestations phénoménales. Mais toutes ces questions ont été suffisamment traitées dans les parties essentielles de ce livre.

Kant méconnaît cette naissance immédiate du concept de liberté dans toute conscience humaine, et en place (p. 533 ; V, 561) l’origine dans une spéculation fort subtile : la raison tendant toujours à l’inconditionnel, nous sommes amenés à hypostasier le concept de liberté, et cette idée transcendante de liberté est le fondement essentiel du concept pratique de liberté. Dans la Critique de la raison pratique (§ 6, et p. 185 de la 4e édit. ; p. 235 de celle de Rosenkranz), il déduit ce dernier concept d’une manière toute différente, en montrant que l’impératif catégorique le suppose : l’idée spéculative dont nous parlions plus haut ne serait que l’origine première du concept de liberté, auquel l’impératif catégorique donne véritablement son sens et son application. Ni l’une ni l’autre explication ne sont fondées. Car l’illusion d’une entière liberté individuelle dans la conduite de ses actes particuliers est surtout enracinée dans la conviction de l’homme ignorant et sans culture, qui n’a jamais réfléchi ; elle n’est donc pas fondée sur une spéculation. Ceux-là, au contraire, qui savent s’affranchir de cette illusion, ce sont les philosophes, surtout les plus profonds d’entre eux, et aussi les auteurs ecclésiastiques les plus réfléchis et les plus éclairés.

Il résulte de tout ceci que le concept de liberté ne saurait être tiré, par voie de conclusion, ni de l’idée spéculative d’une cause inconditionnée, ni d’un impératif catégorique qui la supposerait ; ce concept naît immédiatement de la conscience : car chacun de nous se reconnaît par elle comme volonté, c’est-à-dire comme quelque chose qui, étant en soi, ne relève pas du principe de raison, qui est indépendant de tout et dont tout dépend ; mais chacun de nous n’a pas la force de réflexion et de critique nécessaire pour se distinguer, en tant que phénomène temporel et déterminé de cette volonté, ou plutôt de cet acte de volonté, pour se distinguer, dis-je, de cette volonté de vivre elle-même ; et, au lieu de considérer toute notre existence comme l’effet d’un acte unique de notre liberté, nous voulons retrouver celle-ci dans nos actions particulières. Je renvoie pour ce point à mon livre sur la liberté de la volonté.

Si donc Kant, comme il l’avance ici et comme il semble l’avoir fait ailleurs, s’était contenté d’établir l’existence de la chose en soi, au prix sans doute d’une grande inconséquence et d’un raisonnement qu’il s’était interdit lui-même, par quel hasard singulier, en cet endroit, où pour la première fois il serre de plus près la chose en soi et semble vouloir s’éclairer sur sa nature, a-t-il pu voir d’emblée la volonté, la volonté libre qui ne se manifeste dans le monde que par des phénomènes temporels ? — C’est pourquoi j’admets, quoi qu’il me soit impossible de le démontrer, que Kant, chaque fois qu’il parle de la chose en soi, se représentait vaguement et dans les profondeurs les plus obscures de son esprit la volonté libre. Ce qui semble confirmer mon opinion, c’est un passage de la préface de la 2e édition de la Critique de la raison pure (p. 27 et 28, et dans l’éd. de Rosenkranz p. 677 des suppléments).

C’est d’ailleurs en cherchant à résoudre la troisième prétendue antinomie, que Kant a trouvé l’occasion d’exprimer avec une grande beauté les pensées les plus profondes de toute sa philosophie. Ainsi dans toute la « sixième section de l’antinomie de la raison pure » ; mais avant tout, dans l’exposé du contraste entre le caractère empirique et le caractère intelligible, morceau que je mets au nombre des choses les plus excellentes qui aient été jamais dites par un homme. (On trouvera une explication complémentaire de ce passage dans un endroit parallèle de la Critique de la raison pratique, p. 169-179 de la 4e éd., ou p. 224-231 de l’éd. Rosenkr.) Il est d’autant plus regrettable, d’abord que ces vues éloquentes ne se trouvent pas à leur véritable place, et aussi que d’une part elles n’aient pas été obtenues par la méthode indiquée dans le texte, si bien qu’elles devraient être déduites d’une tout autre manière, et enfin que d’autre part elles n’atteignent pas le but que leur assigne Kant, à savoir la solution de la prétendue antinomie. On conclut du phénomène à sa raison intelligible, la chose en soi, par l’application inconséquente, que j’ai relevée tant de fois, du principe de causalité à un ordre de choses situé par de la toute expérience. Cette chose en soi, on la voit en l’espèce dans la volonté de l’homme (Kant l’appelle incongrûment raison, par une violation impardonnable de toutes les lois de la langue), en se référant à un devoir inconditionné, l’impératif catégorique, qui est postulé sans plus de raison.

Voici au contraire, quelle eût été la vraie méthode : il fallait partir immédiatement de la volonté, montrer dans celle-ci le fonds en soi, connu sans intermédiaire aucun, de notre propre phénoménalité, puis donner une exposition du caractère empirique et du caractère intelligible, établir comment toutes les actions, bien que nécessitées par des motifs, n’en sont pas moins attribuées nécessairement et absolument à l’agent même et au seul agent, aussi bien par lui que par un juge étranger, que ces actes sont considérés comme dépendant uniquement de lui-même et qu’il doit par conséquemment en assumer le mérite et la peine. — Telle était la voie qui menait directement à la connaissance de ce qui n’est pas phénomène et ne saurait, par conséquent, être obtenu d’après les lois des phénomènes, de la volonté de vivre qui se manifeste dans le phénomène et y devient objet de connaissance. Il eût fallu ensuite la considérer, en vertu d’une simple analogie, comme le fonds en soi de toute forme phénoménale. Mais alors Kant n’aurait pas pu dire (p. 546 ; V, 574), que dans la nature inanimée et même dans la nature animale, aucun pouvoir ne peut être conçu sous une autre forme que celle de la détermination sensible ; ce qui, dans la langue de Kant, revient à dire que l’explication par la loi de la causalité épuise l’essence la plus intime même de ces phénomènes, théorie qui leur enlève, d’une manière fort inconséquente, tout caractère de chose en soi. — Kant n’ayant pas assigné à l’exposé de la chose en soi la place qu’il fallait, n’ayant pas déduit la chose en soi par le procédé qu’il fallait, toute la conception en a été faussée. Car la volonté ou chose en soi ayant été obtenue par la recherche d’une cause inconditionnée, elle entre avec le phénomène dans le rapport de cause à effet. Mais ce rapport n’a lieu que dans le cercle même du phénomène, il suppose par conséquent ce phénomène et ne peut pas le relier à ce qui est situé en dehors de lui, à ce qui est génériquement distinct de lui.

De plus le but proposé, à savoir la solution de la troisième antinomie, n’est nullement atteint par cette affirmation, que les deux parties ont raison, chacune à un point de vue différent. Car la thèse pas plus que l’antithèse ne parlent de la chose en soi, elles s’occupent purement et simplement de la phénoménalité, du monde objectif, du monde comme représentation. La thèse cherche à établir par le sophisme indiqué que ce monde-là, et non pas un autre, renferme des causes inconditionnées, et c’est en parlant de ce même monde que l’antithèse nie avec raison la thèse. Aussi bien toute la démonstration donnée ici de la liberté transcendantale de la volonté, en tant que chose en soi, si excellente qu’elle puisse être n’en est pas moins, à la place où elle se trouve, une μεταϐασις εις αλλο γενος (un passage illégitime d’un genre à un autre). Car la liberté transcendantale en question n’est nullement la causalité inconditionnée d’une cause, qu’affirme la thèse, puisqu’une cause est par son essence même un phénomène, et non pas quelque chose de radicalement différent du phénomène, une chose située au-delà de toute expérience.

Ce n’est pas en traitant de la cause et de l’effet qu’il faut étudier, comme le fait Kant, le rapport de la volonté à sa manifestation phénoménale (c’est-à-dire du caractère intelligible au caractère empirique) : car ce rapport est absolument distinct de la relation causale.

Dans cette solution de l’antinomie, Kant dit avec raison que le caractère empirique de l’homme, comme celui de toute autre cause dans la nature, est immuablement déterminé, que les actes en procèdent nécessairement, à l’occasion des influences externes ; aussi, en dépit de toute liberté transcendantale (c’est-à-dire de l’indépendance de la volonté en soi vis-à-vis des lois qui régissent ses modes phénoménaux), aucun homme n’a-t-il le pouvoir de commencer spontanément une série d’actions, comme l’affirmait la thèse. La liberté n’a donc pas de causalité, car est libre seulement la volonté, qui est située en dehors de la nature ou de l’expérience, laquelle n’en est que l’objectivation, mais ne soutient pas avec elle un rapport d’effet à cause ; ce dernier rapport ne se rencontre qu’au sein de l’expérience, il présuppose donc celle-ci, et ne peut pas la relier à ce qui ne relève absolument pas de l’expérience. Le monde devrait être uniquement expliqué par la volonté, puisqu’il est cette volonté même en tant que phénomène, et non point par la causalité. Mais dans le monde la causalité est le seul principe d’explication, et tout s’y fait suivant les seules lois de l’expérience. Toute la vérité est donc du côté de l’antithèse, qui demeure dans la question, qui emploie le principe d’explication applicable à cette question.

La quatrième antinomie est, comme je l’ai déjà dit, une tautologie de la troisième. Dans la solution qu’il en donne, Kant insiste encore davantage sur le caractère insoutenable de la thèse : en revanche, il ne l’établit sur aucune raison et ne démontre pas comment elle se pose nécessairement en place de l’antithèse, et réciproquement il ne voit aucune raison à opposer à l’antithèse. C’est subrepticement qu’il introduit la thèse ; il l’appelle lui-même (p. 562 ; V, 590) une supposition arbitraire dont l’objet pourrait bien être impossible en soi ; Kant ne fait au fond que déployer des efforts tout à fait impuissants pour lui procurer quelque part une petite place sûre, en face d’une antithèse dont la vérité est incontestable, s’évertuant à ne pas dévoiler tout le néant de ce procédé qui consiste à trouver dans la raison humaine des antinomies nécessaires.

  1. 3e éd., pp. 18,19 ; éd. Rosenkranz, p. 13.