Le Monde comme volonté et comme représentation/Livre I/§ 3

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Traduction par Auguste Burdeau.
Librairie Félix Alcan (Tome premierp. 433).
§ 3. — La représentation intuitive. Ses formes, dérivées du principe de raison : le temps et l’espace. 
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§ 3.


La plus grande différence à signaler entre nos représentations est celle de l’état intuitif et de l’état abstrait. Les représentations de l’ordre abstrait ne forment qu’une seule classe, celle des concepts, apanage exclusif de l’homme en ce monde. Cette faculté qu’il possède de former des notions abstraites, et qui le distingue du reste des animaux, est ce qu’on a de tout temps appelé raison[1]. Il sera traité spécialement de ces représentations abstraites dans la suite ; pour le moment, nous ne parlerons que de la représentation intuitive. Celle-ci comprend tout le monde visible, ou l’expérience en général, avec les conditions qui la rendent possible. Kant, comme nous l’avons dit, a montré (et c’est là une découverte considérable) que le temps et l’espace, ces conditions ou formes de l’expérience, éléments communs à toute perception et qui appartiennent également à tous les phénomènes représentés, que ces formes, dis-je, peuvent non seulement être pensées in abstracto, mais encore saisies immédiatement en elles-mêmes et en l’absence de tout contenu ; il a établi que cette intuition n’est pas un simple fantôme résultant d’une expérience répétée, qu’elle en est indépendante et lui fournit ses conditions, plutôt qu’elle n’en reçoit d’elle : ce sont, en effet, ces éléments du temps et de l’espace, tels que les révèle l’intuition a priori, qui représentent les lois de toute expérience possible. Tel est le motif qui, dans ma Dissertation sur le principe de raison, m’a fait considérer le temps et l’espace, aperçus dans leur forme pure et isolés de leur contenu, comme constituant une classe de représentations spéciales et distinctes. Nous avons déjà signalé l’importance de la découverte de Kant établissant la possibilité d’atteindre par une vue directe et indépendante de toute expérience ces formes générales de l’intuition sensible, sans qu’elles perdent pour cela rien de leur légitimité, découverte qui assure à la fois le point de départ et la certitude des mathématiques. Mais il est un autre point non moins important à noter : le principe de raison, qui, comme loi de causalité et de motivation, détermine l’expérience, qui, d’autre part, comme loi de justification des jugements, détermine la pensée. Ce principe peut revêtir une forme très spéciale, que j’ai désignée sous le nom de principe de l’être : considéré par rapport au temps, il engendre la succession des moments de la durée ; par rapport à l’espace, la situation des parties de l’étendue, qui se déterminent l’une l’autre à l’infini.

Si, après avoir lu la dissertation qui sert d’introduction au présent ouvrage, on a bien saisi l’unité primitive du principe de raison, sous la diversité possible de ses expressions, on comprendra combien il importe, pour pénétrer à fond l’essence de ce principe, de l’étudier, tout d’abord, dans la plus simple de ses formes pures : le temps. Chaque instant de la durée, par exemple, n’existe qu’à la condition de détruire le précédent qui l’a engendré, pour être aussi vite anéanti à son tour ; le passé et l’avenir, abstraction faite des suites possibles de ce qu’ils contiennent, sont choses aussi vaines que le plus vain des songes, et il en est de même du présent, limite sans étendue et sans durée entre les deux. Or, nous retrouvons ce même néant dans toutes les autres formes du principe de raison ; nous reconnaîtrons que l’espace aussi bien que le temps, et tout ce qui existe à la fois dans l’espace et dans le temps, bref tout ce qui a une cause ou un motif, tout cela ne possède qu’une réalité purement relative : la chose, en effet, n’existe qu’en vertu ou en vue d’une autre de même nature qu’elle et soumise ensuite à la même relativité. Cette pensée, dans ce qu’elle a d’essentiel, n’est pas neuve ; c’est en ce sens qu’Héraclite constatait avec mélancolie le flux éternel des choses ; que Platon en rabaissait la réalité au simple devenir, qui n’arrive jamais jusqu’à l’être ; que Spinoza ne voyait en elles que les accidents de la substance unique existant seule éternellement ; que Kant opposait à la chose en soi nos objets de connaissance comme de purs phénomènes. Enfin, l’antique sagesse de l’Inde exprime la même idée sous cette forme : « C’est la Maya, c’est le voile de l’Illusion, qui, recouvrant les yeux des mortels, leur fait voir un monde dont on ne peut dire s’il est ou s’il n’est pas, un monde qui ressemble au rêve, au rayonnement du soleil sur le sable, où de loin le voyageur croit apercevoir une nappe d’eau, ou bien encore à une corde jetée par terre qu’il prend pour un serpent. » (Ces comparaisons réitérées se trouvent dans nombre de passages des Védas et des Pouranas.) La conception exprimée en commun par tous ces philosophes n’est autre que celle qui nous occupe en ce moment : le monde comme représentation, assujetti au principe de raison.

  1. Kant est le seul qui ait obscurci cette conception de la raison ; je renvoie sur ce point à l’Appendice consacré à sa philosophie, et aussi à mes Problèmes essentiels de l’Éthique (Du fondement de la morale, § 6, p. 148-154 de la 1re édition).