Le Monde comme volonté et comme représentation/Livre II/§ 24

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Traduction par Auguste Burdeau.
Librairie Félix Alcan (Tome premierp. 435).
§ 24. — Ce qu’il y a de plus clair dans la connaissance, c’est la forme ; ce qui reste obscur, c’est la réalité. Vanité des explications matérialistes, qui réduisent les choses à leurs éléments mathématiques. Supériorité d’une philosophie qui explique tout par la chose en soi, aperçue immédiatement dans la volonté. 
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§ 24.


L’illustre Kant nous a appris que le temps, l’espace et la causalité, avec toutes leurs lois et toutes leurs formes possibles, existent dans la conscience, indépendamment des objets qui apparaissent dans ces formes, et qui en font tout le contenu. En d’autres termes, on peut les trouver aussi bien en partant du sujet qu’en partant de l’objet ; c’est pourquoi on peut les appeler avec autant de raison : modes d’intuition du sujet, ou propriétés de l’objet, en tant qu’il est objet (chez Kant, phénomène), c’est-à-dire représentation. Mais on peut encore considérer ces formes comme les limites irréductibles du sujet et de l’objet ; aussi tout objet doit-il apparaître en elles, et le sujet, en revanche, indépendant de l’objet qui apparaît, doit l’embrasser entièrement et le dominer. — Maintenant, les objets apparaissant sous ces formes ne devaient pas être de vains fantômes, mais avoir une signification, exprimer quelque chose qui ne serait pas encore un objet comme eux, une représentation, quelque chose de purement relatif et de conditionné par le sujet, quelque chose qui existerait indépendamment de toute condition essentielle et de toute forme, c’est-à-dire une représentation : l’objet, pour avoir un sens, doit exprimer la chose en soi. C’est ce qui expliquerait cette question toute naturelle : Ces objets, ces représentations sont donc quelque chose, en dehors de ce fait qu’ils sont des représentations ? Et alors que sont : ils, dans ce cas ? Par quel autre côté diffèrent-ils si profondément de la représentation ? Qu’est-ce, enfin, que la chose en soi ? — C’est la volonté, telle a été notre réponse, mais nous en ferons abstraction pour le moment.

Quoi que puisse être la chose en soi, Kant a eu grandement raison de conclure que le temps, l’espace et la causalité (que nous avons reconnus plus haut comme les formes du principe de raison, de même que nous avons reconnu ce dernier comme l’expression générale des formes phénoménales), Kant a eu raison, dis-je, de conclure que ces trois formes ne sont pas des déterminations de la chose en soi, et qu’elles ne peuvent lui convenir qu’autant qu’elle est elle-même représentation, c’est-à-dire qu’elles appartiennent au phénomène, et non à la chose en soi ; si, en effet, le sujet les tire de lui-même et en a une connaissance parfaite indépendamment de tout objet, elles font toute l’existence de la représentation en tant que telle, mais non de ce qui devient représentation. Elles doivent être la forme de la représentation en tant que telle, mais non une propriété de ce qui a pris cette forme. Elles doivent être déjà données dans la simple opposition du sujet et de l’objet (non pas dans le concept, mais en réalité), par conséquent n’être que la détermination la plus précise de la forme de la connaissance, tandis que cette opposition elle-même en est la plus générale. Tout ce qui est conditionné dans le phénomène, dans l’objet, par le temps, l’espace et la cause, en tant que cela ne peut être représenté que par leur intermédiaire, à savoir : la pluralité, par la coexistence et la succession ; le changement et l’inertie par la loi de cause ; la matière qui n’est susceptible de représentation que si elle suppose la causalité, enfin tout ce qui n’est représentable que par ces trois lois, — tout cela en bloc n’est pas essentiellement propre à ce qui apparaît là, à ce qui est entré dans la forme de la représentation, mais dépend seulement de cette forme. Inversement, ce qui, dans le phénomène, n’est conditionné ni par le temps, ni par l’espace, ni par la cause, ce qui leur est irréductible et ne peut être expliqué par ces trois lois, sera justement ce par quoi l’apparaissant, la chose en soi, se fait connaître immédiatement. En conséquence, la possibilité de connaissance la plus parfaite, la clarté la plus grande appartient nécessairement à ce qui est propre à la connaissance comme telle, c’est-à-dire à la forme de la connaissance, mais non pas à ce qui n’est en soi ni représentation ni objet, et qui n’est devenu connaissable qu’en entrant dans ces formes a priori, qu’en devenant représentation et objet.

Ainsi donc, la seule chose qui puisse nous faire acquérir une connaissance, sans réserve, d’une clarté parfaite, ne laissant aucun résidu inexpliqué, ce sera uniquement ce qui ne dépend que de la faculté d’intuition, de perception en général, en tant que faculté de perception (et non pas ce qui fait l’objet de la connaissance pour devenir ensuite représentation) ; par suite, ce sera ce qui est l’attribut de toute connaissance indifféremment, et qui peut ainsi être obtenu en partant du sujet, comme de l’objet. Or, tout ceci ne se compose que des formes, que nous connaissons a priori, de tout phénomène, formes énoncées dans leur généralité par le principe de raison, et dont les modalités concernant la connaissance intuitive (la seule dont nous nous occupions ici) sont le temps, l’espace et la causalité. Les mathématiques tout entières reposent sur elles, de même que toutes les sciences naturelles pures et a priori. Dans ces sciences seules, la connaissance ne se heurte à rien d’obscur, à rien d’inexplicable (l’inexplicable, c’est la volonté), à rien, en un mot, qu’on ne puisse déduire d’autre chose ; à ce point de vue, ce sont là principalement et même exclusivement les seules connaissances, outre la logique, auxquelles Kant accordât le nom de sciences. Mais, d’autre part, ces mêmes sciences ne nous apprennent à connaître que des rapports, des relations entre une représentation et une autre, des formes sans aucune substance. Tout contenu qu’on leur donnerait, tout phénomène qui remplirait ces formes, contient déjà quelque chose, qui n’est plus parfaitement connaissable dans son essence, qui n’est plus explicable entièrement par autre chose, qui est donc sans cause (grundlos) ; et ainsi la science perd immédiatement de son évidence et de sa parfaite clarté. Mais ce qui se dérobe là à l’investigation, c’est la chose en soi, c’est ce qui essentiellement n’est pas représentation ou objet de connaissance, c’est ce qu’on ne peut connaître qu’après qu’il a pris une des formes du principe de raison. Dès l’origine la forme lui est étrangère, et la chose en soi ne peut jamais s’identifier complètement avec celle-ci ; elle ne peut jamais être ramenée à la forme pure, et, comme cette forme est le principe de raison, la chose en soi ne pourra pas être expliquée par ce principe, dans la science pure. Si donc les mathématiques donnent une connaissance entière de tout ce qui, dans les phénomènes, est quantité, position, nombre, bref de tout ce qui est rapport de temps et d’espace ; si l’étiologie nous apprend à connaître parfaitement les conditions régulières dans lesquelles se produisent les phénomènes avec toutes leurs déterminations dans le temps et dans l’espace, sans toutefois nous dire autre chose, si ce n’est pourquoi tout phénomène donné doit avoir lieu en une place déterminée à tel instant, et à un instant déterminé en telle place, — nous ne pouvons cependant, avec tous leurs secours, pénétrer dans l’essence intime des choses. Il y a toujours un résidu auquel aucune explication ne peut se prendre, mais au contraire que toute explication suppose, c’est-à-dire des forces naturelles, un mode déterminé d’activité au sein des choses, une qualité, un caractère du phénomène, quelque chose qui est sans cause, qui ne dépend pas de la forme du phénomène, du principe de raison, à qui cette forme est étrangère en soi, mais qui est entré en elle, qui ne se produit que suivant les lois de la représentation, — lois qui toutefois ne conditionnent que le représenté, et non le représentant, le comment et non le pourquoi du phénomène, la forme et non le contenu. — La mécanique, la physique, la chimie nous apprennent les règles et les lois d’après lesquelles opèrent les forces de l’impénétrabilité, de la pesanteur, de la solidité, de la fluidité, de la cohésion, de l’élasticité, de la chaleur, de la lumière, des affinités, du magnétisme, de l’électricité, etc., c’est-à-dire les lois qui concernent ces forces au point de vue de leur production dans le temps et dans l’espace ; mais ces forces, quoi qu’on en ait, restent des « qualités occultes ». Car c’est la chose en soi qui, en tant qu’elle apparaît, représente ces phénomènes, et elle en diffère absolument, elle est entièrement soumise, dans son phénomène, au principe de raison, comme à la forme de la représentation, mais elle-même est irréductible à cette forme, par conséquent ne peut s’expliquer étiologiquement jusqu’au bout ; cependant elle est complètement perceptible, en tant qu’elle a pris cette forme, c’est-à-dire qu’elle est un phénomène, et cependant cette perceptibilité n’en éclaircit nullement l’essence. C’est pourquoi plus une connaissance comporte avec elle de nécessité, plus il y a en elle de ce qui ne peut être autrement pensé ni représenté — comme, par exemple, les rapports d’espace, — plus elle est claire et satisfaisante, mais aussi moins elle a de contenu purement objectif, moins elle renferme de réalité proprement dite ; et inversement, plus une connaissance embrasse de contingent, plus elle nous frappe comme pure donnée empirique, plus il y a d’objectivité, de réalité vraie en elle, mais aussi plus elle est obscure, plus elle est irréductible.

Cependant, à toutes les époques, une étiologie oublieuse de son vrai but a tenté de réduire toute la vie organique à la chimie ou à l’électricité ; la chimie à son tour, c’est-à-dire la qualité, à la mécanique (action atomistique) ; la mécanique, partie à l’objet de la phoronomie, c’est-à-dire au temps et à l’espace unis à la possibilité du mouvement, partie à la géométrie pure, c’est-à-dire à la position dans l’espace (à peu près comme on construit, — et avec raison, — la décroissance d’une force en raison du carré de la distance, ou la théorie du levier) ; la géométrie, enfin, peut se résoudre dans l’arithmétique, qui, par suite de l’unité de dimension, est la forme du principe de raison la plus facile à saisir, à embrasser dans son ensemble, à expliquer en entier. Veut-on des exemples de la méthode que nous venons de dessiner à grands traits ? — L’atome de Démocrite, le tourbillon de Descartes, la physique mécanique de Lesage, qui, à la fin du siècle dernier, essayait d’expliquer mécaniquement, par le choc et la pression, les affinités chimiques, comme la gravitation, ainsi qu’on peut le voir dans son Lucrèce newtonien ; la forme et le mélange de Reil, en tant que principe de la vie animale, dénotent les mêmes tendances. Cette méthode, enfin, se retrouve aujourd’hui, en plein XIXe siècle, dans un matérialisme grossier, qui se croit d’autant plus original qu’il est plus ignorant ; à l’aide de la dénomination de force vitale, qui n’est qu’une sotte supercherie, il voudrait expliquer les manifestations de la vie par les forces physiques et chimiques, faire naître celles-ci de l’activité mécanique de la matière, de la position, de la forme, et du mouvement des atomes dans l’espace, et ainsi ramener toutes les forces de la nature à l’action et à la réaction, qui sont les « choses en soi ». En conséquence, la lumière doit bien être, en effet, la vibration mécanique ou l’ondulation d’un éther imaginé et supposé pour les besoins de la cause, qui, dans l’hypothèse, se mettrait à ébranler la rétine, et produirait le rouge, le violet, etc., selon qu’il donnerait 483 billions de vibrations à la seconde ou 727 billions. Dans ce cas, le daltonisme résulterait, sans doute, de l’impuissance à compter les vibrations. Ces sottes théories, ces théories à la Démocrite, vraiment maladroites et lourdes, sont bien dignes de gens qui, cinquante ans après la publication de la théorie des couleurs de Goethe, croient encore à la théorie des lumières homogènes de Newton et n’ont pas honte de le dire. On leur apprendra que ce que l’on tolère chez l’enfant (Démocrite) ne peut se pardonner chez l’homme fait. Ils finiront honteusement, mais chacun d’eux saura s’esquiver et faire l’ignorant. Nous aurons à reparler de cette réduction fausse des forces naturelles les unes aux autres ; mais pour le moment, nous nous en tiendrons là. Si la loi du matérialisme était la vraie loi, tout serait éclairci, tout serait expliqué ; tout se ramènerait au calcul, qui serait le dieu suprême, dans le temple de la Vérité, auquel nous conduirait heureusement le principe de raison. Mais tout le contenu de la représentation aurait disparu, il n’en resterait plus que la forme. Le pourquoi du phénomène serait ramené au comment ; et comme cela serait en même temps le connaissable a priori, ce serait par conséquent quelque chose de tout à fait dépendant du sujet, qui n’existerait que pour lui, un pur fantôme, une représentation et une forme de la représentation. — Quant à la chose en soi, il ne saurait en être question. — S’il en était ainsi, le monde se déduirait tout entier du sujet, et ce que Fichte se donnait l’air d’avoir effectué à force de hâbleries serait un fait accompli. — Mais il n’en est pas ainsi : ce sont de pures fantaisies, des sophismes, des systèmes en l’air qu’on a bâtis avec cette méthode ; ce n’est pas une science. Toutefois un véritable progrès a été accompli, chaque fois qu’on a tenté de ramener les phénomènes multiples du monde à une loi unique ; on a déduit l’une de l’autre des forces ou des qualités qui passaient auparavant pour absolument différentes (par exemple le magnétisme et l’électricité), et ainsi l’on en a diminué le nombre.

L’étiologie sera parvenue à son but quand elle aura reconnu comme telles et déterminé toutes les forces primitives de la nature et quand, — en se fondant sur le principe de causalité, — elle aura solidement établi les lois qui président à la production des phénomènes dans le temps et dans l’espace et qui en déterminent l’ordre de dépendance. Mais il restera toujours des forces primitives, il y aura toujours un résidu irréductible, un contenu de la représentation, qui ne pourra se ramener à sa forme et qu’on ne pourra expliquer conformément au principe de raison, en le déduisant d’autre chose. — Car il y a dans tous les objets de la nature un élément inexplicable, dont il est inutile de chercher la cause : c’est le mode spécifique de leur activité, c’est-à-dire le mode de leur existence, leur essence même. Sans doute toute action particulière de l’objet suppose un principe dont il résulte qu’elle devait se produire à ce point de l’espace et du temps ; mais on n’en trouvera jamais pour expliquer cette action elle-même en général, ou en particulier. Quand l’objet serait dépourvu de toute autre propriété, quand ce serait un grain de poussière, il manifesterait encore, par sa pesanteur et son impénétrabilité, ce quelque chose d’inexplicable, et ce quelque chose est à l’objet ce que la volonté est à l’homme ; comme elle, il n’est soumis à aucune sorte d’explication, et cela par son essence même : bref, il lui est identique. Sans doute il y a un motif à chacune des manifestations de la volonté, à chacun de ses actes particuliers, en tel point du temps ou de l’espace ; étant donné le caractère de l’individu, la manifestation volontaire devait suivre nécessairement le motif. Mais de ce que cet individu a tel caractère, de ce qu’il veut telle chose en général, de ce que, parmi plusieurs motifs, c’est celui-ci, et non un autre, qui meut sa volonté, — de tout cela il n’y a pas d’explication à fournir. Le caractère donné de l’individu, qui reste inexplicable, quoiqu’il soit la condition qui explique tous les actes individuels résultant de motifs, est à l’homme ce qu’est pour un corps inorganique sa qualité essentielle, son mode d’action, dont les manifestations sont provoquées du dehors, mais qui elle-même n’est déterminée par rien d’extérieur et reste inexplicable ; ses phénomènes isolés, par lesquels seuls elle devient perceptible, sont soumis au principe de raison, mais elle-même ne l’est pas. Déjà les scolastiques avaient entrevu cette vérité en général, et c’est ce qu’ils appelaient forma substantialis (Cf. Suarez, Disput. métaphys., XV, sect. 1).

C’est une grande erreur, mais une erreur très répandue, de dire que ce sont les phénomènes les plus fréquents, les plus généraux et les plus simples, que nous connaissons le mieux ; au vrai, ce sont les phénomènes que nous sommes le plus habitués à voir et à ignorer. Une pierre qui tombe par terre est un fait aussi inexplicable pour nous qu’un animal qui se meut. Comme nous l’avons dit, on a cru, — en partant des forces naturelles les plus générales (par exemple la gravitation, la cohésion, l’impénétrabilité), — pouvoir expliquer par elles celles qui agissent plus rarement et dans des circonstances déterminées (par exemple : affinité chimique, électricité, magnétisme), et enfin comprendre, à l’aide de ces dernières forces, l’organisme et la vie des animaux, et même la connaissance et la volonté dans l’homme. On se résigna tacitement à partir de qualités occultes, qu’on renonçait à éclaircir, attendu qu’on n’en avait besoin que pour bâtir dessus, et non pour les creuser. Mais à quoi cela mène-t-il, nous le répétons, et, dans tous les cas, n’est-ce pas là toujours bâtir en l’air ? À quoi servent les explications qui vous ramènent à quelque chose d’aussi obscur que le premier problème ? En définitive, en sait-on davantage sur l’essence intime de ces forces générales que sur l’essence d’un animal quelconque ? L’ignorance ne règne-t-elle pas ici, comme là ? N’est-on pas acculé à l’inexplicable, parce qu’en effet il n’y a plus de raison à donner, parce qu’on en est au contenu, au pourquoi du phénomène, qui est irréductible à sa forme, au comment, au principe de raison ? Nous au contraire, qui nous occupons non pas d’étiologie, mais de philosophie, c’est-à-dire d’une connaissance non relative, mais inconditionnelle de l’essence du monde, nous prenons le chemin opposé, nous partons de ce qui nous est le plus immédiatement et le plus complètement connu, de ce dont nous avons la plus intime conviction, et, par le phénomène le plus frappant, le plus significatif, le plus clair, nous voulons arriver à connaître le plus imparfait et le plus infime. Mon corps excepté, je ne connais qu’une des faces des objets, la représentation ; leur essence intime reste pour moi un profond secret, même lorsque je connais toutes les causes qui déterminent leurs modifications. C’est seulement par comparaison entre ce qui se passe en moi lorsque mon corps agit sous l’influence d’un motif et ce qui est l’essence intime des modifications accomplies en moi sous l’influence de causes extérieures, que je puis savoir comment les corps inanimés se modifient en vertu de causes, et saisir leur essence intime ; connaître la cause du phénomène ne m’apprend rien autre chose que la cause de sa manifestation, dans le temps et dans l’espace. Je le puis, parce que mon corps est l’unique objet dont je ne connaisse pas uniquement un des côtés, celui de la représentation ; j’en connais aussi le second qui est celui de la volonté. Au lieu donc de croire que je comprendrais mieux ma propre organisation, c’est-à-dire ma connaissance, ma volonté, mes mouvements volontaires, si je pouvais les ramener au mouvement déterminé par des causes, au moyen de l’électricité, de la chimie, de la mécanique, je dois, — en tant que je fais de la philosophie, et non de l’étiologie, — apprendre à connaître dans leur essence intime les mouvements les plus simples et les plus généraux du corps inorganique, que je vois enchaînés à une cause, et pour cela me reporter à mes propres mouvements volontaires ; de même je dois apprendre à voir, dans les forces inexplicables que manifestent tous les objets de la nature, quelque chose qui est identique en nature à ma volonté et qui n’en diffère que par le degré. Cela veut dire que la quatrième classe de représentations, définie dans mon exposé du principe de raison, doit nous servir de clef pour arriver à connaître l’essence intime de la première classe, et, grâce au principe de motivation, à comprendre le principe de causalité, dans son sens profond.

Spinoza dit (épître 62) qu’une pierre lancée par quelqu’un dans l’espace, si elle était douée de conscience, pourrait s’imaginer qu’elle ne fait en cela qu’obéir à sa volonté. Moi, j’ajoute que la pierre aurait raison. L’impulsion est pour elle ce qu’est pour moi le motif, et ce qui apparaît en elle comme cohésion, pesanteur, persévérance dans l’état donné, est par lui-même identique à ce que je reconnais en moi comme volonté, et que la pierre reconnaîtrait aussi comme volonté si elle était douée de connaissance. Spinoza, en cet endroit, se borne à remarquer la nécessité avec laquelle la pierre tombe, et veut transporter cette nécessité aux actes volontaires de l’individu. Mais moi, je considère l’essence intime qui donne son sens et sa valeur à toute nécessité réelle, et qui est supposée par elle ; qui s’appelle caractère chez l’homme, propriété dans la pierre ; qui est identique dans l’un et l’autre ; que la conscience immédiate nomme volonté, et qui a, dans la pierre, le plus faible, dans l’homme, le plus haut degré de visibilité, d’objectivité. Saint Augustin a fort bien saisi l’identité qu’il y a entre l’effort des choses et notre volonté, et je ne puis m’empêcher de citer son sentiment, sous sa forme naïve : « Si pecora essemus, carnalem vitam et quod secundum sensum ejusdem est amaremus, idque esset suffîciens bonum nostrum, et secundum hoc si esset nobis bene, nil aliud quæreremus. Item, si arbores essemus, nihil quidem sentientes motu amare possemus ; verumtamen, id quasi appetere videremur, quo feracius essemus, uberiusque fructuosæ. Si essemus lapides, aut fluctus, aut ventus, aut flamma, vel quid ejusmodi, sine ullo quidem sensu atque vita, non tamen nobis deesset quasi quidam nostrorum locorum atque ordinis appetitus. Nam velut amores corporum, momenta sunt ponderum, sive deorsum gravitate, sive sursum levitate nitantur : ita enim corpus pondere, sicut animus amore fertur, quocunque fertur. » (De civ. Dei, XI, 28.)

Il est également intéressant d’observer qu’Euler aussi voulait ramener la cause intime de la gravitation à une « inclination, à un désir particulier aux corps ». (68, Lettres à une princesse). Et c’est là même ce qui le rend peu favorable à la théorie de la gravitation, telle que Newton l’a donnée, et il s’est efforcé d’en trouver une modification conforme à l’ancienne théorie cartésienne, c’est-à-dire de déduire la gravitation du choc d’un certain éther sur les corps, ce qui serait plus conforme « à la raison et plairait davantage aux personnes qui aiment les principes clairs et compréhensibles ». Il veut bannir l’attraction de la chimie, comme une qualité occulte. Tout cela répond bien à cette conception froide de la nature qui dominait à l’époque d’Euler, et qui n’était que le corollaire de l’âme immatérielle ; mais il n’en est pas moins remarquable, pour ce qui concerne la vérité fondamentale que je défends et qu’Euler entrevoyait comme une lueur lointaine, de voir cet esprit délicat et subtil faire à temps volte-face et, dans sa crainte de compromettre tous les principes admis de son époque, chercher un refuge dans une théorie absurde, morte depuis longtemps.