Le Monde comme volonté et comme représentation/Livre II/§ 26

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Traduction par Auguste Burdeau.
Librairie Félix Alcan (Tome premierp. 435).
§ 26. — L’étiologie, ou science des causes, n’explique que l’enchaînement dans le temps et l’espace, des phénomènes de la volonté ; la philosophie seule peut atteindre l’origine de ces phénomènes, en les rattachant à des idées ou forces naturelles et par là à la volonté. 
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§ 26.


Les forces générales de la nature nous apparaissent comme le degré le plus bas de l’objectivation de la volonté ; elles se manifestent dans toute matière, sans exception, comme la pesanteur, l’impénétrabilité, et, d’autre part, elles se partagent la matière, de telle sorte que les unes dominent ici, les autres là, dans une matière spécifiquement différente, comme la solidité, la fluidité, l’élasticité, l’électricité, le magnétisme, les propriétés chimiques, et les qualités de toute espèce. Elles sont en soi les manifestations immédiates de la volonté, aussi bien que de l’activité humaine ; comme telles, elles n’ont pas de raison (grundlos), pas plus que le caractère de l’homme ; leurs seuls phénomènes sont soumis au principe de raison somme les actes de l’homme ; mais elles-mêmes ne peuvent jamais être une activité ou une cause, elles sont les conditions préalables de toute cause et de toute activité par lesquelles se manifeste leur essence particulière. Aussi il est ridicule de demander quelle est la cause de la pesanteur ou de l’électricité : ce sont là des forces primitives, dont les manifestations se produisent en vertu de certaines causes, si bien que chacune de ces manifestations a une cause qui, comme telle, est elle-même un phénomène, et qui détermine l’apparition de telle force en tel point de l’espace ou du temps ; mais la force elle-même n’est pas l’effet d’une cause ou la cause d’un effet. C’est pourquoi il est faux de dire : « la pesanteur est la cause de la chute de la pierre. » C’est bien plutôt le voisinage de la terre qui attire les corps. Supprimez la terre, et la pierre ne tombera pas, bien qu’elle soit encore pesante. La force est en dehors de la chaîne des causes et des effets, qui suppose le temps, et qui n’a de signification que par rapport à lui ; mais elle-même est en dehors du temps. Tel changement particulier a pour cause un autre changement particulier : il n’en est pas de même de la force dont il est la manifestation ; car l’activité d’une cause, toutes les fois qu’elle se produit, provient d’une force naturelle ; comme telle, elle est sans raison et gît en dehors de la chaîne des causes, et en général en dehors du domaine du principe de raison ; on la connaît philosophiquement comme objectité immédiate de la volonté, qui est la chose en soi de toute la nature. En étiologie, et dans le cas particulier de la physique, elle ressort comme force primitive, c’est-à-dire qualitas occulta.

C’est aux degrés extrêmes de l’objectité de la volonté que nous voyons l’individualité se produire d’une manière significative, notamment dans l’homme, comme la grande différence des caractères individuels, c’est-à-dire comme personnalité complète. Elle s’exprime déjà à l’extérieur par une physionomie fortement accentuée, qui affecte toute la forme du corps. L’individualité est loin d’atteindre un degré si élevé chez les animaux ; ils n’en ont qu’une légère teinte, et encore, ce qui domine absolument en eux, c’est le caractère de la race ; aussi n’ont-ils presque pas de physionomie individuelle. Plus on descend l’échelle animale, plus on voit s’évanouir toute trace de caractère individuel dans le caractère général de la race, dont la physionomie ainsi reste seule. Dès que l’on connaît le caractère psychologique de la famille, on sait exactement ce qu’il faut attendre de l’individu. Dans l’espèce humaine, au contraire, chaque individu veut être étudié et approfondi pour lui-même, ce qui est de la plus grande difficulté quand on veut déterminer à l’avance la conduite de cet individu, puisque, à l’aide de la raison, il peut feindre un caractère qu’il n’a pas. Vraisemblablement, nous devons attribuer à la différence de l’espèce humaine avec les autres ce fait que les circonvolutions du cerveau, qui manquent encore chez les oiseaux et sont très faibles chez les rongeurs, sont chez les animaux supérieurs bien plus symétriques des deux côtés et bien plus constantes dans chaque individu que chez l’homme[1]. Mais il y a un autre phénomène qui montre mieux cette individualité de caractère, qui marque une différence si profonde entre l’homme et les animaux : c’est que, chez ceux-ci, l’instinct sexuel se satisfait sans aucun choix préalable, tandis que ce choix chez l’homme, — quoique indépendant de la réflexion et tout instinctif, — est poussé si loin qu’il dégénère en une passion violente.

Ainsi donc, l’homme nous apparaît comme une manifestation particulière et caractérisée de la volonté, dans une certaine mesure, comme une idée particulière ; les animaux, au contraire, manquent de ce caractère individuel, attendu que l’espèce seule a une signification particulière et que les traces de caractère disparaissent à mesure qu’on s’éloigne de l’homme ; les plantes n’ont d’autres particularités individuelles que celles qui résultent de l’influence favorable ou défavorable du climat, ou de toute autre circonstance. Toute individualité disparaît enfin dans le règne inorganique de la nature. Le cristal seul, dans une certaine mesure, peut être encore considéré comme un individu : c’est une unité d’effort dans des directions déterminées, effort arrêté brusquement par la solidification, qui en conserve la trace. C’est un agrégat formé autour d’un noyau élémentaire, et maintenu par une idée d’unité, absolument comme l’arbre est un agrégat formé par une fibre unique qui apparaît et se répète dans chaque nervure de la feuille, dans chaque rameau, ce qui fait qu’on peut considérer chacune de ces parties comme une plante séparée vivant en parasite sur la grande ; de cette façon, l’arbre, semblable en cela au cristal, est une agrégation systématique de petites plantes, mais c’est l’ensemble seulement qui est la représentation parfaite d’une idée indivisible, c’est-à-dire de ce degré déterminé d’objectivation de la volonté. Les individus de la même famille de cristaux ne peuvent avoir d’autres différences que celles amenées par les circonstances extérieures ; on peut même, à volonté, faire cristalliser chaque espèce en gros ou en petits cristaux. L’individu, comme tel, c’est-à-dire portant quelque trace de caractère individuel, ne se rencontre plus dans la nature inorganique. Tous les phénomènes ne sont que des manifestations de forces naturelles générales, c’est-à-dire de degrés de l’objectivation de la volonté, qui ne se manifestent pas (comme dans la nature organique) par la différence des individualités, qui expriment partiellement le contenu total de l’idée, mais qui se manifestent seulement dans l’espèce, qu’elles représentent entièrement et sans déviation, dans chaque phénomène isolé. Comme le temps, l’espace, la pluralité, la nécessité de la cause n’appartiennent ni à la volonté, ni à l’idée (qui est un degré de l’objectivation de la volonté), mais uniquement aux phénomènes isolés, il faut que, dans les innombrables phénomènes d’une force naturelle par exemple de la pesanteur ou de l’électricité, elles se manifestent de la même manière ; seules les circonstances extérieures peuvent modifier le phénomène. Cette unité dans son essence, dans ses manifestations, dans l’invariable constance de sa production, dès qu’en sont données les conditions, c’est-à-dire le fil conducteur de la causalité, c’est une loi de la nature. Dès qu’une telle loi est connue par l’expérience, on peut exactement déterminer et calculer à l’avance la manifestation de la force naturelle, dont le caractère est exprimé et comme déféré dans la loi dont il s’agit. C’est précisément ce fait, que les phénomènes des degrés inférieurs de l’objectivation de la volonté sont soumis à des lois, qui établit une si grande différence entre eux et les phénomènes de la volonté, même au degré le plus haut et le plus significatif de son objectivation, chez les animaux, chez l’homme et dans sa conduite. Là, le caractère individuel, plus ou moins fortement marqué, la détermination de la conduite par les motifs (qui reste souvent cachée au spectateur, parce qu’elle gît dans la conscience), tout cela a empêché de voir bien nettement jusqu’ici l’identité des deux espèces de phénomènes dans leur essence intime.

L’infaillibilité des lois de la nature offre, — quand on part de la connaissance du particulier, et non de la connaissance de l’idée, — quelque chose qui nous dépasse, et même qui parfois nous semble terrible. On peut s’étonner que la nature n’oublie jamais ses lois : ainsi, par exemple, deux corps se rencontrent, et, suivant une loi, dans de certaines conditions, une combinaison chimique a lieu, un dégagement de gaz ou une ignition : eh bien, que les conditions soient de nouveau données, soit par nos soins, ou soit par hasard (auquel cas notre surprise est d’autant plus grande que le fait est plus inattendu), et immédiatement, à point nommé, aujourd’hui comme il y a mille ans, le phénomène se produit. Le merveilleux de la chose nous frappe surtout en présence de phénomènes rares, bien qu’annoncés à l’avance, et qui ne se produisent qu’à l’aide de combinaisons très subtiles, comme par exemple lorsque, des plaques de certains métaux étant empilées de façon à se toucher alternativement, et à toucher en même temps un liquide acide, on vient à placer aux extrémités de cette chaîne deux feuilles minces d’argent, qui brûlent aussitôt avec une flamme verte ; ou bien aussi lorsque, dans de certaines conditions, le diamant, ce corps si dur, se transforme en acide carbonique. Ce qui nous étonne alors, c’est cette ubiquité des forces naturelles, semblable à celle des esprits ; les phénomènes de tous les jours qui passent inaperçus sous nos yeux nous frappent ici ; nous saisissons tout le mystère qu’il y a dans la dépendance de l’effet et de la cause, dépendance qui nous semble la même qu’entre la formule magique et l’esprit qu’elle évoque. Par contre, avons-nous pénétré dans cette notion philosophique qu’une force naturelle est un degré de l’objectivation de la volonté, c’est-à-dire de ce que nous reconnaissons pour notre essence propre ; — que cette volonté en elle-même, et indépendamment de son phénomène et de ses formes, se trouve en dehors du temps et de l’espace ; — que la pluralité dont ces formes sont la condition ne se rattache ni à la volonté, ni directement à son degré d’objectivation, c’est-à-dire à l’idée, mais d’abord au phénomène de cette idée, et que la loi de causalité n’a de signification qu’en fonction du temps et de l’espace, en ce sens que, dans le temps et l’espace, réglant l’ordre dans lequel ils doivent apparaître, elle assigne leur place aux multiples phénomènes des différentes idées par où se manifeste la volonté ; — avons-nous, dis-je, reconnu, en pénétrant jusqu’au sens profond du grand enseignement de Kant, que le temps, l’espace et la causalité n’appartiennent pas à la chose en soi, mais seulement à son phénomène ; qu’ils ne sont que des formes de notre connaissance, et non pas des attributs essentiels de la chose en soi : alors cet étonnement devant la ponctuelle régularité d’action d’une force naturelle et la parfaite uniformité de ses millions de manifestations qui se produisent avec une infaillible exactitude, deviendra pour nous semblable à l’étonnement d’un enfant ou d’un sauvage qui, pour la première fois, voyant une fleur à travers un cristal à mille facettes, aperçoit des milliers de fleurs identiques et s’en émerveille, et se met a compter une à une les feuilles de chacune de ces fleurs.

À son origine et dans son universalité, une force naturelle n’est dans son essence rien autre chose que l’objectivation, à un degré inférieur, de la volonté. Un tel degré, nous l’appelons une idée éternelle, au sens de Platon. Une loi de la nature, c’est le rapport de l’idée à la forme de ses phénomènes. Cette forme, c’est le temps, l’espace et la causalité liés entre eux par des rapports et un enchaînement nécessaires, indissolubles. Par le temps et l’espace l’idée se multiplie en d’innombrables manifestations ; quant à l’ordre d’après lequel se produisent ces manifestations dans ces formes de la multiplicité, il est déterminé par la loi de causalité ; cette loi est en même temps la norme qui marque la limite des manifestations des différentes idées ; c’est d’après elle que l’espace, le temps et la matière sont répartis dans les phénomènes : d’où vient que cette norme a un rapport nécessaire avec l’identité de toute la matière donnée, qui est le substrat commun de tous ces phénomènes. Que ceux-ci n’appartiennent pas à cette matière commune dont ils ont à se partager la possession : alors il n’y a plus besoin d’une telle loi pour déterminer leurs prétentions : tous pourraient en même temps, les uns à côté des autres, remplir l’espace illimité pendant un temps illimité. C’est seulement parce que toutes les manifestations des idées éternelles sont rattachées à une seule et même matière, qu’il devait y avoir une règle de leur commencement et de leur fin, car autrement, sans cette loi de causalité, aucune de ces manifestations ne ferait place à l’autre. Aussi la loi de causalité est-elle essentiellement liée à la permanence de la substance : toutes deux n’ont de signification que l’une par l’autre. D’autre part, la loi de causalité est dans le même rapport avec l’espace et le temps : car le temps, c’est la possibilité pure et simple de déterminations opposées au sein de la même matière. La possibilité pure et simple de la permanence d’une matière identique, sous l’infinité des déterminations opposées, c’est l’espace. C’est pourquoi, dans le livre précédent, nous expliquions la matière par l’union de l’espace et du temps : cette union se manifeste comme l’évolution des accidents au sein de la substance permanente, ce qui n’est possible que par la causalité ou le devenir. C’est pourquoi nous disions aussi que la matière était absolument causalité ; nous voyons dans l’entendement le corrélatif subjectif de la causalité, et nous disions que la matière (c’est-à-dire le monde entier comme représentation) n’existait que pour l’entendement, qu’il était sa condition, son support, son corrélatif nécessaire. Tout ceci n’est que pour rappeler succinctement ce qui a été développé dans le premier livre. On verra clairement la concordance parfaite des deux livres quand on se sera dit que la volonté et la représentation, qui sont étroitement unies dans le monde réel, qui en constituent les deux faces, ont été séparées à dessein dans ces deux livres, pour être mieux étudiées isolément.

Il ne serait peut-être pas superflu de montrer par un exemple comment la loi de causalité n’a de sens que par son rapport avec le temps et l’espace, et avec la matière qui résulte de l’union de ces deux formes : elle trace les limites suivant lesquelles les manifestations des forces naturelles se partagent la possession de la matière, tandis que les forces primitives de la nature, en tant qu’objectivations immédiates de la volonté (laquelle n’est pas soumise, comme en soi, au principe de raison), sont en dehors de ces formes, au sein desquelles seulement l’explication étiologique a un sens et une valeur ; c’est pour ce motif qu’elle ne peut jamais nous conduire jusqu’à l’essence intime des choses. — Imaginons pour cela une machine quelconque, construite suivant les lois de la mécanique. Des poids en fer donnent l’impulsion au mouvement par leur pesanteur ; des roues de cuivre résistent en vertu de leur rigidité, se poussent et se soulèvent mutuellement et font agir des leviers en vertu de leur impénétrabilité, etc. Ici, la pesanteur, la rigidité, l’impénétrabilité sont des forces naturelles premières et inexpliquées ; la mécanique ne nous renseigne que sur les conditions dans lesquelles elles se produisent, ainsi que la manière dont elles agissent et dont elles dominent telle matière déterminée, à tel moment, en tel lieu. Un fort aimant peut maintenant agir sur le fer des poids et vaincre la pesanteur : aussitôt le mouvement de la machine s’arrête, et la matière devient sur-le-champ le théâtre d’une autre force naturelle, le magnétisme ; l’explication étiologique ne nous en apprend rien, sinon les conditions dans lesquelles cette force se manifeste. Ou bien on peut placer les disques de cuivre de cette machine sur des plaques de zinc, en les séparant par un liquide acidulé : immédiatement cette même matière de la machine sera livrée à l’action d’une autre force première, le galvanisme, qui la gouvernera selon ses lois et se manifestera en elle par des phénomènes particuliers. Ici encore, l’étiologie ne pourra nous apprendre que les circonstances au milieu desquelles cette force se montre, et les lois qui la régissent. Si nous élevons ensuite la température et si nous faisons arriver de l’oxygène pur, toute la machine brûlera, c’est-à-dire que c’est encore une force toute différente, l’affinité chimique qui, à ce moment et en ce lieu, fait valoir ses prétentions incontestables sur cette même matière et qui s’y manifeste comme idée, comme degré déterminé de l’objectivation de la volonté. Que l’oxyde métallique provenant de cette combustion vienne à rencontrer un acide, voilà un sel qui se forme et cristallise : c’est là le phénomène d’une nouvelle idée, elle aussi complètement inexplicable, bien que son apparition soit soumise à des conditions que l’étiologie détermine exactement. Les cristaux se désagrègent, se mêlent à d’autres ingrédients ; une végétation en sort, et voilà un nouveau phénomène de la volonté !

On pourrait continuer à l’infini ces expériences sur la même matière, et l’on verrait les forces naturelles, tantôt l’une, tantôt l’autre, s’emparer d’elle et la saisir pour y manifester leur essence. La détermination de ce droit qu’a la force occulte sur la matière, le point du temps et de l’espace où elle le fait valoir, c’est ce que nous donne la loi de causalité ; mais l’explication fondée sur elle ne peut aller que jusque-là. La force elle-même est une manifestation de la volonté et, en tant que telle, n’est pas soumise aux formes du principe de raison, est « sans raison » (grundlos). Elle est en dehors du temps, elle est présente partout, et l’on dirait qu’elle guette constamment l’arrivée des circonstances grâce auxquelles elle peut se manifester et s’emparer d’une matière déterminée, en expulsant les autres forces qui y régnaient naguère. Le temps n’existe que pour elle ; par lui-même, il n’a aucun sens. Pendant des milliers d’années les forces chimiques sommeillent dans une matière, jusqu’à ce que le choc d’un réactif les mette en liberté : c’est alors seulement qu’elles apparaissent ; mais le temps n’existe que pour cette apparition, et non pour la force elle-même. Pendant des milliers d’années encore, le galvanisme sommeille dans le cuivre et le zinc, et tous deux gisent à côté de l’argent, qui, dès qu’il se rencontre avec eux dans certaines conditions, doit s’enflammer. Dans le règne organique lui-même, nous voyons une semence desséchée conserver pendant trois mille ans la force qui repose en elle, et, grâce à de certaines circonstances favorables, germer enfin et devenir plante[2].

Ces considérations nous ont bien fait voir la différence qu’il y a entre une force naturelle et ses manifestations ; nous nous sommes convaincus que cette force est la volonté elle-même à tel degré de son objectivation. La multiplicité ne convient qu’aux phénomènes, à cause de l’espace et du temps, et la loi de causalité n’est pas autre chose que la détermination du point dans le temps et dans l’espace où se produisent les phénomènes particuliers. Dès lors, nous pourrons comprendre toute la vérité et toute la profondeur de la doctrine de Malebranche sur les « causes occasionnelles ». Il serait intéressant de comparer cette théorie, — telle qu’il l’expose dans la Recherche de la vérité (3e chapitre de la 2° partie du 6° livre), et dans les éclaircissements qui forment l’appendice de ce chapitre, — avec l’exposé que je viens de faire, et de voir comment deux doctrines dont le point de départ est si opposé peuvent arriver à une parfaite concordance. Je m’étonne que Malebranche, emprisonné dans les dogmes positifs que son temps lui imposait, ait rencontré si heureusement et si exactement la vérité, malgré toutes les entraves, sans abandonner pour cela le dogme, du moins dans la forme.

C’est qu’on ne s’imagine pas combien grande est la force de la vérité, combien elle est tenace et opiniâtre. Nous retrouvons ses traces dans les dogmes les plus bizarres et les plus absurdes de tous les temps et de tous les pays, mêlées, fondues, de la façon la plus étrange, mais cependant toujours reconnaissables. Elle ressemble à une plante qui germe sous un tas de grosses pierres, mais qui s’efforce vers la lumière, qui se prend à mille obstacles, difforme, pâlie, chétive, — mais tournée du moins vers le jour.

D’ailleurs, Malebranche a raison : toute cause naturelle n’est qu’une cause occasionnelle ; elle ne donne que l’occasion de la manifestation de cette volonté une et indivisible, qui est la substance de toutes choses et dont les degrés d’objectivation constituent tout le monde visible. Ce n’est que la manifestation, la visibilité de la volonté en tel point, à tel moment, qui est amenée par la cause, et qui, en ce sens, dépend d’elle ; ce n’est pas le tout du phénomène, son essence intime. Cela, c’est la volonté même, où le principe de raison ne trouve pas son emploi, qui est par conséquent sans raison (grundlos). Aucune chose au monde n’a de raison de son existence générale et absolue, mais seulement une raison de ce qu’elle est ici ou là. Pourquoi une pierre manifeste à tel moment de la pesanteur, à tel autre de la rigidité ou de l’électricité, ou encore des propriétés chimiques, voilà, ce qui dépend de causes, d’influences extérieures, et ce que celles-ci peuvent expliquer ; mais ces propriétés elles-mêmes, tout ce qui constitue L’essence de la pierre, son être qui se compose de toutes ces propriétés et qui se manifeste de ces différentes manières, en un mot le fait qu’elle est telle qu’elle est, et en général le fait qu’elle existe, voilà ce qui est sans raison, voilà ce qui n’est que la visibilité de la volonté inexplicable.

Ainsi, toute cause est une cause occasionnelle : nous l’avons constaté dans la nature inconsciente ; mais il en est absolument de même quand ce ne sont plus des causes ou des excitations, mais des motifs qui déterminent la production des phénomènes, c’est-à-dire dans la conduite de l’homme et de l’animal. Car, ici comme là, c’est toujours la même volonté qui apparaît, très différente suivant les degrés de ses manifestations, qui se diversifie dans les phénomènes et qui, par rapport à eux, est soumise au principe de raison, bien que par elle-même elle soit absolument libre. Les motifs ne déterminent pas le caractère de l’individu, mais seulement les manifestations de ce caractère, c’est-à-dire les actes ; la forme extérieure de la conduite, et non pas son sens profond et son contenu ; celui-ci tient au caractère, qui est le phénomène immédiat de la volonté, c’est-à-dire qui est inexplicable. Pourquoi un tel est un scélérat, tandis que cet autre est un brave homme, voilà qui ne dépend ni de motifs, ni d’influences extérieurs, ni des maximes de la morale, ni des sermons, et qui, dans ce sens, est inexplicable. Mais quand un méchant montre sa méchanceté par de petites iniquités, par de lâches intrigues ou par de basses fourberies, exercées dans le cercle étroit de son entourage, ou quand il opprime les peuples qu’il a conquis, quand il précipite un monde entier dans la désolation et fait couler le sang de millions d’hommes, c’est là alors la forme extérieure de sa manifestation, ce qui ne lui est pas essentiel, ce qui dépend des circonstances au milieu desquelles le destin l’a placé, de son entourage, des influences extérieures, des motifs ; mais jamais on n’expliquera par là la décision de l’individu : elle procède de la volonté dont cet homme est une manifestation. Nous en parlerons dans le quatrième livre. La façon dont le caractère développe ses propriétés peut se comparer à celle dont les corps, dans la nature inconsciente, manifestent les leurs. L’eau reste l’eau avec les propriétés qui lui sont inhérentes ; mais lorsque, mer paisible, elle réfléchit ses bords, lorsqu’elle s’élance écumante sur les rochers, lorsqu’elle jaillit artificiellement dans les airs, comme un rayon délié, elle est soumise à des causes extérieures : un état lui est aussi naturel que l’autre ; mais, suivant les circonstances, elle est ceci ou cela, également prête à toutes les métamorphoses, et pourtant, dans tous les cas, fidèle à son caractère et ne manifestant jamais que lui. De même, tout caractère humain se manifeste suivant les circonstances ; mais les manifestations qui en résultent seront ce que les circonstances les auront faites.

  1. Wenzel, De structura cerebri hominis et brutorum, 1812, cap. III. — Cuvier, Leçons d’anat. comp., leçon 9, art. 4-5. — Vicq-d’Azir, Hist. de l’Acad. des sc. de Paris, 1783. p. 470-483.
  2. Le 16 septembre 1840, à l’institut littéraire et scientifique de Londres, dans une conférence sur les antiquités égyptiennes, M. Pettigrew a montré des grains de blé trouvés par sir G. Wilkinson dans un tombeau de Thèbes, où ils avaient dû rester trente siècles. Ils étaient placés dans un vase hermétiquement fermé. M. Pettigrew, en ayant semé douze, avait obtenu une plante qui atteignait cinq pieds et dont les graines étaient parfaitement mûres. (Times, 21 septembre 1840.) — De même à la Société de médecine et de botanique de Londres, en 1830, M. Haulton a fait voir un tubercule trouvé dans la main d’une momie d’Egypte, qui y avait été sans doute placé dans quelque intention religieuse et qui avait au moins 2.000 ans. Il l’avait planté dans un pot de fleurs, où il avait aussitôt poussé et verdi. (Medical Journal de 1830, cité dans le Journal of the Royal Institution of Great Britain, octobre 1830, page 196.) — « Dans le jardin de M. Grimstone, du Jardin des plantes, à Londres, il y a maintenant une tige de pois en pleine floraison, provenant d’un pois que M. Pettigrew et les employés du British Museum ont trouvé dans un vase placé en un sarcophage égyptien où il devait être resté 2.844 ans. » (Times, 16 août 1844.) — Bien plus, on a trouvé des crapauds vivants dans des pierres calcaires : c’est dire que la vie animale elle-même peut aussi supporter une suspension de plusieurs siècles, quand elle est préparée par le sommeil hibernal, et entretenue par des circonstances spéciales.