Le Mouvement littéraire au XIXe siècle (Pélissier)/Partie 2/08

La bibliothèque libre.


CHAPITRE VIII

LE ROMAN

Le roman fut chez les initiateurs de notre siècle tout fictif dans son action et tout idéal dans ses caractères. Jean-Jacques le premier, puis Mme de Staël et Chateaubriand, l’approprièrent à l’expression de leurs sentiments intimes. La Nouvelle Héloïse, Corinne, René, sont des œuvres « subjectives », passionnées, où l’inspiration personnelle a beaucoup plus de part que l’observation. Les auteurs y mettent en scène des personnages imaginaires qui tournent aisément au type, un héros auquel ils prêtent leur âme et confient tout ce qu’il y a en eux de lyrisme débordant. Rousseau s’est peint en Saint-Preux tel qu’il aurait voulu être ; Mme de Staël et Chateaubriand s’idéalisent en Corinne et en René. Pour eux, le roman est une sorte de confession publique dans laquelle ils étaient toute leur personne. Cette « subjectivité », qui doit être considérée comme un trait caractéristique du mouvement littéraire qu’ils ont imprimé à notre siècle, ne s’accuse pas moins en ce genre qu’en tous les autres ; le romantisme s’y montra d’abord avec cette exaltation de vie intérieure qu’il devait porter bientôt non seulement dans la poésie lyrique, mais jusque dans le théâtre.

Tenu par les anciens et même par notre âge classique pour un divertissement frivole, le roman avait échappé ainsi aux définitions et aux règles d’une critique qui ne daignait pas s’en occuper. Il n’y a guère plus de cinquante ans, Villemain osait à peine le faire entrer dans l’histoire littéraire, et ne l’admettait du moins qu’en langue grecque. La nature même du genre se prêtait d’ailleurs à tous les sujets et à tous les tons ; aussi, favorisé par les conditions sociales, devait-il en notre temps prendre les formes les plus diverses et refléter les multiples aspects de l’âme moderne. Et, s’il n’est au xixe siècle aucun sentiment, aucune idée, qui n’y trouve son expression, il n’est aucune école de quelque importance qui n’ait tenté d’en renouveler la formule d’après ses vues particulières, aucune conception de l’art à laquelle il ne se soit accommodé. Il avait été d’abord une effusion de sensibilité personnelle. Il s’appliqua ensuite à faire revivre les siècles passés dans leurs personnages, leurs mœurs et leurs costumes. Quittant l’histoire pour la société contemporaine, il se divisa enfin, sans sortir de ce cadre même, en deux genres bien distincts et répondant à deux tendances irréductibles de l’esprit : les uns, regardant la vie réelle à travers leur imagination éprise de beauté, de vertu, de bonheur, en rendirent un tableau toujours idéalisé dans sa vérité même ; les autres, armés dune analyse sagace et pénétrante, s’étudièrent à la voir telle qu’elle est et à la représenter telle qu’ils l’avaient vue.

On sait comment le romantisme renouvela l’histoire. Au mouvement général des esprits vers les études historiques concourut d’une part l’investigation érudite, qui analysait les monuments avec une rigueur jusqu’alors inconnue, de l’autre une sensibilité divinatrice qui, non contente de l’exactitude purement matérielle, donnait aux scènes des anciens âges la couleur, l’animation, l’accent même de la vie. Tandis que les historiens se tenaient dans le cadre d’événements auxquels il leur était interdit de rien changer, les romanciers qui transportaient leurs sujets en des époques plus ou moins lointaines pouvaient mettre à profit ce qu’elles offraient par elles-mêmes de pittoresque en appliquant leur faculté d’invention aux faits et aux personnages. Après tout, le roman historique, tel que le conçut la génération de 1830, ressemble fort à l’histoire romanesque telle que la traitait l’école descriptive : il était annoncé par les Récits mérovingiens comme le drame historique le fut par les Scènes de la Ligue. Ne peut-on même voir un véritable roman dans ce poème des Martyrs qui révéla à Augustin Thierry sa vocation ? Et, en se rappelant avec quel transport d’enthousiasme l’auteur de la Conquête de l’Angleterre célébrait Walter Scott, ne serait-on pas tenté de dire que nos premiers historiens eurent des romanciers pour maîtres ?

Au lieu de prendre ses sujets et ses héros dans la société du temps, le roman alla d’abord les emprunter à l’histoire des siècles passés ; c’est que les romanciers d’alors sont avant tout des poètes, dont l’âme sent le besoin d’échapper à la vie réelle, de se figurer un costume plus brillant, des passions plus énergiques, d’évoquer, dans la perspective d’un âge lointain, ces rêves sublimes auxquels répondent si mal les platitudes du milieu contemporain. Le romantisme se dépayse volontiers dans le temps comme dans l’espace. Il fuit les banalités ambiantes en se transportant à plusieurs centaines d’années aussi bien qu’à plusieurs centaines de lieues. Il va chercher tantôt dans les époques reculées, tantôt dans les civilisations exotiques, ce merveilleux dont son imagination est éprise, ces prestigieuses décorations dans lesquelles viendront s’encadrer d’eux-mêmes les événements extraordinaires et les personnages surhumains. Si les trois principaux représentants du roman historique sont justement les trois poètes qui fondèrent le drame moderne, Vigny, Hugo et Dumas, il n’y a pas là une rencontre fortuite. Sans doute, chacun des deux genres a ses conditions et ses nécessités spéciales ; mais, dans la diversité de leurs moyens, c’est le même idéal que tous deux cherchent à réaliser. Le romantisme s’est peint en l’un comme en l’autre avec ses élans de sentimentalité fervente, son besoin d’émotions fortes, son dédain de la réalité, son aversion pour l’analyse. Ne cherchons dans les romans historiques ni des caractères exactement tracés, ni la justesse du ton, ni la vérité délicate et discrète des nuances. Ils ne nous donnent que bien rarement le tableau fidèle du temps et des milieux, presque toujours travestis, soit par légèreté, soit par ignorance, et faussés par la recherche de l’effet. Si l’action est intéressante, si les personnages vivent, si les passions s’expriment avec éloquence, nous consentons volontiers à fermer les yeux sur ce que le genre comporte inévitablement d’anachronisme dans les mœurs et dans les caractères aussi bien que dans le langage.

Cinq-Mars dut le succès à son action dramatique, à l’intérêt des figures qu’il met en scène, surtout à la beauté du style, au charme des descriptions, à l’exquise finesse des détails. Alfred de Vigny dénature les caractères historiques, et, pour mieux en accuser la physionomie, il outre les traits à plaisir. Ses héros, au tort de ne pas être ceux de l’histoire, ajoutent le défaut, plus grave encore, de ne pas être vraiment des hommes. Il les construit avec une idée. Richelieu représente l’ambition, de Thou est le type de l’ami. Les acteurs secondaires n’échappent à l’abstraction que pour s’accentuer en caricatures : le père Joseph et Laubardemont sont gratuitement vils et grotesques. Ce qui fait défaut à l’auteur, ce n’est pas la connaissance du temps auquel il emprunte son sujet : avant de commencer Cinq-Mars, il avait « lu à la lampe trois cents volumes et manuscrits ». Mais cette minutie d’informations lui a été plutôt nuisible. Préoccupé de ne perdre aucun des traits caractéristiques que lui avaient fournis ses lectures, il a dénaturé l’histoire en chargeant les personnages et en forçant le cadre naturel des faits. Ce lyrique méditatif n’avait d’ailleurs pas plus le sens de la réalité historique que celui de la réalité contemporaine. Dans Cinq-Mars, la poésie est toujours admirable, mais le roman est compassé, pénible, faux comme tableau d’histoire, et, qui pis est, sauf deux ou trois scènes épisodiques dans lesquelles l’art se concilie heureusement avec la nature, superficiel et factice comme œuvre de vérité humaine.

Victor Hugo déploya dans Notre-Dame de Paris toute la vigueur et toute la puissance de son imagination poétique. Quelques années auparavant, sans refuser de justes éloges à Walter Scott, qui venait de publier Quentin Durward, il émettait ses propres vues sur le genre, opposant au roman prosaïque qui tire ses sujets et ses caractères des régions familières de l’expérience, un autre roman dont il portait déjà en lui-même la conception grandiose. Ce roman, dédaigneux de toute médiocrité, se prendra à l’extraordinaire par haine du commun, et poursuivra, non la vérité moyenne, mais une vérité supérieure qui procède moins de l’observation que d’une synthèse intuitive. Notre-Dame de Paris réalise l’idéal du poète par le caractère symbolique des personnages, par ce qu’il y a d’extrême dans les sentiments et de fantastique dans les aventures, et surtout par la vision toujours plus prochaine d’une fatalité implacable qui couve sourdement dans l’œuvre tout entière avant d’éclater dans la catastrophe finale.

Le poète y a mis en œuvre les plus rares qualités d’invention et de facture ; il a su rendre les exquises délicatesses du sentiment comme les brûlantes ardeurs de la chair ; il a évoqué, parmi les masques grimaçants ou sinistres, une figure dont la douceur, la grâce, l’idéale suavité, éclairent d’un rayon les sombres voûtes de la nef gothique ; à la vive compréhension de notre antiquité nationale, il a allié une connaissance mûre de l’âme humaine ; la magie éblouissante du style, le don de faire vivre les êtres et les choses, ce qu’il y a de plus philosophe dans l’ironie et de plus fervent dans l’enthousiasme, les facultés les plus diverses d’un génie riche et fécond entre tous, ont fait de Notre-Dame une multiple et prodigieuse épopée, l’épopée du moyen âge et de l’art ogival, symbolisés par cette cathédrale qui est le centre de l’œuvre de même qu’elle en avait été la pensée inspiratrice.

Les romans de Dumas, comme ses drames, n’ont d’historique que les noms et les costumes. Mais il porte en ses vastes compositions une audace, une verve, une fertilité d’imagination, une aisance dans le récit, un mouvement dans le dialogue, une vivacité de bonne humeur, une fougue de tempérament, qui l’eussent égalé aux plus grands noms du siècle, s’il n’avait compromis tant de merveilleux dons par son insouciante prodigalité, s’il n’avait trop souvent cherché des succès mortels à la gloire. Romancier comme dramaturge il mit l’histoire en coupe réglée ; il sacrifia sa conscience d’écrivain au goût d’un public vulgaire, et les nécessités d’argent firent prévaloir de plus en plus dans son œuvre « la manutention bourgeoise » sur « la combinaison artistique ». il aurait pu être un de nos plus grands romanciers : il ne fut que le plus populaire des amuseurs, le roi du feuilleton.

Les baroques inventions des « feuilletonistes », leurs bigarrures, leurs perpétuels anachronismes, accusaient les périls d’un genre si sujet de lui-même à la fausseté, lorsque, tirant le roman de la fantaisie historique et d’un moyen âge de convention, George Sand en chercha la matière dans les mœurs et les passions contemporaines.

Si George Sand s’abstint de prendre parti dans la grande querelle littéraire du siècle, si son génie spontané ne s’embarrassa jamais d’une poétique, elle n’en appartient pas moins au romantisme, en entendant par ce mot un état général de l’âme plutôt qu’une conception systématique de l’art. Comme tous les poètes de son temps, George Sand est essentiellement « lyrique ». Elle met le meilleur d’elle-même en ses créations. Elle n’admet pas, elle ne peut pas comprendre, que l’auteur se désintéresse de son œuvre. En relation sur la fin de sa carrière avec une école de romanciers qui visent à je ne sais quelle « impersonnalité », elle repousse de toutes ses forces leur théorie, si contraire à ses instincts. L’art impassible ne sera jamais pour elle qu’un art égoïste ; en s’élevant contre la nouvelle doctrine, elle défend l’humanité, que risque de tuer la « littérature », Elle se rattache au romantisme par cette exaltation morale qui est comme un signe du temps, par tout ce qu’il y a en elle de vibrant et de passionné. Elle s’y rattache par l’idéalisme sentimental et romanesque qui fait le fond de sa nature. George Sand se complaît dans l’extraordinaire, elle prête à ses héros toutes les grandeurs dont elle sent en elle-même l’aspiration. Elle ne s’inquiète pas de reproduire le réel ; moins apte à analyser qu’à inventer, elle donne instinctivement une forme aux rêves de son imagination et aux élans de son cœur.

Ce sera déjà la faire connaître que de rapporter son œuvre entière à des sentiments. Trois surtout furent la source de ses inspirations ; unis en elle dès le début, chacun d’eux domine toute une période de sa carrière : l’amour d’abord, puis l’humanité, enfin la nature.

À Nohant, les songes d’une enfance solitaire et précocement recueillie ; dans l’âge critique, des accès de mysticisme qui exaltent la tête et les sens de la jeune fille ; puis, quelques années de vie à l’abandon, sans autre aliment pour l’esprit que des lectures aventureuses et décousues dont elle retient surtout ce qui parle à sa sensibilité effervescente, à son humeur romanesque , une courte union avec un mari qu’elle accepta sans l’aimer et dont les goûts vulgaires froissaient ce qu’il y avait en elle d’élevé et de délicat ; enfin, après les déboires d’un mariage mal assorti, une rupture qui livre à toutes les tentations cette âme expansive et frémissante : c’est assez pour expliquer que George Sand débute dans la vie littéraire par des cris de passion où le ton de l’anathème se mêle à celui du dithyrambe, que ses premiers romans soient l’apothéose de l’amour conçu comme un mystique idéal et l’ardente réprobation de préjugés sociaux qu’il est sacrilège d’opposer à l’appel divin. Femme d’un vieillard égoïste et brutal, Indiana trouve le bonheur dans l’affection d’une âme qui unit la tendresse à l’héroïsme, et elle abandonne le toit conjugal pour aller vivre au fond d’une solitude que cette affection suffit à remplir. En donnant son cœur à Bénédict, Valentine proteste contre les conventions mondaines dont elle est victime. Dans Jacques, le héros est le mari ; mais c’est le mari qui glorifie l’amour en se suicidant pour que sa femme puisse aimer sans scrupule celui qu’elle lui préfère.

L’ordre social, fondé sur le mariage, que faussent et pervertissent d’hypocrites bienséances, est fatalement voué à une transformation, qui aura l’amour pour initiateur. Lélia s’en prenait déjà de son mal à la société et aux lois humaines ; Simon consacrait le triomphe de la passion sur les iniquités du monde ; Mauprat la présentait comme un principe de régénération morale. Dans la seconde période de sa carrière, George Sand devient socialiste. Pendant dix années elle met son génie au service des réformateurs qui rêvent une société nouvelle. De tous les romans dans lesquels ses personnages développent des théories humanitaires, aucune idée vraiment nette ne se dégage. Elle n’a pas toujours bien saisi les systèmes auxquels ses amis l’initiaient tour à tour ; elle les confond tous dans je ne sais quel songe de paradis arcadien. Ce qu’ont de significatif les romans de ce genre, bien surannés aujourd’hui et que personne ne lit plus, c’est, même à travers les déclamations les plus creuses, un sentiment passionné de charité humaine et une tendresse infinie pour les déshérités du monde. Elle reçoit les idées des autres, mais elle leur prête le chaud et sympathique rayonnement d’une âme qui est tout amour.

C’est par le cœur que George Sand fut « socialiste », et le « socialisme » n’était pour elle que le rêve pieux d’une humanité meilleure et plus heureuse. Quand les discordes politiques eurent fait brusquement avorter toutes ses espérances, la déception, si navrante qu’elle fût, ne laissa dans son âme aucune aigreur. Elle ne vit dans l’égarement des hommes qu’un motif de les aimer davantage. Elle ne renonça pas à son idéal, mais, détournant les yeux des spectacles qui semblaient le démentir, elle lui donna un autre cadre, elle le réalisa en des âmes rustiques dont la naturelle candeur se conserve à l’abri de toute contagion ; elle rappela aux hommes endurcis ou découragés, elle se rappela à elle-même « que les mœurs pures, les sentiments tendres et l’équité primitive sont ou peuvent être encore de ce monde ». De là, les paysanneries qui resteront peut-être comme son meilleur titre de gloire. La fraîche idylle de la Mare au Diable avait été le premier fruit de cette veine nouvelle. Bien des romans à théories, comme le Meunier d’Angihault, la plupart des romans à passions, Valentine par exemple, renfermaient maintes pages de poésie agreste qui avaient déjà montré chez George Sand un peintre incomparable de la nature. Dans la troisième période de sa carrière, l’auteur de Valentine et du Meunier d’Angibaut, faisant trêve aux divagations humanitaires aussi bien qu’aux déclamations romantiques, se repose sur des scènes de simplicité rurale qui rafraîchissent son cœur et réconfortent sa foi.

L’amour ne cessa point, même alors, d’être à ses yeux la souveraine expression de l’idéal. Elle avait d’abord exalté ce qu’on appelait en ces temps reculés les droits de la passion ; puis elle avait fait de l’amour l’initiateur d’une société nouvelle qu’elle rêvait pour lui ; elle cherche maintenant au sein de la nature cet Eden béni dans lequel il s’épanouit de lui-même comme une fleur des champs. C’était, au début, l’amour avec tous ses emportements et toutes ses fièvres, l’amour qui exalte et qui dévore, qui traîne ses victimes au suicide et ravit ses élus jusqu’à l’apothéose. Ce fut ensuite l’amour conçu comme un principe de réformation sociale : il jette les riches patriciennes aux bras d’ouvriers magnanimes qui consentent à les épouser quand l’incendie de leur château les a faites aussi pauvres qu’eux ; son triomphe éclate dans la glorification du peuple représenté par quelque héros obscur qui incarne en lui toutes les noblesses et toutes les grandeurs de l’humanité. Enfin, quand George Sand est allée demander aux champs leur douce et pacifiante inspiration, c’est l’amour d’âmes ingénues, l’amour sans exaltation factice, mais avec tout ce que la simple nature comporte de délicatesse spontanée, d’exquise douceur et de fraîche tendresse.

Pour George Sand, l’amour est divin par essence. Il contient le bonheur, il contient la vertu même. Elle l’a peint supérieur aux lois sociales comme à la volonté humaine, plus fort non seulement que les préjugés du monde, mais aussi que les principes de la morale, et, comme le feu, purifiant tout ce qu’il consume. Elle l’a d’abord idéalisé dans l’adultère ; elle finit par l’idéaliser dans le mariage. Il resta toujours à ses yeux le but suprême de la vie et la suprême forme du bonheur.

« Il n’y a en moi, a-t-elle dit, rien de fort que le besoin d’aimer. » Ne restreignons pas le sens du mot. Ce que nous appelons proprement l’amour et ce « besoin d’aimer », qui fut en elle comme une émanation de tout son cœur, ont peut-être une source commune. George Sand a beaucoup aimé. Elle a eu la vertu par excellence, la charité, qui ouvre les portes du ciel. Elle a versé sur les souffrances humaines tous les trésors d’une inépuisable tendresse. Se donner tout entière, telle fut sa vocation. L’optimisme chez elle et l’idéalisme ne sont qu’une forme de sa bonté native : elle aima tant l’humanité qu’elle n’en vit même pas les vices et les laideurs. La bonté, voilà le fond de son âme ; elle fut bonne, et elle le fut bonnement.

Dès le début, George Sand eut la pleine possession d’un génie qui, sans s’être cherché, se trouva du premier coup. Ni tâtonnements ni reprises : elle atteignit tout d’abord la perfection de sa manière. C’est pour gagner son pain qu’elle entreprit de faire des romans, et il se rencontra qu’elle fut sans y avoir pensé un des plus grands écrivains de son temps. Nature indolente et passive, elle s’absorbait déjà tout enfant en de longues extases ; elle avait l’air d’une « bête ». Ceux qui l’ont connue à l’époque d’Indiana, de Valentine, de tous ces romans orageux qui passionnèrent jusqu’au délire la génération contemporaine, nous la montrent débonnaire, inerte, les yeux un peu ternes, doux et tranquilles, l’air nonchalant et lassé. Elle n’a point d’esprit ; elle ne s’anime pas ; elle semble entre la veille et le sommeil. Elle parle d’une voix monotone avec des gestes lents et placides ; il y a dans toute sa personne quelque chose qui tient de l’automate maie. Le génie de George Sand est instinctif. Étrangère, pour ainsi dire, à ses propres créations, elle travaille en somnambule. Peu lui importe qu’on mène du bruit autour d’elle ; elle n’en poursuit pas moins sa tâche avec une sûreté calme comme si elle écrivait sous la dictée de quelque maître invisible. Elle-même se compare à une fontaine naturelle. Ses familiers usaient d’une comparaison analogue, mais plus expressive encore dans sa vulgarité : « Supposez, dit l’un d’eux, que vous ayez un robinet ouvert chez vous ; on entre, on vous interrompt, vous le fermez ; les visiteurs une fois partis, vous n’avez qu’à le rouvrir. C’est comme cela chez George Sand. » Elle a sa mesure quotidienne, et elle la remplit sans jamais rayer un mot, sans même avoir besoin de se relire, finissant un roman, dit la légende, à une heure du matin et en commençant un autre de la même haleine. On dirait qu’écrire est chez elle une fonction purement mécanique.

En se mettant à l’œuvre, George Sand ne sait où elle mènera ses héros et ne se demande pas où ses héros la mèneront. De là, ce que la plupart de ses ouvrages ont d’aventureux dans leur développement et de mal équilibré dans leurs proportions. Ils se font d’eux-mêmes au fur et à mesure, et, si cette licence de composition leur prête un grand charme de naturel, c’est au détriment de l’unité, qu’aucun plan arrêté d’avance ne garantit contre les écarts. À ce manque de suite dans l’action correspond le manque de fixité dans les personnages. Il arrive souvent que leur physionomie s’altère ; l’auteur leur prête, chemin faisant, selon les besoins d’un récit qu’elle laisse courir devant elle, des traits qui ne s’accordent guère avec ceux que nous leur connaissions. Ce qu’on peut surtout lui reprocher, c’est que ses caractères, ceux-là mêmes qu’elle a d’abord pris dans l’observation de la réalité, ne tardent pas à perdre pied, à dégénérer en types d’imagination complaisamment formés d’après un modèle tout idéal. Certes, on trouve souvent chez elle une psychologie fine et pénétrante. Nul écrivain n’a mieux saisi, par exemple, les natures d’artiste avec leur vivacité sans consistance, leur égoïsme instinctif, leurs puériles susceptibilités ; nul n’a mieux rendu l’âme faible d’hommes restés enfants, chez lesquels la volonté sans ressort ne sait à quoi se prendre ; nul n’a exprimé avec autant de délicatesse ce mélange d’ingénuité virginale et de ruse féminine, de malice et de candeur, de hardiesse provocante et de réserve pudique, ce charme mystérieux et troublant d’un cœur de jeune fille qui s’éveille à l’amour. Mais, s’il y a dans son œuvre des parties d’analyse délicate et profonde, les personnages, il faut bien le reconnaître, y sont en général des conceptions de l’esprit plutôt que des hommes en chair et en os. Ses romans ne donnent pas l’impression de la réalité. « Feuillet et moi, avouait-elle de bonne grâce, nous racontons des légendes. » Et, se comparant à Balzac : « Vous faites la Comédie humaine ; moi, je voudrais faire l’Épopée, l’Églogue humaine. » George Sand est un poète. Elle observe beaucoup moins qu’elle ne contemple ; au lieu de reproduire le réel, elle imagine l’idéal.

Ce qu’il y a de plus admirable en elle, c’est le style. Elle n’avait point étudié son métier d’écrivain ; écrire ne fut jamais pour elle un art, mais un don. Elle montra d’emblée cette sûreté magistrale qui tient du miracle. On peut lui reprocher de la prolixité, une abondance parfois un peu molle. Mais quelle richesse, quel mouvement, quelle harmonie ! C’est un large fleuve qui s’épand en nappes unies et transparentes. Il y a dans ce style comme une félicité bénie, quelque chose d’ample et de généreux, une fraîcheur vivifiante, une savoureuse plénitude, une douceur de lait et de miel.

George Sand n’est plus guère lue. Que restera-t-il d’elle ? Ses romans à grandes passions procèdent de ce romantisme exalté dont le milieu du siècle marque dans tous les genres l’irrémédiable décadence. Il y a beau temps que ses romans socialistes nous font sourire de leurs tirades humanitaires et de leur chimérique optimisme. Ce qui restera de George Sand, ce sont ses pastorales, ce sont quelques simples et touchantes histoires d’amour auxquelles la nature sert de cadre. Si cette idéaliste incorrigible n’a pas représenté les paysans avec la rudesse et l’égoïsme que leur prêtent nos romanciers contemporains, elle leur conserve du moins assez de leur rusticité native pour qu’ils restent vrais. Elle les connaît, elle les a pratiqués dès l’enfance, elle sait dégager en eux ce que leur dure et grossière apparence peut receler de tendresse ou même de distinction morale. Elle est par excellence le peintre des champs. Elle a ses traînes du Berry comme Bernardin ses mornes de l’Île de France et Chateaubriand ses forêts vierges du Nouveau-Monde. Les haies vives dans lesquelles on entend un battement d’ailes, les chemins sinueux qui serpentent capricieusement sous de perpétuels berceaux de feuillage, les fraîches prairies où se couche la vache aux grands beaux yeux songeurs, les terres grasses luisant au soleil d’avril, voilà son véritable domaine. Lassée des passions, déçue par les utopies, elle s’est réfugiée aux champs, et là un immense apaisement descend en son cœur. Elle est en communion perpétuelle avec la nature ; son regard doux et lent semble l’absorber à longs traits, et, spontanément, elle en rayonne autour d’elle la bienfaisante vertu.

À George Sand s’oppose l’école réaliste, dont Stendhal peut être considéré comme le premier représentant. Le réalisme, qui, dans la seconde partie du siècle, devait profondément renouveler toute notre littérature, s’y introduisit d’abord par le roman. C’est que le roman, s’il se prête à toutes les fantaisies, est aussi le genre littéraire qui s’approprie le mieux à la pointure de la réalité. La poésie vit d’imagination ; le théâtre est soumis à des lois d’optique spéciale : quant au roman, il peut, dans la pleine liberté de sa forme, rendre le tableau fidèle de la vie, telle que la note en toute sincérité un observateur précis et pénétrant.

Stendhal se rattache par certains côtés au romantisme. Les romantiques s’étaient posés en face du pseudo-classicisme comme les promoteurs d’une rénovation qui devait débarrasser l’art de toute règle factice en le rappelant à la nature, son unique modèle. C’est par haine des préjugés et des conventions que l’auteur de Racine et Shakespeare fit au début cause commune avec eux ; il fut alors le plus impatient d’entre les révolutionnaires et le plus avancé. Mais cet esprit défiant ne s’associa jamais à la restauration religieuse et idéaliste ; il assista en spectateur sceptique au triomphe d’un lyrisme qui ne fut jamais pour lui que rhétorique vide et fausse sentimentalité. Il condamnait sans rémission non seulement la forme de la poésie, mais la poésie elle-même. Ses maîtres se nomment Helvétius et Destutt de Tracy. Il est matérialiste. Il est athée. La sensation, la physiologie, le fatalisme du tempérament, voilà ses articles de foi. Naturellement sensible, il a honte de ses émotions et les déguise sous l’ironie. Aux magnanimes héros romantiques il oppose son Julien Sorel, type de froid égoïsme, sorte de Rolla sans idéal, qui ne vise qu’aux jouissances d’une âpre et desséchante ambition. Il a une telle horreur pour « le ton sublime », qu’il s’interdit toute métaphore. Son style est décoloré pour être plus transparent ; il a la précision et la sécheresse d’un procès-verbal. Avant de se mettre à écrire, Stendhal lisait quelques pages du Code civil.

Sa « profession » fut d’observer le moi. C’est un des hommes qui ont le mieux connu l’homme. Il croit à la prédominance de la complexion et du milieu sur la personne, et par là il annonce Balzac et nos romanciers contemporains. Mais avant tout il est psychologue ; ne se dissimulant pas l’impossibilité de déterminer d’une façon précise l’influence du physique sur le moral, il tourne toute son attention vers l’analyse de la vie intérieure. « Je cherche, a-t-il écrit, à raconter avec vérité et avec clarté ce qui se passe dans mon cœur. » Stendhal est un moraliste, et il porte dans l’étude des sentiments une perspicacité, une finesse, une pénétration, qui l’ont fait nommer par Taine le plus grand psychologue du siècle.

Grand psychologue, mais non pas grand romancier. Ce qui lui manque, c’est le don de créer des hommes. Les détails ont toujours chez lui une exactitude minutieuse, mais ils ne forment pas un ensemble. Ce sont des traits qui, lorsqu’il y a entre eux convenance, se juxtaposent au lieu de se combiner, et qui, souvent en contradiction les uns avec les autres, forment alors une sorte de monstre hétéroclite. L’action de ses romans, toute décousue, se compose d’une série d’épisodes qui n’ont aucun centre commun, et les personnages, y dispersant à tort et à travers, y éparpillant leur individualité, sont des merveilles d’observation, mais non des êtres vivants.

Stendhal n’en a pas moins eu une grande influence sur le mouvement littéraire de notre époque. Dans la première partie du siècle, Mérimée et Balzac sont ses disciples ; dans la seconde, c’est de lui que se réclament ceux qui mènent campagne contre le romantisme. « J’aurai quelque succès, disait-il, vers 1860 ou 1880. » Une fois le règne de Chateaubriand fini, le sien commença. S’il ne fut pas artiste au sens élevé du mot, si, chez ce collectionneur d’observations psychologiques, l’analyse avait tué la faculté créatrice, il ne faut pas mesurer son action à la valeur intrinsèque de son œuvre. Les romans de Stendhal auraient beau être détestables (c’est le mot que Sainte-Beuve jetait aux admirateurs superstitieux), il n’en reste pas moins un de ces rares écrivains qui donnent le branle à l’esprit de leur temps. Il a réagi le premier contre ce qu’il y avait de faux et d’outré dans l’art romantique. Il a ramené le siècle sur le terrain de l’observation positive. Il a annoncé, il a préparé, en plein triomphe de l’art intuitif et visionnaire, la revanche de cette méthode « expérimentale » qui devait renouveler après lui toute notre littérature.

« Les idées de Stendhal sur les hommes et sur les choses, écrivait Mérimée, ont singulièrement déteint sur les miennes. » Il y avait d’ailleurs entre ces deux esprits des affinités qui leur prêtent un air de famille, en laissant à chacun d’eux sa physionomie bien distincte.

Ce qui frappe d’abord chez Mérimée, c’est le sens du réel. En se ralliant au romantisme, il n’aliène point son originalité résistante. Il se refuse dès le début à ce qui pouvait en sortir de déclamatoire, de vague, de poncif.

Son goût de la vérité toute en nerfs et en muscles, il l’a porté jusque dans le genre du roman historique, si propice au clinquant de la couleur locale et à toutes les débauches de l’imagination : la Chronique de Charles IX est d’une sobriété qui tranche avec le luxe de mauvais aloi qu’étalent les « fantaisistes » et les «« pittoresques ». Il l’a porté jusque dans le merveilleux lui-même, où son analyse scrupuleuse nous donne l’illusion et pour ainsi dire l’hallucination de la réalité. Mérimée ne s’intéresse qu’à des faits. Et ces faits, il leur laisse la parole. Les ayant choisis avec tact, il les fait valoir par la manière dont il les dispose, par l’art avec lequel il les présente, sans jamais intervenir dans ses récits. En un temps de lyrisme exubérant, il reste absent de son œuvre. Il affecte l’indifférence la plus détachée. Il ne veut pas avoir l’air de s’intéresser à ses personnages, par crainte de leur porter plus d’intérêt que le lecteur.

Qu’il n’occupe pas dans la littérature de notre temps une place plus considérable, cela tient justement à sa réserve étudiée, à sa froideur de tenue, à cette appréhension excessive du ridicule qui lui fait considérer tout trait de sensibilité comme un signe de faiblesse et comme une marque de mauvaise éducation. Mérimée est avant tout un homme du monde, et à la façon anglaise, correct, flegmatique, ne s’étonnant de rien, ne laissant jamais sa physionomie trahir les impressions qu’il peut éprouver. L’homme du monde prévalait en lui sur l’homme, et trop souvent le « gentleman » a fait tort à l’écrivain.

Il n’en demeure pas moins un admirable artiste. Inférieur à Stendhal comme psychologue, malgré tout ce qu’il y a de pénétrant, dans son analyse, il lui est supérieur par le talent de mettre en scène, de conduire une action, de composer une œuvre dont toutes les parties se tiennent. De plus, il a un style « littéraire », le style d’un écrivain exact et contenu, mais non celui d’un algébriste. Il atteint la perfection de son genre. Presque toutes ses nouvelles sont des chefs-d’œuvre en cette manière un peu sèche, un peu dure, mais forte, nerveuse, pressante, qui fait de lui un des romanciers les plus originaux et les plus caractéristiques du siècle. Enfin il s’est surpassé lui-même, ou plutôt il s’est une fois départi de son impassibilité féroce, dans ce roman de Colomba, où, sans perdre les qualités distinctives d’un talent toujours sobre et serré, il en a déployé d’autres dont il s’était jusque-là défié trop jalousement, où la sensibilité la plus exquise se mêle à la plus délicate ironie, où la réalité âpre et crue laisse passer un reflet de sympathie et comme une lueur d’idéal.

Le réalisme, auquel Stendhal avait frayé la voie, mais à l’aventure, sans laisser une œuvre achevée et qui s’imposât, ce réalisme dont il fut l’initiateur en tous les sens, et qui a dans Mérimée son artiste classique, Balzac en est le représentant le plus complet, le plus hardi et le plus puissant.

Même dans le roman, le réalisme ne saurait être la copie exacte du réel, puisque l’art comporte forcément deux procédés, l’abstraction et l’idéalisation, aussi incompatibles l’un que l’autre avec un décalque, le premier éliminant les traits qui ne sont pas significatifs, le second affirmant avec plus de force la signification de ceux que l’artiste a choisis. Que Balzac mette dans les choses humaines une cohésion peu conforme au hasard de la vie, qu’il élague de la réalité tous les éléments étrangers à son dessein, qu’il l’accentue, qu’il la ramasse en puissants raccourcis, ce sont là des conditions en dehors desquelles il n’y a pas d’œuvre littéraire. Pour abstraire et pour idéaliser, Balzac ne cesse pas d’être réaliste. Remarquons pourtant qu’aucun romancier, même dans l’école contraire, n’a pratiqué plus hardiment que lui ces deux opérations fondamentales de l’art. Beaucoup de ses personnages se résument dans une seule passion, et qu’il exagère jusqu’à la manie. Baudelaire s’étonnait déjà que la gloire de Balzac fût de passer pour un observateur ; le grand réaliste lui apparaît comme une sorte d’halluciné qui ne voit autour de lui qu’êtres extraordinaires et qu’aventures invraisemblables, qui prête sa propre stature à tous les acteurs de sa Comédie humaine, et chez lequel les portières mêmes doivent avoir du génie.

Ce goût du romanesque qui fait ressembler toute une partie de son œuvre aux plus étranges inventions des Eugène Sue ou des Frédéric Soulié, s’unit chez Balzac à un irrésistible penchant vers le merveilleux, le surnaturel, les sciences suspectes des thaumaturges. Il y a dans ce peintre de la réalité un disciple de Swedenborg, un adepte de Mesmer, presque une dupe de Cagliostro. Son esprit est plein de superstitions et de chimères. Il semble voir les choses à travers un songe. Aux prises dès le début avec les difficultés d’argent dont il ne sortit qu’à la veille de sa mort, toute son existence se passe soit à rêver la fortune, soit à la poursuivre par des entreprises dans lesquelles l’homme d’affaires est toujours victime du poète et du voyant. Il vit dans un monde fantastique. Il a le vertige de sa propre imagination.

Si Balzac n’en mérite pas moins le nom de réaliste, c’est surtout parce qu’il a peint de préférence ce que l’humanité offre de vilain et de trivial. Lui-même disait à George Sand : « Les êtres vulgaires m’intéressent plus qu’ils ne vous intéressent. Je les grandis, je les idéalise, en sens inverse, dans leur laideur ou dans leur bêtise. » Ces êtres vulgaires que Balzac affectionne, il leur donne « des proportions effrayantes ou grotesques ». Or l’exagération du mal, nous sommes ainsi faits, trouve notre crédulité beaucoup plus accommodante que celle du bien. C’est de la sorte que le mot réalisme, détourné de son vrai sens, s’applique à des œuvres d’idéalisation forcenée, pourvu qu’elles idéalisent l’homme dans sa perversité ou dans sa sottise. Le réalisme contient sans doute une théorie spéciale de l’art ; mais il y a avant tout dans celui de Balzac une conception particulière de l’homme et du monde, une philosophie directement opposée à celle dont s’inspirait l’école idéaliste.

Le mysticisme occulte de Balzac ne l’empêche pas d’être matérialiste. Malgré certaines professions de foi purement officielles, le matérialisme fait le fond de sa philosophie comme l’amour de la matière sous toutes ses formes fait le fond de son tempérament moral. Qu’est-ce que la vie humaine à ses yeux ? Une course à la richesse, et, par la richesse, à la jouissance. Il se représente la société comme une mêlée de passions brutales. Au fond, l’homme n’obéit qu’à son intérêt. Tant pis pour le faible qui se laisse dévorer par le fort ; la nature est immorale. L’activité universelle a pour unique mobile l’appétit. Toute la philosophie de Balzac peut se résumer dans la divinisation de la force. Ses héros de prédilection sont étrangers à tout scrupule et supérieurs à tout préjugé de conscience. Grands seigneurs, ils s’appellent de Marsay ; forçats, ils s’appellent Jacques Colin. Jacques Colin ou de Marsay, ce sont des « hommes forts », qui méprisent l’humanité en l’exploitant.

Le bien ne tient-il aucune place dans l’œuvre de Balzac ? Parmi les innombrables personnages entre lesquels se joue la Comédie humaine, il y en a d’honnêtes. Mais ces honnêtes gens sont presque toujours représentés comme des inconscients. Balzac ne croit pas à la liberté morale. Il fait de l’homme un agent irresponsable, une composition de forces aveugles. La vertu, de même que le vice, est à ses yeux tout instinctive. Or, comme nos instincts tendent fatalement à la conservation et à l’accroissement de notre être, il ne voit en elle qu’une variété de cet égoïsme qui est l’essence même de la nature humaine. Chez Birotteau, elle s’explique par une imbécillité foncière ; chez le père Goriot, elle nous est peinte comme une affection morbide. Le vrai monde de Balzac, celui où il se sent à l’aise, c’est le monde des affaires, des intrigues et des scandales, le monde où triomphent banquiers véreux, politiques tarés, gentilshommes entretenus, le monde qui a le bohème pour roi, la courtisane pour reine et l’argent pour dieu. Le conflit des cupidités et des ambitions excite les plus bas instincts de la nature humaine ; mais ces instincts, lancés à la conquête du pouvoir ou de la fortune, développent une énergie de passion dans laquelle éclate le puissant génie du romancier. Uniquement épris de la force, Balzac représente, sans aucune préoccupation morale, cette force, qu’il admire pour elle-même, appliquée, chez tous ses personnages au triomphe de leurs intérêts et à la satisfaction de leurs appétits.

Ce manque d’idéal dans sa conception de la vie et de la société se liait chez lui à je ne sais quelle vulgarité native dans sa manière d’être. Massif et lourd, les traits fortement accusés, la voix commune, il avait en toute sa personne quelque chose de puissant, mais de mal dégrossi. Il manquait de tact et de tenue. On nous le représente chantonnant, gesticulant, « tapant sur le ventre. » Incapable de réprimer les saillies d’un tempérament fougueux, il est l’opposé de ce « gentleman » froid et correct que voulut être et que fut Mérimée. Il a une rondeur joviale et triviale, un orgueil exorbitant et candide. Il est bonhomme, sensuel, expansif. Il plaisante lourdement et rit lui-même de ses bons mots à gorge déployée. Il tranche sur toute chose. Sa verve rabelaisienne s’épanche en gaudrioles, et sa philosophie d’estaminet en apophtegmes grossiers et crus. Il y a en lui du Gaudissart.

Son œuvre ne dément guère ce portrait. Balzac a une puissance, une vigueur, une richesse incomparables ; il n’a point la délicatesse. Son goût des grandes dames ne l’empêche pas d’être foncièrement roturier ; on y sent l’admiration béate du parvenu qu’éblouit le mirage des splendeurs et des élégances patriciennes. L’élévation lui manque aussi bien que la distinction. S’il parle de la vertu comme d’une niaiserie, il traite le mariage comme une affaire, il ne voit dans l’amour qu’une concupiscence. Il est cynique sans le savoir, avec candeur. Il matérialise tout ce qu’il touche. Il souille les émotions les plus pures et les plus suaves tendresses. Ce qu’il saisit et rend à merveille, ce sont les intérêts et les convoitises, les sentiments inférieurs de la nature humaine. Sa Comédie est une sorte d’épopée, mais celle d’un naturaliste qui ramène tout à la physiologie et qui n’a d’autre inspiration que l’ivresse de la matière.

C’est par là qu’il mériterait surtout le nom de réaliste, si l’on pouvait croire que le « réel » se réduit à ce qu’il y a dans l’homme de plus grossier et de plus vil. Mais il le mérite encore par le don qu’il a de voir les objets, d’en saisir le sens, de l’exprimer avec une précision et un relief extraordinaires. La peinture des milieux, la mise en scène, a dans son œuvre une importance capitale, et cela se comprend chez un matérialiste pour qui l’homme subit fatalement l’influence des choses. Balzac porte dans la description l’exactitude la plus scrupuleuse. Il lui arrivait de faire tout un voyage pour voir de ses yeux la ville où il devait placer l’action de son prochain roman, puis de chercher rue par rue une maison dont la physionomie particulière lui semblât convenir aux personnages qu’il voulait y loger. Il saisissait d’instinct les affinités intimes des milieux avec les êtres. Aucun trait de couleur locale ne lui semblait insignifiant ; les noms propres eux-mêmes prenaient une signification à ses yeux. Il se connaissait en meubles, en étoffes, en tapisseries, aussi bien qu’un commissaire-priseur. Il avait, pour employer un mot de sa langue, le goût passionné de la « bricabraquologie ». Et à sa faculté d’observation pénétrante et sagace, à sa prodigieuse mémoire qui emmagasinait sans trouble et sans fatigue les plus minutieux détails de la réalité extérieure, il joignait la puissance d’imagination qui donne la vie. Les objets sous sa plume prennent une figure expressive. Ce n’est pas un inventaire, c’est comme une représentation animée et colorée des choses matérielles, qui semblent elles-mêmes s’associer aux sentiments des personnages et jouer leur rôle dans l’action.

Balzac peint les hommes avec la même exactitude que les choses et le même goût des traits particuliers. Il s’attache à ces détails multiples et complexes qui donnent à chaque personnage sa physionomie caractéristique. Chacun porte l’empreinte de son origine, de son tempérament, de son éducation, de son métier, de son habitacle, des circonstances infiniment variées sous l’influence desquelles se développe son action. Nous disions que, dans la peinture des caractères, Balzac abstrait à outrance ; mais, si ses personnages sont la plupart du temps mus par une seule passion, l’analyse de cette passion comporte pour ce physiologiste une foule de détails que négligeait l’idéalisme, habitué à voir dans l’homme un pur esprit. Balzac la représente, non pas dans sa généralité typique, mais toujours modifiée par les circonstances particulières et par les diversités individuelles. C’est là ce qui le distingue des écrivains idéalistes, classiques ou romantiques, et cette différence tient à ce qu’il considère l’homme non plus en cartésien, mais en disciple de Cabanis et de Geoffroy Saint-Hilaire, non plus comme une force morale agissant dans la plénitude de sa liberté, mais comme l’esclave des conditions physiologiques auxquelles sa nature même l’assujettit. Individualisés à ce point, les personnages de Balzac vivent d’une vie complète. Ce ne sont pas des symboles de convention, mais de véritables hommes, et, si parfois la multitude des traits peut embrouiller leur figure, elle emprunte le plus souvent à cette accumulation même un effet de vérité saisissante. Nous connaissons jusqu’aux plus menus traits de leur nature et de leur existence. Ils se détachent dans notre esprit avec une incomparable vigueur de relief. Nous sommes persuadés qu’ils appartiennent au monde réel, et peu s’en faut que, comme Balzac lui-même, nous ne croyions vivre avec eux.

La Comédie humaine n’était pas, dans la pensée de son auteur, une comédie de caractère, mais une comédie de mœurs. Il avait l’ambition de représenter la société moderne tout entière et non de la résumer dans quelques figures. Sans doute, quoiqu’il parte toujours de la réalité, il se laisse plus d’une fois entraîner par son imagination à exagérer les traits que l’observation lui fournit. On trouve aussi chez lui des personnages plus grands que nature, et qui, malgré ce qu’il met en eux de fortement individuel, sont en un certain sens des créations symboliques. Mais ils dépassent son cadre. Balzac a pour dessein de peindre les mœurs contemporaines. Aussi les figures que comporte de lui-même son plan sont-elles plutôt celles qui appartiennent à la commune humanité. Il peint son époque dans une série de tableaux liés les uns aux autres et par l’unité de vue et par l’emploi des mêmes personnages. Si ses « héros », les Goriot et les Grandet, saisissent puissamment notre imagination, les personnages moyens sont plus réels. En peignant leurs travers, leurs manies, leurs petites passions, leur milieu banal, il a vraiment égalé son œuvre à la complexité de la vie. Scènes de la vie privée et de la vie politique, de la vie de Paris et de la vie provinciale ou de la vie de campagne, monde de l’aristocratie, de la finance ou du négoce, administration, armée, magistrature, les journalistes et les acteurs, les paysans et les prolétaires, les déclassés de tout rang, les voleurs et les bandits eux-mêmes, ce qu’il y a de plus brillant à la surface de la civilisation et ce que les dessous laissent apercevoir de plus ignoble, l’entre-deux surtout avec les variétés multiples qu’il comporte, Balzac embrasse la société tout entière de son temps. Il « a fait concurrence à l’état civil. » Il a été l’historien complet d’un demi-siècle, et lui-même oppose à l’histoire officielle, sec et froid registre de faits tout extérieurs ou vaine métaphysique appliquée à transformer les accidents en nécessités, cette Comédie humaine qui laisse aux âges futurs comme une illustration animée et vivante des mœurs sociales dans leurs cadres les plus divers. M. Taine a dit de Balzac qu’il était, après Shakespeare, notre plus grand magasin de documents sur la nature humaine. N’oublions pas ce que la peinture des hommes a chez lui d’essentiellement particulier au temps et aux lieux, et disons plutôt qu’il est notre plus grand magasin de documents sur la société dans laquelle il a vécu.

Ce qu’il y a de plus contestable en son œuvre, c’est le style. Il ne faut pas y chercher la fermeté, la rectitude, la décision des maîtres. Balzac procédait par tâtonnements, par retouches successives. Il demandait jusqu’à sept et huit épreuves, essayant, corrigeant, remaniant sans cesse, livrant sa copie à l’imprimeur sans avoir encore trouvé l’expression définitive, dévoré par l’inquiétude d’une perfection qu’il a rarement atteinte. C’est un écrivain sans mesure, sans goût, violent, trouble, hasardeux, et l’on a trop beau jeu de lui reprocher son manque de pureté et de simplicité, ses incohérences, sa phraséologie scientifique, ses alliances de mots brusquées, ses trivialités et ses mièvreries, son fatras de figures discordantes, ses archaïsmes pédantesques et ses néologismes bizarres. Il est facile de comprendre que Balzac passe pour mal écrire aux yeux de ceux qui le jugent d’après les traditions classiques. Son slyle est bien l’image de sa nature à la fois brutale et subtile, puissante et tourmentée ; il marque admirablement ce qu’il y a de pénible, d’obscur, dans ce cerveau fumeux, mais aussi son originalité vigoureuse et sa force inventive. C’est d’ailleurs le seul qui pût s’approprier à son œuvre. « Nous sommes trois à Paris, disait-il, qui savons notre langue, Hugo, Gautier et moi. » Il savait sa langue, c’est-à-dire qu’il savait les langues de tous ses personnages, celles de toutes les sciences, de tous les arts, de tous les métiers. Aucun mot qui n’ait place en son vocabulaire comme aucune idée, aucun sentiment, aucun objet, qu’il ne fasse entrer dans son cadre. Le style de Balzac s’est modelé de lui-même sur une civilisation touffue, complexe, raffinée, qu’il était impossible de rendre sans bariolages et sans surcharges. Avec son dévergondage et ses entortillements, ses saccades et ses bavures, ses violences et ses préciosités, ce style surchauffé, fiévreux, bouffi et crevassé, rocailleux et dissolu, tout couturé de cicatrices, tout constellé de termes bizarres, charriant phébus et termes d’argot, crudités techniques et chatoyantes métaphores, l’or pêle-mêle avec la fange, est bien l’expression fidèle de sa Comédie, vaste mascarade humaine, fouillis inextricable de passions, d’intrigues, de tripotages, bazar universel tout encombré de bibelots et de défroques, pandémonium et capharnaüm, gigantesque kaléidoscope de la vie contemporaine dans ses innombrables bigarrures et dans ses complications infinies.