Le Monde comme volonté et comme représentation/Appendice/Page108

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Traduction par A. Burdeau.
Librairie Félix Alcan (Tome deuxièmep. 324).
Théorie de Kant sur l’Idéal transcendant ou Idée de Dieu. Caractère scolastique de cette théorie. 
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Suit le chapitre sur l’idéal transcendant, qui nous transporte d’un coup dans la scolastique figée du moyen âge. On croirait entendre Anselme de Canterbury lui-même. L’ens realissimum, quintessence de toutes les réalités, contenu de toutes les propositions affirmatives, apparaît, avec la prétention d’être une notion nécessaire de la raison. — Pour ma part je dois avouer qu’il est impossible à ma raison de produire une telle notion, et que les mots qui servent à la caractériser n’éveillent en moi aucune idée précise.

Je ne doute d’ailleurs pas que Kant n’ait été amené à écrire ce chapitre singulier et indigne de lui, sous l’influence de sa prédilection pour la symétrie architectonique.

Les trois objets principaux de la scolastique (qui, entendus dans un sens plus large, ont régné, comme je l’ai dit, dans la philosophie jusqu’à Kant), l’âme, le monde et Dieu, devaient être déduits des trois majeures possibles de syllogismes ; bien qu’il soit évident que ces notions ne sont nées et ne pouvaient naître que par une application rigoureuse du principe de raison. Donc, après qu’on eût forcé l’âme d’entrer dans le jugement catégorique, après avoir réservé au monde le jugement hypothétique, il ne restait pour la troisième Idée que la majeure discursive. Fort heureusement un travail préparatoire en ce sens se trouvait avoir été fait, à savoir l’ens realissimum des scolastiques, accompagné de la démonstration ontologique de l’existence de Dieu, preuve posée sous forme rudimentaire par saint Anselme, puis perfectionnée par Descartes. Ces éléments, Kant les exploita avec joie, en y mêlant quelques réminiscences d’une œuvre de jeunesse écrite en latin. Toutefois le sacrifice que Kant fait, sous la forme de ce chapitre, à son amour pour la symétrie architectonique dépasse toute mesure. En dépit de toute vérité, la représentation grotesque, puisqu’il faut le dire, d’une quintessence de toutes les réalités possibles y est présentée comme une notion essentielle et nécessaire de la raison. Pour la déduire, Kant émet cette assertion fausse, que notre connaissance des choses particulières a lieu par une limitation de plus en plus grande de concepts généraux, qu’il faut aboutir par conséquent à un concept souverainement général, qui renferme en soi toute réalité. Cette affirmation est aussi contraire à sa propre doctrine qu’à la vérité ; car, tout à l’opposé, notre connaissance part du particulier, pour s’élargir et s’étendre jusqu’au général ; les notions générales ne naissent que par une abstraction de choses réelles, singulières, intuitivement connues, abstraction qui peut être poussée jusqu’à la notion souverainement générale, laquelle comprendra bien toutes choses sous elle, mais presque rien en elle. Ici Kant a littéralement renversé la marche de notre connaissance, et on pourrait lui reprocher d’avoir donné naissance à un charlatanisme philosophique, devenu célèbre de nos jours, qui, au lieu de voir dans les concepts des pensées abstraites des objets, donne au contraire aux concepts la priorité dans l’ordre du temps et ne voit dans les objets que des concepts concrets ; arlequinade philosophique qui a naturellement obtenu un succès énorme, lorsqu’elle fut portée sur les tréteaux.

Même si nous admettons que toute raison doive, ou du moins puisse, sans le secours d’aucune révélation, arriver jusqu’à la notion de Dieu, cela n’est possible que si cette raison prend pour guide la loi de causalité. Chose tellement évidente qu’elle n’a pas besoin de démonstration. Aussi Chr. Wolf (Cosmologia generalis, praef., p. 1) dit-il : « Sane in theologia naturali existentiam Numinis e principiis cosmologicis demonstramus. Contingentia universi et ordinis naturæ, una cum impossibilitate casus, sunt scala, per quam a mundo hoc adspectabili ad Deum ascenditur. » Et avant lui Leibnitz avait déjà dit du principe de causalité : « Sans ce grand principe nous ne pourrions jamais prouver l’existence de Dieu (Théod., § 44). » De même dans sa controverse avec Clarke, § 126 : « J’ose dire que sans ce grand principe on ne saurait venir à l’existence de Dieu ». Au contraire la pensée développée dans ce chapitre est tellement éloignée d’être une notion essentielle et nécessaire de la raison, qu’elle doit être plutôt considérée comme le chef-d’œuvre des produits monstrueux d’une époque, telle que le moyen âge, que des circonstances singulières poussèrent dans la voie des erreurs et des bizarreries les plus étranges, époque unique dans l’histoire et qui ne reviendra jamais. Sans doute cette scolastique, une fois arrivée au faîte de son développement, tira la démonstration principale de l’existence de Dieu du concept de l’ens realissimum, et ne se servit qu’accessoirement des autres preuves : mais ce n’est là qu’une méthode d’enseignement qui ne prouve rien pour l’origine de la théologie dans l’esprit humain. Kant a pris ici les procédés de la scolastique pour ceux de la raison, erreur où d’ailleurs il est souvent tombé. S’il était vrai que, conformément à des lois essentielles de la raison, l’Idée de Dieu sort d’un syllogisme disjonctif, sous forme de l’Idée de l’Être le plus réel, cette idée se serait bien rencontrée déjà chez les philosophes de l’antiquité : mais nulle part, chez aucun des anciens philosophes, on ne trouve trace de l’ens realissimum, bien que quelques-uns d’entre eux enseignent un créateur du monde, qui ne fait que donner une forme à une matière qui existe indépendamment de lui, un δημιουργος : c’est d’ailleurs par le principe de causalité seul qu’ils remontent jusqu’à ce démiurge. Il est vrai que Sextus Empiricus (adv. Math., IV, § 88) cite une argumentation de Cléanthe que quelques-uns prennent pour la preuve ontologique. Mais elle n’a pas ce caractère, elle n’est qu’un simple raisonnement par analogie : en effet, comme l’expérience apprend que sur terre un être est toujours plus excellent que l’autre, et que l’homme, étant le plus excellent, clôt la série, bien qu’il ait encore de nombreux défauts, il doit évidemment exister des êtres plus excellents encore et en dernière ligne un être d’une excellence suprême (κράτιστον, ἀριστὸν) c’est-à-dire Dieu.